Gaëtan Bernoville
Monseigneur Jarosseau
et la Mission des Gallas

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VIII

Les derniers temps de Mgr Taurin

1897... Mgr Taurin n’a plus que deux ans à vivre. La force physique, cependant, ne semble pas avoir fléchi en lui. Il vieillit comme un chêne, sans autre signe de l’âge que sa barbe devenue toute blanche, mais qui continue d’encadrer une figure pleine et reposée. Les robustes épaules ne sont pas voûtées. Le regard, sous le vaste front, garde son acuité intelligente. Cependant, n’éprouvait-il pas, sous ces apparences, des symptômes d’usure, de fléchissement? Il semble qu’il y ait une sorte de hâte, quelque pressentiment, dans la manière dont il fait accéder à des responsabilités supérieures celui qu’il considère déjà comme son successeur. Il y a, chez cet homme, dont la maîtrise de soi reste étonnante, de vastes zones de silence où Dieu seul a pénétré. C’est là qu’il se retrouve lui-même. Si positif, si calme, si méthodique, une part de lui-même est bien plus frémissante et sensible peut-être que ses proches ne l’ont cru. Il aimait passionnément son jardin de Kallil-Govana, à Harar, qu’il avait planté d’eucalyptus et d’orangers. Le ras Mekonnen lui ayant fait cadeau d’une boîte à musique, il avait accoutumé de s’endormir aux accords de ses ritournelles. Par ce côté de son être, sensible aux mystères de la vie et de la mort, quelque présage ne l’a-t-il pas averti qu’il fallait faire vite?

/157/ D’octobre 1897 au 16 mars 1898, le P. André est en résidence principale à Harar, auprès de Mgr Taurin. Les événements importants de cette période sont la fondation, à Minné, sous le vocable du Sacré-Cœur, d’une nouvelle station et l’érection du premier petit séminaire, à Saint-Joseph de Lafto.

Minné est en pays galla-aroussi, au sud-ouest de Bilalou, et devient l’anneau le plus avancé de la chaîne missionnaire vers Addis-Abeba. En juillet, cette fondation sera violemment secouée. Une partie des Aroussis, appuyés par des hérétiques influents, s’acharnent à en chasser les missionnaires et font pression à cet effet sur Ménélick. Celui-ci eût exigé leur départ, sans l’intervention, sollicitée par Mgr Taurin, du ras Mekonnen. La fondation a été pourtant préparée de longue main. Dès 1884, les missionnaires rêvaient d’évangéliser cette importante localité de la haute montagne aroussi, et, depuis huit années, le P. Joachim avait multiplié les travaux d’approche.

Que s’est-il donc passé? Selon toutes probabilités, les missionnaires, se reposant sur l’autorité conquérante — en l’espèce les Abyssins — auront négligé de se faire intégrer, par le rite de la transfusion du sang, dans la tribu où ils s’établissaient. C’est du moins ce que laisse entendre une note, rédigée beaucoup plus tard par le P. André: « La première chose que doit faire un missionnaire qui veut s’installer quelque part, c’est de s’entendre avec la population du lieu, lier amitié avec ses principaux notables, et, par les usages en vigueur, devenir citoyen de la tribu. Si ces formalités font défaut, le missionnaire sera toujours exposé aux plus grands déboires. La protection de l’autorité conquérante est insuffisante, parce que, d’un côté, elle expose le missionnaire à l’animadversion dont le conquérant est l’objet de la part de la population et compromet ainsi /158/ son ministère. De plus, cette autorité du conquérant est changeante dans ses titulaires... Ceux-ci ne sont donc pas une bonne plate-forme, comme la population qui est rivée à l’immobilité du sol. Le mieux évidemment est de ne négliger ni l’autorité civile, ni la population, mais c’est cette dernière qui doit primer, comme le terrain pour une construction. L’expérience a toujours démontré que les fondations, faites sans le concours des populations, avaient été les plus sujettes aux coups de la persécution. » Notons encore, à propos de cette affaire de Minné, l’intervention heureuse du ras Mekonnen. Ami et admirateur d’abba Jacob (Mgr Taurin), il sera toujours pour la mission un protecteur agissant.

Le Petit Séminaire ou école ecclésiastique de Lafto, si modestes qu’en soient les débuts, est une initiative d’envergure. Ce doit être, dans la pensée de Mgr Taurin, la pépinière d’un clergé indigène. Souffrant, il s’est déchargé du soin de procéder à l’érection canonique sur le P. André, qui s’en acquitte le 12 mars 1898. Le P. Léon, ancien supérieur de Tchouloul, est nommé directeur du séminaire, en même temps que directeur local de la station de Saint-Joseph de Lafto, avec, comme auxiliaire, le P. Anastase, l’ancien supérieur, qui reste chargé du ministère paroissial. Un nouveau missionnaire, le P. Bernardin Azaïs, est adjoint au P. Léon comme professeur.

En cette période de novembre, décembre 1897, janvier, février 1898, le P. André a visité successivement, en vertu de ses fonctions tant de vicaire général que de supérieur régulier, les divers districts. Le 16 mars, il est de retour à Awallé, dont il reprend la supériorité, tandis que le P. Théodore, qui lui avait succédé à son départ, retourne à Sourré, comme compagnon du P. Chrysostome. Ces mutations de missionnaires, quand on les suit dans les annales de la mission, donnent le /159/ vertige. C’est un mouvement incessant. Les uns descendent ou redescendent à la côte; les autres gravissent les plateaux de l’intérieur. Celui-ci dirige une station, pour refluer ensuite sur une autre qu’il occupait précédemment, tandis que celui-là prend sa place, alors qu’il se trouvait soit à Obock, soit à Bio-Midagdou, soit à Bilalou, où il se rendra derechef, au bout d’un temps plus ou moins long. Ce n’est point caprice, on l’imagine bien; mais l’empirisme, ici, est roi. Tel missionnaire se révèle, à l’expérience, plus apte à tel poste qu’à tel autre; il est bon aussi que chacun se fasse la main à des conditions différentes d’apostolat. Il faut encore compter avec la mouvance de la conjoncture politique qui modifie sans cesse la carte missionnaire. Enfin, ce sont toujours les mêmes que l’on envoie d’un poste à l’autre, parce que l’équipe des missionnaires est restreinte, bien trop restreinte pour les besoins.

Cette difficulté de recrutement, qui a été et sera le grand souci des vicaires apostoliques de la mission galla, à quoi tient-elle? En première ligne, assurément, à ce que la Province de Toulouse, dont dépend la mission, dispose à peine d’assez de sujets pour son territoire métropolitain. On trouve trace également, dans la correspondance des vicaires apostoliques, d’un état d’esprit révélateur, chez les jeunes religieux de la Province: ils rêvent, comme tous les jeunes, de vastes moissons d’âmes, de mouvement en avant hardi, conquérant. En matière apostolique, ils canoniseraient volontiers l’imprudence. Les faibles résultats numériques, obtenus dans les conversions, les déçoivent; ils ont, à distance, l’impression d’une stabilisation, d’une stagnation. Ils n’en sont point entraînés à s’engager. Ce n’est que sur place qu’on peut se rendre compte de ce que les petites chrétientés constituées ont coûté de larmes, de sueur, de fatigues, cachées dans le sein de Dieu, et ce qu’elles /160/ représentent de gain positif et précieux pour l’avenir; sur place seulement que l’on s’avise qu’entre l’étau hérétique et l’étau musulman, nulle autre méthode n’est possible que celle de Mgr Taurin et que s’étaler lentement dans l’espace et le temps demande plus d’abnégation que le passage en trombe, fût-ce avec l’ambition et le risque accru du martyre. Pour avoir œuvré de la manière qu’ils ont fait, Pères et Frères de la mission galla ont certainement été aux extrêmes de la générosité.

Le journal du P. André nous donne le compte exact de la situation, en cette année 1898: sept stations, du côté de la rivière Awaché, dont les deux pôles sont Addis-Abeba et Harar; ce sont: Harar elle-même, Saint-Michel d’Awallé, Saint-François de Bilalou, Saint-Joseph de Lafto, Saint-Pierre de Sourré, Sainte-Anne de Tchouloul, le Sacré-Cœur de Minné. Il y faut ajouter une station sur la côte: Djibouti. Ces huit stations sont desservies, outre le vicaire apostolique, par quinze missionnaires prêtres et trois missionnaires Frères, qui seront respectivement vingt-quatre et huit en 1899. De plus, trois Sœurs franciscaines de Calais sont installées à Djibouti, trois autres (cinq en 1899) à Harar; ici et là, elles vaquent au dispensaire, aux écoles, à l’hôpital.

Plusieurs stations ont été abandonnées pour des motifs divers: Bobbasa, Ama, Bio-Midagdou, Giddo-Lalaa, Obock, Berbera.

De l’autre côté de l’Awaché, sur le territoire de l’ancienne mission, constituée par Mgr Massaïa et le P. Taurin, six postes survivent, d’une vie ralentie sans doute, mais, pour se trouver en veilleuse, la flamme n’en est pas moins là. Ce sont: Menso, Loumé, Batcho, Galane, Metcha, Leka. Deux d’entre eux, Menso et Loumé, reçoivent chaque année la visite du P. Joachim et, en son absence, sont entretenus par le catéchiste Tef-Work. Des autres, s’occupe le clergé indigène, les abbas /161/ Fessah, Lukas, Mathéos, Sali, Tekla-Sion, Gubra Maskal, Elias, Johannès, le sous-diacre abba Jakob, le minoré Gregorios. Trois catéchistes les secondent.

Et il y a encore le mystérieux et attractif Kaffa, où des chrétientés assez florissantes, sous la conduite des prêtres indigènes, subissent de dures persécutions depuis 1896, où l’invasion amarah, corsée de son inévitable clergé copte, a submergé le pays. Deux prêtres indigènes ont été faits prisonniers: abba Fessah et abba Mathéos. Les chrétiens pâtissent durement. Mgr Taurin a élevé d’énergiques représentations auprès de l’empereur. Ménélick a promis justice, mais il faut que ses ordres nassent à tous les échelons, aient raison de mauvaises volontés obstinément retardatrices. La situation reste trouble. Quant au nombre d’indigènes catholiques, il est approximativement de cinq à sept cents du côté de l’Awaché qui regarde Harar, de neuf à dix mille dans l’ancienne mission, y compris le Kaffa.

Le P. André, qui a retrouvé avec joie Awallé, y restera jusqu’à la fin de 1899. Pendant ce temps, les événements politiques et militaires continuent dé rouler leurs tonnerres. Au mois de septembre 1898, le P. André apprend successivement que Kitchener, à la tête des troupes anglo-égyptiennes, a vaincu le mâdi du Soudan et pris Khartoum, et, d’autre part, que le commandant Marchand, après la randonnée qui lui a fait traverser l’Afrique de part en part, a occupé Fachoda. Voilà donc, nez à nez, pour un duel d’apparence inexpiable, l’Angleterre et la France. Ici se manifeste l’action de M. Lagarde. L’amitié franco-abyssine, renouée à l’époque d’Adoua, s’est resserrée grâce à lui. Déjà, il avait fait décider, en juin 1898, l’envoi à Paris, au nom de Ménélick, d’une mission diplomatique abyssine conduite par le prince Berrâtru, représentant l’empereur. Le 8 octobre, il part de Harar, avec le ras Mekonnen /162/ que suit une forte armée. Il ne s’agit de rien moins que de prêter main forte à Marchand et d’occuper Khartoum au nom de Ménélick. Nul doute qu’en Afrique du moins, la partie eût été gagnée par la France, avec une telle aide de l’Abyssinie, mais la guerre européenne, dès lors, devenait inévitable. Delcassé, alors ministre des Affaires étrangères, recule devant cette éventualité et donne l’ordre à Marchand d’évacuer Fachoda. Le ras Mekonnen s’offrit du moins le plaisir de conquérir à Ménélick l’immense région des Benès-Changals, puis, sans coup férir, de foncer sur le Tigré, où venait de se révolter le ras Mangacha, le bâtard d’Ati Johannès, qui n’avait pas digéré l’échec de sa candidature au trône d’Abyssinie. Mekonnen battit brillamment Mangacha, qui se soumit. A son retour, averti d’un complot contre l’empereur, il le déjoua.

La France doit à M. Lagarde que l’humiliation de Fachoda n’amoindrisse pas son influence en Abyssinie. Parmi les Européens qui maintenant se pressent et intriguent à Addis-Abeba, les Français, de par le désintéressement d’une amitié qui entend traiter d’égal à égal avec les Abyssins, tiennent le haut du pavé. Aiguillonné par M. Lagarde, le gouvernement français, bien que trop passivement encore, soutient la politique de son ministre plénipotentiaire. Peu après Adoua, le gouverneur de la Somalie française avait rendu visite à Harar, au ras Mekonnen, à Addis-Abeba, à l’empereur. Trois mois plus tard, était survenu le prince Henri d’Orléans, avec de somptueux cadeaux pour Ménélick. Depuis juillet 1896, la construction d’une ligne de chemin de fer Djibouti-Addis-Abeba ayant été décidée, la concession en avait été faite à une entreprise française: la Compagnie internationale des chemins de fer éthiopiens.

Les relations entre Ménélick et Mgr Taurin, vieux /163/ amis, à vrai dire, depuis le temps de Finfinni, se font plus étroites encore. Le 19 mars 1898, Ménélick exprime au vicaire apostolique son désir de le voir, pour lui confier une mission importante. Le 21 mars, à l’occasion de ses noces d’argent épiscopales, tandis que le gouvernement français décorait de la Légion d’honneur Mgr Taurin, celui-ci recevait de l’empereur une lettre autographe de félicitations.

Mais il ne lui appartiendra pas de développer les virtualités de telles manifestations d’amitié. Le 27 mars 1899, il écrit au P. André: « Sur les instances qui m’ont été faites, je me suis résigné à passer en France. J’ai à ramener à nous ces messieurs du Conseil de la Propagation de la Foi et de la Sainte Enfance... Moi seul, peux traiter ces intérêts. Avant mon départ, j’écrirai à toute la mission, à l’empereur, au ras Mekonnen, etc.. pour qu’il ne vous arrive rien pendant mon absence qui se prolongera, je crois, jusqu’en novembre... Pendant ce temps, vous administrerez, comme vicaire général, à mon départ qui aura lieu dans les derniers jours d’avril. » Ce qu’il ne dit pas, c’est sa lassitude physique, telle en vérité que les missionnaires le pressent de différer son voyage. Mais il ne revient jamais sur ce qu’il a décidé. Retenu tout le mois d’avril à Djibouti, par le soulèvement des Somalis du désert qui menaçait la colonie française de la mission, il s’embarque, dans les premiers jours de mai, pour ne plus revenir.

De gros changements avaient eu lieu en avril, à Djibouti, à la suite du soulèvement des Somalis et des représailles exercées par les Français. Dans son journal et sa correspondance, le P. André impute la responsabilité de ces désordres à M. Lagarde qui n’aurait pas pris les précautions les plus élémentaires pour en préserver Djibouti. Il voit une sanction dans le fait que M. Lagarde est relevé de ses fonctions de gouverneur de /164/ Djibouti — où le remplace M. Martineau — et ne conserve que son titre d’ambassadeur extraordinaire auprès du négus. On a peine à croire qu’un homme aussi capable et prévoyant ait péché en l’espèce par tant de légèreté. Le gouvernement français n’a-t-il pas plutôt estimé que la charge d’ambassadeur extraordinaire, au moment où la partie européenne se joue si serré à Addis-Abeba, n’était guère compatible avec les exigences d’un double poste? On peut se demander si le P. André, comme il lui arrive parfois, ne s’est pas fait l’écho trop précipité d’une rumeur incontrôlée.

Mgr Taurin n’avait pas encore quitté Djibouti, qu’un événement mémorable enfiévrait Harar. On annonçait l’arrivée du commandant Marchand qui, ayant évacué Fachoda, était en route vers la côte et l’Europe. Des vagues d’admiration déferlaient sous ses pas. D’abord, il représentait la France, dont cette passagère infortune n’effaçait pas le prestige. Les Gallas, les Abyssins se souvenaient de la réception, exceptionnellement brillante, faite à M. Lagarde, au commencement de 1897, quand il se présenta comme ministre plénipotentiaire, réception telle que les Gallas disaient, émerveillés: « Qui donc nous arrive? Ce doit être le roi de la Mer. » Le 14 juillet fut célébré, cette année-là, à l’instar de la fête nationale abyssine. Et puis, Marchand avait rencontré et conquis Ménélick. Tout au long des quatre cents kilomètres qui séparent Addis-Abeba de Harar, l’empereur alertait chaque station téléphonique pour communiquer avec Marchand. Et maintenant, le célèbre soldat allait pénétrer dans la vieille cité musulmane. Quel émoi dans la population, mais surtout chez les missionnaires! Avec une émotion dont nous avons désappris le frémissement, le P. André déploie, dans son jourmal, une image d’Epinal, fort belle dans sa simplicité.

« Le 28 avril 1899. Le brave commandant Marchand, /165/ le héros de Fachoda, rentre à Harar avec sa vaillante escorte, composée de seize officiers ou sous-officiers français. Prévenus dès la veille, nous nous transportons, le P. Césaire et moi, le vendredi matin, au-devant de l’héroïque Français, dont le nom fait depuis si longtemps vibrer nos cœurs. Nous étions sortis par la porte d’Abyssinie, donnant accès sur la voie du Choa. Après trois quarts d’heure de marche, nous abordions le commandant... C’est avec une émotion facile à comprendre que nous lui exprimons nos félicitations et les sentiments qui se pressent dans nos cœurs. Le commandant, qui a mis pied à terre pour nous serrer la main avec une effusion qui nous touche bien vivement, nous remercie en termes émus. Il nous dit entre autres choses combien il est heureux de se trouver au contact de missionnaires qu’il a appris à tant aimer et à tant apprécier. On s’avance lentement vers Harar; beaucoup de troupes font cortège, mais ce qui attire surtout l’admiration, ce sont les deux petits corps de soldats noirs du commandant. Leur formation est parfaite et fait grand honneur aux sous-officiers qui ont accompli une tâche aussi ardue. L’allure de ces fantassins noirs entraînés par les harmonies du clairon français nous est une vision lointaine de nos généreuses milices de France. »

Le ras Mekonnen étant fort occupé, en ces jours-là, à étriller Mangacha, c’est le guerasmatch Bentô, gouverneur intérimaire, qui va au-devant du commandant, avec un peloton de troupes. Après la réception officielle, Marchand entend que sa première visite soit pour la mission. Mais laissons parler le P. André: « L’accueil chaleureux que nous sommes heureux de lui faire, à lui et à tous ses héroïques compagnons, le trouve fort sensible. Alors, dans un colloque à part, ce brave commandant ne craint pas de me dévoiler les sentiments très chrétiens qui sont dans son cœur et combien il a en /166/ grande estime l’œuvre des missionnaires. » Puis, c’est la visite à l’orphelinat, où les sœurs présentent au commandant « ces pauvres petites orphelines qui bégayent le français et dont tous les visages reflètent le bonheur. » Avant le départ, le commandant rend de nouveau visite à la mission à laquelle il remet une généreuse aumône. « En compagnie de la colonie française, poursuit le P. André, nous tînmes à lui faire la conduite, une heure, en dehors de la ville. Aux adieux, nous crions: « Vive le commandant Marchand! vive la mission Marchand! » Le commandant s’éloigne, en criant une dernière fois: «Vive la mission catholique! Vive la colonie française! » Il quitte donc à jamais cette Afrique, où il laisse un sillage de gloire. Là-bas, en France, les ovations parisiennes le recouvriront d’abord. Et puis l’oubli...

Cependant, il laisse aux missionnaires un souvenir qui a été, depuis, pieusement conservé: « C’est, je crois, a noté le P. André, le 1er mai que le brave lieutenant Mangin (plus tard général) vint m’apporter à la mission, de la part du commandant, tout un chargement d’étoffes, d’habits et de manteaux qui restaient des fournitures de la campagne, avec un petit drapeau français qui avait flotté sur les tentes de Fachoda. »

Marchand... Mangin... Qui serait mieux désigné que le P. André pour les évoquer? Parlant de lui, Marchand, précisément, le qualifiait de « très bon et très digne serviteur de la France ». De fait, voici que commence de se dégager dans l’histoire, en sa personne, le grand Français. Il n’est certes pas de ceux dont le nationalisme l’emporte sur de plus hautes raisons de vivre. Le P. André est un prêtre de l’Eglise de Jésus-Christ, pour qui rien ne doit jamais primer les intérêts du royaume de Dieu. La France officielle, alors furieusement antireligieuse — nous sommes à deux ans à peine des lois /167/ iniques de 1901 — il la juge avec la plus juste sévérité, mais il croit de toute son âme à la permanence, sous elle, du pays profond, du pays de chrétienté. Il croit à la vocation chrétienne de la France, et comment n’y croirait-on pas, alors que lui et ses compagnons en sont les témoignages vivants? Jeune religieux, expulsé du couvent de Toulouse, il reconnaissait la France des aïeux dans ce peuple qui pleurait le départ des capucins et criait son indignation. Aujourd’hui, la France authentique, ce ne sont pas pour lui les homoncules qui s’acharnent à vider la patrie de ses forces spirituelles, c’est Mangin, c’est Marchand, ce sont Arnauld et Antoine d’Abbadie, c’est Lagarde, ce sont les hommes qui perpétuent notre génie et en assurent le pur rayonnement. Un Ménélick, un Mekonnen eux-mêmes, toute l’élite abyssine n’ont jamais regardé la France autrement qu’à travers ces hommes-là, et avec des yeux qui étaient les leurs.

Du 2 juin au 14 juillet, le P. André, comme vicaire général, effectue une vaste tournée à travers les stations: Sourré, Lafto, Hirna, Bilalou, Tchouloul, Minné, Harar. Puis il retourne à Awallé. C’est alors qu’il apprend la mort de sa mère, survenue le 7 juillet 1899, comme elle avait quatre-vingt-un ans. Il écrit à M. Cailleton qui l’a assistée: « J’ai bien la confiance que tant de prières n’auront pas été nécessaires pour introduire cette sainte âme dans le Ciel, mais que le Bon Dieu en aura mis le surplus entre ses mains pour le distribuer à d’autres chers défunts, car si, dans le Paradis, la foi s’évanouit pour devenir la béatitude, la charité demeure. » En septembre, un nouveau coup devait le frapper.

Le 8 septembre, à sept heures du soir, lui arrivait un télégramme daté du 1er: «Mgr Taurin décédé aujourd’hui. Prévenez André. Cyprien. » Ce message laconique /168/ rend le bruit sec du couperet. « Immense est notre douleur, a écrit le P. André dans son journal. La voix me manque pour l’exprimer. Notre Père, notre bon Père est mort, loin de nous. Pauvre Monseigneur! Quelle cruelle épreuve a dû être pour son coeur de se voir mourir si loin de ceux et du pays, au milieu desquels il aurait voulu reposer pour l’éternité. Nous voilà orphelins! Que le Bon Dieu ait pitié de nous! Que la sainte âme de celui qui fut notre bon Père continue à veiller sur nous du saint Paradis. » Sa peine est partagée par tous. « La désolation des enfants est extrême, poursuit-il, et éclate en lamentations et cris déchirants. Nuit sans repos: c’est à peine si je puis me rendre compte que je suis bien moi-même au nombre des vivants... Le lendemain, service solennel au milieu de la consternation. Après la cérémonie, je me mets en route pour Harar. Jamais voyage ne fut pour moi aussi plein d’amertume. A la mission aussi, la désolation est extrême. En ville, la lugubre nouvelle se répand rapidement et l’émoi gagne tous les cœurs. Les autorités amarahs viennent sans retard nous témoigner leurs douloureuses sympathies. La bourgeoisie de la ville s’empresse aussi chez nous; les pauvres, comme les riches, affluent à notre demeure. La colonie européenne, les Français en tête, nous témoignent les sentiments les plus touchants de la peine qu’ils ressentent de notre deuil. Lundi 11, service funèbre à Harar. Tous les Européens s’y trouvent... Comme il est aisé de le voir, ce deuil n’est point le nôtre seulement, tout le monde le fait sien; puisque tous, sans distinction de race ou de religion, pleurent avec nous un père, un bienfaiteur, une lumière. »

Tous, en effet et, particulièrement, les chefs du pays. Ménélick est profondément affecté de la mort d’abba Jacob « le meilleur ami, écrivait-il, de ma personne et de mon empire ». Quant au ras Mekonnen, qui est en /169/ pleine campagne dans le Tigré, il s’écrie, en l’apprenant: « Que ceux qui ont connu abba Jacob le pleurent; pour moi, je vais le pleurer » et il s’enferme dans sa tente. Quand, après le traité franco-italien d’Outchali, il s’était rendu en mission à Rome, peu après la mort du cardinal Massaïa, qui survint le 6 août 1889, il avait tenu à se rendre au mausolée de la Propagande, où reposait sa dépouille et s’y était recueilli un long moment, dans l’attitude de la prière. Maintenant, son souvenir montait la garde auprès de deux chers tombeaux. Que de fois, la journée terminée, le ras ne s’était-il pas rendu à la mission, pour y converser, avec Mgr Taurin, des plus sérieuses questions d’Etat!

Il avait même eu à son égard un geste dont la portée sera considérable. A la veille de la guerre italo-abyssine, il vint un jour le trouver, accompagné de son jeune fils, âgé de quatre ans. « Père, dit-il à Mgr Taurin, le moment est venu pour moi de courir les plus grands risques que ma vie aura jamais affrontés. Ce que j’ai de plus précieux, je viens vous le confier. Voici mon fils Taffari; si je meurs, soyez son père et Dieu fasse le reste. » Si maître de soi qu’il fût, Mgr Taurin eut peine à dominer son émotion; d’un de ces gestes qui prenaient chez lui, si réfléchi, si pondéré, une valeur exceptionnelle, il passa, en signe d’adoption, sa croix pectorale au cou du jeune prince, le fit photographier ainsi aussitôt, puis, sachant l’insigne dévotion des Abyssins à l’égard de la Mère de Dieu, il se saisit d’une statuette de la vierge qu’il avait dans son salon, et la remit à Mekonnen: « Prince, lui dit-il, prenez cette statue; qu’elle vous suive à la guerre, elle vous protégera et vous reviendrez vainqueur. » Peu de temps après, c’était Adoua.

De tels traits, joints à la sagesse de ses conseils, à sa largeur de vues, à l’envergure de ses conceptions, à son /170/ sens de la justice, à cette humanité et à cette indulgence que lui donnait une profonde connaissance des hommes, tout cela dans l’atmosphère unique que dégageaient sa sérénité et son autorité naturelles, lui composaient un prestige de légende. Hommes de toutes classes, de toutes nationalités, de toutes professions, vivant à Harar ou y passant, prenaient son avis avant toute entreprise.

Bientôt, parvenaient aux missionnaires des détails sur ses derniers jours et ses derniers moments. C’est le 24 août, que, dès son arrivée à Carcassonne, il se sentit mal. Le médecin n’y vit et n’y put rien. Il s’en allait, parce que son organisme, malgré des apparences encore robustes, était arrivé à la limite extrême des fatigues qu’il pouvait endurer et cédait de toutes parts. Le 31 août, il se leva, mais, visiblement, c’était son âme qui le mettait debout. Le médecin discerna, cette fois, certains signes très alarmants. Le soir, l’évêque se recoucha et son état empira rapidement. Le P. Cyprien, qui le veillait, lui parla du danger de mort prochaine. « Ah! dit-il, si tôt que ça? » Il y croyait si peu qu’il parla de « la nouvelle farce du P. Cyprien ». Il fallut que le Père maître des novices s’en mêlât. Les derniers sacrements lui furent conseillés. « Oui, très bien », répondit-il paisiblement. Il reçut la communion, l’extrême-onction. Il gardait sa lucidité, son calme surprenant et, jusqu’aux ultimes approches de la mort, cette sobriété de paroles qui le caractérisa au long de sa vie. Comme les Pères qui l’entouraient le priaient d’offrir à Dieu pour la mission le sacrifice de sa vie, de les bénir, de leur pardonner: « Oui », répondit-il simplement. Et comme, au petit matin du 1er septembre, le P. Cyprien l’avertissait qu’il venait de dire la messe pour lui: « Merci », fit-il. Ce fut la dernière parole qu’il prononça, dans les dernières clartés de son esprit. A neuf heures, il expirait. La ville de Carcassonne, où la com- /171/ munauté des capucins est si populaire, lui fit des obsèques splendides.

Une de ses suprêmes réponses peut paraître déconcertante. Comme on lui demandait s’il avait quelque recommandation à faire pour le choix de son successeur, il répondit: « Non. » Qu’est-ce à dire? Sans doute, ayant tout fait pour que le P. André apparût comme le vicaire apostolique, désigné entre tous par ses œuvres et par sa vertu, entendait-il ne pas aller au delà et laisser le soin d’une désignation plus expresse à ceux qui avaient, pour cela, qualité et responsabilité. Nulle autre explication n’est plausible, tant il est évident que, pour ce qui était de lui, il avait arrêté son choix.

Personne, d’ailleurs, ne s’y trompe. Et ce choix, en haut lieu, est déjà virtuellement entériné. Le P. André, qui maintenant fait fonction d’administrateur apostolique intérimaire, n’en peut lui-même douter. Cette perspective le désole, l’accable, l’épouvante; il se dresse là-contre d’un refus intime et véhément. Dès avant le décès de Mgr Taurin, il avait fait savoir qu’il ne fallait pas jeter les yeux sur lui comme sur un successeur possible: « Ce vénérable prélat (Mgr Taurin) s’avançant en âge, écrit-il, le 7 août 1899, à M. Cailleton, je crois qu’on se préoccupe de son successeur. Pour moi, dans la crainte que certaines idées vinssent s’égarer de mon côté, je viens d’écrire très catégoriquement aux supérieurs majeurs pour les dissuader à temps, en tout cas, de penser à moi et que mes résistances, à l’égard de pareille candidature, seraient irréductibles et désespérées. » Sans doute, le curé de Saint-Mars l’aura-t-il pressé d’accepter la volonté de Dieu, si elle se manifeste de la sorte, car il lui écrit, le 22 décembre: « Dans cette détermination, il ne s’agit pas pour moi de faire de l’humilité, ni surtout d’obéir à une déplorable jactance /172/ d’entêtement. Oh! non! mes motifs sont d’un ordre bien plus simple et j’espère que le Bon Dieu, qui connaît leur sincérité, ne les réprouvera pas. Je vous en prie, vénéré Père, veuillez bien comprendre le sens de ma conduite et me pardonner en conséquence. »

Ces motifs dont il parle, quels sont-ils? Quoi qu’il prétende, son humilité est bien en cause, car il ne se reconnaît pas les qualités et les vertus nécessaires à un vicaire apostolique. N’écrit-il pas dans la même lettre: « Voilà déjà quatre mois que sous le titre d’administrateur apostolique, m’incombe le gouvernement du vicariat. Oh! si vous saviez combien le poids est écrasant pour mes pauvres épaules! » Il y a aussi, dans son cas, ce complexe « d’insociabilité », à l’endroit de ses compagnons, dont, nous le savons, il s’est déjà accusé. Ce « caractère atrabilaire », dont il se croit affligé, comment ne ferait-il pas grincer les rouages de son gouvernement? C’est assurément ce qu’il se dit. Il est bien trop humble, pour savoir que son humilité précisément et sa bonté profonde corrigent largement les aspérités de son tempérament. Et puis, nous savons l’idéal missionnaire qu’il a toujours caressé: une station à laquelle il puisse vaquer de toute son âme, obscur, oublié — et sans compagnon qu’il craindrait de faire souffrir. Depuis qu’il est vicaire général, supérieur régulier, maintenant administrateur apostolique, ce n’est plus là qu’un rêve inaccessible, mais qui s’obstine à chanter, au fin fond de son âme, sa petite chanson nostalgique.

Mais il a beau résister, se roidir, ce n’est pas le rêve, c’est le cauchemar qui prend corps. Ses protestations n’empêchent pas que la question de la succession de Mgr Taurin ne suive inflexiblement le chemin qu’il redoute. Sa dernière lettre à ce propos nous le montre, plus que jamais, décidé à résister. « Je m’attendais, écrit-il à son curé, à être délivré avant Pâques du far- /173/ deau si lourd qu’on a voulu imposer à mes faibles épaules et, dans cet espoir, j’avais tardé pour vous écrire, pensant vous annoncer l’heureuse nouvelle de ma délivrance. Malheureusement, il n’en est rien et même je suis très anxieux sur le sort qu’on me réserve. Pourtant, je n’ai point manqué par diverses fois, et dans des termes fort catégoriques, de faire parvenir mes renonciations à qui de droit. Ma peine serait extrême si je devais avoir à continuer mon opposition devant des insistances partant de la Sacrée Congrégation (de la Propagande), ce à quoi cependant, je suis résolu. » Il énumère ensuite, sur le mode plaintif qui lui est assez familier, les travaux, à la vérité durs et complexes, de l’administration apostolique (dont il s’acquitte d’ailleurs à merveille et avec une impeccable conscience) pour conclure à « l’éloignement invincible qu’il sent en lui pour ces choses. »

Cette lettre est du 18 avril 1900. Or, le lendemain, 19 avril, un décret de la Sacrée Congrégation de la Propagande annonce la préconisation comme évêque de Soatra et vicaire apostolique des Gallas du P. André Jarosseau, de Saint-Mars-des-Prés.

Pensez-vous que, maintenant, le P. André va mettre le point final à sa résistance? Point du tout. Ce décret qu’il reçoit fin mai, il n’en parle à qui que ce soit, et cela dans l’espoir de pouvoir encore faire admettre sa renonciation. Il réitère auprès de Rome ses démarches, en des lettres du ton le plus pathétique. Mais, cette fois, le Père général de son Ordre en a assez, et, en un télégramme, dont la formule est fort impérative, il lui enjoint de gagner Rome sans délai. Convenons que, si nobles qu’en soient les motifs, il y a bien de l’excès dans une obstination où se retrouve, soit dit en passant, la ténacité vendéenne. On l’en blâmera et il s’y attend. N’écrira-t-il pas, quelques semaines après, à M. Cailleton: /174/ « Arrivé à Rome, que va-t-on faire de ma personne? Sans doute que j’aurai à subir une bonne coulpe, mais, ce nonobstant, je ne tairai point ce que ma conscience m’a déjà obligé à écrire. » Le télégramme du Père général lui est parvenu le 30 juillet. Le P. André passe au P. Joachim toutes délégations aux fins d’administrer la mission en son absence et, le 18 août, il s’embarque à Djibouti, pour Rome, où l’attendent, non seulement, « une bonne coulpe », mais l’épiscopat.