Gaëtan Bernoville
Monseigneur Jarosseau
et la Mission des Gallas

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XV

Le suprême effort

L’humble apôtre qui, vingt-cinq ans plus tôt, protestait de son indignité aux pieds de Léon XIII, est bien incapable, en ce 8 octobre 1924 où Pie XI le reçoit, de penser qu’il avait bien justifié le choix de son prédécesseur. Pie XI, qui s’y connaît en hommes, et qui a tant fait pour le développement des missions et la promotion du clergé indigène, le pense, lui, et accueille Mgr Jarosseau avec effusion. Un don de cent mille lires sanctionne le chaleureuse approbation pontificale.

Ce n’est pas le seul bénéfice que le vicaire apostolique retire de son séjour à Rome. La question, si longtemps pendante, de la Somalie abyssine reçoit la solution qu’il désire. Elle est annexée à la préfecture de Djibouti, laquelle était précédemment limitée au territoire très exigu de la Somalie française; ainsi une zone de sécurité couvre, du côté de la mer, la mission galla de l’intérieur. Un second bref pontifical mettait le point final au litige entre le vicariat des Gallas et les missionnaires de la Consolata de Turin. J’ai déjà fait allusion aux contestations, parfois aux vives escarmouches, que soulevèrent, durant de longues années, les délimitations de territoires apostoliques entre Lazaristes et Pères de la Consolata d’une part et Mgr Jarosseau de l’autre. Si /301/ peiné que fût l’évêque de voir le Kaffa confié aux Pères de la Consolata, il les avait autorisés, en 1918, à établir une procure à Addis-Abeba, donc sur son territoire spirituel. Le nouveau bref invitait les missionnaires de la Consolata à abandonner le Tchaa Gouragué qu’ils avaient, pour employer le vocabulaire explosif de Mgr Jarosseau, « envahi », et à se replier à l’ouest des rivières Gonder et Omo.

De la sorte, la mission des Gallas, non seulement récupère, au Goudrou, Assandabo, première fondation du cardinal Massaïa, mais elle acquiert, en plus du Gouragué, les régions du Kambata et du Wolamo. La ténacité de Mgr Jarosseau triomphe. Elle n’est pas moins heureuse, auprès de la curie généralice de son ordre qui règle, selon ses vues, ces questions de casuel qui avaient provoqué ses lamentations, quelques mois auparavant.

Ces démarches, Mgr Jarosseau les fait dans le même appareil, ou à peu près, qu’en Abyssinie. Tout au plus, a-t-il jeté sur son habit religieux une douillette noire qui n’est pas neuve. Il va, de son allure saccadée, nerveuse, le corps penché en avant, comme s’il escaladait quelque plateau égyptien. S’incline-t-on devant sa croix pastorale? Il rend le salut, en prenant à deux mains son vieux chapeau à poils. Les prélats romains regardent avec surprise cet évêque inédit. Au moment d’être reçu par le Saint-Père, on lui fit observer que sa mise n’était pas conforme au protocole. Aussitôt de répliquer: « Le cardinal Massaïa portait seulement sa bure de capucin et le pape le recevait bien. » Pie XI l’avait bien reçu lui-même en effet et nul doute qu’il ait contemplé, avec une paternelle tendresse, ce fils très exact de Saint François.

Donc, tout joyeux, Mgr Jarosseau part pour la France et tout d’abord pour la Vendée. De Rome, le 24 octobre, il avait annoncé à sa nièce, Mme Denis, son arrivée. Il /302/ amènera avec lui le prêtre indigène qui l’accompagne depuis l’Abyssinie, cet abba Onésime que, il y a trente-trois ans, il a appelé de ce nom « en l’honneur de son vénéré père en Dieu », l’abbé Onésime Cailleton, curé de Saint-Mars. « Je pense que je pourrais vous arriver, ajoute-t-il, dans la seconde quinzaine de novembre. Ce sera presque l’hiver, ce qui ne répond pas à ce que j’aurais désiré, parce que nos campagnes seront alors bien dépouillées et que je ne pourrai pas présenter à mon cher abba Onésime les beautés et les horizons de notre chère patrie vendéenne. Mais votre aimable accueil et votre filiale hospitalité nous tiendront lieu de tout. »

De fait, après avoir salué à Luçon l’évêque, Mgr Garnier, le vicaire apostolique des Gallas se rend à Chantonnay, où habite Mme Denis, et, le 1er décembre 1924, à Saint-Mars-des-Prés. En 1900, on y avait fêté, en lui, le nouvel évêque au destin chargé de promesses. Il y revient maintenant, auréolé de vingt-cinq ans d’apostolat. Il est au centre du grand bruit mené en Europe, à propos de la Société des Nations, sur l’Ethiopie, sur Ménélick et sur Taffari, dont on le sait le conseiller et l’ami. Il est entré dans l’histoire et même dans la légende; il fait partie de la grande imagerie populaire. Attendri, comme en 1900, le petit bourg de Saint-Mars est aujourd’hui doublement glorieux. Décoration des rues, pavoisement des maisons, réception à l’entrée du bourg, clergé en tête; l’abbé Baudry, le nouveau curé de Saint-Mars, est là, ainsi que l’abbé Blanchet, le curé précédent, que son état de santé a forcé de se retirer, l’abbé Philippeau, vicaire à la Flocellière... Enfin, voici l’auto du maire, M. Joseph de Ponsay, qui point sur la route, portant l’évêque. Les cloches, à toute volée, égrènent leurs notes sur le bocage enivré. Mgr Jarosseau descend de voiture. Sur sa poitrine, brillent la croix de la Légion d’honneur, l’Etoile d’Ethiopie. Mais lui, simple /303/ à son ordinaire, il ne songe qu’à faire oublier sa dignité. Il s’avance tout souriant, il dit: « Vous me reconnaissez bien, n’est-ce pas? Je suis le petit Elie d’autrefois, le petit Elie de la Roche. » Il embrasse affectueusement ses compagnons d’enfance, il allume le feu de joie; il va, il vient, dans le paysage familier.

Béni soit M. l’abbé Baudry qui, ce jour-là, suivant le conseil de Verlaine, tord le cou à l’éloquence et parle de l’abondance du cœur, du haut de cette chaire où trôna M. Cailleton. « Il y a deux noms, prononce-t-il notamment, qu’on redit ici avec une égale vénération: le nom de M. Cailleton et le vôtre, Monseigneur, le père et le fils spirituel. Le père qui a laissé la réputation d’un homme de Dieu et pour qui la paroisse garde un véritable culte, le fils qui a égalé, sinon dépassé, son vertueux maître et dont l’Eglise a consacré le mérite, en le revêtant de la dignité épiscopale... On parle souvent de vous dans nos familles. Votre nom est toujours prononcé avec respect, avec affection surtout. Les mères racontent à leurs enfants la merveilleuse apparition qui a laissé une si profonde impression dans votre âme ». Et de conter l’apparition au petit Elie de la Roche de la grande croix blanche qui chemina devant lui. « C’était le signe de Dieu, affirme M. Baudry, l’appel à l’apostolat auquel vous avez répondu, Monseigneur, en allant planter la croix sur le sol païen de l’Abyssinie. »

Remerciements très émus de l’évêque, bénédiction solennelle, visite aux écoles libres, baptême, dans l’après-midi, donné par Mgr Jarosseau à un nouveau-né, puis pèlerinage à la Roche. L’évêque entend le faire à pied. Il reconnaît et nomme au passage les chemins, les champs. Il s’arrête à l’endroit où la croix lui apparut, refait le récit de l’apparition devant la foule très impressionnée. Comme on traverse la ligne du chemin /304/ de fer, les cheminots qui y travaillent font partir des pétards en salves bruyantes. Le cortège arrive enfin au quartier de la Roche, à la maison natale d’Elie Jarosseau. Des coups de fusil sont tirés en l’air. La population ne sait plus comment manifester sa fierté, sa joie. Un chœur de petits garçons chante:

Les gâs de Saint-Mars-des-Prés
Sont gentils et délurés;
Dans leur gracieux langage
Vous offrent leur humble hommage.
Bon! Bon! Tous en chœur
Chantons à voix pleine
Jusqu’à perdre haleine:
Vive Monseigneur!

Evidemment, ce n’est pas du grand lyrisme, mais le cœur y trouve son compte.

La dernière visite est pour le cimetière. Mgr Jarosseau se recueille et prie devant la tombe de sa mère, puis devant celle de M. Cailleton. Valentin Reverseau est auprès de lui; c’est le fils de son ancien instituteur et son ami d’enfance. Comme Louis Reverseau, son père, Valentin a d’abord été instituteur public. Mais les temps ont changé. Les convictions chrétiennes, noblement affichées, de Valentin, lui ont valu l’hostilité officielle. Alors, il a quitté l’enseignement public et ses avantages matériels pour fonder à Saint-Mars une école libre de garçons où il enseignera au long de cinquante-deux années, avec sa fille comme adjointe. Aux côtés de cet homme de fidélité, d’humilité, de sacrifice, si bien fait pour le comprendre, Mgr Jarosseau se sent poigné par le sentiment de la précarité de la vie, de la misère de l’homme, de la seule grandeur et pérennité de Dieu. /305/ Il se tourne soudain vers Valentin et l’étreint dans ses bras: « Valentin, lui dit-il, restons petits1. »

C’est sur ces mots qu’il s’en va. Peu après, il est à Chavagnes, accompagné du chanoine Denis, son parent par alliance, et d’abba Onésime. Devant la façade du Petit Séminaire, il reste figé soudain, comme en contemplation, et le chanoine Soullard, supérieur de la maison, l’entend murmurer: « Le berceau de ma vocation! Le berceau de ma vocation! » Comme toujours, il est empressé, amène, prévenant, soucieux de faire plaisir. Il raconte la grande et la petite histoire de la mission. Il évoque notamment cette nuit où, revenant seul, en pleine brousse, de quelque randonnée apostolique, il fut poursuivi par une hyène, dont les yeux flamboyaient dans l’ombre, et comment, se retournant de temps à autre, il fonçait sur l’animal immonde qui s’enfuyait. Et de conclure sur ceci qui est bien de lui: « Il faut toujours faire face à l’ennemi et ne pas avoir peur. » Quand il part, il laisse derrière lui son habituel sillage de bonté, de sainteté...

Sa tournée en Europe se prolongera jusqu’en août 1925. Tant d’affaires le sollicitent! Il se rend une première fois à Paris, où il rencontre notamment M. Lagarde, M. Alype, le P. Marie-Bernard. Puis, c’est Calais, où il visite longuement les Sœurs franciscaines qui alimentent si généreusement sa mission en religieuses de choix. Il va ensuite à Strasbourg où l’appellent certaines tractations délicates qui n’aboutirent pas et tendaient à confier aux capucins de la Province d’Alsace la préfecture de Djibouti, élargie par l’adjonction de /306/ la Somalie abyssine. Se rendant à Rome derechef, il s’arrête quelques jours en Suisse. Il est à Rome le 27 janvier 1925 et y reste jusqu’au 5 juin. C’est alors qu’il traite dans le détail les problèmes concernant l’extension du territoire de la préfecture de Somalie et la délimitation, à l’ouest, des frontières de la mission galla. Un autre travail bien cher le retient à Rome: Pie XI a autorisé l’impression, à l’imprimerie polyglotte vaticane, sous le haut contrôle de Mgr Tisserant, grand maître es questions orientales, de son ouvrage apologétique bilingue (galla-français) et de son catéchisme en langue galla. Il ne repartira qu’avec les caisses, contenant un millier d’exemplaires du premier, deux mille du second.

Dans l’intervalle de ses travaux, il abreuve son âme aux fontaines de la chrétienté. A cet égard, il est tombé sur une année favorisée. Il assiste, le 29 mai, aux canonisations des Bienheureux Curé d’Arc et Jean Eudes et à celle, qui lui parle au cœur particulièrement, de Sainte-Thérèse de l’Enfant-Jésus, le 17 mai. On devine les correspondances de l’âme de cette pure enfant à la sienne qui a conservé la fraîcheur du noviciat. Le Magnificat le secoue des pieds à la tête: « Sainte-Thérèse de l’Enfant-Jésus, note-t-il ce jour-là, priez pour nous et répandez sur la chère mission galla et sur la chère préfecture Somalie une abondance de grâces qui contribuera au salut d’un grand nombre et consolera nos cœurs. »

Est-ce tout? Non pas. De Rome, il repart pour la France, s’arrête à Lyon, reste à Périgueux quelques jours et à Toulouse, du 11 au 22 juin. A cette dernière date, il est à Paris, où M. Lagarde lui confie ses inquiétudes. L’Angleterre et l’Italie intriguent dur à la Société des Nations pour en expulser l’Ethiopie. Sitôt alerté, M. Lagarde s’était rendu à Genève, où, durant cinq semaines, il avait soutenu la cause de l’Ethiopie et réussi à la consolider, grâce à son titre de délégué spécial du /307/ négus. Mais ce titre a besoin d’être confirmé par document écrit et officiel. Mgr Jarosseau s’y emploie, en écrivant au ras Taffari, avec lequel, d’ailleurs, il ne cesse de correspondre durant son voyage. Le 27 juin, il est à Chantonnay, chez Mme Denis. Du 2 au 23 juillet, il réside à Toulouse.

Là, il reprend une grave affaire qui l’a déjà occupé à Rome: celle du recrutement en personnel de la mission des Gallas. « Une seule chose essentielle, écrit-il dans son journal, le 12 juillet, nous manque: du personnel. Vivement attaqué sur ce point dans certains milieux de Rome, j’ai pris très hautement la défense de la Province, que j’ai représentée bien vivante dans sa jeune génération et pouvant suffire à tous nos besoins après peu de temps. Une année et demie, deux ans; telle est la limite que j’ai donnée à Son Eminence le Cardinal Van Rossum et à Son Excellence Mgr Marchetti, en les conjurant de me faire confiance. Ainsi ont été dissipées les menaces qui planaient sur notre mission, qu’on voulait démembrer, sous prétexte que la Province de Toulouse était incapable de fournir le personnel suffisant. Ces explications si souvent réitérées, mais accentuées dans l’oreille de l’intimité, ont, je crois, produit quelques sérieuses impressions, surtout lorsque j’ai ajouté que si la Province, par impossible, me laissait les horizons de l’avenir fermés, je serais obligé en conscience de retourner à Rome pour exposer ma situation et ma déception plutôt que de rentrer avec ce reproche intérieur d’avoir avancé à Rome des engagements que je ne pouvais tenir. » On voyait mal à Rome les difficultés qui avaient ralenti le recrutement de la Province de Toulouse. Les deux expulsions de 1880 et de 1903, la guerre de 1914-1918, enfin, et surtout, la fondation, en 1890, de la Province du Canada, qui restera dépendante de Toulouse jusqu’en 1934.

/308/ De tels traits donnent quelque idée de l’abondance et de la complexité des affaires qu’eut à traiter Mgr Jarosseau durant son absence d’Abyssinie, des difficultés qu’il eut à vaincre, des oppositions qu’il dut surmonter. Son journal, aussi fidèlement tenu à jour qu’en Ethiopie, est bondé, à en éclater, de ses faits et gestes où d’ailleurs l’essentiel et l’accessoire se mêlent. La numérotation précise de ses caisses et de ses malles y coudoie le récit d’un très grave entretien avec le cardinal Van Rossum ou d’une solennité à Saint-Pierre. Il a un don de synthèse, dont témoignent ses rapports officiels et lettres aux Provinciaux ou à la curie généralice, mais aussi un génie du détail poussé à la manie. Il est fait de contrastes, mais les uns et les autres fondus au creuset du surnaturel. A chaque tournant de son journal, une citation de l’Ecriture part en flèche et emporte tout, pêle-mêle, au Ciel qui s’y reconnaîtra.

De Toulouse, il gagne, le 23 juillet, Carcassonne, où sa jeunesse religieuse recommence de fermenter en lui. Il est à Montpellier, le 28 juillet et, enfin, le 30, à Marseille. Le 6 août, il s’embarque pour Djibouti, avec abba Onésime. « Procedamus in pace, jette-t-il sur son journal. In nomine Christi. Amen. Notre-Dame de la Garde, veillez sur nous. Tui sumus nos! » Il a soixante-sept ans. Il fonce sur l’Abyssinie avec la même ardeur qui l’y entraînait, quarante-cinq années plus tôt.

L’atmosphère nouvelle, créée par la régence de Taffari, donne au vicaire apostolique une liberté de pensée et de mouvement qu’il met à profit. Dès son arrivée à Djibouti, le 17 août, Mgr Jarosseau obtient du gouverneur la réinstallation dans la ville, et en un nouveau local, d’une école de garçons que dirigeront, comme par le passé, les Frères de Saint-Gabriel. Ceux-ci poursuivent par ailleurs leur précieuse œuvre éducatrice à /309/ Harar, à Diré-Daoua, où l’école, subventionnée par la Compagnie du chemin de fer franco-éthiopien, se doublera, en 1926, d’une école d’apprentissage, et surtout à Addis-Abeba où, depuis 1907, la belle école du ras Mekonnen, sous le haut patronage du prince régent et de l’Alliance française, rassemble trois cents élèves environ. Les concessions agricoles de Laga-Arra et d’Alila ont été abandonnées. Le principal de l’œuvre des Frères, par quoi ils sont indissolublement associés à l’apostolat de la mission, ce sont les écoles. Là, selon la volonté expresse de Mgr Jarosseau qui y voit un atout maître de l’influence catholique et de l’influence française, les plus doués parmi les enfants sont formés en vue des fonctions publiques. Beaucoup sont, de fait, devenus ou deviendront de parfaits fonctionnaires des postes, du secrétariat du gouvernement, ou autres administrations. Sur la fin de 1934, l’école d’Addis-Abeba compte quatre-vingt-dix enfants catholiques. Ce n’est pas le fait de l’instruction religieuse, puisqu’elle est interdite. Cependant, une action indirecte s’exerce à cet égard par l’exemple, l’esprit général de l’enseignement et, s’il est peu de convertis par l’école, les anciens élèves y auront du moins gagné une bienveillance très grande à l’endroit de la religion catholique. Jusqu’en 1934, malgré son grand âge, l’admirable Fr. Félix de Noie restera sur la brèche.

Avec les écoles, avec le séminaire où se forme le clergé indigène, la léproserie de Harar continue d’occuper une place de choix dans le cœur de Mgr Jarosseau. Le grand événement y sera, en 1930, l’arrivée du docteur Féron. Jusque-là, le P. Charles, directeur de la léproserie, ne disposait que des moyens du bord, à peu près inexistants. A l’absence totale de médicaments, le P. Charles suppléait, vaille que vaille, par l’observation, par l’empirisme qui lui avaient vite appris la /310/ valeur capitale de l’hygiène dans l’évolution de la lèpre. Sa formule maîtresse, appliquée à haute dose, était tout bonnement l’eau bouillie. « J’ai enregistré, dit-il un jour, de nombreuses améliorations, malgré la simplicité de mes moyens d’action. Le seul fait de changer de régime arrête le mal assez longtemps et, si l’hygiène est rigoureuse, ses progrès sont considérablement ralentis. » Il reste qu’il souhaitait ardemment médecin et remèdes. Il fut comblé au delà de ses désirs. Le docteur Féron ne lui apportait pas seulement une compétence éprouvée. Il engageait dans la léproserie, avec son dévouement d’homme au grand cœur, sa fortune personnelle.

Ecoutons, plusieurs années plus tard, les frères Tharaud dans Un Passant d’Ethiopie: « Pendant leur carrière qui est longue, le P. Marie-Bernard et le P. Charles m’ont dit qu’ils n’ont jamais constaté la guérison d’un seul lépreux. « Nous ne faisons que les blanchir », avouent-ils modestement. Féron, lui, emporté par sa foi dans la science, croit qu’il en a guéri. En tout cas, s’il ne les guérit pas, ce n’est pas faute d’essayer des remèdes! Il vit penché sur les revues spéciales, et reçoit, de tous les points du monde, les produits nouveaux qu’au jour le jour quelque savant croit découvrir contre le mal mystérieux. Ah! s’il lui arrivait, un jour, de trouver l’élixir, la piqûre merveilleuse qui ferait repousser la chair vive sur ces faces de désolation!... Il en rêve... »

Pour ce qui est d’utiliser — dans la mesure encore trop restreinte où les moyens financiers le permettent — les ressources de la thérapeutique, le P. Charles peut se reposer désormais sur le docteur Féron. Son rôle, à lui, est d’abord de créer l’ambiance, où le lépreux peut apaiser et satisfaire quelque peu les puissances exaspérées de sa sensibilité. Le cadre est conçu pour apaiser sa fièvre. Térébinthes et lauriers-roses, peuplés de /311/ colombes, mettent quelque douceur dans cette cité de l’épouvante. Un petit pécule — trente piastres par mois — des distributions régulières de tissus, de pantalons, de chemises, un bon repas carné à de certaines fêtes, c’est la part, trop modeste au gré du P. Charles, des satisfactions corporelles. Mais surtout, surtout, le P. Charles et ses collaborateurs provoquent le lépreux à dépasser la déchéance corporelle pour accéder aux consolations et espérances de l’éternelle vie. Ces malheureux qu’abandonne, de leur vivant, jusqu’à la face humaine, sont appelés à la splendeur des résurrections. Par les mains des missionnaires, la miséricorde de Dieu coule en eux. Messes, communions, confessions les revigorent. Les conversions sont nombreuses. Le tandem P. Charles-docteur Féron opère en étroite liaison, en profonde comrnunion d’idées généreuses.

Sur ses œuvres, sur ses stations, Mgr Jarosseau reste penché passionnément. Mais il suit du même train les événements: la conjoncture vaticane, comme la politique française qui se fait et se défait. L’événement-clef, c’est, le 7 octobre 1928, la proclamation de Taffari, comme héritier du trône, avec titre de négus, pour gouverner l’empire, avec l’impératrice Zéoditou. Apparemment, ce n’est que la confirmation d’un état de fait; Zéoditou reste bien encombrante, qui freine la modernisation de l’empire et, pour ce qui est de la mission, pactise avec le clergé copte contre la bienveillance, jugée excessive, de Taffari. Mais la consécration officielle de celui-ci comme héritier du trône, portant le titre de négus, lui permet d’accentuer fortement sa politique extérieure, axée sur l’Occident. En cette même année, il conclut, avec l’Italie de Mussolini, un traité d’amitié de vingt ans, avec avantages pour les deux parties. En 1929, il engage une mission militaire belge pour encadrer et former ses meilleures troupes, à la moderne. /312/ D’autres démarches, en matière économique, le lient à d’autres Etats.

Mais la France? Eh bien! son influence baisse! Le phénomène n’est point si récent, mais s’accélère. Depuis 1907, date du départ de M. Lagarde pour la France, celle-ci a cessé graduellement d’avoir voix prédominante. Mgr Jarosseau en accuse à maintes reprises, et avec vivacité, l’action, selon lui pro-anglaise et maçonnique, d’un des successeurs de M. Lagarde à la légation de France, ce M. de Coppet avec lequel, nous l’avons vu, il a déjà rompu des lances. D’autre part, comment Mgr Jarosseau, qui estime, à juste titre, que l’emploi prépondérant de la langue française est un élément de première grandeur dans notre politique en Ethiopie ne se fût-il pas indigné, quand M. de Coppet déclarait: « Le soleil brille pour tous ici, même pour les Anglais, et par conséquent ces derniers sont dans leurs droits en désirant voir leur langue et leur influence aller se développant. » Au ras Taffari, il avait écrit en 1914: « Si M. de Coppet me porte si grande haine, c’est parce que j’ai combattu son esprit franc-maçon, ennemi de la chrétienne Ethiopie et de la cause du ras Taffari, qui a fait triompher le règne de la croix, il y a cinq ans. » A Paris, on n’ignorait pas ces faits. En 1914, M. Briand, alors président du Conseil, envoya même des instructions sévères pour que la légation de France cessât d’agir contre l’évêque.

Autant de faits propres à détourner le ras Taffari d’une politique fondée principalement sur un appui français, qui, depuis le départ de M. Lagarde, se dérobait. Il avait au surplus une tendance naturelle à jouer d’une politique d’équilibre entre les puissances, où il pensait trouver sa propre stabilité. De plus en plus, il prêtait une oreille complaisante à certains conseillers étrangers. Lors de son séjour à Paris en 1924, M. Lagarde /313/ et M. Alype, qui s’étaient attendus à le trouver plus reconnaissant pour les services si désintéressés qu’ils lui avaient rendus, mieux disposé à s’accorder à la diplomatie française, en éprouvèrent quelque amertume et déception. De ces sentiments, ils firent part à Mgr Jarosseau.

Tout en les partageant, l’évêque, qui s’efforçait de calmer et de rapprocher les esprits, énuméra les faits précis qui donnaient malheureusement quelque fondement à une évolution regrettable. Un désaccord survenu entre la compagnie du chemin de fer franco-éthiopien et le gouvernement français avait fait croire aux Abyssins que cette entreprise, sous couleur commerciale, tendait à une main-mise politique sur le pays. Par ailleurs, on avait fait espérer au prince régent un débouché sur le golfe de Tadjourah, sans jamais donner suite à cette promesse. Il n’était pas jusqu’à la tournure prise par notre politique intérieure qui n’eût indisposé Taffari. Professant la plus grande admiration pour M. Poincaré et M. Millerand, il avait, avec l’élite de son peuple, ressenti peine et stupéfaction du mauvais coup du cartel des gauches contre ces deux hommes d’Etat. « Quelle confiance, disait-il un jour à Mgr Jarosseau, pouvons-nous avoir dans un régime capable d’une si basse ingratitude? »

Mgr Jarosseau ne manqua pas surtout de souligner les fautes des diplomates accrédités à Addis-Abeba. Sans parler de l’insuffisance des moyens matériels qui leur étaient départis, ces fonctionnaires, qui eussent pu faire bonne figure, étaient dépourvus, en cette complexe Ethiopie, de la faculté d’adaptation nécessaire. Ils s’arrêtaient à sa façade et en négligeaient l’âme. De plus, les secrets étaient, dans notre légation, fort mal gardés, ce qui n’alla pas, parfois, sans dommageables conséquences. Mgr Jarosseau en donna quelques exemples. /314/ Et que dire de l’attitude de notre légation lors du coup d’Etat de 1916? M. de Coppet ne manifestait-il pas sa sympathie à Lidj Yassou, tandis que la plupart des légations acclamaient Taffari et Zéoditou? Enfin, M. Brice lui-même était-il sans partager la tendance maçonnique et pro-anglaise de M. de Coppet?

En présentant ces remarques, Mgr Jarosseau entendait bien moins légitimer la réserve de Taffari à l’endroit de la France que désigner les points névralgiques où porter l’effort de redressement diplomatique. Ni lui, ni M. Lagarde n’entendaient relâcher leur tenace action en faveur de l’Ethiopie chrétienne et de l’amitié franco-éthiopienne. M. Lagarde s’y emploiera jusqu’à son dernier souffle. Mgr Jarosseau continuera d’y appliquer son obstination native. Le ras Taffari, sous les fluctuations de sa diplomatie à l’égard de la France, gardera à l’un comme à l’autre une affection inébranlable. Ces deux hommes n’ont cessé de soutenir, à bout de bras, une politique qui était celle de l’intérêt français comme de l’intérêt éthiopien, celle de la sagesse et de l’expérience.

J’ai dit: une politique. Le mot, en ce qui concerne Mgr Jarosseau, peut prêter à équivoque. L’évêque ne faisait pas de politique dans le sens courant du mot. Sa pensée, qui procède toujours par grandes lignes sim pies et par vastes plans, reste la suivante: Français passionné, il sert passionnément la France. Celle-ci ne s’incarne pas pour lui dans les « officiels » du moment « Tout bien considéré, écrit-il tout rond dans son journal en 1917, nous n’avons rien à espérer de la gent détestable qui nous gouverne, car, du moment que Dieu leur fait défaut, toute vraie conscience, toute bonté réelle leur manque. » Mais, par delà les régimes et les gouvernements qui passent, il croit, à sa manière qui est de roc, à la pérennelle vocation chrétienne de la France, « fille aînée de l’Eglise »,

/315/ Il perçoit, par ailleurs, dans l’Ethiopie qu’il aime, un fait majeur qui l’accorde à cette vocation providentielle de son propre pays, et c’est, il faut bien le répéter, comme il fait lui-même sans cesse, le service, d’ordre universel, que rend l’Ethiopie depuis l’an 635, en dressant efficacement la croix contre le croissant. Parallèlement, il s’émerveille de son antiquité biblique; son imagination chevauche les dromadaires de la reine de Saba, et, fort justement, il inscrit, au crédit de l’Ethiopie, mille ans avant Jésus-Christ, une civilisation de haute qualité spirituelle. Objectera-t-on l’esclavage, question, d’ailleurs, qui doit, en ce qui concerne l’Ethiopie, faire l’objet d’une sérieuse mise au point? Objectera-t-on l’émasculation? Au siècle de Dachau et de Buchenwald, l’Européen serait mal venu à faire la petite bouche. Enfin, Mgr Jarosseau oppose aux intrigues anglo-italiennes, où il voit une arrière-pensée constante de domination et de conquête, l’attitude désintéressée d’une France qui, écritil « obéissant à son rôle historique de protectrice des vieilles chrétientés d’Orient, reprenant les traditions de Louis XIV, de Napoléon Ier et de Louis-Philippe, se propose de faire bénéficier l’Ethiopie de sa tutelle morale, de moderniser son régime par trop suranné et d’ouvrir le pays au commerce et à l’industrie ».

C’est donc l’apôtre qui est toujours en jeu dans cette affaire; c’est le vicaire apostolique qui continue de travailler dans le sens de sa mission et, s’il a, dans le détail, une vue si juste du problème politique, s’il conseille si heureusement les diplomates français, les grands chefs abyssins et Taffari lui-même, c’est qu’il peut mettre au service de ses vues une connaissance et, depuis un demi-siècle, une expérience quotidienne des hommes et des choses de l’Ethiopie qui surpassent même celles de M. Lagarde, parce que celle-ci plus prolongée et celle-là plus complète. La psychologie de l’Abyssin, sa /316/ pensée et même ses silences, si déconcertants pour l’Européen, n’ont pas pour lui de secrets. Il s’est abyssinisé, au point que, dans la forme de ses rapports avec les Ethiopiens de haut parage comme d’humble condition, il ne se différencie apparemment d’aucun d’entre eux. Il parle et écrit à merveille la langue sacrée (le guez), la langue courante amharique, le galla. Aussi, pour tout Européen qui traverse l’Ethiopie ou y séjourne, le recours à Mgr Jarosseau s’impose.

Sa conception des rapports franco-éthiopiens se situe dans la lumière de la catholicité. Il n’en voit le plein accomplissement que dans le sein de l’Eglise romaine. C’est à quoi il aspire de toute son âme. Un grand événement va lui permettre d’intensifier les rapports entre l’Ethiopie et le Vatican. Le 2 avril 1930, la fille de Ménélick, l’impératrice Zeoditou — celle dont M. Lagarde disait: « Le grand obstacle, c’est elle. » — meurt et le ras Taffari, le 2 novembre, est solennellement couronné négus des négus et empereur d’Ethiopie, sous le nom expressif de Hailé Sélassié Ier (Force de la Trinité). La cérémonie s’est déroulée dans un faste inouï, dans une véritable fête de couleurs, rassemblant une foule immense. Or le Vatican n’est pas absent de cette grandiose manifestation. Lettre autographe et somptueux cadeaux de Pie XI sont parvenus à l’empereur et l’ont profondément touché. Mais il y a eu et il y aura mieux.

En novembre 1929, en effet, a débarqué à Djibouti une mission pontificale. Le 24 octobre, Mgr Jarosseau écrivait à sa nièce Mme Denis: « C’est exactement le 16 novembre prochain que l’ambassade pontificale dédébarquera à Djibouti. Officiellement avisé par S. Em. le cardinal Gasparri de l’envoi de cette mission, dont le chef est S. Ex. Mgr Marchetti Salvaggiani, je me rendrai moi-même à Djibouti, pour recevoir l’envoyé du /317/ Saint-Père avec les honneurs dus à sa haute dignité. Le vœu du ras étant que je lui présente moi-même l’ambassadeur de Sa Sainteté, je l’accompagnerai nécessairement à la capitale. Voilà un événement qui est appelé à faire beaucoup de bien à la cause catholique dans ce pays-ci. » Il ne semble pas que Mgr Jarosseau ait pris l’initiative, ni même soit à l’origine de cette ambassade, dont le but précis, par ailleurs, n’est pas indiqué dans son journal; nous savons seulement que, s’étant rendu à Dirré-Daoua, le 10 novembre, pour y rencontrer le maréchal Franchet d’Esperey, en route vers Addis-Abeba, il se trouva, durant le déjeuner offert au maréchal, à sa droite et eut ainsi l’occasion de redresser son jugement sur la mission pontificale qu’on s’était plu à lui présenter sous un faux jour. « Je ne me serais jamais attendu à ce que la mauvaise foi puisse travestir un fait aussi considérable, car si une mission a été honorée et a laissé un souvenir heureux dans le cœur des souverains, c’est bien celle-là. »

Par ailleurs, dès avril 1930, Pie XI a projeté l’édification, à Addis-Abeba, d’une université, d’un observatoire astronomique, qui collaborerait avec celui du Vatican, d’une cathédrale. Le cardinal Pacelli, secrétaire d’Etat, en informe Mgr Jarosseau, qui fait remarquer qu’un assez long délai serait nécessaire pour la réalisation des deux premiers projets; de fait, ils n’aboutirent pas. Par contre, la cathédrale sera bâtie, et solennellement bénie, le 8 octobre 1933. Enorme affluence. Hailé Sélassié s’est montré, à cette occasion, à l’égard de Mgr Jarosseau, d’une affabilité très appuyée, très affectueuse. Déjà, le 9 février 1931, Mgr Jarosseau étant venu à Addis-Abeba lui présenter ses félicitations à l’occasion de son couronnement, le souverain lui avait dit qu’il serait heureux de le voir prolonger son séjour à la capitale et même s’y fixer pour toujours. L’évêque exprimant /318/ ses craintes d’un conflit possible avec l’abouna Kyrillos, Hailé Sélassié avait répondu par de vigoureux signes de dénégation: « Pour cela, Monseigneur, ne soyez pas inquiet. »

C’était, pour le vicaire apostolique, la levée de l’interdiction d’entrée à Addis-Abeba qui pesait sur lui depuis vingt-cinq ans. Le 7 octobre 1933, veille de la bénédiction de la cathédrale, par un de ces gestes délicats qui lui étaient coutumiers, le souverain envoyait à l’évêque une grande et belle croix processionnelle avec ces mots: « Cette croix est destinée à me représenter à la cérémonie de votre cathédrale demain matin. » Aussitôt la pensée de Mgr Jarosseau d’entrer en émoi: elle franchit les mers et s’engage dans un chemin creux de Vendée: « Cette attention de Sa Majesté, note-t-il, me rappelle la vision d’une croix qui m’apparut dans mon enfance, lorsque, vers l’âge de neuf ans, je me rendais à l’école de la paroisse, en compagnie de Pierre Morin. »

C’est en cette année 1933 que le visita, à Harar, M. de Monfreid, qui a conté cette entrevue dans un journal parisien. A l’auteur de Vers les Terres hostiles d’Ethiopie, Harar est familier et ce n’est pas la première fois qu’il franchit le seuil de la mission. Cependant, une émotion lève en lui, neuve comme au premier jour: « Dans une ruelle, à peine assez large pour deux passants, une porte en planches grossières s’ouvre dans un mur blanc: une méchante croix de bois s’incline audessus. Un couloir sombre et au bout un jardin, ombragé de quelques orangers, semble dormir dans la pénombre. Nous entrons; un bourdonnement confus anime le silence d’une vie mystérieuse. » M. de Monfreid pénètre dans le « salon de réception »: « C’est une petite pièce carrée de quatre mètres de côté, entourée d’une sorte de divan, recouvert de très vieux /319/ tapis. Au centre, un harmonium au clavier jauni; aux murs, des tentures fanées, avec quelques photos d’élèves de la mission, les portraits du général Joffre, de l’évêque prédécesseur de Mgr Jarosseau et de l’empereur, le fils du ras Mekonnen, au temps où il n’était que le dedjaz Taffari. Depuis vingt ans, j’ai toujours vu ainsi cette petite pièce où tout est... resté en place sous une respectable poussière, fidèlement immuable, comme le sont les règles monastiques, les traditions, les dogmes. »

Mais voici que débouche Mgr Jarosseau, et la petite pièce s’éclaire aussitôt de la lumière qui émane de lui. M. de Monfreid a beau le connaître bien, c’est comme s’il le voyait pour la première fois. Lui qui, au cours de ses aventures mystérieuses, de ses voyages incessants, a expérimenté la bassesse et la vilenie des hommes, qui a connu d’authentiques fripouilles, se trouve toujours émerveillé de ce vieil apôtre qui semble jaillir de la plus candide légende dorée: « Un vieillard de haute taille s’avance, un peu courbé, les mains tendues; une magnifique barbe blanche, des yeux ardents dans l’ombre d’orbites creuses: c’est Monseigneur. Il parle d’une voix basse et nous presse les mains avec une sincère tendresse. C’est un choc en plein cœur, une émotion miraculeuse, tant le regard, la voix, le geste expriment de charité, d’amour et de foi. »

Cependant, en cette même période, Mgr Jarosseau avoue comme une lassitude. Assurément, l’âge est là: il a soixante-quatorze ans, chargés d’un labeur inouï. Le 21 décembre 1931, il a accompli la cinquantième année de sa vie sacerdotale et aussi de sa vie missionnaire. Ce jubilé, qu’a honoré une belle lettre, pleine de louange et d’affection, de Pie XI, ne résonne-t-il pas en lui comme un chant du départ? Parlant de l’islamisme, il a écrit, le 15 décembre 1932, à Mme Denis: « Quand j’étais jeune, cette lutte contre les sectateurs de Mahomet /320/ avait pour moi un véritable attrait. J’étais heureux de venger Dieu de leur malpropre et inhumaine doctrine et c’est bien souvent qu’à la suite de ces joutes, de ces offensives contre le Coran, beaucoup d’âmes se sont converties. Mais, aujourd’hui, la vieillesse a eu raison de mes forces et je me sens privé de cette ardeur qu’il faut apporter dans la lutte si l’on veut triompher. » Cela n’est pas à prendre au pied de la lettre. Nous savons comme il est impressionnable, déprimé aujourd’hui, tout fumant le lendemain. Je pense toutefois qu’il porte désormais au cœur une blessure qui ne guérira pas.

Laquelle? M. de Monfreid poursuit son récit en disant: « Tout de suite, Monseigneur nous parle de la France et quand il dit: « France », ce mot semble chargé de gloire et de passé, solennel comme s’il résonnait sous la voûte de Notre-Dame. » Or, parlant de la baisse de l’influence française en Abyssinie et la constatant lui-même pleinement, M. de Monfreid affirme le bon vouloir de notre Quai d’Orsay à maintenir les derniers vestiges de ce qui fut notre influence française. « Je le souhaite de tout mon cœur, répond l’évêque, mais il est bien tard. » Voilà sans doute le sentiment qui l’habite et l’emplit d’une durable mélancolie.

Mais que son ardeur ait baissé, non pas! Il apportera la même vigueur, dans les années qui viennent, à promouvoir la cause de l’Eglise et de la France, et, bientôt, à sauver ce qui peut l’être. Justement, l’horizon s’emplit de nuées massives aux reflets cuivrés. Les choses se gâtent entre l’Italie et l’Abyssinie. Après une période de tension et de constants litiges dans l’application du traité franco-italien, éclate le grave incident d’Oual-Oual. Un poste italien s’est installé à cent vingt kilomètres à l’intérieur du territoire éthiopien, a refusé, au chef abyssin qui l’y invitait, d’évacuer cette position /321/ et a mitraillé les Abyssins. Les pires perspectives se dessinant, Hailé Sélassié fait parvenir à Mgr Jarosseau, le 13 décembre, un télégramme secret où il le presse de demander au Souverain Pontife de s’interposer pour éviter le conflit italo-éthiopien. Le même jour, l’évêque transmet à Rome la supplique de l’empereur et, le 25, il fait part à Pie XI d’une lettre confidentielle du 21 où l’empereur exprime son désir d’avoir au Vatican un représentant accrédité, dans le but de donner, à l’amitié contractée lors de sa visite de 1924, un caractère officiel. Mgr Jarosseau, à cette occasion, souligna à Sa Sainteté et au cardinal Pacelli l’importance d’un tel rapprochement qui préparerait sûrement, selon lui, le retour de l’Ethiopie dans le giron de l’Eglise catholique.

La réponse du cardinal Pacelli, le 20 janvier 1935, est bien faite pour combler d’espérance Mgr Jarosseau. L’arbitrage demandé est promis; une première démarche a été faite aussitôt auprès du roi d’Italie, et le cardinal exprime la joie de Pie XI d’avoir auprès de lui un représentant accrédité de l’empire éthiopien. Le 15 février, Mgr Jarosseau presse l’empereur d’agir: « Puisque la porte du Vatican vous est ouverte, lui écrit-il, empressez-vous, Majesté, de faire la démarche officielle pour y avoir un représentant au milieu des autres nations chrétiennes. »

Mais un incident déplorable survient qui va définitivement compromettre les négociations, si heureusement engagées. Le 25 avril, en effet, Hailé Sélassié écrit à Mgr Jarosseau une lettre qui vaut d’être reproduite intégralement. Sous les ménagements diplomatiques de la forme, elle sonne en effet le glas de la féconde politique de rapprochement entre l’Abyssinie et le Vatican, dont le vicaire apostolique est l’âme.

« Le lion vainqueur de la tribu de Juda — De la part de l’empereur Hailé Sélassié Ier, élu du Seigneur, /322/ roi des rois d’Ethiopie — Que cette lettre parvienne à abba Andréas — Comment allez-vous? Pour nous, par la grâce de Dieu, nous allons bien.

« La lettre que vous nous avez adressée en date du 12 avril 1935 nous est bien parvenue et nous en avons pris connaissance. Nous sommes contents des bons conseils que vous nous donnez, si régulièrement, pour notre personne et pour notre pays.

« Nous avons lu ce qui est écrit dans la coupure du journal La Croix que vous nous avez envoyée.

« Des projets de mutuelles relations sont entamées en ce moment-ci entre le gouvernement éthiopien et le Vatican. Comme vous le savez bien, notre désir est de les consolider par un rapprochement amical. Mais, à notre grand regret, nous venons de voir surgir quelques difficultés et il nous a semblé utile de vous découvrir nettement l’objet de ces difficultés. Pour cela, nous vous envoyons ci-inclus une coupure du journal La Nouvelle Dépêche qui renferme une citation du journal du Vatican. Dans ce journal, si la chose n’est pas dite ouvertement, pour peu qu’on réfléchisse, il n’est pas difficile de comprendre à qui on fait allusion.

« Après avoir pris connaissance de notre communication, nous ne doutons pas que vous ayez soin de tout arranger. »

Mgr Jarosseau sent passer le vent du boulet: « Majesté, écrit-il le 3 mai suivant, j’ai ressenti une peine très vive en lisant ce qui est écrit dans cette coupure, car l’auteur de cet écrit, tout en parlant en général, a bien voulu viser l’Ethiopie. Je vous exprime, Majesté, tous mes regrets pour la peine que pareil langage a dû vous causer. Mais, en y réfléchissant, j’ai acquis la certitude que l’auteur de cet article a parlé en son nom, uniquement, et n’a pas, certainement, reproduit la pensée de Sa Sainteté Pie XI. »

/323/ → L’idea colonizzatrice, L’Osservatore Romano, 24 febbraio 1935, p 2, articolo siglato C. Quel était donc cet article de l’Osservatore Romano? Il traitait de l’idée colonisatrice et son application à l’Ethiopie, bien que celle-ci ne fût pas nommée, était aussi claire que possible. Les nations les plus civilisées, disait-il, et les races les plus évoluées ont plein droit de se fixer pour tâche la civilisation et la reconstruction des contrées encore en retard. L’auteur voit dans la colonisation « une œuvre d’immense solidarité humaine, faite de patience tenace, de profonde volonté et de tenace amour... Aucun peuple, aucune race n’a le droit de rester en dehors du mouvement de la vie collective et solidaire des nations. Les richesses matérielles qu’offre la terre ne peuvent pas rester abandonnées ou inexploitées et les peuples qui détiennent ces richesses, s’ils ne peuvent en tirer parti eux-mêmes, doivent se laisser aider et guider. Le colonisateur d’aujourd’hui, préparé à sa tâche dans des écoles spéciales, considère la colonisation comme une collaboration des races et non pas l’exploitation brutale d’une race par l’autre. L’indigène sent les bienfaits d’une colonisation ainsi comprise et il s’en montre en général satisfait. L’Eglise a toujours soutenu et encouragé une telle œuvre par une adhésion totale et protectrice. En résumé, l’Eglise considère que le problème de la colonisation est avant tout d’ordre moral et qu’il ne peut se résoudre par le seul emploi de la force. »

Il y a là deux vues, dont l’une est compensatrice, celle qui réprouve l’emploi de la force — donc de la guerre — et l’exploitation brutale par le colonisateur du pays colonisé. Mais, par ailleurs, le principe d’une colonisation de l’Ethiopie est admis. C’était heurter, à d’extrêmes profondeurs, chez l’Abyssin, un sentiment national qui s’exacerbait de la conviction d’être une race élue, de très vieille civilisation, et qui avait conquis des titres éminents à l’autonomie absolue, par sa lutte d’un millenaire /324/ contre l’islamisme. Si enclin que peut être et soit sans doute Hailé Sélassié, fin politique et esprit pondéré, à passer l’éponge là-dessus, sauf rectification convenable, il ne lui est pas aisé d’aller, sur ce point, à l’encontre de la susceptibilité de son peuple.

Dès lors, le cours des événements se précipitera, inexorable. Tout sera cependant mis en œuvre pour amoindrir l’effet, vraiment trop favorable au Quirinal, de ce malencontreux article. Mgr Jarosseau, le 4 mai, alerte le cardinal Pacelli. Dans sa réponse, le secrétaire d’Etat proteste que les interprétations données à cet article en détournent complètement le vrai sens, qu’il aime à croire que ces interprétations arbitraires ne changeront pas les sentiments de Sa Majesté envers le Saint-Père, enfin que L’Osservatore Romano a rectifié cette manière de voir en cinq numéros successifs. De fait, le journal du Vatican et son directeur lui-même, le comte della Torre, ont souligné que la colonisation doit être conduite selon la charité et la justice, qu’elle doit être œuvre missionnaire civile analogue à la mission religieuse, œuvre pacifique de persuasion et de pénétration, jamais violente et sanglante... Mais rien n’y fait. Le mot de colonisation demeure, comme une flèche fichée au cœur abyssin. Habent sua fata verba. Le projet d’une représentation officielle de l’Abyssinie au Vatican restera sans suite.

Le 10 octobre 1935, la rupture entre l’Italie et l’Abyssinie est consommée. C’est la guerre.

[Nota a pag. 305]

(1) Aujourd’hui encore — 1949 — c’est une fille de Valentin Reverseau qui continue l’école de garçons. L’équipe des Coeurs Vaillants est dénommée « Groupe de Mgr Jarosseau » et son drapeau porte les armes de l’évêque missionnaire, avec, comme devise, ces mots inoubliés, devenus une consigne: « Restons petits. » [Torna al testo ]