Gaëtan Bernoville
Monseigneur Jarosseau
et la Mission des Gallas

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L’enfance et la jeunesse religieuse d’Élie Jarosseau

(1858-1881)

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I

De Saint-Mars-des-Prés
aux rivages de Somalie

A quelques kilomètres de Chantonnay, dans le Bocage vendéen, au bord de la route qui mène à La Châtaigneraie, Saint-Mars-des-Prés s’aligne, à tous autres bourgs de Vendée pareil: maisons prostrées dans l’humilité de leurs façades grises, éclairées seulement, tout de leur long — coquetterie unique de l’habitat régional — par des fleurs dont la belle saison allume les couleurs multiples. La partie centrale du bourg, qui contient l’église et le presbytère, chavire dans un verdoyant ravin. L’église, qu’écrase un clocher trop grand pour elle, est modeste, mais, à l’intérieur, intime et familiale comme un foyer.

Or, à Saint-Mars, jusque-là sans histoire, il se passa, le 14 avril 1858, ceci, dont le registre de la sacristie témoigne: le curé, alors l’abbé Guillemet, baptisa un garçon, né la veille du légitime mariage de Pierre Jarosseau, bordier, et de Magdeleine Purzeau, à qui l’on donna les noms de Marie-Elie. Le parrain était Marie Jarosseau, frère de l’enfant, et la marraine, Victorine Paillat. L’être d’un jour, qui se trémoussait sous la morsure de l’eau froide et du sel, devait devenir la gloire de son petit pays, une gloire aussi de l’Eglise de France. Marie-Elie sera Mgr Jarosseau.

/12/ Sa famille n’habitait pas le bourg même, mais un de ses « villages » — comme l’on dit en Vendée des groupes de maisons d’une commune, essaimées dans la campagne — le village de la Roche. Une bonne distance sépare le bourg de ce quartier. Il faut suivre la route un moment, passer sous un pont de chemin de fer, virer à droite, grimper la côte courte et roide d’un chemin vicinal. Après quoi, s’aperçoit La Roche, le coin le plus pittoresque assurément de Saint-Mars. Les vieilles maisons serrées les unes contre les autres, si vieilles avec leurs pierres disjointes, n’en peuvent plus, semblet-il, mais tiennent toujours, vaille que vaille. Entre leurs files, ce qui fait office de rue est un passage granitique, où les rochers font saillie.

La maison natale d’Elie Jarosseau est, je crois bien, la plus pauvre, une masure à vrai dire. La porte basse, au seuil ébréché, donne accès à la salle commune, où l’on cuisine dans le grand foyer, où l’on dort, où l’on fait la veillée. Aujourd’hui, cette demeure est percée d’une fenêtre. Au temps d’Elie, si surprenant que cela puisse paraître, il n’y en avait point. Pas de fenêtre, alors qu’elle se fût ouverte sur une campagne salubre et dont l’œil s’enchante! Le misérable carré de pierres grises, où s’abrita une si précieuse enfance, surplombe en effet la vallée du Lay, une de ces petites rivières qui serpentent dans le Bocage, si paresseusement que tout à coup, faute de courant, elles tournent au marais où s’épanouissent les plantes d’eau. Ce ne sont que bois touffus, collines et prairies, un paysage bucolique et confidentiel.

Le père d’Elie, Pierre Jarosseau, originaire de Mouchamps, n’acquit cette maison qu’en 1866 ou 1867. On se demande comment il fit. Bordier, c’est-à-dire journalier, ouvrier agricole, il était maquignon au besoin et, sans doute, de sa commission sur la vente des bestiaux, /13/ tirait le plus clair de ses maigres ressources, avec quoi il nourrissait tant bien que mal les siens, c’est-à-dire, outre sa femme, deux filles, qui moururent jeunes, et cinq fils: Louis, Valentin, Auguste, Joseph, qui mourut à cinq ans, et notre Marie-Elie. Autant dire que le budget était un tour de force quotidien.

On ne soulignera jamais assez combien la paroisse, en Vendée, illumine ces existences tout en grisaille. Le dimanche, c’est le jour du rassemblement, des visites de famille à famille, la messe, où l’on reprend en commun force et joie, la fête des cierges, autour de l’autel, la fête des âmes, la fête de Dieu. Dans la semaine, le presbytère est là, toujours accueillant à tous, la maison du bon conseil, du réconfort, la maison du père qui est sur la terre, au nom du Père qui est aux cieux. M. Cailleton, qui a succédé à M. Guillemet en 1862, remplit admirablement son office. Dans sa maison simple et accorte, entourée d’un jardin désordonné et flanquée d’une colline, il reçoit les uns et les autres, gare des mauvais pas, dénoue les situations embrouillées, admoneste ou console. Si vous voulez comprendre l’histoire de la Vendée, n’oubliez pas qu’au commencement est la paroisse.

Dès que le petit Elie Jarosseau arrive à l’âge scolaire, M. Cailleton jette sur lui un regard attentif. C’est un enfant candide et frais, visiblement tourné vers Dieu, comme la fleur du tournesol vers le soleil. Un futur prêtre, qui sait? Sans rien forcer — ce serait, d’ailleurs, bien superflu — le curé l’introduit, par les voies propres à l’enfance, dans le climat surnaturel où il respire si bien. Il n’est pas seul à veiller sur Elie, en dehors de la famille. Il y a aussi Louis Reverseau; c’est le modèle des instituteurs de ce vieux pays de chrétienté. Une conscience professionnelle à faire trembler les négligents que nous sommes. A enseigner l’alphabet, /14/ l’écriture, et puis la grammaire, le calcul ou la géographie, il applique un soin extraordinaire, mais surtout il éprouve devant Dieu qu’il a charge d’esprits et d’âmes. Educateur de grande lignée, en vérité, de même que sa femme, qui est institutrice des petites filles. Lui et les siens, c’est un concentré de la Vendée militaire. Il a formé à Saint-Mars des générations d’une seule coulée, franche comme l’or pur. Il est chez lui comme au dehors; on peut regarder au travers des murs de sa maison familiale: tout est au clair. Le curé Cailleton et l’instituteur Reverseau, l’un et l’autre rendent compte du futur Mgr Jarosseau.

Ainsi que la mère Jarosseau. Du presbytère et de l’école au foyer familial, elle fait le raccord. Il y avait bien le père, un brave homme, un bon chrétien de grande foi, mais que voulez-vous? Il trimait de l’aube au crépuscule, courait les routes, hantait les marchés en quête d’une affaire, ou secouait dur cette terre de Vendée qui doit sa prospérité beaucoup plus à la volonté acharnée de ses fils qu’à sa fécondité naturelle. Après quoi, eh bien! recru de fatigue, il dormait. Il pouvait d’ailleurs s’en remettre à sa femme; elle est dans la lignée de ces mères auxquelles, principalement, la Vendée doit sa fidélité chrétienne, et qui y jouent un rôle insigne: tout en action discrète, effacée, mais efficace, la dernière de tous, semble-t-il, quand on entre dans la maison, tant elle sait se taire et se faire oublier, la première en fait, la pierre d’angle du foyer. Levée tôt, il n’est intempéries, misères de l’âge, soins ménagers qui la puissent empêcher de se rendre à la messe, non par routine, mais parce qu’elle aime Dieu. C’est cet amour profond, simple et droit qu’elle a passé à son fils, avec une foi sans complications et une humilité de grillon. Dans la formation religieuse d’Elie, il la faut mettre, avec le curé et M. Louis Reverseau, /15/ au premier plan... Ah! j’oubliais la marraine, Victorine Paillat, qui a toujours compris sa fonction au grand sens que l’Eglise lui a donné et qui, jusqu’au bout de ses vieux ans, mettra son cœur en veilleuse devant l’image, qui ne la quittera pas, du glorieux filleul lointain. Entouré de cette élite paysanne, qui le portait à son insu vers ses saintes destinées, Elie allait de la maison à l’école, de l’école à la maison, en prenant le raccourci d’un sentier; pendant les vacances, il s’ébattait dans les prairies du Lay. Voilà donc comment allaient les choses, quand un jour...

Si c’était de la chaude ou de la froide saison, je ne sais. Mais Elie Jarosseau a conté maintes fois ce qui se passa. Il en fit notamment le récit dans une lettre datée de Harar, 10 août 1920, alors qu’il était vicaire apostolique en Ethiopie, et adressée au curé de Saint-Mars. Celui-ci venait d’ériger une croix de granit dans sa paroisse: « L’érection de cette croix, écrivit Mgr Jarosseau, que vous avez faite à la jonction de la route qui va à La Roche et du chemin qui mène à la vallée, m’a rappelé un doux souvenir de mon enfance. Ce devait être en 1865 ou 1866 (Elie avait donc alors sept ou huit ans), un matin que je me rendais à l’école (en compagnie de Pierre Morin, le frère sans doute d’Auguste Morin, le propriétaire du terrain où vous avez planté ce nouveau calvaire). Tout à coup, environ trois cents mètres avant d’arriver au bourg, une belle croix nous apparut dans les airs sur notre gauche, au-dessus et un peu plus loin que le vieux chemin de la Vie. A cette apparition, nous fûmes un peu effrayés et, dominés par le sentiment que cette croix était peut-être un signe de la fin du monde, nous nous mîmes à hâter le pas pour unir notre mort à celle des habitants du bourg: mais nous avions beau nous hâter, la croix toujours en l’air, à une distance d’environ cinq cents mètres, s’avançait, /16/ réglant sa marche sur la nôtre, au point qu’un instant, nous étant arrêtés, elle aussi suspendit sa marche. Elle disparut quelque trente mètres après notre entrée au bourg (lorsque nous arrivâmes à peu près en face de la maison Baudry, je crois, qui s’élevait à gauche de la route menant à Chantonnay)... Après cette disparition, nous continuâmes notre marche jusqu’à l’école. Je me souviens que notre émotion était tellement pénétrée d’un secret sentiment de respect pour ce que nos yeux avaient contemplé que nous gardâmes assez longtemps le silence sur cette apparition. »

Assez longtemps... Nul doute, en tout cas, qu’Elie n’ait fini par raconter, du moins au curé, cette merveilleuse histoire. Ce que nous savons du clergé vendéen, si prudent et si sage, en même temps que surnaturel, ce qui nous apparaît de M. Cailleton lui-même, me fait penser que celui-ci se sera montré quelque peu réservé, tout en se réjouissant dans son cœur. Il ne pouvait douter de la véracité de ces deux enfants purs et pieux entre tous, et dont l’âge n’était pas celui où l’on agite des fantasmes. Le vœu qu’il formait qu’un jour Elie fût prêtre ne put que s’en trouver renforcé. Il s’occupa de plus en plus de l’enfant, doublant l’enseignement de Louis Reverseau d’une instruction religieuse aussi poussée que possible. Le 16 mai 1869, Elie fait sa première communion.

Toute enfance se compose un domaine enchanté. Pour Elie, ce fut le presbytère et son jardin. De quoi il témoignera en termes attendris, plus tard, en 1916, du fond de sa lointaine Ethiopie. « Pour moi, bien cher Monsieur le Curé, écrira-t-il, qui ai passé une si longue partie de mon enfance à la cure de Saint-Mars, c’est là que ma pensée me transporte bien souvent et me fait revivre les scènes d’autrefois. A part les jours de fête, il y avait au presbytère des jours où l’animation était /17/ plus grande et la joie plus épanouie. C’étaient les jours de réunion ou de conférence. Comme le cher et vénéré M. Cailleton était heureux ces jours-là! Avec quelle affabilité il accueillait ses chers confrères dans le sacerdoce, les comblait d’honneurs et d’attentions! Charmé par ce spectacle d’aimable et si pieuse fraternité, mon cœur tressaillait de joie et mes jambes n’étaient point paresseuses pour courir au-devant des vénérables visiteurs et se mettre à leur service car, en ce temps-là, cumulateur de fonctions, j’évoluais de l’église au presbytère et dépendances qui n’avaient aucun secret pour moi puisqu’elles étaient le ressortissant de mon labeur d’enfant. J’aime à croire que les poiriers du jardin, pour si peu qu’ils aient de mémoire, n’auront pas oublié que je suis souvent venu au secours de leur soif qui parfois était si grande que l’eau du puits n’y suffisait pas... » Dans cette même lettre, il écrira que sa pensée est surtout à l’église « où, tout petit, me retenait pendant de si longues heures ma bonne et sainte mère ».

Tant et si bien qu’Elie fut envoyé au Petit Séminaire de Chavagnes-en-Paillers, à la rentrée scolaire de 1870 — il avait alors douze ans. Comment la pension serat-elle payée? C’est ici que se manifeste l’admirable solidarité de la famille vendéenne. Le frère aîné, Louis, s’engage comme domestique chez les Pères de Chavagnes, et ce qu’il gagnera soldera les frais de l’instruction d’Elie. L’âme que celui-ci apporte au collège est celle d’un petit garçon vendéen, telle que l’ont façonnée le foyer familial et le curé, la paroisse et l’instituteur.

Mais il porte le signe particulier d’un appel de Dieu. On assure que, réfléchissant à l’apparition de la croix sur le chemin de La Roche, cherchant ce qu’elle pouvait signifier, il se disait: « Evidemment, le Bon Dieu me demande d’aller prêcher l’Evangile et la Croix de Jésus-Christ. » Le certain est qu’il est d’un bloc orienté /18/ vers la vie sacerdotale et sous la forme précise que voici. Le Petit Séminaire était alors dirigé par la congrégation des Fils de Marie-Immaculée, dits Pères de Chavagnes, fondée par le vénérable Père Baudouin. Pères de Chavagnes, Ursulines de Jésus, qui ont même fondateur, et Sœurs de Mormaison, fondées par le Père Monnereau, ce sont artères nourricières de la spiritualité vendéenne. Or une partie des élèves du Séminaire sont groupés en une école apostolique où se recrutent les Pères de Chavagnes. Elie entre dans cette école apostolique. Il se destine donc, non au diocèse de Luçon, mais à la congrégation des Fils de Marie-Immaculée.

Ses débuts, en classe de septième, ne sont pas brillants. Au registre des places d’excellence, il est, aux deux concours de l’année, 12e sur 14. Pour la mémoire, il est noté 12e encore. Pour l’instruction religieuse, son rang est plus honorable: 7e. Quant aux années suivantes, ledit registre est muet; le nouveau supérieur qui préside aux destins du collège a négligé de le tenir. Mais les notes mensuelles donnent assez bien l’idée de la suite: « Il est arriéré pour le français; qu’il redouble de courage. Les succès ne répondent pas au travail; qu’il redouble d’ardeur; qu’il s’applique d’une manière particulière au français... à l’orthographe. On l’engage à ne pas se décourager... » Parfois, le professeur écrira: « On est heureux de pouvoir le féliciter de ses progrès. » On se trouve évidemment en présence d’un enfant de moyens intellectuels très ordinaires, mais, surtout, qui manque de ces adjuvants précieux que sont la facilité et la mémoire. Il peine donc à apprendre, il a du mal à retenir. Mais on l’encourage parce que sa bonne volonté est évidente, ainsi que son application.

Parce que, enfin, c’est un bon enfant. « Très docile, très pieux, très édifiant » répètent à l’envi les témoignages les plus autorisés. De fait, à six exceptions près, /19/ les mois scolaires des années 1870 à 1876 portent, accolé à son nom, le B. H. (Billet d’Honneur) qui garantit sa bonne conduite, son bon esprit, sa sagesse. L’éclosion de cette âme dans les jardins de Dieu fut certainement favorisée par le climat du Petit Séminaire. Cette maison sur la colline, d’où dévalent vers les prés, les coteaux et les bois, des ruelles charmantes, cette maison d’où surgit, à tous les angles, le souvenir, sacré pour la région, du Père Baudouin et de son directeur et ami le Père Baizé, où ont reçu leur première formation des générations de « Pères de Chavagnes » et de prêtres du diocèse, c’est un des hauts lieux de la Vendée. Comme en l’église de Saint-Mars, Elie Jarosseau s’y est empli de Dieu.

Cela n’échappait pas à ses professeurs, mais, après six ans d’expérience, l’impression demeurait chez eux qu’Elie Jarosseau n’était pas, intellectuellement, assez outillé pour faire un bon Père de Chavagnes, répondant à toutes les exigences d’une telle vocation. L’année scolaire de 1875-1876 touchait à sa fin; Elie achevait sa seconde et allait sur ses dix-huit ans. Une décision s’imposait; elle fut prise, en juillet, par le conseil. Le Père Eudes, alors supérieur, la fit connaître au jeune homme, fort paternellement, comme bien on pense, mais enfin elle était négative. Il fallait qu’Elie trouvât à sa vocation religieuse une autre issue.

Que le coup lui ait été rude, on n’en saurait douter, mais il fit en cet instant la preuve qu’il possédait déjà la plus difficile des vertus: l’humilité. Il se soumit avec une parfaite simplicité à cette décision, pourtant fort mortifiante. Autour de lui, ses camarades, qui l’estimaient et l’aimaient, s’en montraient assez scandalisés et ne le cachaient point. Toutefois, il convient ici de ramener le fait à ses justes limites dont on l’a fait dévier. C’est une légende assez répandue qu’Elie aurait /20/ été renvoyé du Petit Séminaire pour incapacité notoire. Simplement, encore un coup, les Pères de Chavagnes ne l’ont pas cru capable d’acquérir la science suffisante pour devenir l’un d’eux et ils ont voulu s’en séparer assez tôt pour qu’il pût s’orienter dans une autre direction. N’oublions pas en effet qu’Elie était entré dans leur collège apostolique et qu’il se destinait à l’état religieux, non au clergé séculier. Il reste, l’avenir l’a montré, que les Pères ont sous-estimé ses capacités; pas davantage, ils ne semblent avoir pressenti en lui la flamme qui en ferait plus tard un grand apôtre. En somme, la Providence a manœuvré les Pères de Chavagnes. Ce n’était point sur leurs terres qu’Elie Jarosseau devait donner sa mesure.

Et maintenant, où aller? Une rencontre va en décider. Le Père Ladislas, capucin de Fontenay-le-Comte, passe en tournée de mission. Elie, séduit, s’adresse à lui pour entrer dans son Ordre. Le Père Ladislas, éclairé sur le jeune homme par M. Cailleton, l’admit à faire une retraite, où il put l’examiner à loisir, et se convaincre de sa vocation. Il avait déjà recruté à la Châtaigneraie celui qui deviendra le Père Jérôme et à Niort le futur Père Hilaire. Il les emmène tous trois au Noviciat de Carcassonne, mais ne manque pas de faire le crochet de Lourdes. Là se trouvait, avec le célèbre P. Exupère, provincial des Capucins de Toulouse, Mgr Vidal de Oliviera, capucin lui aussi et évêque d’Olinda, au Brésil, qui devait mourir empoisonné, victime sans doute de francs-maçons, âgé seulement de trente-trois ans. Il est vénéré comme un saint, et aussi, car les persécutions déjà ne lui ont pas manqué, comme un confesseur de la Foi. Le Père Ladislas lui présente ses trois postulants et il les bénit. Cette bénédiction sur eux, quel charisme! Il semble qu’elle se soit allongée sur toute leur existence comme la lumière du soleil levant. Tous trois connaî- /21/ tront une belle vie religieuse et une exceptionnelle longévité. Le Père Hilaire comptera, à sa mort, soixante-trois ans de profession, le Père Jérôme soixante-sept ans, le futur Mgr Jarosseau soixante-cinq ans.

Le 8 septembre de cette même année 1876, Elie, ainsi que ses deux compagnons et un quatrième novice, le Frère Michel, revêtait l’habit, cette bure, couleur de la glèbe d’automne, qui a popularisé depuis des siècles les fils de Saint François. Elie Jarosseau est maintenant le Frère André de Saint-Mars-des-Prés. Ce nom répondait précisément à son désir intime. « Si je recevais le nom d’André, disait-il, j’aurais la confirmation de l’apparition, qui m’a été donnée, de la Croix et j’aurais la certitude que je dois aller la porter en terre infidèle. » Les impressions de ce jour mémorable, il les confie au cher M. Cailleton: « Enfin, le soir arrivé, l’heure de mon premier renoncement au monde allait sonner. Alors tout rempli de bonheur, mais aussi cependant d’une secrète émotion, je m’avançai sur les degrés de l’autel où j’allais pour la première fois me consacrer solennellement à Dieu dans la pénitence; là, me dépouillant du vieil homme, pour ainsi dire, et me revêtant du nouveau. Ah! fasse le Seigneur que ce qui s’accomplit en mon (mot illisible) pour l’extérieur s’accomplisse bien plus encore pour l’intérieur... » Sous la gaucherie du style, dont il ne s’est pas encore dégagé, on saisit là le ton définitif de sa piété, simple, fraîche, émotive, naturellement séraphique. Fi témoigne encore, dans sa correspondance, de cette dévotion au Sacré-Cœur et à la Sainte Vierge, qui distingue les Vendéens entre tous les fils de la chrétienté.

Durant son séjour au noviciat, s’affirme en lui l’homme intérieur, nourri bien moins aux spéculations théologiques qu’aux données essentielles du catéchisme, réanimées et approfondies par la vie religieuse, mais /22/ toujours imagées, à la façon de l’enseignement primitivement reçu à Saint-Mars des lèvres de sa mère et de M. Cailleton. Il n’échappe pas cependant à ces épreuves de l’âme, qui traversent souvent de leurs affres le temps du noviciat. Ses lettres au curé y font de fréquentes allusions: « Le démon nous fait bien sentir plus que jamais qu’il est encore là, prêt à nous livrer un combat, toujours plus acharné. Pour moi... ce qui me fait le plus de peine, ce sont ces continuelles pensées qu’il me suggère contre la foi et, quoique je les méprise et les découvre à mon Père Maître, qui vraiment est très bon à mon égard comme il l’est du reste pour tous, ces mauvaises suggestions... ne laissent pas que de jeter dans mon âme une certaine crainte qui me rend la piété difficile et un certain trouble qui met singulièrement obstacle au recueillement intérieur. » Ailleurs: « Ah! Monsieur le curé, je ne suis point encore arrivé au vrai bonheur de l’âme, car je ne sais point souffrir et je me trouve pourtant sans cesse sur les épines. Si je n’avais pas la tête si faible, certainement j’aurais, avec le secours de Jésus et de Marie, bien vite raison de tous ces fantômes... Ce n’est point la peine en elle-même qui me trouble le plus, c’est une sorte de crainte qui me fait appréhender d’être délaissé de Jésus qui me torture davantage... » En avril 1877, il parle encore de sa « foi chancelante », de son « douloureux état », de son « martyre bien cruel ».

Rien là que ne connaissent tous les Maîtres des Novices. Celui auquel eut affaire le Frère André, le Père Victor de Roquevaire, était consommé dans la science et l’esprit de sa délicate et capitale fonction. Il conduit et soutient le Frère André d’une main sûre. Pour familiers que lui soient de tels cas, il n’aura pas manqué de constater comme ils sont aggravés ici par certains traits fondamentaux du tempérament du jeune novice: une /23/ tendance à la mélancolie, au chagrin, à la dépresssion morale, et aussi une imagination ardente qui a tôt fait d’enfler démesurément une réalité pénible — comme d’ailleurs aussi une réalité réjouissante. Doucement, il l’apaise, il l’enfonce dans l’oraison, où, peu à peu, ces angoisses s’évanouiront. Déjà, le Frère André note, dans sa lettre d’avril 1877, que sa prière se fait « bien plus facile et même très agréable ».

Le 8 septembre 1877, il prononce ses premiers vœux et quitte Carcassonne pour Toulouse. Dans la ville qui chante de toutes ses tuiles roses au bon soleil du Midi, le couvent des Capucins, entouré d’un jardin, occupe une éminence au long de la Côte dite Pavée. Ce sera la résidence principale du Frère André jusqu’à la fin de 1880. Cependant, en 1879, il passera quelques mois au couvent de Mont-de-Marsan. Sa correspondance de cette époque nous le montre entrant de plus en plus au cœur de sa vocation franciscaine. Son humilité, remarquable dès la première jeunesse, donne la note dominante dans l’orchestre de ses vertus. « Je ne suis qu’un pauvre petit néant », écrit-il à son cher curé, et ce n’est pas chez lui une formule conventionnelle; il le pense; il est tout macéré, déjà, dans ce sentiment. Par ailleurs, le futur missionnaire est bien décidé à soumettre sans ménagement son corps à toutes les exigences de la vie de perfection; il le dit, en usant des termes chers à Saint François: « Pour le corps, il va bien et il lui plairait plus aisément de faire un bon frère âne que toute autre chose. Aussi a-t-il besoin d’être souvent aiguillonné et fouetté rudement. Maintenant (il écrit cette lettre au curé au mois d’août, dans la pignada landaise embrasée par la canicule), maintenant il lui fait de la peine d’être exposé à la chaleur ardente et il voudrait de la fraîcheur comme s’il n’était pas assez coupable pour mériter et pour souffrir bien d’autres incommodités. »

/24/ Ici se place une histoire qui est, en soi, sans conséquence ni importance, mais souligne une caractéristique de son tempérament spirituel. Depuis 1876, déjà, le curé de Saint-Mars l’entretenait en ses lettres d’une certaine Marie-Julie, dont les extases, visions et révélations échauffaient, dans la région, les conversations des âmes pieuses. Cela ravit le Frère André; il presse le curé de lui envoyer sur cette personne une certaine notice dont il compte retirer « beaucoup de consolations intérieures ». « Il est si consolant, écrit-il, et si encourageant de voir le bon Sauveur Jésus s’abaisser avec tant de bonté jusqu’à l’âme qui, pour son amour, s’est généreusement abandonnée à Lui. » Oui, mais le Père Gardien du couvent de Mont-de-Marsan qui, au début, le mettait volontiers lui-même au courant des grâces obtenues par les prières de Marie-Julie, freine soudain le mouvement. « Je ne pourrai plus, écrit, à la fois avec soumission et tristesse, le Frère André au curé de Saint-Mars, recevoir les relations que vous m’aviez promises au sujet de Marie-Julie. » Et le Père Gardien lui-même de prier le curé de ne plus faire allusion, dans ses lettres au Frère André, à cette affaire qui rencontre en Vendée et au couvent même, nonobstant un large courant favorable et fervent, de vives oppositions. Il est à noter que le Père Gardien est personnellement un défenseur de la cause de Marie-Julie. Sans doute agit-il ici par une considération générale de prudence, ne voulant pas que de jeunes religieux, en cours d’études, entrent dans des controverses délicates. Mais aussi, très probablement, il aura remarqué que le Frère André risque de s’enflammer à l’excès sur des phénomènes, présumés mystiques, mais que l’Eglise n’a pas contrôlés. Il est, il sera toujours — et avec quel humble empressement! — soumis au jugement de l’Eglise et de ses supérieurs, mais sa belle candeur fait que le merveilleux /25/ chrétien le trouvera sans cesse réceptif, enthousiaste, sans esprit critique.

Le souvenir de sa Vendée, de son cher Saint-Mars, tient dans son cœur une place de choix. Durant son séjour à Mont-de-Marsan, un pèlerinage vendéen, en route pour Lourdes, passe par la ville. Quel transport! Ce passage est plutôt matinal: deux heures après minuit! N’importe! Le Frère André, qui vient de chanter les matines, se hâte vers la gare. « Jamais, depuis longtemps, confie-t-il à son curé, je n’avais ressenti autant d’émotion que dans cette circonstance. Je revoyais en effet ce que, depuis trois ans, je n’ai plus vu dans les contrées du Midi, cet esprit de piété et de foi qui se lisait sur les traits de tous les pèlerins. Je n’ai parlé qu’aux bons Pères de Chavagnes et j’étais si ému que c’est à peine si la parole voulait obéir à mon cœur. » Notons comme il parle des Pères de Chavagnes; bien loin de leur tenir rancune, il n’a qu’une pensée reconnaissante pour une maison où sa vocation a trouvé un foyer. Et notons encore comme il projette tout sur le plan surnaturel. Sa Vendée, c’est la sainte Vendée, où les ossements des martyrs de 93 sont mêlés à la terre, sous les halliers ou dans les champs, la sainte Vendée qui, dans un monde laïcisé, s’obstine en ses paroisses.

Mais il porte en lui bien autre chose, rien de moins, à la vérité, que le germe précieux de sa vocation particulière. Entre toutes les pensées qui l’assaillent, tous les pieux sentiments qui le pressent, le souvenir étincelle d’un certain jour de 1880 — il était alors au couvent de Toulouse — où Mgr Massaïa, de l’Ordre des Frères Mineurs Capucins, Vicaire Apostolique des Gallas, passant à Toulouse, rendit visite au couvent. Il lui suffit de fermer les yeux pour revivre, plus présentes que jamais, ces heures inoubliables.

/26/ ... L’évêque missionnaire parle aux religieux assemblés. Longuement et de toute l’effusion de son cœur, il leur dit l’apostolat qu’il a mené en Ethiopie, sur les pas de Mgr de Jacobis, depuis 1846. Trente-quatre ans d’un labeur inouï, de dangers incessants, d’épreuves héroïquement surmontées, de péripéties tragiques, de conquêtes spirituelles magnifiques et de revers. Maintenant, vaincu moins par l’âge que par les épuisantes fatigues de randonnées sans nombre, il a donné sa démission et son meilleur auxiliaire, Mgr Taurin, capucin lui aussi, va lui succéder. La voix du vieil évêque vibre d’une invincible nostalgie. Visiblement, son cœur d’apôtre est resté là-bas, auprès des jeunes chrétientés éparses parmi les hérétiques abyssins et les païens Gallas. Puisqu’il ne peut plus les rejoindre, que, du moins, ses dernières forces soient consacrées à assurer la relève. Il faut que cette mission des Gallas, dont il fut le premier vicaire apostolique, reste un joyau du Christ, enchâssé dans les hauts-plateaux éthiopiens; il faut que de l’Ordre des Capucins, auquel elle a été confiée, surgissent des âmes généreuses, prêtes à affronter à leur tour les grandes peines d’un apostolat lointain, en des terres hostiles, les souffrances et, s’il le faut, le martyre; il faut que, parmi les jeunes religieux, se recrutent largement, pour le vicariat apostolique des Gallas, des missionnaires. La face consumée du vieil évêque, où brille, indomptable, la flamme du regard, ajoute au pathétique de son adjuration.

Tel est l’événement — car c’en est bien un pour lui — que le Frère André continue de vivre intensément. L’appel de Mgr Massaïa lui a été un choc décisif. Là-dessus, quelques mois plus tard — toujours en 1880 — le Frère André était de retour au couvent de Toulouse. Mgr Taurin, le nouveau vicaire apostolique des Gallas, passe à son tour au couvent. Le Frère André entend /27/ saisir l’occasion divine, celle qui s’offre en un éclair et qui, négligée, ne reviendrait peut-être jamais plus. Il veut s’offrir pour la mission. Mais prenons garde que l’élan apostolique déclenché en lui par le propos de Mgr Massaïa a confirmé sa vocation missionnaire; elle ne la lui a pas révélée. Dans une lettre qu’il écrira, l’année suivante, au curé de Saint-Mars, il lui dira nettement que le désir d’être missionnaire le hante depuis son enfance. Cette lettre, il convient de la citer largement. N’est-elle pas comme la charte de son nouveau destin? Elle nous livre au surplus des profondeurs spirituelles que n’avaient pas pressenti les Pères de Chavagnes, ni même, du moins complètement, le curé de Saint-Mars:

« Mon désir est d’aller prêcher Notre Seigneur Jésus-Christ aux pauvres populations sauvages. Voilà l’attrait de mon cœur depuis mes plus jeunes années, c’est-àdire depuis l’âge de treize ans surtout. Jusqu’ici, me défiant beaucoup de moi-même, je n’avais jamais osé faire de démarches directes; dernièrement, avec la grâce de Dieu, j’ai agi par moi-même et dès lors, j’ai senti aussi mon cœur plus à l’aise. Que de fois j’ai pleuré tout seul, vaincu par l’émotion que ce secret et invincible attrait vers les pauvres sauvages produisait au fond de mon âme: l’année dernière (il écrit ceci en 1881)... Mgr Taurin... est passé à Toulouse... D’après les avis de mon bon Père directeur, j’allais trouver Monseigneur, m’offrant à lui comme un de ses ouvriers, le priant de bien vouloir m’accepter pour le bien de mon âme et le profit des pauvres sauvages. Sa Grandeur m’accueillit avec la plus douce bonté et promit de se souvenir de moi. Depuis lors, avant qu’il ne repartît pour sa mission, je lui écrivis une lettre à laquelle je joignis une supplique pour Rome. Je n’ai pas eu de nouvelles directes du résultat de cette dernière démarche. Tout ce que je sais, /28/ c’est que je fus tout d’abord dans l’esprit de Monseigneur au nombre de ceux qui devaient le suivre et que des raisons indépendantes de sa volonté l’ont empêché de me prendre... »

Puis le Frère André donne les raisons qui lui font aimer, à travers les propos de Mgr Massaïa et de Mgr Taurin, la mission des Gallas: « La très haute pauvreté y est inévitable; toutes les incommodités physiques s’y trouvent réunies pour faire la croix de notre vie... Certainement que ma propre vertu est bien faible en face de tant d’épreuves, mais aussi ce n’est point sur moi que je compte. Il y en a un autre qui fait ma force, mon frère dans les voies de la souffrance et mon Père dans les besoins de la vie. C’est Jésus, c’est Dieu son Père et le très Saint Esprit Consolateur et la divine Vierge Marie, ma tendre Mère.

« Je n’ai pas besoin, monsieur le curé, de vous dire de faire en sorte que cette nouvelle ne parvienne jamais à mes bien chers parents. Ce serait leur mort, j’en suis sûr. (Ici reconnaissons le jeu de son imagination qui force la note bien souvent. Ses parents souffriront beaucoup de sa décision, certes, mais n’en mourront pas.) Mon sacrifice est grand en renonçant à leur procurer le bonheur de me voir une fois de leurs yeux monter au saint autel. Mon cœur en est déchiré, mais il faut des sacrifices pour avancer dans les œuvres de Dieu. Peut-être n’aurai-je pas à faire celui-là; nous ne pouvons deviner l’avenir. Peut-être que bien des années, hélas! s’écouleront jusqu’au moment où le Bon Dieu me demandera de partir. Enfin, que sa Très Sainte Volonté soit faite en toutes choses et jamais la mienne. »

Cette fois, nous le tenons. Jusqu’ici, il faisait apparemment figure classique de l’enfant, distingué par son curé et son instituteur pour sa piété et sa sagesse, et quelque peu passivement mené vers le sacerdoce à quoi /29/ tout semble le destiner. Nous savons maintenant que, dès ses treize ans, un grand désir l’habite, qui le fait pleurer d’émoi dans le secret, et n’est pas moins que la plus haute expression du sacrifice chrétien. Il aspire à la vie héroïque, à la souffrance, voire au martyre. Sans doute, tout engagement dans la vie religieuse comportet-il scission d’avec le monde. Mais enfin, il y a le couvent, enfoncé dans la bonne terre française, le village natal, très aimé, les vieux parents, la famille, les amis, que, par le fait d’un choix d’ordre surnaturel, le religieux a eu à quitter, mais dont la proximité reste une douceur, surtout à un cœur sensible comme le sien. A tout cela, il renonce d’un acte surérogatoire et volontaire, pour embrasser dans toute sa rugosité et sa nudité sanglante le bois de l’éternelle croix. Voilà ce que nous dit sa lettre; sous le style sans apprêt, nous percevons maintenant son ordre de grandeur, la soif de sainteté qui le possède. Ce n’est pas pour rien que la croix lui est apparue sur le chemin de la Roche.

Cependant, l’heure n’est pas encore venue. Ce n’est pas pour l’Abyssinie que va partir le Frère André, mais pour l’Espagne. Cette année 1880 est celle où la IIIe République inaugure la politique anticléricale dont les congrégations religieuses vont être les premières victimes. Le couvent de Toulouse est plein d’alarme. Bien vite, les événements se précipitent, et les lois spoliatrices sont exécutées. Le 3 novembre, la lettre que le Frère André écrit à son curé est datée, non du couvent, mais du domicile de M. de Belcastel, à Toulouse, un des catholiques généreux qui ont accueilli les Capucins expulsés. La lettre est du jour même de l’expulsion. Qui ne la connaît, cette histoire qui se répète, dans son odieuse monotonie, d’un bout à l’autre du territoire: les religieux refusant de quitter, sinon contraints par la force, leur couvent que cerne la troupe; le crochetage /30/ des portes; l’expulsion, un à un, des religieux; la manifestation ardente, en leur faveur, d’une foule indignée. Parmi ceux qui étaient jetés ainsi sur la rue figurait le Père Marie-Antoine, légendaire dans tout le pays d’Oc et dont on sait le renom de sainteté. « Quatre agents de police, écrit le Frère André, ont été se jeter aux genoux du Père Marie-Antoine pour lui demander pardon. » Ces scènes, où l’abominable et le magnifique se mêlent, laissent au Frère André, comme impression dominante, la confiance dans l’avenir. Lui-même, en l’occasion, se comporta crânement. Le vieux sang français n’accepte pas et réagit.

Et maintenant, c’est l’exil. Dès la fin de ce même mois de novembre, les capucins du couvent de Toulouse ont émigré à Pampelune, capitale de la Navarre espagnole. Mais à peine y sont-ils parvenus que le gouverneur de la ville vient leur intimer l’ordre de quitter la cité et de chercher refuge plus avant dans le royaume. Deux ou trois jours à peine leur sont accordés pour s’en aller. Ils jettent leur dévolu sur Orihuela, dans le midi de l’Espagne. Là, plusieurs capucins se sont récemment établis dans un ancien couvent de leur Ordre. Et c’est un voyage de quarante-huit heures à travers un pays dont l’enfant des douces collines du Bocage vendéen décrit, avec quelque serrement de cœur, l’aspect grandiose mais âpre et désolé. Les pénibles impressions des premières semaines s’effacent vite à Orihuela. Le climat est doux, la population sympathique, respectueuse, empressée même à l’égard des exilés. Dans ses lettres au curé de Saint-Mars, le Frère André s’émerveille de la foi des Espagnols, de leur expansive piété, de ces grandes fêtes religieuses, où le canon tonne, où les cuivres résonnent, où les flots d’une foule, en liesse sacrée, coulent du grand portail de la cathédrale, comme une rivière bariolée.

/31/ Ceux qui ont vécu cette période aux côtés du Frère André ne tarissent pas sur son exquise et si fraternelle charité. Toujours plein d’entrain, toujours en quête d’un service à rendre, fût-il le plus humble. Ne lavait-il pas le linge de beaucoup de ses confrères? Aussi de tous était-il aimé. « Tout est cœur chez le Frère André », disait son professeur de morale, le Père Donatien.

C’est d’Orihuela que le Frère André a révélé au curé de Saint-Mars, dans une lettre du 9 février 1881, le grand secret de son âme: sa vocation missionnaire. On s’étonne de prime abord qu’il ait tant tardé à s’en ouvrir à celui qu’il a toujours considéré comme son père spirituel et son confident de choix. Il avait treize ans, de son propre aveu, quand il fut pénétré, pour la première fois, du véhément désir d’évangéliser les sauvages. Il en a vingt-trois maintenant. Dix ans de silence! Pourquoi? C’est ici que nous apparaît une certaine complexité de sa nature qui coexiste curieusement avec une grande simplicité. Ce qui est simple chez lui — d’une simplicité renforcée par l’humilité — ce sont ses buts, c’est l’esprit accordé par ses sommets à la plus pure intention surnaturelle, et il est vrai encore qu’il a toujours été d’une candeur, voire d’une naïveté enfantine, et d’ailleurs séduisante, qui persistent en l’homme fait. Pourtant, dans ses rapports avec ceux qui l’entourent, si spontané, jaillissant, expansif qu’il nous paraisse et soit en effet, dans sa correspondance et son comportement quotidien, il y a des zones de réserve, de repli, gardées presque farouchement contre toute intrusion. Il donne toujours l’impression de s’épancher sans réserves. En fait, il ne dit pas tout, même pas, nous le voyons par ce premier cas, l’essentiel. Certains traits caractéristiques de sa vie intérieure et de son apostolat, s’expliqueront plus tard par là.

M. Cailleton ne restera pas longtemps sur cette première /32/ surprise. Une lettre du Frère André, du 21 décembre 1881, lui apprend coup sur coup qu’il est rentré en France, vers fin novembre, pour s’y préparer à son prochain départ pour les Missions; qu’il a été ordonné diacre le 17 décembre, et prêtre, à Carcassonne, le 21, donc le jour même où il lui écrit; que le lendemain, 22, où il dira sa première messe, il partira pour Marseille; qu’il y arrivera le 23 et s’y embarquera le 25 pour la mission des Gallas!

On s’imagine quel émoi à Saint-Mars, où vont si doucement les choses, au gré des heures et des saisons! Je vois M. Cailleton jaillir du presbytère, la lettre du Frère André à la main, et, par quelque froid coupant, hâter le pas vers la demeure de M. Reverseau, ou vers l’école. Autour du curé et de l’instituteur, c’est le cercle de famille qui se forme, avec les voisins, les notables de la paroisse. Les dates précipitées de la rentrée en France, de l’ordination au diaconat, à la prêtrise, du départ pour les terres lointaines, sont tombées en cascades sur les têtes de ces gens graves et lents. Tout de même, ce petit garçon qui s’en allait bien sage, la musette à l’épaule, de La Roche à l’école!... Et voilà déjà la course de la flamme sur la traînée de salpêtre, le départ en flèche de l’apôtre... De maison en maison, la nouvelle s’ébruite. Le bourg et ses villages bruissent sous cette rumeur, comme la forêt d’hiver sous le vent. Oui, c’est bien comme cela que les choses ont dû se passer, sans qu’il soit besoin qu’on nous le dise. Il en va toujours ainsi dans nos campagnes, là où subsiste la vieille France de chrétienté. Dans la masure de La Roche, qui domine la vallée du Petit-Lay, le père et la mère d’Elie, que courbe la peine, se tassent auprès du pauvre foyer, avec des larmes dans les yeux. Mais ce sont des cœurs courageux, qui continueront de veiller.

Soulevé déjà par le vent du départ, le Père André /33/ n’a pu donner beaucoup de détails au curé de Saint-Mars. L’appel de Mgr Taurin, parvenu à Orihuela, a été si vite exécuté!... C’est d’Ethiopie qu’il a été lancé. Peu après son séjour à Toulouse, lors de l’expulsion des capucins, le nouveau vicaire apostolique des Gallas avait en effet rejoint la Mission. Là-bas, il avait gardé le souvenir du jeune religieux qui s’était offert à le seconder. Après avoir étudié sur place, pendant plusieurs mois, la situation, les besoins, les possibilités de l’apostolat, il a enfin fait le signe, si longtemps attendu.

Avec deux compagnons, le Père Jean et le Frère Roger, le Père André s’embarque donc à Marseille, le 25 décembre 1881, sur l’Irrouaddy, après s’être mis sous la protection de la Vierge, à Notre-Dame de la Garde, où il a célébré la messe. Après avoir passé en vue de l’île de Candie, à la veille de pénétrer dans la Mer Rouge, il écrit, du navire qui l’emporte, au cher M. Cailleton: « Plus j’avance, plus je comprends la réalité des sacrifices qui m’attendent, mais je suis heureux, et, avec le secours de la grâce du Bon Dieu, j’espère que ma faiblesse ne se refusera pas à la tâche. On est fort, lorsqu’on a pour soi le Seigneur du ciel et de la terre. » Son âme généreuse et enthousiaste s’exalte en évoquant les fastes glorieux de la Chrétienté. « Hier soir, nous passions devant l’île de Candie; en ce moment, nous devons être aux environs de l’île de Chypre. Ces lieux sont célèbres par le souvenir des anciens croisés. Je suis tout heureux de rappeler à mon esprit la mémoire de ces généreux chrétiens qui s’en allaient à la conquête du Saint-Sépulcre, au cri sublime de: « Dieu le veut! Dieu le veut! » En ce moment, moi aussi, je me sens pressé, en serrant sur mon cœur la croix qui fortifie ma faiblesse, de m’écrier avec ces héros de la croix: « Dieu le veut! Dieu le veut! Allons établir le règne du Seigneur et faire régner la gloire de son Saint Nom. »

/34/ Voici que le navire pénètre en Mer Rouge. Accoudé au bastingage, le Père André laisse son regard errer sur le paysage incendié, sur les rives asiatique et africaine, encore visibles au sortir du canal de Suez, sur ces déserts de sable et de pierraille, sur ce désert d’eau, accablés sous la dictature du soleil. Mais le regard de son âme va plus loin et remonte le cours des temps. Il se remémore l’épopée missionnaire où il va s’inscrire lui-même, au plein sens du mot, comme un croisé.

Epopée bien authentique, dont la réalité, à force de grandeur, de pathétique et de pittoresque, a les couleurs vives de la légende, et qu’il nous faut maintenant embrasser d’une vue d’ensemble, pour bien comprendre ce qui attend le Père André Jarosseau.