Miscellanea Pio Paschini
Studi di storia ecclesiastica

Volume Primo

Lateranum Romae 1968

/173/

Émile Morhain

Origine et histoire
de la « Regula Canonicorum »
de Saint Chrodegang

Parmi les évêques de Metz du haut moyen âge saint Chrodegang (742-766) occupe incontestablement la première place (1). Au service de Pépin le Bref et de la papauté il a déployé une grande activité politique et diplomatique, et son oeuvre disciplinaire et liturgique a exercé une salutaire influence bien au delà du diocèse de Metz. Il fut un des principaux ouvriers de la grande réforme ecclésiastique dont Pépin le Bref et saint Boniface, d’accord avec le pape, avaient pris l’initiative. C’est dans ce milieu et dans cette atmosphère qu’il faut replacer sa fameuse règle des chanoines pour en saisir l’originalité et la portée et pour en comprendre le succès (2).

Inutile de rappeler que la vie commune du clergé séculier existait longtemps avant saint Chrodegang. On connaît suffisamment l’exemple de saint Augustin et de ses clercs d’Hippone, dont le genre de vie a été imité dans la plupart des pays d’Occident.

En Italie, Eusèbe de Verceil en fut l’initiateur dès le 4e /174/ siècle; et bientôt dans tout le pays, surtout dans le nord et dans le centre, le principe de la collégialité fut reconnu dans beaucoup d’églises et jusque dans les paroisses rurales elles-mêmes.

En Espagne, différents conciles, surtout celui de Tolède en 633, avaient favorisé la vie commune du clergé avec l’évêque.

Dans les églises de la Gaule mérovingienne, cette institution n’était pas inconnue. Saint Grégoire de Tours rapporte qu’un de ses prédécesseurs sur le siège de saint Martin, Baudin (vers 500) institua la table des chanoines (3). A la même époque saint Patrocle, diacre de Bourges, observait tellement les jeûnes et les vigiles qu’il ne paraissait pas aux repas de la table commune des clercs (4). Au 8e siècle saint Rigobert, archevêque de Reims, rétablit la vie commune de ses clercs et leur assura la subsistance nécessaire (5).

Alors qu’à Metz les sources historiques antérieures à saint Chrodegang sont absolument muettes à ce sujet, la métropole de Trèves pourrait bien avoir connu déjà ce genre de vie à l’époque de saint Nizier (525-566). L’indigne archevêque Milon (715-753) y pilla tellement les biens d’Eglise qu’il rendit impossible la vie commune, si toutefois elle existait encore (6). Il dut en être de même dans beaucoup d’autres églises de la région en cette première moitié du 8e siècle, quand Charles Martel assurait la retraite de ses anciens combattants avec les biens ecclésiastiques qu’il confisquait sans autre forme de procès.

Arrive saint Boniface, apôtre de Germanie et, surtout dans la deuxième partie de sa vie, réformateur de l’Eglise franque. On connaît l’admirable activité déployée par ce bénédictin anglo-saxon, de concert avec Carloman et Pépin le Bref et en soumission parfaite vis-à-vis de Rome, dont il sollicitait, oralement et par écrit, les directives. Grâce à lui, la longue série des conciles francs, interrompue depuis plus d’un siècle, va reprendre, et tour à tour la Germanie, l’Austrasie et la Neustrie verront se dessiner la réforme générale du clergé et des fidèles.

/175/ Alors que s’amorçait cette vaste restauration disciplinaire, le référendaire de la cour franque, Chrodegang, montait sur le siège de Metz (742). Issu d’une famille franque du pays de Hasbaie en Brabant, apparenté, d’après certains, aux maires du palais, il avait reçu sa formation première au monastère de Saint-Trond. La confiance de la cour l’appela vers 737 à la charge de référendaire. Il put ainsi observer de près la situation religieuse et politique du royaume franc et les forces nouvelles qui s’y faisaient jour. Peu de temps après la mort de Charles Martel il monta sur le siège de Metz. Saint Boniface ne dut pas être étranger à cette nomination; l’influence et l’autorité du grand missionnaire anglo-saxon étaient trop grandes à la cour pour que l’on pût se passer de son avis lors de la nomination de l’évêque de l’antique capitale d’Austrasie. Le nouveau pontife entra aussitôt dans les vues de Boniface comme un fidèle disciple et un collaborateur dévoué, appliquant consciencieusement sur le plan diocésain les directives générales données par le chef pour l’ensemble du royaume. Après la mort du grand apôtre, c’est Chrodegang qui héritera de son titre d’archevêque et de ses prérogatives de représentant des Eglises franques et de promoteur de la réforme. On relève à peine une nuance importante entre le maître et le disciple: l’un est plus attaché à Rome, tandis que l’autre regarde davantage vers la cour.

Saint Boniface avait recommandé aux évêques de veiller soigneusement à l’observation de la règle par les moines et des canons par les clercs (7). Saint Chrodegang alla plus loin: tout en maintenant une séparation nette entre les législations monastique et canonique, il les rapprocha cependant, se servant de celle des moines pour préciser celle des clercs.

Il raconte lui-même dans le prologue de sa règle comment dès le début de son épiscopat il avait constaté l’urgence d’une réforme du clergé et des fidèles. Il fallait, selon lui, commencer par ramener le clergé dans le droit chemin. Les conciles, depuis celui de Nicée, avaient suffisamment légiféré en cette matière, et si tous leurs canons avaient été observés, /176/ le relâchement ne se serait pas produit. Pour guérir le mal, il ne suffisait donc pas de rappeler l’ancienne législation, mais il fallait lui assurer une efficacité nouvelle, en lui donnant un cadre solide et en serrant de près tous les détails de la vie des clercs. Cette armature et ces précisions, qui apparemment faisaient défaut aux anciennes collections canoniques et aux coutumiers augustiniens et autres, où donc Chrodegang irait-il les chercher?

Il connaissait fort bien la règle de saint Benoît, sous laquelle il avait grandi au monastère de Saint-Trond. Avait-il même fait profession dans l’ordre monastique? D’aucuns l’ont pensé sur la foi de certaines listes d’abbés de Gorze ou de Lorsch, où Chrodegang occupe la première place. L’argument n’est pas décisif, vu que cette place d’honneur est souvent accordée aux fondateurs et aux bienfaiteurs insignes, fussent-ils laïcs, par exemple Louis le Débonnaire à Saint-Denis. Quoiqu’il en soit, saint Chrodegang fut, sa vie durant, sinon bénédictin, du moins le grand ami et protecteur de cet ordre. Il a fourni des preuves nombreuses de son attachement, notamment par la fondation de la célèbre abbaye de Gorze qu’il combla de biens et de privilèges et où il trouva sa sépulture. Au pays de Hesse au delà du Rhin, le monastère bien connu de Lorsch est également son oeuvre.

Dans le royaume franc l’heure était alors aux Bénédictins. Willibrord et Boniface venaient de rapporter sur le continent la règle monastique qu’Augustin et ses compagnons envoyés par saint Grégoire le Grand avaient jadis introduite en Angleterre. A Fulda et dans les autres fondations nouvelles elle fut seule reconnue, tandis que dans les anciens monastères la règle de saint Colomban dut bientôt lui céder la place. Quoi d’étonnant dès lors, si Chrodegang, élève et ami des Bénédictins, sinon moine lui-même, pensa trouver dans la règle de saint Benoît le remède pour tous les maux qu’il déplorait dans les rangs de son clergé?

Un simple regard sur les titres des 34 chapitres de la règle de saint Chrodegang suffit pour voir à quelle source l’évêque de Metz a puisé. Les deux tiers au moins de ces titres sont empruntés littéralement, en tout ou en partie, à la règle bénédictine (de officiis divinis in noctibus, de disciplina psallendi, /177/ de gravioribus culpis, etc.) (8). Et quand on pousse la curiosité plus loin, on constate que certains chapitres sont reproduits, en entier ou du moins en très grande partie. C’est le cas pour tout ce qui concerne l’office divin, le silence de la nuit, les relations entre les clercs, le code pénal, le soin des malades, les fonctions du cellérier et celles du portier, etc.

D’autres chapitres sont habilement adaptés à la situation particulière des clercs, p. e. le travail manuel, les voyages, le réfectoire, les vêtements, etc. Le portrait idéal de l’abbé est appliqué presque mot à mot à l’archidiacre et au primicier. Enfin certains chapitres sont entièrement neufs et originaux, surtout celui de la confession (la discipline pénitentielle avait évolué), celui des fêtes (même raison) et en particulier le chapitre XXXI relatif à la propriété privée des clercs qui, sans faire voeu de pauvreté, remettaient leurs biens à la communauté, tout en s’en réservant l’usufruit leur vie durant. Le dernier chapitre (XXXIV) est encore particulier à saint Chrodegang: il détermine dans le détail les obligations des matricularii, qui furent longtemps les pauvres subventionnés par une église avant d’en devenir les employés.

La règle de l’évêque de Metz n’est donc pas un vulgaire démarcage de celle des moines. Saint Chrodegang ne s’est pas contenté d’adapter son modèle à peu de frais, il a fait oeuvre personnelle, en insérant la vie commune des clercs réglée par la législation canonique dans le cadre de la règle monastique. L’influence bénédictine est si manifeste qu’on ne saurait s’y méprendre, sans que cependant le nom de saint Benoît ou de sa règle ne soit prononcé. Chrodegang aurait-il eu peur d’encourir le reproche de vouloir transformer ses clercs en moines? Ou bien jugeait-il inutile d’indiquer une source qui apparaissait au grand jour et que tout le monde connaissait?

Il n’agit pas de la même manière quand il emprunte quelques détails liturgiques ou autres à l’Eglise romaine. Là, il fait volontiers remarquer l’origine romaine de l’usage. Secundum constitutionem sanctae ecclesie sedis apostolicae, les chanoines seront appelés par leur nom propre précédé de l’indication de leur ordre ou de leur fonction (ministerii sui gradus) /178/ (c. II). Secundum quod Romana ecclesia tenuit, les clercs ne tiendront pas de bâton à la main dans l’église (c. VII). Tout le clergé de la ville viendra le dimanche assister au chapitre, revêtu des ornements sacrés, sicut habetur Ordo romanus (c. VIII). Le dimanche, après le chant de Tierce, les chanoines attendent, chacun à sa place, l’arrivée de l’évêque, sicut mos est Romane ecclesie (c. XXXIII). Ce renvoi répété aux usages romains provient, à n’en pas douter, d’une préoccupation particulière de l’auteur. En y regardant de près, on reconnaît sans peine qu’elle est caractéristique pour saint Chrodegang et son époque.

Dès la première moitié du huitième siècle les tendances romaines s’étaient accentuées chez les Francs (9). Elles se firent plus fortes sous l’influence de saint Boniface et après l’avènement de Pépin le Bref (741). En 753, Chrodegang, sur l’ordre de Pépin, fit le voyage de Rome en compagnie du duc Autchaire, pour aller soustraire Etienne II aux menaces des Lombards. A cette occasion, l’évêque de Metz put se rendre compte sur place des usages et des particularités de la liturgie romaine. Il conduisit le pape en France, où le pontife fit un séjour de plusieurs mois. Pendant ce temps les Francs n’auront pas manqué l’occasion de se documenter auprès d’une source aussi autorisée sur le culte et les coutumes de l’Eglise romaine. Dévots de saint Pierre, ils désiraient ardemment échanger leurs incohérentes traditions gallicanes contre la liturgie mieux ordonnée de Rome. On a supposé, non sans raison, que Pépin publia vers 754 un décret général prescrivant ce remplacement.

Nous savons qu’à Metz saint Chrodegang s’employa activement à l’introduction de la liturgie et du chant de Rome. Paul Diacre nous fournit à ce sujet un témoignage qui ne laisse subsister aucun doute. Dans son Histoire des évéques de Metz qu’il composa lors de son passage dans cette ville en 782 à la demande du successeur de Chrodegang, Angilramne (768-791), l’historien lombard nous apprend que Chrodegang ipsum clerum abundanter lege divina Romanaque imbutum cantilena, morem atque ordinem Romanae Ecclesiae servare /179/ praecepit, quod usque ad id tempus factum minime fuit(10).

De ce même ordre de préoccupations doit être né le règlement détaillé des stations de carême à Metz, dont Klauser fit la sensationnelle découverte il y a vingt ans et qu’il put attribuer avec beaucoup de vraisemblance à saint Chrodegang lui-même (11).

A la lumière de tous ces faits s’explique fort bien le renvoi explicite, quatre fois répété, de la règle de saint Chrodegang aux usages romains, sans parler de plusieurs emprunts tacites relatifs à la récitation de l’office, dont la provenance doit être recherchée dans les basiliques et monastères de Rome et d’Italie (12).

Toutes ces indications nous permettront peut-être de préciser un peu la date de la rédaction de la règle des chanoines. La ferveur romaine qui s’en dégage, ainsi que la connaissance précise des choses de Rome s’expliquent mieux après qu’avant le voyage transalpin du saint en 753. D’autre part, en 755, le concile de Ver ou Verneuil, dont saint Chrodegang fut un des membres les plus en vue, empruntera presque mot à mot, des considérations consignées dans le prologue de la règle (13). C’est donc très probablement vers 754 que celle-ci a vu le jour.

II.

Dans sa modestie le saint évêque ne prévoyait sans doute pas le succès de son oeuvre qu’il appelait humblement un tout petit décret (decretulum, institutiuncula). Il ne la destinait qu’aux clercs de sa cathédrale et, du moins pour certains points, à l’ensemble des clercs de sa ville episcopale (cap. VIII et XXIV). Mais là s’arrêtait son ambition. En fait, l’actualité de cette règle, qui répondait si bien aux tendances réformatrices de l’époque, le prestige et l’autorité de son auteur, qui était après saint Boniface le premier évêque du royaume et jouissait de la confiance de la cour, l’importance du chapitre cathedral de Metz et de son école, dont les élèves allaient propager /180/ au loin, comme saint Aldric au Mans (14), ce qu’ils avaient vu et appris à Metz, toutes ces causes réunies allaient assurer un succès inespéré à la règle des chanoines, qui devait s’imposer à presque toutes les provinces de l’empire carolingien et même franchir la Manche pour retrouver ses très lointaines origines dans la patrie de saint Boniface.

A peine saint Chrodegang eut-il rappelé et sanctionné le grand principe de la vie commune du clergé séculier, que les grandes assemblées ecclésiastico-civiles sous Pépin le Bref, Charlemagne et Louis le Débonnaire se mirent à imposer ce genre de vie à tous les clercs.

On ne sera pas étonné de voir dès 755 le concile déjà cité de Ver ou Verneuil, où l’évêque de Metz fut une des personnalités les plus marquantes, rappeler fortement l’obligation pour tous les tonsurés de vivre, soit dans un monastère sub ordine regulari, soit sub manu episcopi sub ordine canonico (c. XI) (15).

Même son de cloche, l’année suivante, au canon IX du concile d’Aschheim en Bavière (16).

En 782, le Capitulaire de Pépin pour l’Italie oblige les évêques à organiser leurs églises canonico ordine et à soumettre leurs prêtres et clercs canonice vivendo ordine(17).

Charlemagne, en 789 à Aix-la-Chapelle, est plus explicite, en déclarant au è il cap 73 dell’Admonitio Generalis c. LXXIII: Qui ad clericatum accedunt, quod nos nominamus canonicam vitam, volumus ut illi canonice secundum suam regulam omnimodis vivant, et episcopus eorum regat vitam, sicut abbas monachorum(18). L’évêque doit donc régler la vie des clercs comme l’abbé celle des moines, et il existe à ce sujet une règle, qui doit bien être celle de saint Chrodegang, car nous n’en connaissons pas d’autre semblable à cette époque.

Aux conciles de Francfort (794) et de Riesbach (799) on recommande également la vita canonica, mais en termes plus généraux. Par contre, à Aix-la-Chapelle en 802, les ordres sont plus clairs:

/181/ c. XXII. Canonici pleniter vitam obserbent canonicam, et domo episcopali vel edam monasteria cum omni diligentiam secundum canonica disciplina erudiantur. Nequaquam foris vagavi sinantur, sed sub omni custodia vibant. (19).

La dernière année du règne de Charlemagne est marquée par une série d’importants conciles tenus dans plusieurs grandes métropoles ecclésiastiques. Nous y relevons, avec des recommandations toujours plus pressantes en faveur de la vie commune des clercs, des allusions de plus en plus claires à la règle de saint Chrodegang. A Arles en mai 813, il est recommandé aux évêques de voir qualiter canonici vivere debeant necnon et monachi, ut secundum ordinem canonicum vel regularem vivere studeant(20).

Un mois plus tard, à Mayence, on est bien plus explicite: canonici clerici canonice vivant... simul manducent et dormiant, ubi his facultas id faciendi suppetit... et in suo claustro maneant et singulis diebus mane prima ad lectionem veniant et audiant quid eis imperetur. Ad mensam vero similiter lectionem audiant et oboedientiam secundum canones suis magistris exhibeant... Discretionem igitur esse volumus atque decrevimus inter eos, qui dicunt se saeculum reliquisse, et adhuc saeculum sectantur. Placuit itaque sancto concilio, ut ita discernantur, sicut in regula clericorum dictum est(21). Cette fois, le doute n’est plus possible, il s’agit bien de l’institution de saint Chrodegang, et l’on peut identifier au chapitre XXXI jusqu’au passage de la règle des chanoines auquel il est fait allusion.

La même année nous retrouvons au concile de Tours une législation identique: Canonici clerici civitatum, qui in episcopiis conversantur, consideravimus, ut in claustris habitantes simul omnes in uno dormitorio dormiant simulque in uno reficiantur refectorio, quo facilius possint ad horas canonicas celebrandas occurrere ac de vita et conversatione sua admoneri et doceri. Victum et vestitum iuxta facultatem episcopi accipiant... (22).

Ainsi donc à la fin du règne de Charlemagne le Midi, /182/ l’Est et l’Ouest de l’empire légifèrent dans le sens de Chrodegang, et l’on peut dire que la règle des chanoines a fini par s’imposer à tout l’empire, sinon quant à la lettre, du moins quant à l’esprit. Il ne lui manquera plus que la consécration qu’elle recevra sous Louis le Débonnaire au concile d’Aix-la Chapelle (816/7). Le fils de Charlemagne voulant intensifier la réforme de tout le clergé, demandera à des hommes compétents de composer une règle détaillée pour le clergé séculier et pour les religieux, qu’on imposerait à tout l’empire.

Saint Benoît d’Aniane se chargea de la règle monastique. Quant à celle des clercs séculiers, elle fut composée, aux dires d’Adémar de Chabannes, par le célèbre liturgiste Amalaire de Metz. Cette attribution ne paraît pas fondée; il faudrait plutôt, selon Werminghoff (23), voir dans Anségise de Saint-Wandrille le père du De institutione canonicorum. Peu importe d’ailleurs la question de l’auteur, voyons plutôt l’oeuvre elle-même. A première vue, elle ne présente avec ses 135 chapitres que très peu d’analogies avec la règle de saint Chrodegang. Une première partie, comprenant 113 chapitres, n’est guère qu’une collection de sentences patristiques sur la vie et les obligations morales des clercs. La deuxième partie avec ses 32 chapitres règle tout le détail de la vie commune des chanoines. L’auteur est assez personnel pour ne rien emprunter mot à mot à saint Chrodegang. Mais en y regardant de près, on constate que le principe et les applications pratiques sont absolument les mêmes que dans la règle de Metz. Pour la clôture, la nourriture, le vêtement, l’office divin, les différentes charges, etc. l’auteur d’Aix-la-Chapelle n’a guère fait que reproduire en d’autres termes les prescriptions de saint Chrodegang. On ne relève que sur deux points des divergences quelque peu sensibles: au réfectoire, dans un esprit plus égalitaire et monastique, les rations sont les mêmes pour tout le monde; d’autre part dans un esprit plus large, la propriété privée des clercs ne subit aucune restriction. Ces deux points exceptés, la règle d’Aix-la-Chapelle n’a fait que sanctionner et imposer à tout l’empire la règle de saint Chrodegang. Le silence complet de l’auteur par rapport à sa source n’a pas de quoi nous surprendre, saint Chrodegang avait bien /183/ pris de plus grandes libertés avec la règle de saint Benoît. Telle quelle, l’oeuvre d’Aix-la-Chapelle reste un magnifique hommage rendu par les représentants les plus qualifiés de l’épiscopat de tout l’empire à l’oeuvre de l’eveque de Metz.

Ajoutons que cette approbation ne fait que rejoindre leur déclaration initiale qui avait accueilli le discours d’ouverture de l’empereur: Suscipientes... libentissime hilariterque eius (scil. Ludovici imperatoris) saluberrimam... admonitionem, licet plerique auxiliante Christo devote ac religiose cum sibi subiectis canonicam servent institutionem et in plerisque locis idem ordo plenissime servetur... (24). Le genre de vie des clercs de saint Chrodegang existait donc dans la plupart des diocèses de l’empire carolingien dès avant 816.

S’il fallait une preuve de plus du succès et de la propagation de la règle de Metz, il suffirait de jeter un regard sur la liste des manuscrits qui la renferment. Werminghoff les a étudiés (25) en vue d’une publication, que nous attendons toujours, dans les Monumenta Germaniae. Il ne distingue pas moins de quatre recensions successives s’échelonnant sur les 8e-12e s. En dehors de la recension originale de l’auteur et une nouvelle édition, légèrement augmentée, de son successeur Angilramne, on rencontre une troisième recension, dépouillée des détails proprement messins et destinée sans doute à un usage plus général. Elle pourrait bien avoir été rédigée à l’intention des différents diocèses touchés par les décisions conciliaires antérieures à 816 (voir plus haut). Reste une dernière recension qui tout en bouleversant l’ordre des chapitres de l’original offre de nombreux ajoutages tirés de la règle d’Aix-la-Chapelle, d’un synode de Paris de 829, des Capitula Herardi Turonensis de 858, etc. A en juger d’après la provenance de cette recension, l’oeuvre de saint Chrodegang aurait connu aux 10e-11e siècles un regain d’actualité dans l’ouest de la France et jusqu’en Angleterre.

Dans ce dernier pays un concile tenu en 786 avait déjà essayé d’introduire la règle de Metz, mais elle semble y avoir rencontré une forte résistance (26). Elle eut plus de succès au 11e siècle, quand’ l’évéque Léfric d’Exeter, qui avait reçu son /184/ éducation en Lorraine, imposa à ses chanoines, à l’exemple des clercs de Lorraine, le réfectoire et le dortoir commun, sous l’administration d’un économe nommé par l’évêque pour fournir la nourriture et les vêtements (27).

Dans la suite, la vie commune du clergé en Angleterre et ailleurs disparut sans bruit. Grégoire VII essaya de la ressusciter et publia une règle nouvelle refusant toute propriété personelle aux clercs. La tentative échoua au milieu de la querelle des investitures, et la distribution des biens capitulaires en prébendes distinctes rendit impossible désormais le genre de vie que saint Chrodegang avait imposé à ses clercs.

* * *

Revenons, pour finir, au berceau de la règle, c’est-à-dire à Metz et dans sa province ecclésiastique. Notre métropole de Trèves (28), comme nos voisins de Strasbourg (29), ont connu au 9e siècle la vie commune des chanoines, mais on ne saurait dire si on y observait la règle de Metz ou celle d’Aix-la-Chapelle. Toul, pour des raisons qui nous échappent, ignorait encore en 819 (30) ce genre de vie et ne l’adopta peut-être jamais. Par contre, à Verdun, l’eveque saint Madalvée, contemporain de saint Chrodegang, et probablement à son exemple, imposa à ses clercs la vie et la prière en commun (31).

Pour Metz même nous ignorons combien de temps les chanoines restèrent soumis à la règle. Le témoignage déjà cité de Guillaume de Malmesbury (32) semble insinuer qu’on l’observait encore au 11e siècle. Au 10e siècle, Grimlaic, auteur de la plus ancienne règle de reclus, qui pratiqua la vie solitaire au diocèse de Metz, allègue l’autorité d’une règle de /185/ chanoines (c. 41) et le texte sur lequel il s’appuie se lit dans la règle de saint Chrodegang (c. 44) (33).

A la cathédrale, en 1056, les chanoines obtinrent de l’empereur Henri III un privilège qui paraît exclure l’existence d’un dortoir commun et d’une clôture (concedimus ut in propriis mansionibus eorum nulla transeuntium aut supervenientium, nec in ipso adventu regio, absque ipsorum voluntate habeantur hospitia) (34).

Au 12e siècle le Cérémonial des chanoines ne parle jamais du dortoir commun; le réfectoire existe, mais sert très rarement. La règle cependant n’a pas entièrement disparu, puisqu’on continue à la lire en public le dimanche, à l’entrée du carême et pendant l’octave de Pâques (35). Sans avoir été jamais officiellement abrogée, elle avait dû finir par tomber en désuétude, dès la première moitié du 11e siècle.

[Note a pag. 173]

(1) Sur la vie de saint Chrodegang voir Reumont H., der hl. Chrodegang, Bischof von Metz, dans Festschrift Hertling, Kempten-Munchen, 1913. – Kirchen-lexikon (Hergenröther), art. Chrodegang-Real-Enzyklopädie (Hertzog-Hauck), art. Chrodegang. – Buchner, Die Vita Chrodegangi dans Zeitschrift der Savigny-Stiftung, t. XLVII (1927). Torna al testo ↑

(2) La règle a été éditée par W. Schmitz, Sancti Chrodegangi Regula Canonicorum, Hannover 1889. – Additions et corrections par Ebner dans Römische Quartalschrift, t. V (1891) – Nouvelles éditions par Napier, Londres (1916) et Mgr Pelt, La Liturgie (de la cathédrale de Metz), Metz 1937. – Les anciennes éditions sont énumérées par Werminghoff dans Neues Archiv, t. XXVII (1902). Torna al testo ↑

[Note a pag. 174]

(3) Hist. Franc. X, 3, Migne, P. L. LXXI, 570. Torna al testo ↑

(4) Greg. Tur., Vitae Patrum, IX, i, Migne, P. L. LXXI, 1052. Torna al testo ↑

(5) Flodoard, Hist. Rhem., II, 11. Migne, P. L. CXXXV, 113. Torna al testo ↑

(6) Gesta Trevirorum, Mon. Germ., Script., VIII, 161. Torna al testo ↑

[Nota a pag. 175]

(7) Diligenter unusquisque episcopus in sua parochia provideat, ut ubi monasterium monachorum fuerit, hi regulariter vivant et monachice, ubi autem canonica vita fuerit, bene et canonice vivant (Hartzheim, Conc. Germ. I, 74). Torna al testo ↑

[Nota a pag. 177]

(8) Voir Grimme F., Die Kanonikerregel des hl. Chrodegang und ihre Quellen: Jahrhuch der Gesellschaft für lothringische Geschichte und Altertumskunde, t. XXVII-XXV1II. Metz 1917 (juxtaposition détaillée des deux textes). Torna al testo ↑

[Nota a pag. 178]

(9) Klauser Th., Die liturgischen Austauschbeziehungen zwischen der römischen und der fränkisch-deutschen Kirche vom achten bis zum elften Jahrhundert, in Historisches Jahrbuch der Görresgesellschaft. t. LUI (1933). Torna al testo ↑

[Note a pag. 179]

(10) Mon. Germ., Script. X, 540. Torna al testo ↑

(11) Klauser Th.. Eine Stationsliste der Metzer Kirche ans dem 8. Jahrhundert, wahrscheinlich ein Werk Chrodegangs, in Ephemerides liturgicae, XLIV (IV), 162-193- Rome 1930. Torna al testo ↑

(12) Leclercq (dom), Dict. d’arch. chrét. et de lit., III, I, col. 241. Torna al testo ↑

(13) Mon. Germ., Leg., II, Capit. I, 33. Torna al testo ↑

[Note a pag. 180]

(14) Migne, P. L. CXV, 29 ss. Torna al testo ↑

(15) Mon. Germ., Leg., II, Capit. I, 35. Torna al testo ↑

(16) Mon. Germ., Leg., I11, Conc. II, 1, p. 58. Torna al testo ↑

(17) Mon. Germ., Leg., II, Capit. I, 101. Torna al testo ↑

(18) Mon. Germ., Leg., II, Capit. I, 60. Torna al testo ↑

[Note a pag. 181]

(19) Mon. Germ., Leg., II, Capit. I, 95. Torna al testo ↑

(20) Mon. Germ., Leg., III, Conc. II, 1, p. 251. Torna al testo ↑

(21) Op. cit., p. 262. Torna al testo ↑

(22) Op. cit., p. 289. Torna al testo ↑

[Nota a pag. 182]

(23) Neues Archiv, t. XXVII (1902), 605. Torna al testo ↑

[Nota a pag. 183]

(24) Mon. Germ., Leg., III, Conc. II, 1, p. 309. Torna al testo ↑

(25) Neues Archiv, XXVII (1902), p. 646 et ss. Torna al testo ↑

(26) Leclercq (dom), Dict. d’arch. chrét. et de lit., III, 1, col. 242 et s. Torna al testo ↑

[Note a pag. 184]

(27) Lefricus episcopus Exoniensis in Anglia, apud Lotharingios alitus et edoctus, ait Willelmus Malmesburiensis, ... ad formam Lotharingiorum uno triclinio comederent, uno cubiculo cubitarent, habentes oeconomum ab episcopo constitutum, qui eis diatim necessaria victui, annuatim amictui commoda suggereret. Mabillon, Annales Ord. S. Bened., II, 183. Torna al testo ↑

(28) Bastgen H., Die Geschichte des Trierer Domkapitels im Mittelalter, Paderhorn (1910). p. 7 et s. Torna al testo ↑

(29) Vetulani, Le grand chapitre de Strasbourg, Strasbourg (1927), p. 9. Torna al testo ↑

(30) Mon. Germ., Epp., V, 278, n. 3 ad ann. 818. Torna al testo ↑

(31) Clericos regulariter vivere, septies in die laudes Deo dicere, et noctu ad confitendum illi surgere ecclesiastica sanctione constituit, victumque illis cotidianum de propriis, prout potuit, ordinavit. Chron. Hug. Flav., Mon. Germ., Script., VIII, 431. Torna al testo ↑

(32) Voir note 27. Torna al testo ↑

[Note a pag. 185]

(33) Gougaud (dom), Ermites et reclus, Ligugé (1928), p. 62. Torna al testo ↑

(34) Prost A., La cathédrale de Metz, Metz (1885), p. 367. Torna al testo ↑

(35) Prost A., op. cit., p. 332. Torna al testo ↑