Montalembert
Le testament
du
P. Lacordaire

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Notice
sur le rétablissement en France
de l’Ordre des Frères Prêcheurs
par le R. P. Henri-Dominique Lacordaire
du même Ordre
l’un des quarante de l’Académie Française

Je voudrais écrire, simplement et brièvement, quelque chose de ce qui m’est arrivé en ce monde, persuadé que ce récit peut être utile à quelques âmes, et surtout à l’ordre religieux que j’ai eu le bonheur de rétablir dans notre patrie. C’est là, ce me semble, où se rattachent la vocation de Dieu à mon égard et toutes les circonstances de ma vie privée et publique. Instrument de la divine Providence dans cette restauration, qui se liait au sort à venir des ordres religieux chassés la plupart des pays catholiques, j’y avais été préparé de longue main, et, en repassant dans ma mé- /28/ moire mes premières années, ma jeunesse, les épreuves et les bénédictions, toute ma carrière, je crois y reconnaître une indication sensible de ce que Dieu voulait de moi et de ce qu’il m’a fait la grâce d’accomplir. – C’est pourquoi je ne me borne pas, dans cet écrit, si abrégé qu’il soit, au narré strict et sévère du rétablissement en France de l’Ordre de Saint-Dominique, j’ai cru utile, pour ne pas dire nécessaire, d’y joindre rapidement une esquisse de ma vie, de mes sentiments et de mes pensées. Le lecteur, je l’espère, reconnaîtra dans ces pages confidentielles, non pas l’orgueil de l’auteur, qui veut entretenir le lecteur de soi, mais l’âme du chrétien qui aspire à édifier, à consoler et à fortifier ses frères.

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Table des chapitres1

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Chapitre premier

Premiers temps de la vie. – La famille. – École de droit. – Séminaire.

Je suis né le 12 mai 1802 à Recey, petit bourg des montagnes de la Bourgogne, assis sur le penchant d’une colline, au bord d’une rivière appelée l’Ource, qui est un des affluents de la Seine. De vastes forêts entourent ce village d’une ombre épaisse et en font une solitude sérieuse. L’abbaye du Val-des-Choux, la chartreuse de Lugny, un prieuré de Malte, le magnifique château de Grancey, étaient les plus proches voisins de mon lieu natal et lui donnaient le caractère d’une habitation plus importante qu’elle ne l’est aujourd’hui, où des ruines ont remplacé ce qui était avant ma naissance, un foyer de vie, de religion et d une certaine grandeur.

Mon père était médecin, originaire d’une famille fixée depuis longtemps dans un village de l’ancien duché de Langres, appelé Bussières, à cause des bois qui lui font une ceinture, et Bussières-lès- /32/ Belmont, â cause d’une montagne qui le domine à quelque distance et qui est assez élevée. Ma mère était fille d’un avocat au parlement de Dijon. Leur mariage avait été célébré au mois de mars 1800. J’étais leur second fils. Je n’ai conservé aucune mémoire de mon père; il mourut en 1800, après six années de mariage, laissant à sa veuve quatre enfants mâles et une situation de fortune qui n’était ni l’aisance ni la pauvreté, maïs tout juste le strict et honnête nécessaire. Ma mère vendit la maison où j’étais né et retourna immédiatement à Dijon, où étaient ses parents et les amis de sa jeunesse.

Mes souvenirs personnels commencent à se débrouiller vers l’âge de sept ans. Deux actes ont gravé cette époque dans ma mémoire. Ma mère m’introduisit alors dans une petite école pour y commencer mes études classiques, et elle me conduisit auprès du curé de sa paroisse1 pour y faire mes premiers aveux. Je traversai le sanctuaire et je trouvai seul dans une belle et vaste sacristie un vieillard vénérable, doux et bienveillant. C’était la première fois que j’approchais du prêtre; je ne l’avais jamais vu jusque-là qu’à l’autel, à travers les pompes et l’encens. M. l’abbé Deschamps, c’était son nom, s’assit sur un banc et me fil mettre à genoux près de lui. J’ignore ce que je lui dis et ce qu’il me /33/ dit lui-même, mais le souvenir de cette première entrevue entre mon àme et le représentant de Dieu me laissa une impression pure et profonde. Je ne suis jamais rentré dans la sacristie de Saint-Michel de Dijon, je n’en ai jamais respiré l’air sans que ma première confession ne me soit apparue sous la forme de ce beau vieillard et de l’ingénuité de mon enfance. L’Église toute entière de Saint-Michel a, du reste, participé à ce culte pieux, et je ne l’ai jamais revue sans une certaine émotion qu’aucune autre église n’a pu m’inspirer depuis. Ma mère, Saint-Michel et ma religion naissante font dans mon âme une sorte d’édifice, le premier, le plus touchant et le plus durable de tous.

A dix ans, ma mère obtint pour moi une demi-bourse au lycée de Dijon. J’y entrai trois mois avant la fin de l’année scolaire, et là, pour la première fois, la main de la douleur vint me saisir, et en se révélant à moi, me tourner vers Dieu par un mouvement plus affectueux, plus grave et plus décisif. Mes camarades, dès le premier jour, me prirent comme une sorte de jouet ou de victime; je ne pouvais faire un pas sans que leur brutalité ne trouvât le secret de m’atteindre. Pendant plusieurs semaines, je fus même privé par violence de toute autre nourriture que ma soupe et mon pain. Pour échapper à ces mauvais traitements, je gagnais, pendant les récréations, quand cela m’était possihle, la salle d’études et je m’y dérobais sous un banc à la recherche de mes maîtres ou de mes condisciples. Là, /34/ seul, sans protection, abandonné de tons, je répandais devant Dieu des larmes religieuses, lui offrant mes souffrances précoces comme un sacrifice et m’élevant vers la croix de son fils par une union tendre que je n’ai jamais peut-être éprouvée au même degré.

Élevé par une mère chrétienne, courageuse et forte, la religion avait passé de son sein dans le mien comme un lait vierge et sans amertume. La souffrance transformait cette liqueur précieuse en un sang déjà mâle, qui me la rendait propre et faisait d’un enfant une sorte de martyr. Mon supplice cessa aux vacances et à la rentrée scolaire, soit qu’on fût las de me poursuivre, soit que peut-être j’eusse mérité ce pardon par une moindre innocence ou une moindre candeur.

En même temps arrivait au lycée un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, qui sortait de l’École normale, d’où il avait été appelé pour professer une classe élémentaire. Bien que je ne fusse pas de ses élèves, il me rencontra et me prit en affection. Il habitait deux chambres isolées dans l’établissement; on me permit d’aller y travailler, sous sa garde, pendant une partie des éludes. Là, pendant trois années, il me prodigua gratuitement les soins littéraires les plus assidus. Quoique je ne fusse qu’un écolier de sixième, il me faisait lire beaucoup et apprendre par cœur, d’un bout à l’autre, des tragédies de Racine et de Voltaire qu’il avait la patience de me faire réciter. Ami des lettres, il cher- /35/ chait à m’en inspirer le goût; homme de droiture et d’honneur, il travaillait à me rendre doux, chaste, sincère et généreux, et à dompter l’effervescence d’une nature peu docile. La religion lui était étrangère, il ne m’en parlait jamais et je gardais le même silence à son égard. Si ce don précieux ne lui eût pas fait défaut, il eût été pour moi le conservateur de mon âme, comme il fut le bon génie de mon intelligence et de ma nature morale. Mais Dieu, qui me l’avait envoyé comme un second père et un véritable maître, voulait, par une permission de sa Providence, que je descendisse dans les abîmes de l’incrédulité pour mieux connaître un jour le pôle éclatant de la lumière révélée. M. Delahaye, mon vénéré maître, me laissa donc suivre la pente qui emportait mes condisciples loin de toute foi religieuse; mais il me retint sur les sommets élevés de la littérature et de l’honneur où il avait lui-même assis sa vie. Les événements de 1815 me le ravirent prématurément. Il entra dans la magistrature, et il est aujourd’hui conseiller à la cour de Rouen. Je l’ai cherché quelquefois, et j’ai toujours associé son souvenir à ce qui m’est arrivé d’heureux.

J’avais fait ma première communion dès 1814, à l’âge de douze ans; ce fut ma dernière joie religieuse et le dernier coup de soleil de l’âme de ma mère sur la mienne. Bientôt les ombres s’épaissirent autour de moi; une nuit froide m’entoura de toute part et je ne /36/ reçus plus de Dieu dans ma conscience aucun signe de vie.

Elève médiocre, aucun succès ne signala le cours de mes premières études; mon intelligence s’était abaissée en même temps que mes mœurs, et je marchais dans cette voie de dégradation qui est le châtiment de l’incroyance et le grand revers de la raison. Mais tout à coup, en rhétorique, les germes littéraires que M. Delahaye avait déposés dans mon esprit se prirent à éclore et des couronnes sans nombre vinrent à la fin de l’année éveiller mon orgueil bien plus que récompenser mon travail. Un cours de philosophie pauvre, sans étendue et sans profondeur, termina le cours de mes études classiques. Je sortis du collège à l’âge de dix-sept ans, avec une religion détruite et des mœurs qui n’avaient plus de frein1, mais honnête, ouvert, impétueux, sensible à l’honneur, ami des belles-lettres et des belles choses, ayant devant moi, comme le flambeau de ma vie, l’idéal humain de la gloire. Ce résultat s’explique bien facilement. Rien n’avait soutenu notre foi, dans une éducation où la parole divine ne rendait parmi nous qu’un son obscur, sans suite et sans éloquence, tandis que nous vivions tous les jours avec les /37/ chefs-d’œuvre et les exemples d’héroïsme de l’antiquité. Le vieux monde, présentée nos yeux avec ses côtés sublimes, nous avait enflammés de ses vertus; le monde nouveau, créé par l’Évangile, nous était demeuré comme inconnu. Ses grands hommes, ses saints, sa civilisation, sa supériorité morale et civile, le progrès enfin de l’humanité sous le signe de la croix nous avaient échappé totalement. L’histoire même de la patrie, à peine entrevue, nous avait laissés insensibles et nous étions Français par la naissance, sans l’être par notre âme. Je n’entends point toutefois me joindre aux accusations portées dans ces derniers temps contre l’étude des auteurs classiques; nous leur devions le goût du beau, le sentiment des choses de l’esprit, des vertus naturelles précieuses, de grands souvenirs, une noble union avec des caractères et des siècles mémorables; mais nous n’avions point gravi assez haut pour toucher le faîte de l’édifice, qui est Jésus-Christ, et les frises du Parthénon nous avaient caché la coupole de SaintPierre de Rome.

En entrant à l’École de droit de Dijon, je retrouvai la petite maison de ma mère et le charme infini de la vie domestique, tendre et modeste. Il n’y avait dans cette maison rien de superflu, mais une simplicité sévère, une économie arrêtée à point, le parfum d’un âge qui n’était plus le nôtre et quelque chose de sacré qui tenait aux vertus d’une veuve, mère de quatre enfants et les voyant autour d’elle adolescents déjà et lui /38/ présageant qu’elle laisserait derrière elle une génération d’honnêtes gens et peut-être d’hommes distingués. Seulement un nuage de tristesse traversait le cœur de cette femme bénie lorsqu’elle venait à songer qu’elle n’avait plus autour d’elle un seul chrétien, et qu’aucun de ses enfants ne pouvait l’accompagner aux sacrés mystères de sa religion.

Quant à l’Ecole de droit, ce n’était plus même le collège avec ses beaux jours littéraires, mais un enseignement technique d’articles de lois arithmétiquement enchaînés, sans perspectives sur le passé, sans introduction dans les profondeurs éternelles du droit, sans regards sur les lois générales de la société humaine, enseignement, enfin, propre à faire des gens de métier, incapable de faire de grands jurisconsultes, d’illustres magistrats et de vrais citoyens. Heureusement, parmi les deux cents étudiants qui fréquentaient ces cours, il s’en rencontrait une dizaine dont l’intelligence pénétrait plus avant que le code civil, qui voulaient être autre chose que des avocats de mur mitoyen, et pour qui la patrie, l’éloquence, la gloire, les vertus civiques étaient un mobile plus actif que les chances d’une fortune vulgaire. Ils se connurent bien vite par cette sympathie mystérieuse qui réunit le vice au vice, la médiocrité à la médiocrité, mais qui appelle aussi au même foyer les âmes venues de plus haut et tendant à un but meilleur. Presque tous ces jeunes gens devaient au christianisme leur supériorité natu- /39/ relle; ils voulurent bien, quoique je n’eusse pas leur foi, me reconnaître comme l’un d’entre eux, et bientôt des réunions intimes ou de longues promenades nous mirent en présence des plus hauts problèmes de la philosophie, de la politique et de la religion. Je négligeai naturellement l’étude du droit positif, entraîné que j’étais par ce mouvement d’intelligence d’un ordre supérieur, et je fus un médiocre étudiant en droit, comme j’avais été un médiocre élève du collège.1

Le droit fini, ma mère, malgré son état très-gêné de fortune, songea à me faire faire mon stage au barreau de Paris. Elle y était poussée par ses espérances maternelles sur moi, mais Dieu avait d’autres desseins et elle m’envoyait sans le savoir aux portes de l’éternité.

Paris ne m’éblouit point. Accoutumé à une vie laborieuse, exacte et honnête, j’y vécus comme je venais de vivre à Dijon avec cette douloureuse différence que je n’avais plus autour de moi ni condisciples, ni amis, mais une solitude vaste et profonde où personne ne se souciait de moi, et où mon âme se replia sur elle-même sans y trouver Dieu ni aucun dogme, maïs l’orgueil vivant d’une gloire espérée.

Adressé par M. Riambourg, l’un des présidents de la cour royale de Dijon, à M. Guillemin, avocat au conseil, je travaillai dans son cabinet avec une patiente /40/ ferveur, suivant un peu le barreau, attaché à une société de jeunes gens qu’on appelait des Bonnes Etudes, société à la fois royaliste et catholique, et où je me trouvais sous ce double rapport comme un étranger. Incroyant dès le collège, j’étais devenu libéral sur les bancs de l’École de droit, quoique ma mère fût dévouée aux Bourbons et qu’elle m’eût donné au baptême le nom de Henri, en souvenir de Henri IV, la plus chère idole de sa foi politique. Mais tout le reste de ma famille était libéral, je l’étais moi-même par instinct, et à peine eus-je entendu à mon oreille le retentissement des affaires publiques, que je fus de ma génération par l’amour de la liberté, comme je l’étais par l’ignorance de Dieu et de l’Évangile.

C’était M. Guillemin, mon patron, qui m’avait poussé aux Bonnes Etudes, espérant que j’y réformerais des pensées qui n’étaient pas les siennes. Mais il se trompait. Aucune lumière ne me vint de ce coté, aucune amitié non plus. Je vivais solitaire et pauvre, abandonné au travail secret de mes vingt ans, sans jouissances extérieures, sans relations agréables, sans attrait pour le monde, sans enivrement au théâtre, sans passion du dehors dont j’eusse conscience, si ce n’est un vague et faible tourment de la renommée. Quelques succès de cour d’assises m’avaient seuls un peu ému, mais sans m’attacher.

C’est dans cet état d’isolement et de mélancolie intérieure que Dieu vint me Chercher; Aucun livre, au- /41/ cun homme ne fut son instrument près de moi. Le même M. Riambourg, qui m’avait mis en rapport avec M. Guillemin, m’avait aussi présenté à M. l’abbé Gerbet, l’un des jeunes amis du plus illustre ecclésiastique de ce temps-là. Mais cette relation avait été stérile. C’était en vain que j’avais été conduit un jour dans une chambre obscure des bureaux de la grande aumônerie, en présence de M. l’abbé de la Mennais. Sa vue et son entretien n’avaient produit sur moi qu’une impression de curiosité. Aucune prédication chrétienne n’avait non plus captivé mon attention; → Denis-Antoine-Luc, comte de Frayssinous M. Frayssinous n’était plus que ministre des affaires ecclésiastiques, et nulle voix célèbre n’avait remplacé la sienne dans les chaires de la capitale. Après dix-huit mois j’étais seul comme le premier jour, étranger dès lors à tout parti, sans flot qui me portât, sans influence qui éclairât mon esprit, sans amitié qui me soutînt, sans foyer domestique qui me donnât le matin la perspective des joies du soir. Je devais souffrir sans doute d’un isolement si dur et si complet; mais il entrait dans les voies de Dieu sur moi. Je traversai péniblement ce désert de ma jeunesse, ne sachant, pas qu’il aurait son Sinaï, ses éclairs et sa goutte d’eau.

Il m’est impossible de dire à quel jour, à quelle heure et comment ma foi perdue depuis dix années reparut dans mon cœur comme un flambeau qui n’était pas éteint. La théologie nous enseigne qu’il y a une autre lumière que celle de la raison, une autre impul- /42/ sion que celle de la nature, et que cette lumière et cette impulsion émanées de Dieu agissent sans qu’on sache d’où elles viennent ni où elles vont. L’esprit de Dieu, dit l’apôtre saint Jean, souffle où il veut, et vous ne savez d’où il vient, ni où il va. Incroyant la veille, chrétien le lendemain, certain d’une certitude invincible, ce n’était point l’abnégation de ma raison enchaînée tout à coup sous une servitude incompréhensible, c’était au contraire la dilatation de ses clartés, une vue de toutes choses sous un horizon plus étendu et une plus pénétrante lumière. Ce n’était pas non plus l’abaissement subit du caractère sous une règle étroite et glacée, mais le développement de son énergie par une action qui venait de plus haut que la nature. Ce n’était pas enfin l’abnégation des joies du coeur, mais leur plénitude et leur exaltation. Tout l’homme était demeuré, il n’y avait en lui de plus que le Dieu qui l’a fait. Qui n’a pas connu un tel moment, n’a pas connu la vie de l’homme; une ombre en a passé dans ses veines avec le sang de ses pères, mais le flot véritable n’en a pas grossi et fait palpiter le cours. C’est l’accomplissement sensible de cette parole de Jésus-Christ dans l’évangile de saint Jean. Si quelqu’un m’aime, il conservera ma parole et mon père l’aimera, et nous viendrons à lui et nous demeurerons en lui1. Les deux grands besoins de notre nature, la vérité et /43/ la béatitude, font irruption ensemble au centre de notre être, s’y engendrant l’une l’autre, s’y soutenant l’une par l’autre, lui formant comme un arc-en-ciel mystérieux qui teint de ses couleurs toutes nos pensées, tous nos sentiments, toutes nos vertus, tous nos actes enfin, jusqu’à celui de notre mort, qui s’empreint au loin des rayons de l’éternité. Tout chrétien plus ou moins connaît cet état, mais il n’est jamais plus vif et plus saisissant qu’en un jour de conversion, et c’est pourquoi on peut dire de l’incroyance, lorsqu’elle est vaincue, ce qui a été dit du péché originel: felix culpaheureuse faute.

Une fois chrétien, le monde ne s’évanouit point à mes yeux, il s’agrandit avec moi-même. Au lieu du théâtre vain et passager d’ambitions trompées ou satisfaites, j’y vis un grand malade, qui avait besoin qu’on lui portât secours, une illustre infortune composée de tous les malheurs des siècles passés et à venir et je ne vis plus rien de comparable au bonheur de le servir sous l’œil de Dieu avec l’évangile et la croix de son fils. Le désir du sacerdoce m’envahit comme une conséquence naturelle de mon propre salut. Ce désir fut vif, ardent, irréfléchi si l’on veut, mais inébranlable et jamais, depuis quarante ans, dans les vicissitudes d’une existence constamment agitée, il ne m’inspira des regrets.

Je ne savais à qui m’ouvrir, ni ce qu’il y avait à faire; je fis enfin ce qu’il y avait de plus simple en ré- /44/ vêlant mon état intérieur à M. Guillemin, mon patron. Il me conduisit à M. Borderies, vicaire général de Paris1, qui m’introduisit immédiatement près de l’archevêque, dans → Il palazzo dell’arcivescovado → M. de Quélen ce magnifique palais, que j’ai vu depuis détruire par une révolution. M. de Quélen me reçut avec bonté et avee grâce, me demanda quel était mon diocèse et si c’était bien ma volonté de m’agréger au sien. Sur ma réponse affirmative, il me dit qu’il en écrirait à l’évèque de Dijon, et m’invita à le faire de mon coté, puis il ajouta: «Vous défendiez au barreau des causes d’un intérêt périssable, vous allez en défendre une dont la justice est éternelle. Vous la verrez bien diversement jugée parmi les hommes, mais il y a là-haut un tribunal de cassation où nous «la gagnerons définitivement.» C’était la première fois que je voyais un évêque; son palais devait être détruit, son affection pour moi fut comme celle d’un père, indestructible.

Restait à prévenir ma mère, cette mère qui m’avait envoyé sans crainte au milieu des abîmes d’une grande capitale, qui pensait bien que mon honneur n’y périrait pas, mais qui n’avait pas prévu quelle grâce divine m’y attendait. Me savoir chrétien devait être pour elle une ineffable consolation; me savoir au séminaire /45/ devait l’accabler d’une douleur d’autant plus cruelle que j’étais l’objet de sa prédilection et qu’elle avait toujours compté sur moi pour la douceur de ses vieux jours. Elle m’écrivit six lettres où respirait le combat entre sa tristesse et sa joie. Me voyant inébranlable, elle consentit enfin à ce que je quittasse le monde, et le 12 mai 1824 M. l’abbé Gerbet et M. l’abbé de Salinis1 me conduisirent au séminaire d’Issy, succursale du grand séminaire de Paris, dirigé comme le séminaire lui-même par la congrégation de Saint-Sulpice. On me reçut froidement, peut-être à cause de mes deux introducteurs, dévoués notoirement à M. l’abbé de la Mennais. Je ne fis point attention à cet accueil; j’étais heureux de ne plus respirer l’air du monde et ma poitrine comme mon cœur se dilataient au milieu de cette belle campagne qui avait pour rideau les hauteurs boisées de Meudon, de Bellevue, de Sèvres et de Saint-Cloud. Né dans les champs, il m’en était resté le goût, et la plupart de mes vacances d’écolier passées à Glissières, près de mes parents les plus proches, m’avaient laissé d’ineffaçables souvenirs. Issy me rappelait ces lieux aimés de mon enfanee et de ma jeunesse, et j’y épanouissais mes vingt-deux ans avec l’ivresse de mon sacrifice accompli.

/46/ Bientôt cependant les épreuves commencèrent. J’avais quitté le siècle brusquement, sans qu’un certain intervalle m’eût initié à tous les secrets de la vie chrétienne, et surtout à la réserve humble et simple qu’un jeune néophyte doit apporter, comme une part précieuse de son trésor, dans un lieu aussi consacré que l’est un séminaire. J’avais trouvé dans mes nouveaux maîtres des gens droits, pieux, éloignés de toute intrigue et de toute ambition; quelques-uns même d’entre eux ne manquaient pas du don de la parole, et c’était à tout prendre une réunion honorable par le talent comme par la vertu. Mais je sortais sans le vouloir de la physionomie ordinaire de leurs élèves; sûr du mouvement qui m’avait poussé près d’eux, je ne songeais pas assez à réprimer les saillies d’une intelligence qui avait trop discuté de thèses et d’un caractère qui n’était pas encore assoupli. Ma vocation devint promptement suspecte, et on me laissa deux ans et demi sans m’appeler aux ordres, comme si on eût voulu lasser ma patience et décourager le motif inconnu qui m’avait porté du siècle à Dieu et du monde au désert. Heureusement ma persévérance n’eut jamais d’hésitation, et derrière moi se tenait ferme et bienveillante la main lutélaire de M. de Quélen. Sans lui, je le crois, on eût fait plus que me refuser les ordres, on m’eût déclaré inhabile au sacerdoce. Un incident mit fin à cet état de perplexité; j’eus un jour a pensée de me donner à la Compagnie de Je- /47/ sus, et je tentai quelques démarches pour y parvenir. M. de Quélen s’y opposa, et Saint-Sulpice, éclairé néanmoins par celle manifestation de mon état intérieur, fit tomber les barrières qu’il m’avait opposées jusque-là. Le 22 septembre 1827, M. de Quélen m’imposa les mains dans la chapelle particulière de son palais. J’étais prêtre et j’allais rentrer dans le monde avec le signe ineffaçable du ministère des âmes.

L’archevêque, qui ne cessait de veiller sur moi, tenta de me donner place dans le clergé de la Madeleine et dans celui de Saint-Sulpice; il n’y put réussir, et, en attendant que les circonstances lui donnassent plus de liberté, il me cacha comme chapelain dans un couvent de la Visitation, perdu aux extrémités de Paris dans une de ces rues étroites et tortueuses qui avoisinent le Jardin des Plantes et le Muséum d’histoire naturelle. Ma mère vint m’y rejoindre et je me retrouvai dans une solitude plus profonde encore que celle où j’avais vécu pendant les jours de mon stage d’avocat. Cet isolement tenait à ma nature, mais aussi à la situation de mon intelligence en face des événements et des débals contemporains. En entrant à Saint-Sulpice, je n’avais rien abandonné des opinions qui demeurent libres pour tout chrétien. J’étais demeuré libéral en dévenant catholique, et je n’avais pas su dissimuler tout ce qui me séparait sous ce rapport du clergé et des chrétiens de mon temps. Je me sentais seul dans ces convictions, ou du moins je n’avais /48/ rencontré aucun esprit qui les partageât. La fin de la Restauration approchait, la cause du christianisme liée à celle des Bourbons courait les mêmes chances, et un prêtre qui n’était pas sous ce drapeau semblait une énigme aux plus modérés, une sorte de traître aux plus ardents. La solitude me donnait la paix, l’étude la réflexion, et, si elle n’était pas sans tristesse, elle n’était pas sans courage et sans dignité. Ma mère s’en élonnait. Sachant que ma nature était aimante, elle me disait quelquefois avec une sorte de mélancolie: «Tu n’as point d’amis!» Je n’en avais point en effet et je ne devais en avoir qu’après des événements appelés à changer la face du monde et à changer en même lemps ma propre destinée.

Au bout d’un an, M. de Quéleû joignit à ma petite charge de la Visitation celle d’aumônier-adjoint au collège .

Ce fut des fenêtres de cet établissement que, le 27 juillet 1830, je vis les premiers symptômes de la révolution qui allait s’accomplir et que j’entendis les coups de canon qui en saluaient l’avénement. Le 29 au matin, revêtu d’habits séculiers, je résolus de rendre visite à un vieil oncle que j’avais près de la Madeleine et de voir de mes yeux, en traversant Paris, où en était la lutte entre le peuple et le pouvoir. Je m’avançai dans le faubourg Saint-Cermain, avec la pensée de franchir la Seine sur le pont de la Concorde; /49/ mais, à mesure que j’approchais de ce pont, les rues devenaient désertes, et en m’avaneant avec prudence sur le quai, je vis, d’une part, près du palais de la Chambre des députés, les vedettes de l’armée royale et de l’autre côté, autour du Louvre, une épaisse fumée qui me fit comprendre qu’on livrait le dernier assaut au dernier asile de la royauté. Je rebroussai chemin et j’allai franchir la Seine à la hauteur du Palais de Justice, rencontrant partout sur ma route tous les signes de la victoire populaire, les portes ouvertes, des groupes innombrables, des foules pressées, et tout au travers de ce mouvement inouï une joie et une confiance qui circulaient avec la multitude le long des rues jonchées des débris de mille combats. En revenant, vers les trois ou quatre heures de l’après-midi, je passai dans le jardin des Tuileries près des corps sanglants de quelques soldats morts pour leur prince. Les Tuileries étaient occupés par la foule, comme je devais les voir une seconde fois dix-huit ans plus tard, et je rentrai enfin chez moi après avoir été témoin d’une des grandes scènes de ce monde, la chute d’une dynastie, l’avènement d’une autre, un peuple triomphant sur les ruines d’une monarchie de dix siècles, la liberté victorieuse et se croyant assurée d’un règne sans fin, tous les rêves d’une nation émue jusque dans ses fondements et le feu même des batailles au milieu des monuments élevés par la paix. Je m’endormis sans me douter que mon propre sort venait de subir /50/ entre les mains de la Providence une complète transformation.

Je prie le lecteur de faire avec moi quelques pas en arrière.

[Nota a pag. 29]

1 Cette table des chapitres a été dictée par le P. Lacordaire avant d’entamer le récit qui va suivre, et auquel manquent, comme on le verra, les quatre derniers chapitres. [Torna al testo ]

[Nota a pag. 32]

(1) La paroisse Saint-Michel, où était située ta maison de madame Lacordaire, rue Jeannin, 43. Le curé était M. Deschamps, né à Dijon en 1741, curé de Saint-Michel de 1802 à 1831. [Torna al testo ]

[Nota a pag. 36]

1 Les mœurs de Lacordaire n’avaient plus de frein, en ce sens qu’elles n’étaient plus contenues par le frein religieux. C’est tout ce que l’auteur a voulu dire. On aurait tort d’induire de là un dérèglement qui n’a jamais existé. (Note de M. Foisset, contemporain et compagnon d’études du P. Lacordaire.) [Torna al testo ]

[Nota a pag. 39]

(1) Sus notes d’école, conservées au lycée de Dijon, et les registres de la faculté de droit de Dijon, démentent ce jugement, beaucoup trop rigoureux. [Torna al testo ]

[Nota a pag. 42]

(1) Saint-Jean, xiv, 25. [Torna al testo ]

[Nota a pag. 44]

(1) Évêque de Versailles en 1827, mort en 1832, homme d’aimable et sainte mémoire. C’est lui qui disait au grand évêque d’Orléans, le lendemain de son ordination (20 octobre 1825): «Mon enfant, avant d’être bon prètre, il faut être bon chrétien, et avant d’être bon chrétien, il faut être honnête homme,» [Torna al testo ]

[Nota a pag. 45]

(1) MM. Gerbet et de Salinîs, nés en 1798, l’un à Poligny (Jura), l’autre à Morlaas (Hautes-Pyrénées), étaient devenus amis intimes au séminaire de Saint-Sulpice. Le premier est mort évéque de Perpignan, le second, archevêque d’Auch. [Torna al testo ]

Note del curatore

Denis-Antoine-Luc, comte de Frayssinous (1765 - 1841), predicatore e politico. Di estrazione borghese, fu docente di teologia al Seminario di Saint Sulpice, di tendenze moderatamente gallicane. Vescovo i.p.i. nel 1822, Ministro della Pubblica istruzione e dei Culti sotto Luigi XVIII e membro dell'Académie Française. Entrò nella Camera dei Pari col titolo di Duca. Lasciò la vita pubblica dopo la Rivoluzione di Luglio. Torna al testo ↑

Il palazzo dell’arcivescovado, attiguo a Notre Dame, fu invaso e saccheggiato dalla folla una prima volta il 29 luglio 1830; il 15 febbraio 1831 fu nuovamente assalito dal un’enorme massa di rivoltosi che lo distrussero quasi completamente. Torna al testo ↑

Hyacinthe-Louis de Quélen 1778 - 1839, arcivescovo di Parigi dal 1821. Accusato di simpatie monarchiche, durante la rivoluzione del 1830 fu fatto segno di violente contestazioni. Nel colera del 1832 trasformò i seminari in ospedali ed amministrò personalmente i sacramenti ai malati. Autorizzò il conio della “Medaglia miracolosa” della Santa Vergine, ideata da Suor Catherine Labouré in seguito ad una visione. Torna al testo ↑