Montalembert
Le testament
du
P. Lacordaire

/103/

Chapitre VI

Commencement d’exécution. — Noviciat à la Quercia.
Établissement à Sainte-Sabine.

Je devais naturellement commencer par Rome. Je m’y rendis et y l’entrai le jour même de l’Assomption 1838. Le général des Frères Prêcheurs, auquel je m’ouvris tout d’abord de mon dessein, m’approuva sans peine et m’accorda un diplôme par lequel il m’autorisait officiellement à travailler au rétablissement de l’Ordre et me promettait de sa part toute protection. Une fois ce gage dans mes mains, c’était du côté de la France et de l’opinion publique qu’il fallait me tourner. J’écrivis en quelques mois, tout en courant les chemins de Rome à Paris, le Mémoire pour le rétablissement en France de l’Ordre des Frères Prêcheurs. Plaidoyer court, substantiel et animé, il traitait la question générale du droit de la conscience à la vie évangélique sous les trois vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, et il traçait en quelques chapitres une image vivante des lois et de l’histoire de /104/ l’ordre de Saint-Dominique. Quelques noms fameux et populaires, tels que ceux de Barthélémy de Las Casas, de Savonarole, et de saint Thomas d’Aquin, y étaient rappelés, et je terminais par un long chapitre sur l’Inquisition, où étaient relevées une foule d’erreurs touchant l’origine et le vrai caractère de cet étrange établissement. Ce mémoire fut envoyée à tous les membres de la Chambre des pairs et de la Chambre des députés; il se vendit bien et fit entrer dans le domaine public les idées auxquelles je m’étais voué. Il me donna aussi mon premier disciple: c’était un jeune homme, fils d’un riche bouclier de Paris, et qui s’appelait Réquédat.

Réquédat s’était élevé l’âme en fréquentant l’école politique et économique de M. Bûchez. Plongé jusquelà dans un matérialisme vulgaire, la parole de son maître lui avait ouvert les yeux sur des horizons meilleurs. Dieu lui avait apparu dans la nature et dans l’humanité, et la lecture de l’Évangile, en lui révélant Jésus-Christ, avait achevé de conquérir son intelligence à la vérité. Je ne sais quelle main lui avait porté mon mémoire; il l’avait lu avec ardeur, et, passant tout d’un coup de la spéculation intellectuelle des choses divines au désir de l’apostolat, il était venu me trouver. Je l’accueillis comme un frère envoyé de Dieu; aucune question ne fut débattue, aucun éclaircissement demandé, aucune crainte manifestée; c’était un passager tout prêt à monter mon /105/ pauvre vaisseau et qui ne regardait même pas l’océan inconnu dont il allait traverser les flots.

Des Ames semblables me vinrent plus tard, mais aucune plus belle, aucune plus pure et plus dévouée, aucune empreinte au front d’une prédestination plus rare. Il eut sur tous les autres la gloire d’être mon premier compagnon, et la mort, en le frappant bientôt d’un arrêt précoce, y a laissé dans ma mémoire, une virginité que rien n’a ternie.

Je ne parlerai pas d’un jeune ecclésiastique qui se joignit à nous, parce qu’il fut bientôt infidèle à sa démarche, et nous laissa seuls, Réquédat et moi, dans les hasards où nous nous étions jetés.

On était au printemps de 1839; je refis avec Réquédat ce chemin de Paris à Rome, que j’avais déjà parcouru trois fois; mais précédemment le doute et l’inquiétude agitaient mon esprit. Cette fois tout était lumineux comme le ciel sous lequel nous marchions. Les lignes de mon existence m’apparaissaient clairement; je n’avais plus qu’à mener à fin les conférences de Notre-Dame et à rétablir en France l’Ordre dans lequel j’allais entrer.

Mon compagnon allégeait encore mon cœur par la sérénité de ses traits et l’intrépidité de son dévouement. Aussi ce voyage fut-il une sorte de fête continuelle.

Nous prîmes l’habit à Rome, dans l’église de la Minerve, le 9 avril 1859, et l’on nous envoya presque /106/ aussitôt au couvent de la Quercia, près de Viterbe, pour passer l’année de notre noviciat. Ce couvent avait une belle légende. Il avait été construit au quinzième siècle autour d’une image miraculeuse de la sainte Vierge, découverte dans une forêt entre les branches d’un chêne. C’était la ville de Viterbe qui l’avait élevé, et la magistrature municipale étant incertaine sur l’ordre auquel il fallait l’offrir, avait résolu de se transporter un matin vers la porte de la ville qui s’ouvre sur la roule de Florence et de donner les clefs du nouveau monastère au premier religieux qui se présenterait. Cette bonne fortune échut au général de notre ordre, qui prit immédiatement possession de la Quercia. Ce couvent avait une belle église, un beau cloître, un vaste parc planté de vignes et d’oliviers, et tout autour de lui des vallons escarpés, des bois et des montagnes. Notre séjour d’une année y fut très-paisible, sous la conduite d’un vénérable vieillard qui en était prieur et qui s’appelait le P. Palmegiani. Noire profession eut lieu le 12 avril 1840. Le prince et la princesse Borghèse vinrent y assister, et à notre retour à Rome, qui eut lieu quelques jours après, plusieurs jeunes Français furent à notre rencontre pour nous faire honneur.

On nous établit au couvent de Sainte-Sabine sur le mont Aventin. Le frère Réquédat, consumé en quelque sorte par la joie de son sacrifice, avait été atteint d’une phthisie pulmonaire et devait bientôt y succom- /107/ ber. Mais la Providence avait pourvu à ce que je ne demeurasse pas seul: trois autres Français étaient venus nous joindre et habitaient avec nous le cloîtré de Sainte-Sabine. Le premier, qui s’appelait Piel, était un architecte dont la réputation commençait à poindre; le deuxième, appelé Besson, était un jeune peintre venu à Rome avec sa mère pour y étudier les grands modèles de l’art. Tous les deux, comme le frère Réquédat, sortaient de l’école de M. Bûchez et y avaient puisé, avec la foi chrétienne, l’ardeur des saints dévouements. On s’étonnera peut-être qu’une école plutôt politique que religieuse envoyât ainsi dans les cloîtres plusieurs de ses disciples; mais il y avait alors en France un travail extraordinaire de doctrines, quelque chose qui ressemblait à ces premiers siècles de l’Eglise où l’on voyait des philosophes quitter Platon pour l’Évangile, et la sagesse humaine pour la sagesse révélée de Dieu.

L’histoire du jeune Besson était singulière. Amené à Paris du fond des vallées du Jura par une mère pauvre, il était entré avec elle dans la maison du curé de Notre-Dame de Lorette. Cet homme généreux l’avait placé à ses frais dans un pensionnat de Paris, où il réussissait très-peu. Quelquefois, on faisait appel à sa raison contre son cœur au sujet de cet enfant, mais il répondait avec une sorte de pressentiment prophétique: «Ayez patience; quelque chose me dit que cet écolier indocile sera un jour un /108/ instrument entre les mains de Dieu.» Cette persuasion était si forte chez lui, qu’en mourant il laissa à la mère un legs de 40,000 francs, qui étaient, je crois, tout son patrimoine. Les prévisions du pieux curé se réalisèrent, et Sainte-Sabine, en recevant le jeune Besson dans sa petite colonie française, y reçut un accroissement de piété et de grâce qui renfermait tout une bénédiction.

Le troisième hôte, survenu avec Piel et Besson, était un jeune ecclésiastique du diocèse de Nancy, qui avait été supérieur du petit séminaire de Pont-à-Mousson. Je l’avais connu à Metz, pendant une prédication de 1838, et il m’avait dès lors témoigné quelque sympathie.

Nous vivions à Sainte-Sabine avec d’illustres souvenirs de notre ordre. Tout y était plein de la mémoire de saint Dominique, de saint Hyacinthe, du bienheureux Ceslas, de saint Pie V. On montrait dans le jardin, entre des parois de briques, un vieux tronc d’oranger que la tradition disait y avoir été planté par saint Dominique lui-même. Pendant notre séjour, il poussa du pied une jeune et forte tige qui donna bientôt des fleurs et des fruits. On remarqua ce phénomène comme une sorte de présage d’un rajeunissement de l’Ordre et de l’esprit du saint patriarche, et notre foi accueillit volontiers cet encouragement. Nos jours passaient vite entre les exercices ordinaires de la vie religieuse et des réunions où nous nous efforcions de pénétrer la /109/ doctrine de saint Thomas d’Aquin. Quelques Français venaient nous voir comme une sorte de curiosité; mais la paix qui régnait autour de nous, les entretiens élevés du frère Piel, l’air angélique des frères Réquédat et Besson, leur inspirèrent aisément la pensée que la grâce de Dieu germait dans ces trois ou quatre épis de blé et qu’elle y fleurirait un jour.

Cependant le mal de Réquédat s’aggravait et nous le vîmes s’éteindre entre nos bras le 2 septembre 1840. La morL nous donnait ainsi sa consécration, et elle choisissait parmi nous l’âme qui était sans doute la mieux préparée et la plus digne de monter vers Dieu pour lui parler de nous. Nous ensevelîmes ce doux et fort jeune homme dans l’église même de Sainte-Sabine, et quelquefois encore l’étranger y discerne son modeste tombeau de briques surmonté d’une inscription qui rappelle son nom, sa mort prématurée et l’œuvre dont il fui les prémices.

L’heure était venue, non pas de rentrer en France, mais de lui donner un moment le spectacle de notre résurrection. Je m’y fis précéder par la Vie de saint Dominique que j’avais écrite à la Quercia sur les monuments primitifs du treizième siècle et qui était destinée à rétablir dans les esprits sincères la véritable physionomie du prétendu fondateur de l’Inquisition.