Gaëtan Bernoville
Monseigneur Jarosseau
et la Mission des Gallas

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IV

Premières prospections de Mgr Taurin

Mgr Taurin Cahagne1 était taillé en vigueur pour l’œuvre qui l’attendait. Ce Normand de cinquante-cinq ans (étant né à Vernon, dans l’Eure, le 26 mai 1826) joignait à la finesse d’observation de son terroir, une intelligence de premier plan, dont la lucidité et la solidité étaient les marques dominantes et qu’avait nourrie une vaste culture, puissamment dirigée et assimilée, à la fois théologique, scripturaire et littéraire. L’impression qu’il donnait aussitôt, à un degré exceptionnel, à ceux qui l’approchaient était de calme, de stabilité, de maîtrise de soi, qui lui venaient autant que de sa force de caractère, de sa grande sagesse et de la pondération de son jugement. Ce n’était ni un intuitif, ni un imaginatif, mais il atteignait souvent aux effets heureux de l’imagination et de l’intuition, notamment dans le choix des hommes et la prévision des événements, par l’intelligente méditation qu’il menait, dans son monde intérieur toujours calme, sur ce qu’il voyait, sur ce qu’il entendait, sur l’expérience quotidienne dont aucune des leçons, grandes ou petites, n’était perdue pour lui; les situations les plus difficiles le trouvaient disponible, préparé, jamais surpris.

/77/ Son action avait le mouvement même et le caractère de sa vie intérieure; prudente, réfléchie, méthodique, amie du réel et du possible, utilisant au mieux ce qu’elle avait sous la main sans rien forcer inconsidérément; elle s’enveloppait d’une discrétion extrême, où le Normand se retrouvait sans doute, mais surtout l’homme qui sait, avec la sainte Ecriture, le dommage d’une langue trop agile, et aussi le parfait connaisseur de l’Abyssinie, qui s’éprouve environné d’oreilles ennemies et n’ignore pas le cheminement, aux effets désastreux, des paroles incontrôlées. Par là, il pouvait paraître trop réservé, trop fermé, trop froid, mais ce que son entourage perdait en effusions et en confidences réconfortantes, il le regagnait par ce sentiment de sécurité totale qu’il ressentait auprès de lui.

Un être de haute raison, voilà ce qu’il est essentiellement, et cela se retrouve jusque dans sa piété, dégagée de toute dévotion sensible, mais forte et profonde comme sa foi, régulière comme l’organisation de toute sa vie. Cette raison précisément, accordée en toutes ses démarches aux données maîtresses de la Révélation, le font pénétrer, quand il dit la messe, si avant dans les lumières de l’incréé, qu’il en redescend vers le quotidien, tranfiguré par le divin.

D’un homme, à tant d’égards si secret, il y aurait impertinence et présomption à prétendre tracer un portrait exhaustif. Certains témoignages — parmi lesquels celui du Père Cyprien — me font penser qu’il y avait en lui des zones extrêmement sensibles — dont il ne livrait rien parce qu’il l’estimait inutile — mais par quoi il communiquait volontiers avec le mystère et ses prestiges émouvants. Chef de la terre de Finfinni et devant, à ce titre, rendre la justice, il observait l’usage des Gallas qui, n’ayant pas de code de droit, se transmettent oralement les lois, dans l’ombre et à voie murmurée. /78/ Il interrogeait à ce sujet les vieux sages cassés par les ans, et qui, dans les cellules de leurs cerveaux, mieux que sur les rayons d’une bibliothèque, conservaient intactes les formules d’une tradition éprouvée. Cette consultation se faisait de nuit et au cœur des forêts. On pourrait penser que la seule raison inclinait Mgr Taurin à respecter sur ce point les usages. Mais les plus perspicaces témoins de sa vie assurent qu’il y avait un goût naturel. D’autres traits nous disent d’ailleurs comme il était attentif et perméable à la nature et à ses voix confidentielles.

Si bien armé pour donner à l’expérience son maximum d’efficacité, il avait tiré le plus beau parti de ses quatorze premières années de mission. Son souci majeur fut de s’assurer de l’ascendant sur les Gallas de Finfinni, par les moyens les plus propres à frapper leur imagination. Comme tous les primitifs, ils étaient aux écoutes des forces obscures dont ils pressentaient la redoutable ou bénéfique influence dans les alternances du jour et de la nuit, dans le jeu des saisons, dans certains aspects de la terre. Tel sycomore géant, à l’abri duquel se tenaient les assemblées politiques de la tribu, où se célébraient ses mystères, le P. Taurin ne manqua pas d’y jeter son dévolu, pour célébrer la messe devant son tronc énorme. De même, il éleva une petite tour, parmi d’antiques oliviers, où il s’enfermait de longues heures. Tout honnement, il y priait et disait son bréviaire. Mais, le supposant sans doute en communication magique avec les puissances de la nature, les indigènes en concevaient pour lui une vénération qu’il excellait à tourner au profit de la vision chrétienne du monde.

Il n’avait pas manqué, ainsi que Mgr Massaïa et le P. Ferdinand, de s’allier à la tribu Gullélé par le lien légal de la communication solennelle du sang. Une goutte de sang, prise à la pointe d’un poignard dans le bras des /79/ grands chefs de la tribu et passé dans celui des missionnaires, puis l’opération inverse, tel est le rite, assorti de discours interminables et de tout un pompeux appareil. Dès lors, les missionnaires ne sont plus des étrangers; ils jouissent d’une parenté légale avec la tribu. Bien vite, le P. Taurin se rendit compte qu’il y avait intérêt à s’assurer cette même parenté dans les tribus voisines. La mission y gagnait en sécurité, comptant désormais des amis un peu partout dans cette région où une continuelle effervescence guerrière jetait périodiquement les tribus les unes contre les autres. L’évangélisation y gagnait aussi, de nouveaux centres religieux pouvant s’établir là où l’échange de sang avait scellé l’amitié.

Questionnant sans cesse les chefs les mieux doués des grandes familles sur les lois, les traditions, les usages et les mœurs, il acquérait une connaissance profonde du pays, sur laquelle il fondait les modalités de son apostolat. Le prestige moral croissant dont il bénéficiait était servi par sa prestance: une belle tête, au vaste front, aux yeux profonds, encadrée d’une barbe touffue, je ne sais quelle dignité tranquille répandue sur sa personne, tout cela impressionnait fort les Gallas. Au physique comme au moral, Mgr Taurin représentait vraiment, comme Mgr Massaïa, quoique différemment, le missionnaire-type, en qui convergeaient les plus beaux dons.

Il doublait son apostolat d’études scientifiquement menées. La pratique qu’il acquit de l’oromo-galla lui permit de rédiger, en cette langue, des livres destinés à l’apostolat et que les meilleurs connaisseurs furent unanimes à louer, notamment un manuel de piété et de vie chrétienne, un évangile selon Saint Matthieu. Il établit aussi un alphabet pour la langue oromo, et profita de son séjour en Europe en 1880 pour faire imprimer ces ouvrages. Il ne bornait pas à ces travaux son activité /80/ intellectuelle. Au cours de ses randonnées, il notait tous détails, intéressant la géographie des régions traversées, et, dans les loisirs que lui laissaient les campements, il multipliait, avec son théodolite, les relevés géodésiques. Ses observations, communiquées à son ami, Antoine d’Abbadie, allaient permettre à celui-ci de compléter son ouvrage sur la Géodésie d’Abyssinie.

Tel était l’homme, tel était l’apôtre qui, devenu vicaire apostolique pour les pays gallas, abordait Aden en janvier 1881. Par une cruelle ironie, dont notre histoire porte la tare, la France, dont il avait déjà magnifiquement servi le rayonnement et l’influence, venait, par les soins de ses chefs laïcistes, de le traiter en indésirable. Au cours de son séjour en France, en effet, il fut, comme le Père André l’était à la même époque du couvent de Toulouse, expulsé par la force du couvent de la rue de la Santé, à Paris, où il résidait, et Louis Veuillot avait tenu à honneur de recevoir, chez lui, celui que les pouvoirs officiels n’autorisaient plus à vivre dans sa famille religieuse. Aussi, se trouvait-il deux fois banni, par Ati Joannès de l’Abyssinie, par un gouvernement et un parlement français de sa propre patrie. Son intelligence et son âme protestaient d’un même mouvement contre cet acte infâme. Mais il dominait de toute sa stature morale les petits hommes auxquels son pays avait malencontreusement confié son destin. Proscrit, il va faire de son exil, au profit de la France, une victoire.

Une importante équipe de missionnaires l’accompagne: les PP. Louis de Gonzague, Casimir, Pierre, Julien, Joachim et les Frères Etienne et Michel. Mgr Taurin a déjà fixé son plan, du moins pour l’immédiat. L’élan du missionnaire le jetterait immédiatement au Choa où le courageux P. Ferdinand, seul, et à l’insu de l’empereur, garde le contact avec les chrétientés de Finfinni. Mais il ne peut songer pour le moment à y revenir. Ati /81/ Joannès, plus exalté que jamais, veille. Une des clauses du traitement humiliant qu’il a imposé à Ménélick, exige qu’aucun missionnaire européen ne demeure ni ne prenne pied au Choa. Il y a bien la grande espérance: Ménélick lui-même, qui a gardé à l’abouna Jacob son amitié, qui ronge son frein, prépare son heure, ce que n’a manqué de deviner le perspicace Mgr Taurin. Mais cela, c’est l’avenir, voilé de tant d’incertitudes. Quant au P. Ferdinand, Ménélick le fait bien bénéficier de l’oubli d’Ati Joannès, mais sa situation n’en reste pas moins des plus précaires et menacées.

Mgr Taurin a jeté son choix sur Harar, ville située au nord-ouest de la province du même nom, à quelque six cents kilomètres à vol d’oiseau de Finfinni, dans la zone du plateau éthiopien, qui surplombe du plus près le désert somali. Harar est une ville musulmane sur laquelle, depuis 1875, l’Egypte a mis la main ainsi que sur toute sa province. Carrefour inévitable, gros centre commercial, où affluent les marchandises, venant de la côte somali et qui font route vers le centre de l’Abyssinie, c’est un haut lieu précieux par où l’on communique avec l’extérieur et qui, par ailleurs, peut servir de point de départ pour une pénétration en pays galla. A vrai dire, si Harar est musulmane, sa province est peuplée de tribus Gallas, dites Barentous et Umbanna, mais qui ont profondément subi l’influence musulmane et en pratiquent de fait la religion, mêlée à leurs rites originels. L’on peut de là étudier la situation, voir venir, agir aux environs s’il se peut, bref se laisser faire, dans les meilleures conditions, par l’expérience, les circonstances, les impondérables.

Mgr Taurin ne s’attarde pas à Aden. Cette préfecture apostolique, tout en restant sous l’autorité du supérieur général de l’Ordre, a été entre temps détachée de la mission d’Abyssinie dont elle dépendait sous Mgr Massaïa. /82/ Positif, Mgr Taurin ne la regrette pas: elle est trop loin de son centre d’action. L’important, c’est qu’il ait sur la côte, non plus asiatique mais africaine, un poste où installer une procure et qui sera l’indispensable échelon de l’Abyssinie vers la route d’eau européenne et viceversa. Ce sera Berbéra, actuellement en Somalie britannique, alors occupée par les Egyptiens, et il y envoie, le 26 février 1881, les PP. Pierre, Casimir, Joachim et le Frère Stanislas.

Cela fait, Mgr Taurin, en mars, cingle vers Zeilah pour y rejoindre, avec le reste de ses compagnons, la caravane de deux marchands français qui vont à Harar. S’il part pour cette dernière ville d’un pas si déterminé, ce n’est pas sans avoir pris ses précautions; venant de France, à son passage à Alexandrie, il s’est muni de hautes recommandations du cabinet du Khédive et, d’ailleurs, a fait, à Berbéra, la connaissance de Nadi, pacha du Harar. Le 22 avril, il arrive à Harar et se présente aussitôt au pacha. C’est un musulman authentique, mais enfin les recommandations du khédive sont là; la personnalité de Mgr Taurin le séduit; il a d’ailleurs le goût de l’urbanité et il est loyal. Tout se passe donc bien sur le plan officiel.

Quant à la population musulmane, c’est une autre affaire: on dirait d’une nuée de frelons dont on a dérangé le nid. L’hostilité se manifeste sous bien des formes fort gênantes. Eau, pain, bois, denrées alimentaires sont refusés ou disputés aux missionnaires. Mgr Taurin décide l’attitude la plus effacée, l’absence totale de prosélytisme, tant que l’effervescence ne sera pas tombée. Se tasser dans l’ombre, y attendre avec patience le moment favorable, toute autre consigne serait imprudente. La protection du pacha en facilite l’accomplissement. Le prestige de Mgr Taurin, sa dignité, son calme, agissent sur le chef égyptien qui lui témoigne une /83/ estime et un respect grandissants. En septembre, il offre spontanément à l’évêque de lui faire vendre la maison d’un officier qui quittait Harar. Le 6 octobre, il réunit, en un banquet, tous les Européens présents dans la ville, sans négliger d’inviter les missionnaires. Par ailleurs, la population commence à se familiariser avec leur présence et s’apaise. Mgr Taurin utilise ces conditions favorables pour confirmer son installation. Le 13 novembre, il achète la maison proposée par le pacha.

Déjà, il avait commencé, encore que très discrètement, à circuler dans un rayon de cinq heures de marche autour de la ville. Il le fait, muni de recommandations de Nadi pour les chefs des territoires à traverser et il se garde de catéchiser. Ce sont des tournées de prospection qui lui permettent de prendre contact avec les Gallas, de nouer parmi eux des relations utiles, de se rendre compte de leur mentalité, de leurs mœurs, de leurs réactions. Pour le sagace observateur qu’il est, ces promenades sont fructueuses; elles préparent l’apostolat de demain. Il ne manque pas, au retour, de rendre compte de ses excursions au pacha, de lui confier ses impressions sur le pays. Ainsi entretient-il une atmosphère de confiance. Telle est sa méthode, sage, efficace et qui se fait un allié du temps.

En décembre, il part pour Aden où doit arriver un nouveau contingent de missionnaires. En passant par Zeilah, il apprend que la procure de Berbéra languit. Les conditions d’accès et de séjour y sont mauvaises, les possibilités d’apostolat trop restreintes. Zeilah est autrement favorable; il y loue une maison; les Pères, qu’il fait aussitôt venir de Berbéra, y installent la procure. Cela fait, Mgr Taurin passe à Aden.

Le 7 janvier 1882, accompagné du père Jean et du Frère Roger, y débarque le Père André Jarosseau.

[Nota a pag. 76]

(1) Au long de ce récit, je l’appellerai, comme on fait communément, Mgr Taurin, bien que ce soit là son prénom, son nom de famille étant Cahagne. [Torna al testo ]