Gaëtan Bernoville
Monseigneur Jarosseau
et la Mission des Gallas

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Le Père André sur le sillon

(1881-1900)

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V

La preparation missionnaire

Le jeune religieux vendéen qui, l’imagination tout effervescente de ces glorieuses images, atteignait enfin aux lieux de ses rêves, apportait d’emblée à la Mission des qualités essentielles: l’humble soumission à ses supérieurs, un dévouement sans limites, la ténacité de son terroir et une ferveur brûlante que son regard disait, ce regard ardent, profond, avide, embusqué au fond des arcades sourcilières proéminentes. Le visage, que commençait d’encadrer, avec la couronne franciscaine des cheveux, un collier de barbe encore courte et clairsemée, étincelait de la jeunesse de ses vingt-quatre ans.

Mgr Taurin, qui n’avait pas oublié le généreux élan de l’étudiant d’Orihuela, a tôt fait de discerner tant de ressources. Pour l’heure, il entend faire entrer le P. André dans une assez longue période d’initiation, de formation missionnaires. Il le veut bien armé avant de le jeter sur le champ de bataille. Il l’associe à ses travaux. Les mois de janvier et de février 1882 se passent sur la côte africaine. La situation à Zeilah est bonne. Le pacha de la ville est le vieil Aboubékir qui doit son titre à la France dont il a bien servi l’influence. Un fait, gros de conséquences pour la mission, se dessine. A la suite du meurtre d’un Français, M. Lambert, la demande de réparation /88/ formulée par notre gouvernement aura en effet pour résultat la cession à notre pays du territoire d’Obock.

Ainsi la France prenait un contact immédiat et permanent avec l’Abyssinie, au moment où se resserraient autour du vieil empire africain les convoitises européennes. La ceinture de la domination égyptienne qui, de la côte, en passant par Harar, rejoignait le Soudan et l’Egypte elle-même, se relâchait, flottait. En cette année 1882, le gouvernement italien achetait, sur la mer Rouge, le port d’Assab à la compagnie privée, d’ailleurs italienne, qui le détenait depuis 1869. En cette même année, un accord intervenait entre Ménélick et Ati Joannès que la puissance sans cesse croissante du roi de Choa obligeait à faire la part du feu. Joannès se réservait les régions septentrionales des tribus Ouollo-Galla, mais abandonnait à Ménélick le Kaffa, le gros des pays gallas, enfin Harar et son territoire qui se trouvaient donc désormais sous l’imminente menace d’une incursion des troupes de Ménélick.

Précisément, la pensée de Mgr Taurin était tout orientée vers le Choa. Pour s’être assuré, par une vue dont l’avenir allait démontrer la sagesse, un point d’appui solide à Harar, il ne renonçait pas pour autant à la chère Mission de Finfinni. Résolu à secourir le P. Ferdinand, dont la situation était devenue intenable, il avait, dès son arrivée à Aden, décidé de lui envoyer deux missionnaires et écrit à Ménélick pour en obtenir l’autorisation. La lettre devait être portée au roi du Choa par le messager que celui-ci lui avait envoyé pour le saluer. Par suite d’un malentendu, elle ne put atteindre le messager déjà reparti. Le second courrier ne put prendre le départ que six semaines après. Trop tard! Entre temps, les événements avaient forcé, en sens contraire, le destin.

/89/ L’abouna copte, toujours en état d’alerte, avait signalé à Ati Joannès la présence du P. Ferdinand dans le Choa, que l’empereur croyait totalement vidé de missionnaires. Il lui était facile d’être renseigné. La reine Taitou, femme de Ménélick, eutychéenne aussi fanatique que le pouvait être l’empereur, despotique au surplus et atrabilaire, était au fait de la présence indésirable du Père et, n’en pouvant obtenir de Ménélick l’expulsion, entretenait contre lui la cabale de la secte Karra. Les protestants, de leur côté, s’agitaient. Contre ces hostilités conjurées, le courage du Père Ferdinand ne pouvait rien. Ménélick eût souhaité le garder, mais il savait l’empereur intraitable sur le point des Missions catholiques et, sans doute, ne se souciait pas de compromettre, en lui résistant là-dessus, l’accord avantageux que, précisément, il négociait avec lui. Sans donner formellement au Père Ferdinand un ordre de départ auquel il répugne, il le presse néanmoins de s’en aller. Certaines pressions équivalent à une consigne. Continuer de faire la sourde oreille, ne serait-ce pas risquer de transformer des dispositions encore bienveillantes en mécontentement et, par là, mettre en cause les possibilités favorables de l’avenir, en ce pays de vicissitudes politiques continuelles où le désastre d’aujourd’hui peut devenir le triomphe de demain? Par surcroît, aucune nouvelle du vicaire apostolique et pour cause. Le P. Ferdinand, l’âme accablée, ne balance plus. Il laisse sur place trois prêtres indigènes et, emmenant avec lui l’alaca Sahéli et un fort groupe de chrétiens indigènes qui redoutent de rester au Choa, il part.

C’est ainsi que, le 9 mars, Mgr Taurin qui, de Zeilah, ne cesse de guetter, à la fois espérant et anxieux, l’arrivée d’une réponse favorable de Ménélick, voit déboucher la triste caravane qu’il n’attendait pas. Sur le visage du P. Ferdinand, raviné par le chagrin, sur les /90/ faces mornes des pauvres gens qui le suivent, il lit toute la vérité. La Mission du Choa n’est plus! Une déception le submerge, si démesurée qu’elle lui semble une mer sans rivages. Cet homme si fort accuse la violence du coup. Il reste droit comme un chêne, mais ses lèvres exhalent, comme un soupir, la lamentation du psalmiste: Omnis consummationis vidi finem, murmure-t-il. J’ai vu la fin de toute consommation!

Pour les débuts du P. André, quelle leçon! Ce qu’il savait d’une vue théorique, il l’éprouve dans la réalité spirituelle et charnelle: le missionnaire ne sème et, s’il le peut, ne moissonne que dans l’âpre labeur et les larmes. Cependant, cette scène émouvante, il ne l’a point vue et n’en aura le récit qu’un peu plus tard. Depuis la veille, 8 mars, il est, avec le P. Casimir, en route pour Harar où les envoie Mgr Taurin. Avec quelle fidélité, quelle humble ardeur, il a fait part, le 28 février, de cette bonne nouvelle au curé de Saint-Mars-des-Prés: « Je me prépare à quitter le port (de Zeilah) pour me diriger vers Harar; là je demeurerai sans doute quelque temps jusqu’à ce que je sois bon à travailler dans le champ du Seigneur... Comme c’est pendant la sainte quarantaine que nous nous trouverons dans le désert, nous sommes trop heureux de ressembler en cela à notre divin Maître dont il est dit: Ductus est in deserto a spiritu. Au milieu de ces régions où régnent les démons, les grâces du Ciel sont bien plus nécessaires. Priez donc pour moi, monsieur le Curé, afin que les secours du Bon Dieu ne me fassent pas défaut mais qu’ils fortifient ma faiblesse. »

Puis il est parti, mêlé ainsi que son compagnon, à une caravane. Pour franchir, sans risquer gravement sa vie, les deux cent cinquante kilomètres qui séparent Zeilah des premiers contreforts du plateau éthiopien, nul autre moyen. Pour avoir tenté de s’en passer, dans la sublime /91/ impatience de leur zèle, le Père Jean Damascène et le Père Alexis ont péri. Il faut vaincre, sous un soleil impitoyable, l’aridité d’un désert incendié. Il faut surtout, en faisant nombre, se garder des Somalis. Ces nomades grands, longs, musclés et fins, beaux comme des anges d’avant la chute, sont en effet les démons de ces solitudes. D’une férocité qui trouve dans le meurtre son plaisir, leur lance a tôt fait de transpercer le voyageur qu’ils découvrent, isolé, et dont les hyènes et les chacals dévorent ensuite le cadavre... Le trajet qui, à dos de chameau, demande normalement sept à huit jours, les deux jeunes missionnaires mettent vingt-deux jours à l’effectuer. Au Vendéen habitué aux doux horizons de son bocage, quel sinistre contraste proposent ces vastes étuendues! Paysage d’apocalypse, comme foudroyé par la malédiction de Dieu, hérissé en falaises abruptes, profilé en gorges et ravins désolés, ou s’étalant en plaines d’où surgissent des blocs de basalte. De loin en loin, trahissant le secret de nappes souterraines, s’alignent, au long du lit desséché des torrents, des arbres, des lianes, brèves visions qui ne reposent pas les yeux, accablés par cette lumière de feu, cette lumière blanche sous laquelle étincelle, s’écaille et tremble la terre calcinée.

Enfin Djeldissa!... C’est, au pied du plateau, le marché commun aux Gallas et aux Somalis, le trait de jonction du pays de Harar au désert et à la côte. C’est déjà la bénédiction des grands arbres amis. Puis, laissant là chameaux et chameliers, les voyageurs font l’ascension du plateau par des chemins escarpés, rocheux, ravinés, qu’une belle végétation borde et surplombe. Des champs de sorgho commencent d’apparaître. Bientôt, après avoir traversé les gorges de Guedessa, gravi les pentes du mont Egou, ils sont en vue de Harar.

Entre le plateau du mont Egou et celui du mont /92/ Akim, au milieu de la vallée qu’ils forment, c’est, étagée sur une colline, une ville de trente mille habitants, mais qui semble un gros village, une sorte de pyramide, composée de cubes de pierre, sans fenêtres et sans toits, qui sont les maisons. De ce monceau pierreux et gris, surgit, ici et là, la blancheur d’un minaret. Une muraille de protection bien hypothétique, tant sa construction est irrégulière et mal entretenue, serpente autour de la ville.

Les PP. André et Casimir pénètrent dans Harar par la porte unique, ouverte dans la muraille. Des soldats égyptiens, des gens en guenilles y stationnent. La rue principale a la largeur, à peine, d’un camion. Autant dire que c’est la seule, car on ne saurait nommer rues, les espaces si bien étranglés entre les deux files de maisons, que l’on peut toucher l’une et l’autre des bras étendus. Partout, c’est la mendicité agressive, partout la pouillerie. Harar est pourtant une ville de commerçants, autrefois, et même encore, à l’échelon clandestin, centre de trafic des esclaves, important marché pour le négoce et le transit des abondants produits du sud Ethiopien. Mais le laisser aller oriental recouvre tout, met sur la vie de la cité sa note de misère, de désordre, de négligence. Le soleil seul sauve cette cité de la plus morne désolation et il y a, par delà la ceinture des jardins, l’enchantement des collines bleutées, qui rejoignent les lointains. Sitôt tombé le jour, Harar n’est plus qu’une obscure taupinière, tandis que, au delà des remparts, où elles se livrent parmi les détritus de toute sorte à leur ignoble festin, le ululement lugubre des hyènes empbt la nuit.

Mais le Père André voit toutes choses dans l’euphorie du zèle apostolique qui l’emporte. C’est d’abord la joie de trouver, dans la maison de la Mission, le P. Louis de Gonzague, les autres Pères et Frères, qui l’accueillent, /93/ ainsi que son compagnon, avec une affection fraternelle. Et surtout, il est le jeune athlète, arrivé sur le terrain de son combat. « Oh! comme elles me sont restées présentes, écrira-t-il plus tard, ces premières impressions d’arrivée en Mission! Abondance de soleil, horizons vaporeux, végétation rigide, épineuse et laiteuse des euphorbes, granits poussiéreux, chaumières coniques, les habitants, petits et grands, qui circulent comme des ombres sous cette belle pluie de lumière tropicale, les tonalités sympathiques du langage galla, de très doux visages au milieu d’autres figures moins rassurantes, les salutations, les usages, la nourriture et, pour tout dire, le mode de vie, tout cela dit au missionnaire que, s’il est toujours dans le domaine du Bon Dieu, il n’est plus dans celui de l’Europe... »

La communauté travaille activement à l’aménagement de la maison achetée par le vicaire apostolique. Dans le courant de juin, arrive précisément Mgr Taurin. L’abattement où l’a jeté l’abandon du Choa n’a été que d’un moment. Du fond de l’amertume, sa calme raison, que d’ailleurs la confiance en Dieu ne quitte jamais, a émergé, ouverte à des perspectives nouvelles. La changeante politique, qui a ouvert un abîme, le peut combler demain. A la procure de Zeilah, il a laissé, comme supérieur, le P. Ferdinand. Et, pour l’heure, tout en restant attentif à recueillir toutes informations sur la politique générale et sur le Choa, où d’ailleurs trois prêtres indigènes sont demeurés, il va guetter patiemment l’occasion de déborder Harar pour entamer l’œuvre d’évangélisation dans le sens qui se révélera favorable.

Car il ne peut être question d’évangéliser Harar, sauf rares et problématiques conversions individuelles. Depuis les premiers temps du mahométisme, c’est une enclave musulmane en pays galla. Le mahométisme qui /94/ favorise à la fois en l’homme l’aspiration à Dieu et l’attachement au vice est chose que les missionnaires considèrent, d’expérience, comme indéracinable. Mgr Taurin lui-même disait de l’adhésion à la religion du Coran: « C’est un second péché originel. » De plus, hors ceux qui mendient et doivent résoudre chaque jour le problème de la faim, les musulmans de Harar n’ont en tête que le trafic profitable. Le mercantilisme les possède. Ils supputent, ils calculent, ils comptent la monnaie, ils escomptent celle du lendemain. De la côte à l’intérieur, la marchandise circule sans cesse. Tout passe par Harar. Chaque matin, quel remue-ménage! Les femmes partent dans toutes les directions, chargées de verroterie, de cotonnades, de feuilles de caféier, de denrées diverses. Aux multiples carrefours des sentiers qui s’enfoncent en pays galla se tiennent de petits marchés. Les femmes musulmanes de Harar y rencontrent des femmes gallas qui, elles, apportent beurre, chèvres, brebis, grains et peaux. L’échange se fait, dans un jacassement de volière... Les hommes, eux, se réservent les grandes opérations commerciales, celles qui les conduisent, à travers des risques sans nombre, dans les tribus de l’intérieur, souvent fort loin. Là-bas, ils achètent le gros bétail, l’ivoire, le grain par quantités. En sous-main, malgré l’interdiction égyptienne, se pratique, mais avec prudence et par unités camouflées, la traite des esclaves. C’est assez dire que tout, chez le musulman de Harar, s’oppose à la pénétration du christianisme.

C’est un indicible supplice pour Mgr Taurin et ses missionnaires que cette stagnation inévitable de l’apostolat, alors que leur zèle est provoqué de toutes parts par la misère morale et physique. Impossible de faire quelques pas dans la rue sans en avoir le cœur meurtri. On heurte des cadavres d’enfants ou des enfants agonisants, /95/ véritables petits squelettes qui luttent en gémissant contre les dernières affres de la faim. Que ne peut-on recueillir en nombre ces petits êtres, pour la plupart gallas — la ville compte environ dix mille Gallas — qui se meurent ainsi, les revigorer et, par l’eau du baptême, les vouer à l’éternelle vie. Mais le moindre geste de prosélytisme soulèverait la fureur des musulmans.

Le P. André en est tout frémissant. La plaie du mahométisme lui est une révélation saisissante, décisive, qui le poursuivra toute sa vie. C’est d’abord, pour ce Vendéen élevé dans les parfaites communautés chrétiennes qu’étaient, au temps de son enfance, les paroisses bocaines, la première vision concrète du péché triomphant, du vice étalé, de la passion charnelle déchaînée, de la cupidité grossière, de l’orgueil de l’esprit. C’est ensuite, pour le jeune missionnaire, la première initiation à l’une des plus lourdes hypothèques — l’autre étant le fanatisme eutychéen — qui pèsera sur son apostolat futur.

Tout cela, il le projette sur le plan apocalyptique où son imagination se complaît; il le traduit en formules où s’exprime le tour, facilement pathétique, de sa sensibilité: « C’est surtout l’islamisme qu’il s’agit de forcer, écrit-il à la fin de 1882 au curé de Saint-Mars, l’islamisme qui s’étend comme une ceinture maudite tout le long des côtes de cette pauvre Afrique. Si encore cette secte impie ne faisait pas chaque jour de nouvelles conquêtes vers l’intérieur! Mais c’est que ses progrès sont rapides et il est temps que les disciples de l’Evangile se hâtent de prendre le devant, pour opposer quelque digue à cette noire invasion. Il ne faut pas se le dissimuler. La religion de Mahomet est bien l’œuvre par excellence de l’Antéchrist, cette bête formidable dont parle l’Apocalypse. Tout périt sous cette domination empoisonnée. Non seulement ce sont les âmes qui sont victimes des ruines qu’elle amoncelle, mais ce sont jusqu’ /96/ aux industries les plus élémentaires. Le sol lui-même se couvre bientôt de ruines... Le mahométisme de nos jours peut se définir une barbarie policée... Les mahométans prient, me dira-t-on? Oui, mais... il n’y a pas jusqu’à leur mode de prière, à leurs scandaleuses ablutions qui ne soient en horreur devant Dieu. Le cœur du mahométan est plein de haine et de barbarie. Aussi la prière qui en sort est-elle sans miséricorde et couvre-t-elle les plus noires cruautés; sa haine pour le chrétien est sans mesure. Ils jeûnent? Mais quel singulier jeûne! Le jour, ils consentent à s’abstenir de nourriture pour mieux passer la nuit dans toutes sortes de gourmandises et de mauvais plaisirs que recommande d’ailleurs leur polygamie. »

Le 15 octobre 1882, les missionnaires apprennent l’occupation de l’Egypte par les Anglais, à la suite de leur victoire de Tell-el-Kébir. L’événement se répercute à Harar par le roidissement des Egyptiens; leur hostilité maintenant englobe tous les Européens, missionnaires compris, présents dans la ville. Voilà qui n’est pas fait pour faciliter la pénétration dans les tribus gallas des environs. De plus en plus, la Mission étouffe dans sa résidence, où elle est comme repliée sur elle-même. Mais Mgr Taurin, dans le silence dont il s’entoure si volontiers, prépare un grand dessein qui, en décembre, se dévoile. Le 8 de ce même mois, une lettre du P. André l’avait appris au curé de Saint-Mars: « Il est à croire que, prochainement, nous allons tenter de pénétrer dans le cœur de notre mission. Sa Grandeur Mgr Taurin s’occupe en ce moment de préparer les voies. Ce qui nous vaut ce bienfait, c’est un peu de changement dans la politique du Choa. Comme Ménélick tend par ses conquêtes à devenir de plus en plus indépendant de Jean d’Abyssinie (Ati Joannès) qui est au fond notre vrai persécuteur, nous espérons qu’il fermera les yeux /97/ et nous permettra de passer sur ses terres, d’autant qu’il semble garder envers nous quelque peu de sympathie. »

En clair, ce « peu de changement dans la politique du Choa » n’est pas moins que l’accord passé, cette année-là, entre Ati Joannès et Ménélick. On se souvient que l’empereur avait laissé à ce dernier carte blanche dans les pays gallas du Sud, dont le Kaffa et la région de Harar. Avec un conquérant de l’envergure de Ménélick, de telles clauses ne pouvaient rester longtemps lettre morte. Par des expéditions guerrières de plus en plus fréquentes, il se soumettait progressivement les tribus laissées dans sa zone d’influence et l’on pouvait déjà prévoir proche le temps où il mettrait effectivement la main sur la région de Harar. Dans la mesure où il prenait puissance et se libérait, de ce fait, de l’autorité du négus, des perspectives plus favorables s’ouvraient à la Mission. Le 10 décembre 1882, dans l’humble chapelle de la résidence, Mgr Taurin, entouré des PP. Ernest, Casimir, Julien et André, donnait la consécration épiscopale au P. Louis de Gonzague, qui devenait ainsi Mgr Lasserre, coadjuteur du vicaire apostolique et évêque du Maroc, in partihus infidelium. Dès le 20 décembre, pour ne pas éveiller les soupçons des Egyptiens, Mgr Lasserre descendait vers Zeilah d’où il devait gagner, par la route du désert, le Choa, accompagné des PP. Casimir et Joachim. Ils s’y trouveront après la Pâque de l’année suivante, au pays de Menso, non loin d’Ankober, à une centaine de kilomètres au nord-est de Finfnrni. Ils n’auront rien à demander au roi: un négociant français, M. Labattut, mettra une terre à leur disposition. Tant qu’ils ne connaîtront pas les dispositions de Ménélick, leur position sera précaire et d’attente, leur apostolat, auprès des chrétiens qui viendront à eux, tout de prudence et de discrétion.

/98/ Cependant, Mgr Taurin ne renonçait pas à tenter l’évangélisatioin des pays gallas qui s’étendaient autour de Harar. Le pacha Nadi se refusant à le lui permettre, il en demanda et obtint l’autorisation du gouvernement égyptien lui-même. Le 4 juin 1883, Mgr Taurin part dans la direction du sud-ouest, avec le P. Julien. Au delà du mont Garamoullata, qui ferme l’horizon de Harar, s’étend le pays occupé par les tribus Annias. Là, à Waréris plus précisément, il espère pouvoir contracter parenté légale — par la transfusion rituelle du sang — avec le chef Ali-Ourso. Mais l’affaire manque lui coûter la vie.

Au delà de Garamoullata, les personnages qu’ils doivent visiter sont absents. Ils descendent chez Orfo, un riche Galla de leur connaissance, à Goro Lafto. Pour comble de malheur — mais est-ce bien hasard? N’est-ce pas plutôt un piège? — Orfo n’est pas là. Des individus occupent la maison qui se disent ses frères et prétendent aiguiller les missionnaires dans une direction tout autre que celle dont il avait été convenu. Des groupes de Gallas se tiennent aux alentours, qui parlent à voix basse. Ce ne sont partout que chuchotements, pas feutrés, mystère. Tout cela sent la fourberie et le guet-apens. Le jour s’écoule ainsi. Le soir, Mgr Taurin, qui n’a cessé de se tenir sur le qui-vive, dépêche les enfants qu’il a amenés avec lui de Harar auprès du groupe le plus inquiétant qui stationne près de la porte. Les enfants surprennent une conversation d’où il ressort, sans doute possible, que ces gens projettent de conduire demain les missionnaires en un lieu où ils les assassineront, sans autre forme de procès. A son accoutumée, Mgr Taurin ne dit rien. Après la collation, chacun s’endort, mais à l’aube, l’évêque prétexte la nécessité de revenir à Harar, laisse une outre en dépôt et prend, avec le P. Julien et sa petite escorte, le chemin du retour. Fort déconfits, les Gallas, qui complotaient /99/ leur perte, leur crient: « Revenez! Revenez donc!...  » Ils s’en gardent bien. Cette tentative manquée, Mgr Taurin en projette une autre. Le 25 juin suivant, les Pères Ernest et Julien se rendent à Bobhasa, chez les Babbos Ala, à une quarantaine de kilomètres immédiatement au sud de Harar. Ils réussissent à s’y fixer. Celui qui a conseillé à Mgr Taurin cet établissement est un marchand qui connaît tout le pays pour l’avoir traversé maintes fois et qui se trouve à Harar depuis 1881.

Comment ne pas saluer au passage ce marchand d’une rare espèce? Il n’est autre en effet qu’Arthur Rimbaud. Après s’être, dans son adolescence, comme délivré de son génie poétique en deux ou trois explosions — Les Illuminations, Une Saison en Enfer — il avait, comme on sait, couru le monde, d’Allemagne aux Indes, exerçant les métiers les plus hétéroclites, avant d’aborder l’Abyssinie. Quand il arriva à Harar, il comptait à peine vingt-sept ans. Qu’y fait-il? Il se livre à un trafic intense, sur le modèle de celui qui est pratiqué couramment par les musulmans: échange de cotonnade, de verroterie contre les produits de l’intérieur qui sont ensuite acheminés à la côte. Mais sa meilleure affaire, c’est de vendre des Remington démodés à Ménélick qui, visant plus que jamais l’Empire, s’arme jusqu’aux dents. Quel est son but? Faire de l’argent assurément, mais en cette première période de Harar, c’est, nous en assurent Jérôme et Jean Tharaud dans leur étincelant reportage: Le Passant d’Ethiopie, pour trouver par là le moyen de vagabonder sur des terres nouvelles. Vers la fin de son séjour à Harar — il y restera jusqu’en 1891, sauf une absence de trois ans — il s’y formera, disent les Tharaud, un idéal plus bourgeois: fonder un foyer, avoir un fils dont il fera un ingénieur, « riche et puissant par la science ». Rêves changeants /100/ dont une atroce maladie, qui le conduira rapidement au tombeau, abolira les images ferventes. En tout cas, des poèmes, qui ne cessent d’halluciner depuis un demisiècle les meilleurs esprits de nos lettres, il n’a plus cure. Et même, s’en souvient-il? Il n’en touche jamais un mot. Ce qui reste hors série chez lui, c’est la continuelle nostalgie « d’autre chose », un monumental ennui que rien n’arrive — songe ou réalité — à dissiper. Quelque chose encore le soulève hors du commun. Un marchand de Harar, c’est un aventurier, et lui comme les autres, mais il est honnête, loyal; les indigènes l’appellent « la juste balance », disent encore les Tharaud. Sitôt l’Abyssinie entrée dans le circuit des préoccupations européennes, on s’est rué avec avidité sur cette période de sa vie, dans l’espoir d’y déchiffrer ce que l’on présumait être l’énigme rimbaldienne. Les témoins n’ont pas manqué qui eussent fait toute lumière, s’il y avait eu lieu. Interrogé par les Tharaud, le P. André, au déclin de sa vie, portera témoignage en ces termes: « J’ai eu, naturellement, plusieurs fois l’occasion de me rencontrer avec lui, mais, je dois vous l’avouer, jamais je n’ai soupçonné la qualité exceptionnelle de l’homme que j’avais devant moi. J’ignorais qu’il eût jamais écrit quoi que ce fût et je ne voyais en lui qu’un trafiquant comme les autres. Cependant, chaque fois que je l’ai approché, j’ai toujours été frappé de sa distinction et de sa réserve dont il ne sortait que pour lancer quelques boutades acérées. Il parlait peu, se livrait encore moins et l’on sentait pourtant qu’on avait devant soi un homme peu commun. Il menait la vie la plus simple. Que de fois je l’ai vu marcher derrière ses mulets et ses ânes, emportant dans sa poche, pour toute provision, un peu de mil grillé. »

Retenons ceci: « On sentait qu’on avait devant soi un homme peu commun. » Un ministre de France en /101/ Abyssinie, M. Lagarde, que nous verrons bientôt en action, a écrit à Paul Claudel que Rimbaud rêvait des choses que les indigènes et les chefs musulmans de l’entourage de l’émir (M. Lagarde était alors gouverneur à Obock) ne comprenaient point... Ils le considéraient cependant comme d’inspiration céleste1. Tout de même, en ce qui concerne le P. André, ne le poussons pas au delà de ce qu’il a voulu dire. On imagine assez la qualité courante du trafiquant de Harar. Qu’aux yeux du Père, devenu Mgr Jarosseau, le trafiquant Rimbaud ait tranché sur la moyenne, on n’en saurait douter, mais jamais au point qu’il en ait été intrigué. J’ai maintes fois questionné moi-même des personnes qui ont, là-dessus, entrepris Mgr Jarosseau, au soir de sa vie. Elles n’en ont obtenu qu’un souvenir inconsistant. Au reste, Rimbaud était bien loin d’être un paroissien de la Mission. De lui au P. André, tous les ponts manquaient à la fois. Il reste que le poète d’une Saison en Enfer a été, par deux fois, le soutien de la Mission: directement par le conseil favorable et même pressant qu’il donna sur Bobassa et, une autre fois, par l’intermédiaire d’un ami. Ce Labattut, en effet, qui vient de donner une terre à Mgr Lasserre et à ses compagnons, à Berraket, dans le Choa, c’est l’associé de Rimbaud.

Tandis que les missionnaires reprennent pied dans le Choa et s’établissent à Bobassa, le P. André poursuit son existence sédentaire à Harar. Sédentaire, mais non inactive. Ces flux et reflux des Pères qui s’en vont, reviennent, repartent, ces récits de tentatives contrastées, ces alternatives d’angoisse et d’espérance, cette observation quotidienne de la vie musulmane à Harar, cette vue directe d’une immense misère matérielle et morale, c’est de l’expérience qu’il reçoit à pleines mains. /102/ De plus, on confie au P. André quelques petites œuvres; il se perfectionne dans la connaissance de la langue galla, clef de son futur apostolat, et qu’il possédera bientôt si parfaitement. Il étudie aussi l’arabe. Ces deux années de Harar — 1882 et 1883 — c’est un noviciat missionnaire où la leçon du dehors retentit dans son âme en ondes sans fin, durant les longues heures de méditation et de prières.

Au cours de janvier et février 1883, il est brûlé par la fièvre, épuisé par une sorte de dysenterie. Il salue la croix: « Si le Bon Dieu me continue sa sainte grâce, écrit-il à son curé, j’espère qu’ainsi éprouvé par les douleurs du corps et de l’âme, je ferai un rude mais bon noviciat de la vie apostolique en apprenant à suivre l’action de Dieu, même en dehors de cette douce tutelle qu’a toujours rencontrée mon âme dans nos chers cloîtres. Alors, c’était le lait de la sainte religion, notre mère. Maintenant, c’est le pain, la nourriture des forts que je dois apprécier. Bien peu se rangent de plein cœur sous le drapeau de Dieu qui est la croix; si je dis cela, c’est aussi pour faire mon propre jugement, ma condamnation. » Comme il reste pareil au séminariste de Chavagnes, au jeune religieux de Toulouse et d’Orihuela! C’est le même chant de l’âme, sur le mode mineur, humble et frais, simple et fervent.

Mais, maintenant, il s’accorde à la vie de la mission qui est devenue sa vie même. Ses lettres au curé de Saint-Mars reflètent la grande espérance du moment, entrevue par delà l’imminence de péripéties tragiques: « Il y a un mois et demi, écrit-il le 15 juillet 1883, les troupes du roi Ménélick ont failli faire le sac d’Harar. Pour cela, il ne leur manque que la volonté, car, s’ils eussent voulu, les Abyssins se furent aisément emparé de la ville; peut-être que, pour des raisons politiques, ils ont mieux aimé se contenter de piller une partie du tribut égyptien à /103/ une journée de la ville. Il ne serait pas impossible que, dans un temps plus ou moins éloigné, Dieu se servit du petit royaume chrétien d’Ethiopie pour ruiner l’islamisme. En attendant, on doit dire à la gloire de cette petite puissance que, si le mahométisme n’a pas envahi toute cette partie de l’Afrique, c’est à elle qu’on le doit. » C’est là une pensée qui ne cessera de grandir en lui, une pensée profondément juste. Tout altéré qu’il soit par l’hérésie, le christianisme éthiopien n’en représente pas moins la lutte et la victoire de la croix contre le croissant. C’est là une réalité qui sous-tend toute l’histoire d’Ethiopie.

Pour l’heure, le nom de Ménélick bat les murs de Harar, en attendant que ce soit son armée. Déjà, sur son ordre, à la fin de 1883, le ras Gobana a envahi le Kaffa qui a fait sa soumission. C’est une heureuse perspective pour la mission. Le ras se montre en effet très bienveillant à l’égard des prêtres indigènes: abba Mathéos, abba Lucas et abba Fessah, qui, depuis le départ de Mgr Massaïa, montent là-bas une garde héroïquement fidèle. Au début de 1884, Ménélick se soumet les Gallas Aroussis. Il est maintenant le maître effectif des provinces qu’a laissées à son influence Ati Joannès, sauf de celle de Harar. De ce côté, il a des raisons d’attendre quelque peu. Les Egyptiens doivent, à plus ou moins bref délai, évacuer la ville que les Anglais, depuis qu’ils ont conquis l’Egypte, méditent d’occuper.

A cette même époque, la mission des Gallas est définitivement confiée aux capucins de la Province de Toulouse. Et celle-ci envoie du renfort: les PP. Léon de Ste-Marie et Césaire d’Arles. Ce dernier est envoyé à Zeilah pour y remplacer le P. Ferdinand qui rejoint Harar. Grâce à la conjoncture politique (le gouvernement égyptien a donné ordre que libre action soit laissée aux missionnaires en pays gallas), Harar a cessé /104/ d’être pour la mission une sorte de catacombe, où l’on priait dans l’ombre. Mgr Taurin va développer son plan au cours de 1884.

Le 26 février de cette année-là, il envoie le P. André à Bobbasa. Pour le jeune missionnaire, qui a porté courageusement l’épreuve d’une longue attente, la vie missionnaire active va commencer.

[Nota a pag. 101]

(1) Cité par M. Henri Clouard (Histoire de la Littérature française). [Torna al testo ]