Gaëtan Bernoville
Monseigneur Jarosseau
et la Mission des Gallas

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VII

Saint-Michel-d’Awallé

Les Gallas, avec lesquels le P. André a pris, en des postes divers, un premier contact, il va maintenant pouvoir les étudier à longueur de journée pendant des années. Que sont-ils au juste?

Et d’abord, quelle place occupent-ils sur le damier éthiopien? Damier bien composite. Dans le magistral ouvrage, où il a consigné les résultats de ses recherches archéologiques, le P. Bernardin Azaïs — qui va bientôt entrer dans l’histoire de la Mission — a marqué les quatre périodes où les vagues humaines successives ont peu à peu constitué l’actuelle Ethiopie. Une période prékamitique pendant laquelle le territoire correspondant à l’Ethiopie était occupé par des nègres — Pygmées ou Boschimans — qui peuplaient l’Afrique. Une période protokamitique, caractérisée par la superposition aux noirs d’éléments venus d’Arabie, d’où métissage. Une seconde vague protokamitique, les Kouchites, a laissé, à l’époque actuelle, des représentants — Bogos, Agaou, Sédamos, Danakils, Somalis — refoulés par d’autres migrations sur le pourtour du plateau éthiopien. Dans une troisième période, celle-là kamito-sémitique, de nouveaux peuples, venant probablement encore d’Arabie, entre les années 2000 et 1000 avant l’ère chrétienne, se sont implantés dans le pays. Leurs descendants sont les Abyssins proprement dits, Tigréens, Amharras, Godjamites, /126/ Choans d’aujourd’hui. Enfin vient la période galla. Sans doute les Gallas peuplaient-ils depuis longtemps les confins méridionaux de l’Ethiopie. C’est au milieu du XVIe siècle, tandis que le musulman Gragne sévissait, que les Gallas envahirent le pays par le Sud. En dehors de ces grands courants d’immigration, il faut noter des nègres soudanais, cantonnés au sud et à l’ouest du plateau, et que les Abyssins désignent du terme méprisant de changallas.

Les vastes territoires gallas, assignés à la Mission, s’étendent au sud du Nil bleu. Le grand Nil ou Nil blanc les borde à l’est, le Baro-Sobat au sud, le plateau abyssin à l’ouest. Sur la race qui les peuple, le P. André ne tarit pas d’admiration, dans ses lettres au curé de Saint-Mars. Son sentiment est largement partagé par ceux qui ont parcouru ces contrées. Le pur type galla est, de fait, d’une extrême distinction: taille élancée et haute, muscles longs de sportifs racés, fines attaches, proportions parfaites, dentition régulière et d’éclatante blancheur. On a appelé le Galla « le plus beau noir du monde ». Mais cette appellation lui convient-elle? Le nez est aquilin, non camus, la lèvre n’est pas lippue, les cheveux ne sont pas crépus, mais plats ou légèrement frisés. Le teint lui-même est plus souvent bronzé que noir, bien moins foncé en tout cas que celui des Abyssins, dont le type, pourtant beau, est généralement surclassé par le type galla. Les femmes sont souvent jolies. Qu’il chevauche, en incomparable cavalier, son coursier ou qu’il parcoure d’un pas rapide et le pied toujours nu, posant à plat sur le sol, les prairies de ses plateaux ou les sentiers montagneux, le Galla, par le jeu harmonieux de son corps aux pures lignes, est un des enchantements du monde visible. Ce caractère physique aristocratique, joint à ses qualités d’intelligence, d’habileté, de persévérance, à sa répulsion pour l’esclavage /127/ — il n’a pas d’esclaves — et pour les atrocités et mutilations familières aux Abyssins, tant de qualités de civilisé, en somme, sous la gangue de quelques superstitions grossières, ont fait dire à Antoine d’Abbadie: « Ils ne seraient pas des Gallas, mais comme des Français, s’ils étaient chrétiens. »

Tranchant si nettement sur le reste du monde noir africain — et jusque par sa langue qui a les harmonieuses sonorités des langues latines — il n’est pas surprenant que l’origine des Gallas, et ce nom même de Galla, aient suscité l’hypothèse qu’ils descendraient de tribus gauloises engagées en des incursions très lointaines. La vive imagination du P. André s’y est complue, au point de la transformer en quasi-certitude. Elle est pourtant à rejeter au nombre des conjonctures invérifiables, et même invraisemblables. Un savant comme le P. Azaïs, d’accord d’ailleurs avec les plus éminents ethnologues, estime qu’il n’y a pas lieu de s’y attarder. Déjà, le terme d’oromo, du nom d’une lignée galla particulièrement célèbre, tend à se substituer à celui de galla, et éloigne ainsi l’instinctive tentation que suscite l’analogie terminologique de gaulois à galla.

De la pureté et de l’intégrité de la race, le peuple galla a noble souci, qui inspire son organisation communautaire, laquelle est du type oligarchique et aristocratique. Des deux grandes familles qui se le partagent, l’une, l’aînée, celle des Borana, s’attribua, en vertu du droit d’aînesse, les territoires dépendant des provinces centrales abyssines — Choa, Kaffa... L’autre, celle des Barentous, dont dépend Awallé, poste du P. André, reçut les régions vassales de l’empire abyssin — Harar, Sidamo, Aroussis. Toutes deux convinrent de sauvegarder leur unité morale, par la fidélité à leur constitution ou hiérarchie sociale et à leur région. Le sceau de cette unité, de cette fidélité, serait situé dans la tribu aînée, /128/ celle des Borana, et s’incarnerait en la personne du chef de cette tribu, honoré du titre, à la fois national et sacré, de Abba-Mouda ou Père de l’onction. Régulièrement, à des périodes déterminées par le fonctionnement de la constitution, chacune des tribus, composant les deux grandes familles gallas, désignent un délégué, parmi leurs personnalités les plus honorables, et qui prennent alors le nom de leimo ou djila, qui veut dire pèlerin, et tous ces délégués pèlerinent en effet, par groupes et sans armes, vers le Père de l’onction.

C’est généralement un vieillard desséché, rempli de l’expérience et de la sagesse des anciens âges, qui les accueille paternellement, reçoit leur tribut, dont une belle génisse, et les asperge individuellement d’un flot de beurre mélangé de myrrhe. Du coup, les bénédictions et les malédictions, dont il se montre prodigue, prennent en quelque sorte valeur sacramentelle. Pendant quelque temps, les pèlerins reçoivent les leçons qu’il leur donne sur la loi et la religion, puis ils s’en vont. Tandis qu’il suit, de son regard usé, les groupes qui fondent dans le lointain, il sait qu’il a revêtu chacun de leurs membres d’un caractère sacré, qui le fera honorer, dans son village, comme un patriarche... A l’époque où le P. André s’installe à Awallé, cette cérémonie essentielle va prendre fin. La pénétration mahométane, la domination abyssine en auront raison. Elle va être condamnée du même coup par le Coran et par les édits du négus. Mais les représentants de quelques fervents cantons poursuivront ce pèlerinage clandestinement. Les étapes en resteront une voie sacrée. Et chaque cœur galla se reportera toujours à la source de sa piété racique et de sa piété religieuse, à celui qui en est le mainteneur, à la fois symbolique et efficace, l’Abba-Mouda, Père de l’onction.

La constitution du gouvernement galla s’inspire fidèlement, /129/ à la fois de la noblesse de la race et de la primauté familiale. Le pouvoir se transmet, comme un droit d’héritage, de familles en familles, issues de la parenté consanguine. D’où le soin que chacun apporte à conserver la généalogie de ses ancêtres et l’orgueil qu’il en tire. Toutes les familles, appartenant à la race consanguine, deviennent à tour de rôle héritières du pouvoir, et ce tour de rôle, qui représente un droit légal, englobe quarante ans de vie humaine. Cette période de quarante ans est divisée en cinq périodes de huit ans dites gadas. Ainsi est composé le Parlement. Arrivé à sa quarantième année d’exercice, le dignitaire galla entre dans le corps très vénéré des Leucobas-Ayous ou Anciens. Dans le cadre des Gadas, quatre grands dignitaires mènent le jeu: le Bokou et le Dori, le Bokou exerçant le pouvoir législatif et exécutif avec le conseil des anciens et avec le Dori, sorte de vice-Président, enfin le Raba et le Rorrissa ou Follé, personnages honoraires, sans autorité effective, mais non sans influence, candidats au pouvoir par droit de naissance. Les cérémonies par lesquelles sont investis ces quatre personnages sont à la fois religieuses et civiles, caractère qui marque profondément l’organisation politique, sociale et familiale des Gallas.

Au conseil des vieillards — des deux sexes — sont soumis les litiges, quand les jeunes et les hommes mûrs n’ont pu arriver à les trancher. Avec volubilité, véhémence, violence parfois, les arguments sont exposés par les deux parties, parfois deux tribus à la veille d’en venir aux mains. Tassés au fond de leur âge et de leur sérénité, les anciens, les anciennes écoutent silencieusement. Quand les adversaires en ont fini, ils se retirent quelques instants et le vénérable tribunal délibère. Après quoi, il donne son avis; il s’inspire de ce que ces vieilles gens ont appris, vu, entendu au long des temps, /130/ et se présente à peu près ainsi: « Ce cas qui vous divise, nous l’avons vu plusieurs fois se présenter dans notre existence. Nous l’avons résolu de telle manière, mais sans succès. Finalement, grâce à notre expérience de la vie humaine, nous avons eu recours à une autre solution qui a pleinement réussi et que voici... Suivez notre conseil et vous serez en paix. » Ce n’est qu’un conseil en effet, mais telle est la vénération dont est entourée la vieillesse qu’il a valeur de sentence. Chacun s’incline et la paix est scellée par un grand banquet dont bœufs et brebis font les frais.

Le trait essentiel de la religion galla, c’est le monothéisme. Donc, un seul Dieu auquel est rendu le culte d’adoration, de respect et d’actions de grâces. Des cultes subsidiaires, issus de pratiques superstitieuses, sont rendus au démon, aux génies malfaisants, mais ce sont des cultes qui répondent à un sentiment de terreur, au désir d’exorciser, d’apaiser des esprits contraires et contrariants. Ce peuple de pasteurs, épars à l’ombre des arbres géants, dans les solitudes indéfinies, enveloppé du silence mystérieux de la nuit tropicale, redoute quelque action maléfique, embusquée dans les forces de la nature. Le Wadadja ou culte ne va qu’au Dieu unique.

Il consiste à lui demander ses bénédictions pour la famille, pour le village et pour le pays — d’où son triple caractère familial, local et national — ou encore pour obtenir l’éloignement ou la cessation de malheurs ou de fléaux. Ce culte n’est pas lui-même entièrement dégagé de superstitions: l’invocation aux génies (forces du ciel et de la terre), l’intercession des mânes, la dévotion rendue au djima, arbuste dont les feuilles, mâchées ou mêlées à la boisson, communiquent une vive excitation, autant de pratiques superstitieuses insérées dans le culte de Wadadja, mais qui ne s’inscrivent en rien contre le culte de Dieu, considéré comme dispensateur /131/ de tout bien et maître de toute puissance créée. Tout compte fait, le Wadadja est l’un des cultes les plus remarquablement purifiés qui se puissent rencontrer dans le paganisme. Le P. André lui-même a noté les quatre caractères qui en font, malgré l’alliage d’incantations païennes, un exercice de haute qualité spirituelle: la foi en un seul Dieu, créateur, source de tout bien et qui assiste les hommes dans leurs maux — l’honneur fait au foyer familial, qui est le principal sanctuaire du Wadadja et dont les « célébrants » sont les pères et mères de famille — la place de choix faite aux anciens et aux anciennes, « co-célébrants », ce qui inculque aux jeunes le respect de la vieillesse — le fait de rassembler amis et ennemis dans une même imploration, ce qui faisait tomber bien des animosités et même bien des haines.

Le texte de certaines prières des Gallas atteste la pureté de leur conception monothéiste: O Dieu! O Dieu! O mon Dieu — en toi je passe mes jours et mes nuits. — O Dieu, ô Dieu, ô mon Maître! — Si tu détruis, tu n’as point à restituer. — Ne manquant de rien, tu ne saurais refuser. — Et, en donnant, tu ne saurais t’épuiser. — O notre Père qui dans les deux domines. — De la nature et de l’homme tout sectet tu devines. — Nulle puissance à la tienne n’est voisine. — Maître qui n’as point de maître, etc... Bien des maximes indigènes témoignent aussi de façon saisissante de la spiritualité élevée de la religion galla. Dieu n’est pas pour elle un souverain barbare, vindicatif et fantasque, jouant de sa puissance pour son seul bon plaisir. Il est installé au cœur de la vie morale, comme sa norme et son régulateur: « Dieu demande compte au vent du brin d’herbe qu’il a agité de côté et d’autre; Dieu demandera compte au pécheur de la moindre faute. » — « Ne dis pas: Dieu ne me voit pas, je puis mal faire; car il aura le /132/ dernier mot. » — « Dieu fait pâtir le juste dans la pauvreté, et donne la richesse au méchant; mais c’est pour tout arranger dans la vie future. »

A cette vie future, à l’immortalité de l’âme, le Galla croit de la façon la plus ferme. Il a la notion d’un séjour bienheureux, éternel, non pas matérialisé à la façon mahométane, mais fait du bonheur de l’union à Waga (Dieu). « Il est rentré en Waga... Il jouit de la vue de Waga... », ce sont expressions courantes à propos d’un mort. Les Gallas croient aussi à l’enfer pour les méchants. A vrai dire, ils n’y mettent pas grand monde, ni surtout des gens de leur race. La bonté de Waga, qu’ils assimilent pratiquement à une bonhomie indulgente, surtout à leur endroit, leur propre excellence dont ils sont persuadés, les rassurent sur ce chapitre de l’enfer, et cela n’est point sans conséquences sur les mœurs qui sont relâchées. Gai, insouciant, abondant en propos spirituels et en boutades, le Galla prend facilement son plaisir où il le trouve, sans regarder à la qualité. Il croit à un purgatoire, à une purification, préalable à l’entrée dans le céleste séjour, sous forme d’une errance lamentable des morts peccamineux à travers les bois, les broussailles, les lieux abrupts et solitaires. Ces promeneurs fantomatiques déversent volontiers leurs amertumes sur les êtres de chair et d’os en actes maléfiques, comme d’inoculer des maladies. Ces altérations puériles et barbares de justes notions eschatologiques ne doivent pas voiler le caractère substantiellement spiritualiste de la religion naturelle des Gallas.

On comprend après cela le propos de Mgr Taurin, pieusement consigné par le P. André: « Voilà, mon Père, disait-il à celui-ci après avoir assisté à une cérémonie du Wadadja, une pratique digne d’être christianisée. C’est à cette transformation que je vous prie de travailler, lorsque vous aurez le bonheur de faire une /133/ fondation. » Le P. André ajoute: « C’est à la suite de cette recommandation où le vénérable pontife avait concentré toute la vivacité de son affection pour la race oromo (galla) que le jeune missionnaire (le P. André) qui l’accompagnait, prenant la parole de son évêque comme un mandat du ciel, se mit à étudier avec soin la race galla, ses origines, sa langue, sa religion, ses mœurs et enfin tout ce qui constitue sa vie civile et religieuse, afin de pouvoir travailler efficacement à sa conversion. » Durant son séjour à Awallé, le P. André, dont l’esprit minutieux ne laisse échapper aucun détail, va pousser cette étude de la race galla au point d’en devenir un connaisseur consommé, imbattable. Son apostolat, conforme à la consigne de Mgr Taurin, s’appliquera constamment à retourner certaines des croyances et données fondamentales de la religion galla dans le sens chrétien. Œuvre de transformation plutôt que de destruction, voilà le but qu’il s’assigne.

Mais il se heurte en cela au plus dangereux des concurrents. Dans des lettres à M. Cailleton, le P. André se plaint souvent que le mahométisme ait devancé les missionnaires. Il les a devancés non seulement dans le temps, mais aussi dans la méthode. Le Wadadja étant le cœur même du culte galla, les musulmans se sont aussitôt appliqués à le transformer peu à peu en pratique du Coran et, de fait, ils arriveront à lui faire exprimer une invocation à Mahomet. Les versets coraniques et les mélopées arabes s’insinueront dans la liturgie primitive, au point de remplacer la grande majorité des formules du rite antique. Waga deviendra Allah. L’introduction, dans le Wadadja, en tant qu’élément essentiel de la cérémonie, de la feuille de djimma, est aussi d’influence musulmane. Le djimma est devenu la matière sacramentelle du Wadadja, et la manducation de sa feuille un rite constant. Ainsi de suite. Dans /134/ sa correspondance, le P. André affirme que, si vingt-cinq ans auparavant, la grande majorité des tribus gallas, groupées autour du Godjam, du Choa ou du Kaffa, étaient simplement infidèles, les deux tiers au moins sont devenus sectateurs de Mahomet. Peut-être cette proportion est-elle exagérée, mais le fait reste exact en son fond.

Certaines mœurs du pays galla facilitent d’ailleurs l’action du mahométisme: la polygamie par exemple, mais elle est pratiquement réservée aux riches et notables, car la femme s’achète et n’appartient théoriquement à son mari que lorsque celui-ci en a complètement soldé l’achat. Par ailleurs, l’esprit même de la polygamie galla s’oppose à celui de la polygamie musulmane. Ce n’est point en effet un principe de volupté, comme chez les musulmans, qui autorise la pluralité des femmes, mais l’amour des enfants, la recherche de la gloire et de l’intérêt matériel que peut procurer au Galla une postérité guerrière nombreuse. La monogamie reste l’idéal matrimonial, qu’il reconnaît comme tel, même quand il s’en écarte. « Dieu, dit-il dans un axiome rapporté par Antoine d’Abbadie, ne nous a ordonné qu’une seule femme; en prendre plusieurs nous a été enseigné par le chien. » Aussi bien la majorité des Gallas n’ont-ils qu’une femme et l’infidélité, encore qu’elle soit largement pratiquée, est mal cotée. L’élite, qui s’en tient à la femme unique et à la fidélité conjugale, représente vraiment l’idéal religieux et national. Mgr Taurin va jusqu’à dire que le mariage galla est le plus solide après le mariage catholique. Il reste que, par la classe polygame, que sa richesse rend influente, le mahométisme agit pour dissocier le foyer monogame.

Telle est la situation devant laquelle se trouve le P. André; c’est un complexe que viennent encore aggraver certains aspects de la domination abyssine. Certes, /135/ celle-ci représente la croix contre le croissant et j’ai dit combien le P. André est possédé par cette pensée. Depuis la conversion officielle de leur dynastie au christianisme, vers l’an 330, les Ethiopiens ont pris la croix comme signe d’unité nationale, comme emblème à la fois religieux et patriotique. C’est là un point considérable sur lequel le P. André revient sans cesse dans sa correspondance et dans ses notes. Un souvenir, d’une intimité sacrée, l’exalte: il a retrouvé, sur la terre où l’a porté son destin missionnaire, cette croix que le petit garçon d’autrefois a vu se dresser, toute blanche, à l’orée d’un chemin de Vendée... Mais, pour l’heure, en cette station d’Awallé placée sous l’égide de Saint Michel, et où il est seul missionnaire, entouré de trois jeunes chrétiens indigènes qu’il y a amenés, la domination abyssine se traduit par des difficultés supplémentaires.

Un passage d’une de ses lettres nous éclaire: « C’est l’eutychianisme qui domine en Abyssinie, mais il n’y a que le clergé et les moines qui se rendent un peu compte de l’erreur qui les distingue: quant au peuple, sa foi est catholique, c’est-à-dire qu’il croit parfaitement que Notre-Seigneur Jésus-Christ a souffert en tant qu’Homme-Dieu ou comme Dieu-Homme. » D’une façon sommaire, que le P. André, dans ses notes ultérieures, complétera et nuancera, quelque chose d’essentiel est ici indiqué: à ne considérer que le peuple, l’Abyssinie eût pu être facilement ralliée à l’intégrale pureté du christianisme, à l’Eglise romaine. Mais les deux puissances qui se partagent l’Eglise abyssine, le clergé et les moines, sont farouchement arc-boutées sur l’obédience au patriarcat copte d’Alexandrie, et sur l’hérésie eutychéenne (faux dogme de l’unité de nature dans le Christ) et barrent au prosélytisme catholique toutes les avenues.

/136/ Le clergé est nombreux et, bien que fort inculte dans son ensemble, passionné pour les disputes théologiques, autant que le pouvaient être les scolastiques de la décadence; à sa tête est l’abouna, représentant du patriarche d’Alexandrie, nommé et envoyé par lui, qui est toujours un étranger et, seul, a pouvoir d’ordination. Les moines pullulent; au nombre d’environ douze mille, ils peuplent de nombreux monastères, dont certains sont particulièrement célèbres. A la tête de ces légions monastiques, est l’etchaghié, prêtre national celui-là, détenteur du droit d’excommunication, égal en dignité religieuse à l’abouna, dont il contre-balance l’influence; il règne aussi sur les defteri, corps de laïques lettrés, qui exercent l’enseignement profane et sacré, commentent l’Ecriture Sainte, composent les chants d’église, possèdent en usufruit les biens ecclésiastiques, louent au mois, paient, contrôlent ou congédient le prêtre qui dit la messe. De l’école des defteri, sorte de séminaire, sortent les prêtres et les defteri eux-mêmes. Tout cela compose un ensemble, de niveau culturel très bas, mais de forte organisation. Il est extrêmement difficile à l’apostolat missionnaire de filtrer à travers ce réseau hostile.

Cependant, la bienveillance à l’égard des missionnaires de Ménélick et de son représentant à Harar, le ras Mekonnen, forme contrepoids à la vigilance soupçonneuse et tatillonne du clergé abyssin. Un événement d’envergure va d’ailleurs créer un climat nouveau. En 1889, au cours d’un combat à Matamma contre les Madhistes, de nouveau soulevés, Ati Joannès est tué. Avant d’expirer, il a désigné un de ses bâtards, Mangacha, pour lui succéder. Mais Ménélick a pour lui une forte armée, le prestige de sa puissante personnalité et surtout le fait d’être le seul descendant de la dynastie salomonienne. L’abouna Mathéos se rallie à lui. Le 6 novembre 1889, il le proclame empereur d’Abyssinie, négus des négus, /137/ à Entotto, près d’Addis-Abeba. De ce jour, Ménélick surgit dans la grande histoire. C’est Addis-Abeba qui deviendra sa résidence. Or, cette ville n’est autre que l’ancienne Finfinni. Ainsi, par une de ces concordances où s’illustre la thèse de Bossuet sur la conduite providentielle de l’histoire, le poste fondé par Mgr Taurin devient la capitale de l’empire et, comme pour renforcer ce symbolisme saisissant, le palais impérial s’élèvera sur l’emplacement du cimetière de la Mission de Finfinni.

Les conséquences heureuses de l’événement commencent de se dessiner pour les missionnaires. Ménélick fait transmettre par le ras Mekonnen à Mgr Taurin l’autorisation officielle de demeurer à Harar avec les siens, toutes craintes écartées. Quant à Mekonnen, qui témoigne dans son gouvernement du sens le plus élevé de la justice, il voit dans les missionnaires des auxiliaires de la cause chrétienne. Certes, ils ne peuvent pour autant affronter les centres du clergé copte, ni œuvrer en pleine liberté, mais, hors de ces centres, ils peuvent exercer en paix une action modeste et prudemment progressive. C’est le cas d’Awallé. Un chiffre donne bien l’idée de la médiocrité numérique des résultats. Dans Une lettre datée du 29 décembre 1889 — donc un an après son installation définitive à Awallé — le P. André énumère les huit baptisés, dont trois enfants en bas âge, de sa jeune chrétienté. Huit seulement! Mais ainsi se forme une élite, qui plus tard rayonnera, où se pourra recruter un clergé indigène. Il y faut ajouter le rayonnement personnel du missionnaire, à quoi Mgr Taurin attache le plus grand prix. Dès 1886, il recommandait au P. André « de préparer les voies au Seigneur par la sainteté de sa vie ». Parmi les Gallas, comme parmi les Abyssins, nulle prédication n’agit plus fortement que l’exemple d’une vie sainte. Mgr Massaïa, Mgr Taurin, /138/ plus tard Mgr Jarosseau, déjà le P. André, y gagnent un prestige incomparable.

Nul doute que le P. André n’accumule le plus gros de ses mérites sur le chapitre de la patience. Son tempérament ne l’y mène pas. Mgr Taurin, qui avait vite reconnu dans le jeune religieux l’apôtre de grande lignée et travaillait avec un soin particulier à sa formation, lui recommandait, en 1884, de ne pas se laisser emporter, comme il le faisait souvent, « par un désir du bien non modéré par la discrétion ». Il l’invitait à croire davantage à l’expérience des autres... Cinq années ont passé depuis. Le P. André, tout en gardant une forte personnalité dans l’action, s’aligne sur la consigne de Mgr Taurin et pratique la méthode des longues expectatives. Le type de vie communautaire des Gallas, s’il comporte des avantages, offre bien des inconvénients par les extrêmes où il est poussé. La moindre décision, d’ordre matériel ou moral, que peut être amené à prendre le P. André, doit passer par le laminoir des consultations multipliées des notables et par des palabres interminables. Il faut compter encore avec le harcèlement incessant des uns, des autres. On vient trouver le P. André de tous côtés: « Père, j’ai mal à l’estomac... Père, regarde cette plaie... » Le P. André a noté très justement: « Le missionnaire, cet homme sans descendance, devient la propriété d’un chacun. »

Le 11 mars 1889, Mgr Taurin donne au P. André un compagnon, le P. Benoît. Awalé, c’est une pièce maîtresse dans son plan. Ayant reconnu que les stations de l’est et du sud de Harar donnaient peu de résultats, le vicaire apostolique — qui ne les négligera pas d’ailleurs pour autant — a décidé de porter son effort principal, vers l’ouest, par une série de postes successifs, en direction de Finfinni qu’il rêve de rejoindre. En des prospections souvent aventureuses, ses missionnaires /139/ reconnaissent les lieux; la fondation suit, immédiatement, ou à plus ou moins longue échéance. Tandis que le P. Léon réoccupe, en juin 1889, Bobbasa et fonde à Tatéra de Tchouloul — et voilà pour le sud de Harar où l’on entend se maintenir — le P. Joachim est envoyé, en très discrète mission, vers l’intérieur du Choa, pour tenter de s’établir soit à Kataba, soit à Gallan, à quelque cinquante kilomètres de Addis-Abeba, l’ancienne Finfinni. Mais le zèle du P. Joachim le fait pénétrer trop ostensiblement à Ankober où, par malheur, se trouvait l’abouna. Il n’en fallait pas tant. L’abouna et son clergé mènent un tel vacarme que Ménélick invite le P. Joachim à rebrousser chemin.

Mais un bon missionnaire fait flèche de tout bois. Dans son voyage de repli, le P. Joachim fait la connaissance du vieux dedjaz Wold Gabriel, le plus digne homme qui soit. Il conquiert si bien sa confiance qu’il en obtient une terre à Bilalou, où il fondé une station en avril 1890. Là, il se trouve à mi-chemin de Harar et d’Addis-Abeba. Il reçoit alors en renfort le P. Benoît, enlevé au P. André. Le P. Anastase, un Vendéen, fonde bientôt (juin 1891) une station à Lafto, à soixante kilomètres à l’ouest de Harar. Le P. André lui-même, sur l’initiative de Mgr Taurin, incursionne à trois journées d’Awallé, toujours vers l’ouest. Ce voyage aboutira, en septembre 1892, à la fondation de Sourré, situé entre Awallé et Lafto, à égale distance de l’une et de l’autre stations. Ainsi, Awallé, Sourré, Lafto, Bilalou, voilà, à la fin de 1892, les premiers grains du chapelet de stations vers l’inoubliée Finfinni. Tel est bien Mgr Taurin: il couve longuement ses projets de conquête et, quand il a discerné le moment favorable, il les met à exécution, d’un mouvement aussi inflexible que mesuré. Ce qu’il élimine, c’est le dynamisme inconsidéré qui aboutit à une belle flambée sans lendemain, il veut /140/ fonder au plein sens du mot, pousser des racines, en y mettant le temps qu’il faut.

Cependant, le P. André fait ses preuves en des circonstances tragiques. Dès octobre 1889, au cours précisément de son voyage dans la région de Sourré, il avait constaté la mortalité des animaux, atteints d’une peste bubonique. Il prévoit la famine, n’hésite pas. Sur la fin de 1889 et au commencement de 1890, il emploie la totalité de ses ressources à l’achat de grains dont il accumule stocks sur stocks. La famine prévue se déchaîne en effet dès 1891 et, durant quatre années, mais surtout depuis 1891 et jusqu’à la fin de 1893, ce sera dans le pays, s’étendant de proche en proche, une affreuse détresse. La peste bovine fait disparaître quatre-vingtdouze pour cent du bétail; les gens contractent eux-mêmes la maladie en mangeant de la chair des animaux pesteux. Les deux tiers de la population sont ainsi rasés par le fléau. Les bras manquent pour la culture. Vraiment, cette famine surgit comme un ange exterminateur de l’Apocalypse. Les cadavres bordent les chemins. Les spectacles horrifiants se multiplient. Des hommes se mangent entre eux; des femmes dévorent leur progéniture. Tel missionnaire voit, un jour, un indigène qui, sans songer à s’en cacher, fait rôtir une cuisse d’enfant. Cet enfant, c’était le sien et il a déjà tué, dans la même atroce intention, son père, sa mère, sa femme.

En ces misérables années, Saint-Michel d’Awallé, c’est le port de salut. Miracle de la prévoyante charité! Ce pays, qui est une enclave stérile, devient le pourvoyeur de régions fertiles, aujourd’hui ravagées. Les faméliques, dont beaucoup meurent en route, affluent vers les stocks sauveurs. Mais ce n’est pas seulement la région immédiate que le P. André peut et va secourir: c’est Saint-François de Bilalou, en janvier 1891; c’est Lafto, en juin, et, derechef, en septembre et octobre de cette /141/ même année; c’est encore Bilalou en avril, juin et septembre 1892; Lafto est de nouveau ravitaillé, en juillet de cette même année, par trente-cinq caravanes, chargées de grains; Saint-Pierre de Sourré ne subsiste, tout au long de 1893, que grâce à Saint-Michel d’Awallé. Cela au prix de dépenses énormes, de difficultés de transport inouïes, bêtes et gens faisant défaut. De la sorte, non seulement des milliers de gens, mais les quatre stations qu’il eût fallu fermer, sans le coup de génie du P. André et son esprit organisateur, sont sauvés.

Tous les missionnaires s’égalent d’ailleurs au dévouement du P. André. Ils secourent, de jour et de nuit, les malheureux, ensevelissent les morts, recueillent les orphelins. C’est de 1891 que datent les orphelinats, pourvoyeurs de chrétienté, de Awallé, Harar, Lafto et Bibalou. De ce temps pitoyable jaillirent de belles fleurs d’éternité. Que d’enfants mourants furent ondoyés au long des chemins! Mais, surtout, les indigènes purent apprécier, du tréfonds de leur malheur, de quoi étaient capables les missionnaires, au nom de l’amour du Christ. Eux-mêmes ont souffert la faim, affronté privations et fatigues pour les soulager. Une aura de sympathie, de gratitude environne désormais les stations naissantes, où les chrétientés peu à peu s’épanouissent.

Les missionnaires ne payent pas seulement de leur peine, mais de leur sang. Sur la fin de décembre 1889, deux d’entre eux, en route vers Harar, le P. Ambroise de Cirières et le Frère Etienne d’Etoile sont massacrés par des brigands, à deux jours de Zeilah, tandis qu’ils dormaient sous leur tente. Quelques mois auparavant, le 6 août 1889, le cardinal Massaïa était mort, laissant derrière lui un sillage de confesseurs et de martyrs. Ainsi se succédaient, sur le disque des jours, les lumières et les ombres.

La station de Sourré est au centre d’une région fertile. /142/ Le P. André, encouragé par Mgr Taurin, veut y installer des chrétiens qui ne peuvent subsister sur les terres rachitiques d’Awallé. En octobre, le terrain est acheté. L’achat est enregistré au nom d’un des néophytes du P. André. Quatre familles chrétiennes s’y installent en décembre. Ainsi repeupleront-elles une terre que la famine a dépeuplée. Le supérieur de cette nouvelle station, érigée sous le vocable de Saint-Pierre et de Saint-Paul, est le P. Augustin; il y fera, jusqu’au mois d’août 1896, belle besogne, que poursuivra le P. Chrysostome. Sans perdre le contact avec Sourré, le P. Ahdré se concentre à Awallé. Depuis mai 1895, il a un nouveau compagnon, le P. Théodore; mais, au début de 1896, celui-ci le quitte, pour renforcer, à Sourré, le P. Augustin.

1896! C’est une année décisive pour l’Ethiopie, une fusée de gloire. Depuis que Ménélick, le 6 novembre 1889, a été proclamé empereur, les événements politiques ont marché grand train. L’appui de l’Italie n’avait pas été étranger à l’élévation de Ménélick. Depuis quelques années, la politique italienne, qui misait, pour une infiltration profitable dans le pays, sur Ati Joannès, s’était retournée, avant la mort de ce dernier à Tchelenko, vers le soleil levant. Les chances glissaient trop visiblement vers le roi du Choa, de plus en plus puissant, pour qu’elle s’attardât sur le mauvais cheval. A peine Ménélick accédait-il au pouvoir suprême que l’Italie signait avec lui le traité d’Outchali (Ucciali, à l’italienne). L’empereur s’y trouvait bien disposé par les relations affectueuses entretenues naguère avec l’illustre Italien, Mgr Massaïa. Il avait, par ailleurs, à liquider la révolte du ras Mangacha, prétendant évincé. Les musulmans madhistes restaient une menace permanente aux frontières. Le concours d’une puissance européenne ne lui paraissait pas à négliger. Aux yeux des Italiens, /143/ le traité d’Ucciali leur donnait le protectorat virtuel sur l’Ethiopie. Une des clauses stipulait en effet dans le texte italien: « L’empereur consent à utiliser l’entremise du gouvernement italien pour toutes les négociations qu’il pourrait avoir à engager avec d’autres puissances ou gouvernements. » Seulement, le texte amharique portait: peut utiliser l’entremise, etc..., au lieu de: consent à. Ménélick mit moins d’un an à exploiter le texte dans le sens amharique, en négociant directement avec la Russie et la France. Protestations vaines de l’Italie. Dans les trois années suivantes, la consolidation par l’Italie de sa colonie d’Erythrée irrite le négus. En 1893, cherchant à reprendre leur tentative manquée, les Italiens firent don à Ménélick de deux millions de cartouches qui s’ajoutaient aux vingt-huit canons et aux trente-huit mille fusils, précédemment donnés par le roi Humbert d’Italie.

Le tout allait servir, mais non dans le sens que les Italiens pensaient. Ménélick doublait en lui la volonté de puissance de l’esprit de finesse, voire d’astuce. Il rendit à l’Italie tout l’argent qu’elle lui avait prêté et, table rase étant faite, dénonça le traité d’Ucciali. Il y avait de bonnes raisons, sachant que l’Italie s’alliait en sousmain au ras Mangacha qui méditait une nouvelle révolte. Le traité dénoncé, l’Italie commit la faute de ne pas entretenir l’amitié de Mangacha. Celui-ci, en 1895, se rallia définitivement à Ménélick et poussa ses troupes vers le nord. Le général italien Baratiéri, qui commandait en Erythrée, l’invita à les licencier. Mangacha n’en fit rien. Cette fois, le prestige de l’Italie, et peut-être sa sécurité en Erythrée, se trouvaient ou paraissaient en péril. Baratiéri obtient de Rome fonds, approvisionnements et soldats. Crispi, qui s’énerve, lui enjoint de mettre au clair la situation par une victoire incontestable. Entre temps, Ménélick a suscité en Ethiopie /144/ une atmosphère de guerre sainte. Tout le peuple fermente derrière lui. Le 1er mars 1896, c’est Adoua.

On sait assez ce que fut la mémorable victoire des Abyssins. Dans sa correspondance, le P. André y fait écho. Il note que Ménélick, avant que ne se dessinât inéluctablement l’agression italienne, avait tout fait pour éviter, comme il disait expressément, l’effusion de sang chrétien. La victoire remportée, il se préoccupe aussitôt de soustraire les prisonniers à toutes brutalités. « L’empereur, écrit le P. André, le 20 décembre 1896, à M. Cailleton, dont l’âme est vraiment grande et débonnaire... loin de traiter tous ces pauvres captifs à la manière des tyrans de Rome païenne, se les fit tout de suite amener pour les consoler, les couvrir et leur donner à chacun trois écus... Après cela, l’envoyé de Notre Très Saint-Père le Pape est arrivé pour implorer la clémence du vainqueur. Il a été reçu avec de grands et non équivoques témoignages d’égards. Malheureusement, pour des motifs assez mystérieux auxquels l’Italie elle-même n’est peut-être point étrangère (il parle d’ailleurs, mais sous réserves, de l’opposition sectaire du gouvernement italien à toute initiative émanant du Saint-Siège, ce qui semble en un tel cas fort hasardé) ni certain protestant, ni certain Russe orthodoxe (il fait allusion ici à des conseillers européens de l’empereur), Ménélick, un moment résolu à accorder au Souverain Pontife la délivrance d’un bon nombre de prisonniers, s’est ensuite désisté de son dessein généreux. La lettre d’excuses qu’il a adressée au Saint-Père est toutefois pleine d’une déférence inaccoutumée. Peut-être est-il aussi à regretter que Mgr le délégué soit arrivé dans ces pays-ci, si amis du cérémonial extérieur, sans un certain apparat que réclamait sa haute et sainte mission. Il eût encore été à désirer qu’il fût entouré de personnages plus vénérables, capables de donner par leur /145/ aspect et leur religion une grande et bienfaisante idée de la foi catholique. Bref, on peut dire que cette mission, dont l’idée fait tant d’honneur au Souverain Pontife, a échoué pour divers motifs et intrigues assez difficiles à démêler. »

La victoire d’Adoua va se répercuter sur la Mission. Bien qu’il doive encore compter avec les ras, ses féodaux, Ménélick, environné de gloire, les tient en mains, comme jamais ses prédécesseurs ne firent. Il est devenu, très consciemment d’ailleurs, l’empereur de l’unité. Bienveillant, dès la première heure, pour la Mission, il le sera désormais plus efficacement encore. Par ailleurs, la victoire d’Adoua doit être attribuée, quant à la tactique et à la stratégie, « au génie militaire et à la vaillance du ras Mekonnen », comme l’écrit le P. André. D’où rejaillit sur le ras une vénération qui sera tout au bénéfice des missionnaires qu’il aime, qu’il protège et dont il a sous sa coupe directe, étant gouverneur de Harar, la résidence principale et le siège du vicariat. La situation de l’Abyssinie par rapport à l’Europe est, d’autre part, profondément modifiée. Le P. André parle, dans ses lettres, d’une baisse du prestige européen, à la suite d’Adoua. Cela est vrai des sentiments du peuple abyssin, mais, dans les sphères dirigeantes, et particulièrement dans l’esprit de l’empereur, comme dans les faits, l’Abyssinie, ayant magistralement prouvé qu’elle sait défendre son indépendance et se comporter noblement et intelligemment dans sa victoire, commence d’entrer dans le circuit officiel des nations civilisées, dans le grand courant diplomatique. Cette conjoncture capitale va précisément profiter à la France et donc aux missionnaires français. Cela n’a point échappé au P. André: « Ce qui contribue encore à notre tranquillité, écrit-il le 25 mai 1896, du côté des Abyssins, c’est l’amitié avérée et très affectionnée de la France pour leur /146/ pays. Au fond, les succès de l’Abyssinie ont pour cause, en grande partie, l’appui et la direction que lui prête la France dont le Bon Dieu se sert encore au dehors pour accomplir ses desseins de miséricorde ou de justice. »

Saluons ici l’action de M. Lagarde. Il s’affirme de plus en plus comme un de ces grands Français à qui notre influence dans le monde a dû longtemps sa solidité et son éclat. Depuis qu’il est arrivé comme consul à Obock, et, avec plus de succès encore, depuis qu’il est devenu — en 1895 — ministre plénipotentiaire, il a développé une politique d’amitié qui, loin de viser au protectorat, tend à fortifier l’indépendance de l’Abyssinie et à favoriser, d’autre part, son accession à la culture européenne. Il sait ne pouvoir mieux servir la France en ce pays qu’en lui assurant un rôle prépondérant de conseil, par les voies d’une amitié loyalement pratiquée. Son action est aussi discrète qu’intense. Diplomate parmi les meilleurs, ce n’est pas un habile au sens médiocre et courant du mot. Son habileté, il la situe dans une générosité effective. A quoi d’ailleurs il n’a point de peine, car, grand esprit, c’est aussi un noble cœur. Or la mission des Gallas — comme d’ailleurs celle des Lazaristes — il la considère comme un atout maître dans le jeu français. Et, comme il est bon chrétien — le P. André notait à Obock la régularité de son assistance dominicale à la messe — il agira toujours avec tact et délicatesse, au point où les intérêts de l’Eglise en général et les intérêts particuliers de la France, sans jamais s’opposer, doivent être distingués.

Telle est l’atmosphère renouvelée dans laquelle le P. André achève son ministère d’Awallé. Sur la côte, un changement important s’est produit. La situation de Djibouti étant, à tous égards, supérieure à celle d’Obock, M. Lagarde s’y est transporté, avec la garnison et la /147/ colonie françaises. Force est à la mission d’Obock de suivre le mouvement. Cela ne va pas sans dommages. Il faut abandonner les constructions faites à Obock et qui ont coûté cher. En juillet 1896, le transport s’est effectué. Mais la mission n’aura, jusqu’en 1900, qu’une installation provisoire et assez précaire.

Au moment où la route du P. André va bifurquer vers de plus hautes destinées, il convient d’embrasser d’un dernier coup d’œil l’âme du missionnaire formé qu’il est devenu, les dispositions fondamentales qu’il va déployer sur un nouveau théâtre d’opérations, avec des responsabilités nouvelles.

Le missionnaire s’est imposé. Par sa ferveur d’abord, par son désir, son activité de conquête des âmes au Christ. Par son dévouement que sa bonté rend enveloppant et tendre. Par son abnégation. On a bien vu, durant le temps de la famine, jusqu’où il peut aller dans le don de soi. Les documents, trop rares, de cette époque, mettent en lumière d’autres traits. Un jour de 1892, il apprend que deux de ses jeunes chrétiens qu’il a envoyés faire quelques courses au marché de Djeldassé, à six heures d’Awallé, ont été emprisonnés par les musulmans. C’est l’atteindre dans les entrailles mêmes de sa charité. Il selle en hâte son vieux mulet, et, avec un jeune chrétien qui a pu trouver un cheval, il part, ventre à terre. Jamais, a-t-il assuré, il n’a tant galopé que ce jour-là. Le vieux mulet non plus, sans doute. « La nécessité, écrit-il, m’avait donné de la dextérité, car, en temps ordinaire, je suis un bien mauvais cavalier. » Arrivé à Djeldassé, il se précipite vers la prison. Ses jeunes gens viennent d’être délivrés. Avec une intrépidité assez téméraire, il n’en interpelle pas moins avec véhémence les musulmans, exige excuses et réparations pécuniaires. Il les obtient sur l’heure, car les musulmans sont médusés. De l’un d’eux, le Père disait: /148/ « Je crois que si jamais il me rencontrait dans un endroit solitaire, il me la ferait payer belle. Dieu me garde de ses griffes! » Le résultat de cette randonnée fut une fièvre ardente dont il manqua mourir. Mais qu’est-ce, au prix de la charité satisfaite?

Le missionnaire technique, si j’ose dire, s’est également accompli, tant spirituellement que dans l’ordre pratique. J’ai signalé ailleurs son observation méthodique de la langue, des mœurs et de la religion gallas. Il a comblé également certaines lacunes de ses études théologiques. On l’a jeté sur le champ de bataille, avant qu’il les ait pu parfaire. En 1888, Mgr Taurin lui écrivait: « Je vous engage à ne pas négliger l’étude. Etant venu en mission avec des études inachevées, ce que vous avez fait sous le contrôle du P. Julien peut n’être point entré profondément. » Mais, quoi qu’il ait pu faire depuis, sans doute assez peu, là n’est pas l’ordre de sa supériorité. Ce n’est pas un intellectuel. Mgr Taurin, à cet égard, est d’une tout autre assiette. Le bagage de science sacrée du P. André s’exprime le plus souvent, en quelques textes, qu’il aime, de l’Ecriture, en quelques fresques évangéliques qui l’émeuvent. Et, dans l’application qu’il en fait, son imagination qui galope souvent en avant du réel, colore et amplifie tout.

C’est une force et une faiblesse, car s’il en est soulevé à des perspectives qui exaltent son action, il en est aussi jeté à des découragements, contre quoi Mgr Taurin a soin de le prémunir, comme par exemple en sa lettre du 2 mars 1897: « Que le glorieux patriarche Saint Joseph rassérène votre âme et vous obtienne la résignation aux diverses volontés de Dieu... Je ne pense pas que les choses soient aussi désespérées que vous les peignez. Déjà, vous avez passé par de semblables épreuves... » Une certaine tendance encore à une lamentation du type prophétique est combattue par Mgr Taurin. /149/ En 1892, plein temps de famine: « Ne vous affligez pas trop, lui écrit-il, des ruines qui s’amoncellent autour de nous: nous n’y sommes pour rien. C’est le fléau de Dieu qui passe... Nous, fils du crucifié, ne jetons point à tous les vents le récit de nos souffrances. Il faut garder cela pour nous et pour Dieu. » Cet aspect de la vie spirituelle du P. André relève de son enfance pure et candide qui, éclose dans la paroisse vendéenne, l’accompagnera jusqu’à la mort. Il y aura toujours en lui ce je ne sais quoi d’émerveillé et de plaintif qui est de l’enfant. Je souligne que j’écris enfance, avec ce que ce mot implique de fraîcheur, non de puérilité.

Donc, bien assis d’ailleurs dans sa théologie morale, le P. André n’est pas un spéculatif de la théologie. Son affaire, c’est l’Evangile. Il est évangélique de pied en cap. Et ce sens de l’Evangile, il l’adapte de mieux en mieux aux modalités changeantes et abruptes de l’apostolat missionnaire. Son organisation du ravitaillement durant les quatre années de famine, en quatre stations, écartelées à des journées de marche, est un chef-d’œuvre. Son comportement à l’égard des indigènes se ressent, de plus en plus heureusement, tant de l’enseignement et de l’exemple du maître qu’est Mgr Taurin que de la connaissance approfondie qu’il acquiert du Galla. Il a fait, au petit pied, l’expérience de la supériorité. Il a eu sous ses ordres le P. Benoît, puis le P. Théodore. Cela nous découvre certains traits importants de son caractère et, du même coup, nous fait retrouver chez lui, cette complexité déjà sensible dans sa jeunesse religieuse et qui coexiste curieusement avec tant de limpidité, tant de simplicité, dans sa vision des choses de Dieu et des choses humaines. Laissons-le parler lui-même, ainsi que Mgr Taurin. Celui-ci, dans une lettre du 16 juin 1889, lui écrit: « C’est un grand point de la vie morale et religieuse de savoir vivre avec le prochain, /150/ je ne dis pas dans une paix parfaite mais dans un repos suffisant, de ne point s’exagérer à soi-même la valeur de certaines oppositions, divergences de point de vue. Ainsi, je ne vois pas pourquoi vous avez pris tant de peine des questions et interrogations du P. Benoît... Tout en l’astreignant aux temps et lieux, donnez-lui une certaine latitude. Rappelez-vous que vous-même, étant inférieur, vous aimiez cette latitude dans les emplois qui vous étaient confiés et que vous vous plaigniez lorsque l’on vous contrecarrait trop facilement... » Et le P. André lui-même, le 25 août 1890: « Je sais, écrit-il au vicaire apostolique, que j’ai plusieurs défauts de caractère difficiles à supporter. Je veux faire en sorte d’en diminuer le désagrément pour ceux qui m’entourent. »

Mais voici qui est tout à fait éclairant. Dans une lettre du 7 juillet 1895, il se confesse à fond à Mgr Taurin: « Plus je vais et moins je me crois apte à la vocation d’ange gardien des nouveaux missionnaires qui arrivent parmi nous. Je le sens pour diverses causes inhérentes à mon tempérament et, par conséquent, peu susceptibles d’être modifiées. Je dois rendre la vie pénible à ceux qui vivent auprès de moi comme compagnons. Ceci est pour moi un fait d’expérience. Aussi, quand, aujourd’hui, j’ai à constater une certaine inquiétude chez mon compagnon actuel, n’est-ce qu’à moi-même avant tout que je veux m’en prendre et que je veux qu’on s’en prenne. Seulement, comme il me répugne souverainement de savoir ou de sentir quelqu’un malheureux auprès de moi, je tiens, Monseigneur, à ce que vous veniez en aide à ma situation. Veuillez donc bien croire que les âpretés de mon caractère ne vont point avec le système d’un compagnon... Je comprends bien que ceci n’est point l’idéal de la perfection, mais qu’y faire? Ma tournure d’esprit et tous les plis de ma personne sont /151/ ainsi... Le principal pour moi, Monseigneur, c’est, en travaillant humblement à l’œuvre de Dieu, de vivre en paix sans être journellement avec le cauchemar d’avoir quelqu’un auprès de moi que je puis froisser. »

Qu’est-ce à dire? Ce texte dénote, assurément, une personnalité forte qui entend mener son action selon les modes qu’elle juge les plus efficaces et ne goûte point qu’auprès d’elle et sur son terrain, un autre mène la sienne de façon tant soit peu différente et personnelle. En tel cas, le P. André absorbe facilement toute l’action, au lieu de la répartir. Nous savons, d’ailleurs, par la lettre d’un missionnaire, que son compagnon de quelques mois, le P. Benoît, a pâti à Awallé de l’inaction où l’avait laissé l’activité du P. André. Pas l’ombre d’orgueil en cela, car il est foncièrement humble; c’est un fait de tempérament. Le P. André ne pense pas faire mieux que d’autres, ni même aussi bien, mais il est convaincu qu’il n’agit au mieux que s’il est seul.

Quoi encore? Dans cette difficulté qu’il éprouve à vivre avec des confrères, son imagination joue un grand rôle, en grossissant, comme l’a bien vu Mgr Taurin, la valeur des oppositions et divergences de vue. D’où un vrai tourment intérieur, qui le tourne et retourne à nu sur des pointes d’aiguilles. La profonde bonté du Père André aggrave ce tourment, en s’alarmant de la peine que son caractère peut causer. Ce caractère, il le qualifie, dans une lettre au Père général de son Ordre en 1892, d’ « atrabilaire ». Il exagère; comme elle fait au dehors, son imagination, quand elle se porte au dedans, met les moindres défauts à l’échelle de l’iniquité; elle lui est une loupe, son humilité aussi. Il reste que, mis à la mesure convenable, ces traits marquent fortement l’homme d’aujourd’hui, comme ils marqueront l’homme de demain.

Son refuge inexpugnable et bien-aimé, c’est Dieu. /152/ Mais tout être humain, si surnaturel qu’il devienne, a ses refuges humains où il se pelotonne à de certaines heures. Le sien, c’est la Vendée. Quelle fidélité et quelle tendresse dans ce souvenir! Ecrit-il un 30 décembre 1892? Anniversaire affreux pour des cœurs vendéens, rappelle-t-il, songeant aux guerres de Vendée: « Quoique éloigné dans ces régions d’Afrique, je ne puis oublier, en présence de cette date fatale, tant de scènes sanglantes, si glorieuses pour les victimes, mais si honteuses pour les bourreaux. » Reçoit-il une photographie de Saint-Mars? C’est toute une lettre à son curé, frémissante d’émotion, débordante d’évocations. L’église, « cette église bénie où j’ai été baptisé, où tant de grâces et de forces célestes m’ont été départies jusqu’à ce jour inoubliable du mois d’août 1876 d’où j’en sortis, le cœur pénétré de ces adieux si touchants qui m’y furent faits... »; cette dernière scène « passée au pied des autels qui opéra en moi le détachement et eut pour résultat de m’enfermer dans les lacets du Seigneur »; ce presbytère « avec ses dépendances où tant de jours de ma vie se sont écoulés, monsieur le curé, sous votre bienveillante tutelle », ce cimetière enfin, ce calvaire... Mais quoi! C’est tout au long de sa correspondance d’Awallé que retentit, sur le mode mineur d’une douce mélancolie, la même cantilène: « Ce presbytère, répétera-t-il encore, ces allées, ce jardin, cet acacia, ces fleurs, ces vignes, ces fruits... Je vous écoute chanter et vous suis encore à travers les chemins de la paroisse. Ah! Bons et réconfortants souvenirs d’autrefois!... Cette terre à laquelle je pense de plus en plus à mesure que je vieillis... »

Il s’agit bien de vieillir! Il a trente-neuf ans et n’est à peine qu’au milieu de sa course. Pauvre Père André! Il rêvait d’une modeste station où poursuivre, seul et humblement, une tâche obscure et féconde. Mais /153/ Mgr Taurin le hausse impitoyablement aux sommets. Déjà, après l’avoir nommé supérieur de station, il en fait son conseil — son « discret » selon la très particulière terminologie franciscaine — et son vicaire général. « Ç’a été complètement à mon insu et contre toutes mes inclinations, avait écrit le P. André à son curé, aussi ai-je pris toutes mes mesures et ai-je fait toutes les démarches voulues pour que cette nomination ne soit pour moi que transitoire et n’ait point d’effets subséquents. » Illusoires mesures par quoi le P. André s’efforce de conjurer l’angoisse de son humilité et ses vertiges de solitaire, menacé dans sa solitude. « Les effets subséquents » ne seront point évités. En le nommant son vicaire général, Mgr Taurin entendait bien le désigner comme son successeur éventuel. Les quelques lacunes de caractère ou de tempérament, dont il s’est occupé comme tout supérieur soucieux de la perfection d’un de ses fils, ne lui ont pas voilé l’exceptionnelle valeur du P. André, ses grandes qualités missionnaires, ses vertus — surtout l’humilité, l’obéissance, la mortification, l’abnégation — et aussi les résultats obtenus. Une belle petite chrétienté d’élite fleurit maintenant à Awallé. Pour la seule année 1893, le P. André enregistrait vingt-huit baptêmes, dont douze d’adultes, vingt-quatre confirmations, deux cent dix-huit communions, cinq mariages, six cents instructions et catéchismes, trente-cinq orphelins, une sépulture... Ces chiffres peuvent paraître modestes, mais Mgr Taurin, qui connaît les conditions de l’apostolat en pays galla, sait ce qu’ils veulent dire. Sa résolution est prise, dans ce secret dont il sait s’envelopper. Il va faire porter plus haut le P. André.

L’occasion décisive, ce sera la visite, en janvier 1897, à la mission galla, du P. Alfred de Carouge, provincial de la Province des Capucins de Toulouse, frère du cardinal /154/ Mermillod et lui-même personnalité remarquable, qui, sous le rapport de la sainteté de sa vie, prend rang après le P. Marie-Antoine dans les annales de la Province de Toulouse. De cette visite, le P. André dit dans son journal: « Elle eut le grand avantage de nous faire sentir qu’en Province, nous avions une paternité attentive à nos intérêts et que nous n’étions pas un rameau isolé. L’esprit de discipline, d’union et de mutuelle fraternité se vit consolidé et nous nous crûmes, sous les regards du père de la Province, un peu plus frères les uns des autres. Longtemps, nous avions souffert de cette sorte d’isolement où nous semblions vivre; grâce à Dieu, le bienfait de cette visite est venu mettre fin à nos appréhensions. » Or, précisément pour maintenir des relations suivies et immédiates entre la mission et la Province, la nomination d’un supérieur régulier, dont ce serait les fonctions, fut résolue, selon la teneur des statuts de l’Ordre. Le 11 juin 1897, le P. André était nommé à cette charge par le Père général des Capucins. Plus tard — le 18 février 1898 — un discrétoire, ou conseil, sera adjoint au P. André, en les personnes du P. Augustin et du P. Joachim. Le 15 octobre 1897, le P. André quitte Awallé, y laissant comme supérieur le P. Théodore.

La mission, resserrée dix ans plus tôt dans un étroit enclos de Harar, pousse maintenant sa pointe à plus de trois cents kilomètres à l’intérieur, vers l’ouest. Elle fortifie son organisation. A cet important tournant de sa destinée, comment ne pas se reporter en esprit vers celui dont la généreuse initiative, en 1845, avait déclenché la mission des pays gallas? En janvier 1897, devenu membre de l’Académie des Sciences et comblé des honneurs dont son frère, Arnauld, ne voulut pas, Antoine d’Abbadie d’Arrast était mort. A la façon de ses compatriotes, ces Basques que les plus longues aventures /155/ ramènent où ils sont nés, Antoine d’Abbadie avait égrené ses dernières années sur le terroir natal, non plus à Arrast, fief aliéné, mais sur la côte, auprès d’Hendaye. Il y avait fait bâtir, au plus haut point de la falaise, sur les plans de Viollet-le-Duc, un vaste château, où se retrouvent les obsessions médiévales, mâtinées de Renaissance, du trop célèbre architecte. Il y accumule, en sculptures, statues, inscriptions et fresques, les évocations de sa chère Ethiopie. C’est là qu’il se berça, avant de mourir, de l’incantation des pays lointains, mêlée à la rumeur continue de la mer Cantabrique.