Gaëtan Bernoville
Monseigneur Jarosseau
et la Mission des Gallas

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VI

D’étape en étape

A Bobbasa, où se rend le Père André, la situation s’est modifiée. Arrivés le 25 juin 1883, les PP. Ernest et Julien n’y étaient restés que quelques mois. Le premier, malade, tous deux découragés par les difficultés, avaient demandé à être relevés. Le P. Pierre de Locminé les a remplacés. Le P. André va travailler à ses côtés.

La fondation d’un district missionnaire est chose émouvante, faite de tâtonnements incessants. Bobbasa est une plaine, au milieu de laquelle se trouve Babbo, petit village dont le P. Pierre a fait sa station. C’est plutôt un point de départ car, le pays étant musulman, d’assez fraîche date à vrai dire, l’évangélisation y est interdite. On doit se contenter, parmi des gens qui sont défiants, hérissés, de soigner les malades pour conquérir des sympathies, exercer quelque influence. Et surtout, il faut chercher, par delà Babho, des tribus libres, que le mahométisme n’ait point trop gangrenées. Avant que le P. André n’arrivât, le P. Pierre avait pu entamer des négociations, à une journée de marche de Babho, en plein pays des Oromos Annias, avec Dallalé Mudé, chef d’une importante famille et de la tribu Borajou. Le 9 juin 1884, Dallalé Mudé envoie son fils chercher le P. Pierre qui part, malgré l’opposition des /106/ musulmans. Le vieux chef explique au Père qu’il s’est décidé à le prendre comme fils adoptif et membre de la tribu. Là-dessus, conseil de famille, conseil de tribu. La décision du chef est entérinée. Le 19 juin, la cérémonie de l’adoption a lieu, selon le rite consacré, au cœur d’une profonde forêt. Dans les jours suivants, le Père est présenté aux chefs des tribus alliées. C’est ainsi que, dans ce pays, une mission pousse des racines. Désormais, l’évangélisation devient chose possible chez les Oromos Annias. Le poste prend forme.

Bien entendu, le P. Pierre reste auprès de Dallalé Mudé. Le paysage, qui confine au désert de l’Ogaden, est affreux; c’est une des régions déshéritées du Sud éthiopien, d’une platitude désespérante, dépourvue de végétation. Il n’y pousse que quelques arbres à épines. Les pluies sont rares, la famine toujours menaçante. Mais le P. Pierre ne pense qu’aux possibilités qui s’y ouvrent maintenant pour l’établissement du royaume de Dieu... Le P. André, lui, est resté à Babbo, dans les conditions les plus pénibles, puisqu’il n’y peut se livrer à l’apostolat. Si prudent qu’il se montre à cet égard, il n’échappe à l’expulsion que de justesse, car sa présence est intolérable aux musulmans. Enfin, le 5 septembre, il rejoint le P. Pierre, qui est resté son supérieur et avec qui il s’est tenu en liaison par une active correspondance, Il prend ainsi un premier contact avec les purs Gallas, non contaminés par le mahométisme: « Ils ne sont pas, écrit-il à son curé, le moins du monde simples comme on pourrait se le figurer de sauvages ignorants; habitués à tous les vices, les hommes faits, en général, sont très corrompus. Aussi, le beau type de leur jeune âge est vite déprimé; ils sont tellement accoutumés au mensonge qu’ils ne croient pas un mot de ce que vous leur dites. La bonne part, chez eux, c’est la jeunesse; elle est vraiment intéressante et intelligente /107/ jusqu’à l’époque où la vie vient la corrompre. Aussi est-ce dans ce milieu que nous espérons faire du bien; une fois converti dans sa jeunesse, le Galla doit faire un bon chrétien; le fond de sa mauvaise nature étant purifié par les grâces du baptême, je crois qu’il ne manque pas de dispositions aux vertus chrétiennes; il y a beaucoup de coutumes dans son paganisme qui, même au point de vue moral, ont du très bon... »

Cependant, ce n’est pas au milieu des Oromos Annias que le P. André pourra étendre et approfondir ses observations sur la religion, les usages et les mœurs gallas. Le 6 octobre de cette même année 1884, il est rappelé par Mgr Taurin; le 8, il est à Harar. Le vicaire apostolique le destine à Awallé, où il vient lui-même de fonder un poste. A la fin de septembre, en effet, Mgr Taurin s’est rendu dans cette localité avec le P. Ferdinand. Du chef du pays, abba Badaso, il a obtenu une méchante hutte, un embryon de hutte plutôt, car elle était inachevée. Et Monseigneur, retroussant sur ses bras les manches de sa bure capucine, s’est mis à l’œuvre, les mains dans la boue, à l’instar du moindre des Gallas. Ce n’est point chez lui exception; le travail manuel lui plaît, et, car il sait que le missionnaire doit se plier à tout, il entend en donner l’exemple. Calfeutrée, recouverte, la cabane n’a pas grand air; du moins, n’a-t-elle plus, comme locataires indésirables, la pluie et le vent. C’est là que, le 5 novembre, le P. André s’installe.

Toute cette année 1884, c’est une cascade d’événements retentissants. Les Anglais ont occupé en août, sur la côte, Berbera qu’ont évacué les Egyptiens. Le gouvernement français, qui a décidé d’occuper officiellement Obock, y a envoyé M. Lagarde comme gouverneur, avec une petite force militaire; le fait est de taille: c’est l’installation française en bordure de /108/ l’Abyssinie, et, pour y présider, un homme, qui a fait ses preuves ailleurs et va, sur ce nouveau champ d’action, se révéler un diplomate de grande lignée; toutes les qualités de l’intelligence et du cœur au service de la plus noble passion pour son pays. Et voilà que se présente à Harar le major Hunter, gouverneur d’Aden; il vient signifier que, dans la vieille cité musulmane, les Anglais entendent supplanter les Egyptiens.

Le 30 octobre, le premier détachement égyptien d’évacuation quitte Harar pour la côte. Or, Mgr Taurin s’y est joint, pour faire route sous sa protection. Autant il a de maîtrise de soi pour temporiser quand il le faut, autant il est prompt à saisir l’occasion qui passe; la France à Obock, c’est un bel atout pour la Mission. Mgr Taurin ne s’attardera pas à Zeilah; rendu à Obock le 23 novembre, il négociera avec M. Lagarde, qui lui réservera le plus chaleureux accueil, les préliminaires d’une fondation à Obock. Le 22 décembre, il est de retour à Harar. Depuis le 4 novembre, y flotte le drapeau de la régence anglaise des Indes.

Cependant, rendu à Awallé, le P. André y a trouvé le P. Ferdinand installé, depuis le 24 novembre, dans la cabane aménagée par Mgr Taurin, qui a eu le soin d’y ajuster une porte fort primitive et une toute petite fenêtre. L’intérieur est divisé en trois compartiments: l’un sur lequel s’ouvre la porte fait fonction, sinon figure, de salle de réception; à la suite, l’autre, plus petit, sert de cuisine; toujours en enfilade, le troisième est la chambre des missionnaires: deux mètres carrés pour chacun. Quant au village d’Awallé, situé à une vingtaine de kilomètres au nord de Harar, dans le pays de la tribu Oromo Nolé, il se campe dans une région aussi accidentée que celle de Bobbasa l’était peu: montagnes, torrents et ravins de tous côtés; l’air y est vif et sain.

/109/ Le P. Ferdinand, supérieur de la station, et le P. André travaillent dur à améliorer l’habitat. Avec une mauvaise bêche en bois, le P. André s’acharne sur un petit coin de terre, dont il espère des légumes: « Ah! monsieur le curé, écrit-il à son confident de Saint-Mars, si vous aviez été là, vous m’auriez vu comme autrefois, dans le jardin de la cure de Saint-Mars-des-Prés, où je suis encore souvent par mes souvenir, manœuvrer la bêche... » Ce Vendéen qui, pour l’amour du Christ, a quitté le cher pays natal sans pensée de retour, lui garde dans son cœur une tendresse que le temps n’affaiblira jamais. Une ombre va passer sur ce lumineux souvenir, une ombre que la foi du P. André transforme en une lumière encore. Vers la mi-février 1885, il apprend la mort de son père: « J’y étais préparé, écrit-il; aussi je ne cessais de demander au Bon Dieu d’accorder à mon père la grâce d’une bonne mort. A la lecture des détails que vous me donnez, monsieur le curé, j’ai vu avec attendrissement que sa fin avait été celle d’un juste. Dieu en soit béni! Mes plus chers désirs ont été ainsi largement remplis. »

Dans les lettres de cette période, le P. André ne parle pas de son apostolat. Au reste, il quitte Awallé le 19 mai, Mgr Taurin lui ayant confié une station à fonder, celle de Bio-Midagdou, au nord-est de Harar. Il y arrive le 20, après avoir voyagé à dos de mulet, sous un de ces orages, crépitants de foudre et de grêle, qui prennent, dans ce pays, des allures de cataclysme. Il est accompagné de trois enfants gallas, récemment baptisés, que lui a envoyés Mgr Taurin et qui seront ses fils spirituels et ses auxiliaires. Cette fois, c’est une station dont la fondation lui incombe et sous sa seule responsabilité. Il reçoit bon accueil du chef local, qui loge provisoirement la petite troupe dans une case, attenante à sa cabane. Puis, le P. André s’occupe, avec /110/ ses jeunes gens, de bâtir une résidence. Comme ils ne peuvent compter pour cela que sur eux-mêmes, il n’y faut pas moins de deux mois et demi de travaux et de fatigues accablantes.

Enfin, ils peuvent s’installer et le P. André inaugure son apostolat. De la population, non pas hostile, mais réservée, il gagne vite la sympathie, par les moyens classiques: remèdes pour les malades, et petits cadeaux opportuns: verroterie, cotonnade... Le bien commence à se faire; le P. André est soulevé d’espérance. Mais soudain, sur la fin d’octobre 1885, arrive un ordre de Mgr Taurin: le P. André doit fermer la station et partir pour Obock, où il se fixera.

Une lettre au curé de Saint-Mars nous dit sa peine, mais aussi son humble acceptation: « En quittant ces pauvres pays gallas, j’ai dû faire un énorme sacrifice, monsieur le curé. Que de gens avec qui j’étais en relations amicales qui nous aimaient, ou du moins nous respectaient! Combien, s’ils n’avaient pas trouvé la santé de l’âme, avaient recouvré celle du corps. Que de malades j’ai soignés pendant ces trois mois! Il en venait de trois, quatre, cinq lieues et, par la grâce de Dieu, beaucoup s’en sont retournés guéris, non point par l’effet de nos pauvres remèdes, mais bien plutôt par un effet de la grâce du Ciel. Comme aussi je m’étais attaché à cette pauvre demeure! C’était mon œuvre et la première. Que de souvenirs qui me sont chers restent là-bas! Qu’il était pieux et décent, ce tout petit coin de la maison qui nous servait de chapelle! C’était là que nous priions, lorsque je faisais le catéchisme et instruisais mes enfants tout comme dans une grande église. C’était là surtout où se célébrait le Saint Sacrifice avec toute la pompe dont nous étions capables. Je me figure que le Bon Dieu n’a pu entendre qu’agréablement les chants pieux que, dans cet humble réduit, nous faisions retentir /111/ à sa gloire. La bonne Mère du Ciel n’aura point entendu aussi en vain les louanges de son nom béni. C’est pourquoi, malgré les événements, j’espère qu’un jour nous reverrons ces pauvres pays... En partant, je n’ai eu qu’un mot à dire à Dieu: Fiat voluntas tua! et c’est ce que je m’efforce de répéter encore chaque jour. »

Que s’est-il donc passé? Depuis le mois de février 1884, où le P. André a commencé son apostolat missionnaire, la situation à Harar s’est grandement modifiée, en fonction de l’évolution générale des événements. L’histoire de l’Ethiopie, qu’emplissaient seulement ses guerres intestines et sa lutte contre les musulmans, a cessé d’être comme repliée sur elle-même, à la façon d’un vieux palimpseste oublié. Elle est entrée dans sa phase mondiale. Tandis que l’Italie, en quête de colonies, a débarqué à Massaouah deux expéditions militaires, en février et mars 1885, et pousse des avantpostes en Erythrée, tandis que la France s’est installée à Obock, l’Angleterre a accentué sa pression, exploitant, au mieux de ses intérêts, les conséquences de son occupation de l’Egypte. Le 18 mai — jour où le P. André quitte Awallé pour Bio Midagdou — l’émir Abdullaï est installé à Harar par les Anglais. Le 26, le dernier détachement de la garnison égyptienne quitte la ville. C’en est fait de la domination du Khédive sur cette région. Le corps de troupe indigène, que les Anglais avaient constitué, sous l’autorité d’un commandant britannique, est peu après abandonné au commandement de quelques sous-officiers égyptiens, restés comme volontaires. Quant au commandant anglais, il regagne la côte.

Le fonds de l’affaire, c’est que l’Angleterre, par l’intermédiaire de son représentant, le major Hunter, fait confiance à l’émir Abdullaï et pense, même à distance, /112/ le tenir toujours en mains comme un ami, un féal. C’est là singulière méconnaissance de la mauvaise foi musulmane. Abdullaï est un fanatique qui n’a en tête que d’assurer, dans la région de Harar, la domination du mahométisme. Il le manifeste aussitôt par des coups de mains sur la jeunesse de la mission d’Awallé. Sous son impulsion, la vieille haine contre les chrétiens se rallume. Mgr Taurin, qui voit l’horizon s’assombrir dangereusement, n’hésite pas devant la décision qui, si pénible qu’elle soit, s’impose. A Bio Midagdou et aussi Ama, autre station fondée dans le même temps, la vie des missionnaires est particulièrement exposée. Il les en retire. Du moins, peut-il satisfaire aux besoins d’Obock. Le P. Léon qui dirigeait la station d’Ama en sera le supérieur, et le P. André travaillera à ses côtés.

La France développait activement son influence sur la région côtière. Les Anglais ayant occupé Zeilah, elle installait un consul qui, agissant régulièrement au nom des capitulations ou privilèges français dans tout l’empire ottoman, créait d’incessants embarras aux agents britanniques. Le rayon d’Obock devait bientôt englober Tadjoura, puis Djibouti. C’était le début de la grande politique qu’allait mener, de la région côtière à l’intérieur de l’Abyssinie, le consul Lagarde. Il était d’intérêt capital pour la mission d’avoir à Obock un poste important sous la protection du drapeau français. Les PP. Léon et André, arrivés à Obock, le 11 décembre, avec des enfants indigènes, y rencontrèrent aussitôt le concours le plus généreux de M. Lagarde. Il les entoura d’égards et même les aida à s’établir par des aumônes personnelles. Ils doivent d’abord se caser provisoirement dans un bâtiment mal conditionné, situé en pointe avancée, et, par suite, peu sûr. Quand les missionnaires s’y retirent le soir, ils gagnent la terrasse, où ils dormiront, par une échelle qu’ils retirent, sitôt parvenus /113/ au faîte. Ils ont à leurs côtés, prêts à s’en servir à la première alerte, des fusils, des munitions, bref de quoi faire face à un coup de main toujours possible des brigands adals, qui sont la peste de la contrée. Mais M. Lagarde leur a concédé un vaste territoire sur le plateau dit « des gazelles » et, le 26 février, le P. Léon bénit la première pierre de la maison qui y sera édifiée.

Le 5 mars, les missionnaires ont la douloureuse surprise de voir arriver, exilés du Choa, le coadjuteur, Mgr Lasserre, avec les PP. Casimir et Joachim, l’alaka Tekla Sion, le prêtre indigène abba Mikaël, et une troupe de jeunes gens qui ont tenu à les suivre. Au cours d’années singulièrement difficiles, Mgr Lasserre et ses compagnons se sont efforcés de reconquérir les postes qu’a dû abandonner Mgr Massaïa; ils ont pu pousser une pointe jusqu’à Finfinni. Mais l’animosité croissante des hérétiques, soutenus par la reine Taïtou, dont l’influence sur l’esprit de Ménélick est néfaste, a abouti à un décret d’expulsion. De nouveau, il a fallu abandonner les chrétientés du Choa. Par là-dessus, une triste nouvelle arrive de Bobbasa. Le P. Pierre de Locminé y est mort, d’une foudroyante maladie, assisté par Mgr Taurin qui a pu arriver de justesse à ses derniers moments. Cet ancien curé d’une paroisse bretonne, entré tard dans l’ordre des Capucins, s’était révélé un bel apôtre. Les âmes des missionnaires, à Obock, sont tout endeuillées.

Un grand tourment les agite aussi, à l’endroit de Mgr Taurin, demeuré à Harar. La situation, là-bas, ne cesse d’empirer. Le 26 avril, l’expédition italienne du commandant Porro qui montait à Harar, avec un important matériel, est assaillie dans le défilé d’Arto par les troupes de l’émir Abdullaï et exterminée. Abdullaï y a vu l’avant-garde d’une armée italienne, prête à joindre son action à celle de Ménélick, dont la constante /114/ et victorieuse poussée vers Harar est le cauchemar de l’émir. Mgr Taurin s’inquiète: le sang qui fume va immanquablement secouer d’une mauvaise fièvre les musulmans. Dans ces circonstances critiques, il ne se départ pas de son sang-froid. Parmi les Européens, Grecs en majorité, qu’emplit une juste alarme, il sème à pleines mains le courage; c’est pourtant lui qui est la cible, visée par la haine musulmane. On l’accuse, mensongèrement, d’intelligence avec les Amarahs. On fabrique même une lettre, à lui attribuée, qui appelle Ménélick à Harar. Le parti qui mène l’intrigue presse l’émir de massacrer Mgr Taurin et, avec lui, les chrétiens qui refuseraient d’apostasier. L’emprisonnement est décidé, que la sentence de mort suivra. Le vicaire apostolique l’apprend. Qui le peut désormais sauver, sinon Dieu? Certes, il sait que des sympathies, mêlées de vénération, l’entourent, parmi les musulmans eux-mêmes; il a secouru tant de misères, adouci tant de douleurs! Mais que pourront ces amitiés éparses sur le courant qui emporte tout, sur la fureur de l’émir? La prière de l’évêque monte vers le Ciel.

Or, voici qu’au moment où va s’accomplir le sanguinaire projet, surgit devant l’émir, telle une Erynnie, sa propre mère. Pour musulmane qu’elle soit, la vieille femme, comme d’autres de ses coreligionnaires, a été sensible au prestige que dégage la personne de Mgr Taurin. Avec la volubilité pathétique des orientaux, elle agite, à grands cris, devant son fils et ses séides, des présages funestes; elle le menace d’effrayantes malédictions dont sera accablé son destin. Soit que l’imprécation maternelle ait ému les entrailles du fils, soit qu’elle lui ait fait prendre conscience du danger qu’il encourt en supprimant la vie d’un citoyen français si notoire, soit superstition, l’émir fléchit, commue en décret d’exil la sentence de mort. Sans perdre un /115/ instant, Mgr Taurin et les autres missionnaires quittent Harar, arrivent à Zeilah le 26 octobre, puis à Obock.

Il ne reste plus de missionnaires en Abyssinie; tout semble perdu. Mais non, tout est sauvé! Ménélick, qui campe à une journée et demie de Harar, n’eût probablement pas voulu, malgré sa supériorité numérique, s’emparer de front d’une ville qu’il croyait bien fortifiée et défendue, mais l’imprudence d’Abdullaï lui fournit une occasion qu’il n’eût pas osé espérer. Tout commandait à l’émir la défensive; son orgueil l’assura qu’il aurait raison de Ménélick en rase campagne. Le 6 janvier 1887, il s’engage avec son armée, qui compte cinq à six mille hommes, dans la petite vallée de Tchelenko. Les vingt mille soldats environ dont dispose Ménélick couronnent les hauteurs, couvertes de bois, qui dominent la vallée. Toute une population de femmes et de serviteurs les entourent. Une armée abyssine, c’est un campement en marche. Chaque combattant se double d’une femme (la sienne ou une servante) qui lui fait sa cuisine; les chefs ont en outre des serviteurs qui portent les bagages.

L’armée combattante de Ménélick se range en ordre de bataille, la cavalerie aux ailes, et, d’une aile à l’autre, la ligne des tirailleurs, couvrant l’infanterie, armée du sabre long et recourbé, de la lance et du bouclier. Les artilleurs d’Abdullaï déchargent les deux canons dont ils disposent. Il ne les déchargeront pas deux fois. Dans une immense ruée, enveloppée du poudroiement lumineux, qui s’élève de la terre foulée et que traversent les flammes brèves des lances allumées aux feux du soleil, l’armée de Ménélick s’abat sur l’armée musulmane. L’admirable, ce sont les cavaliers, gloire de toute armée abyssine. Bien plutôt, des centaures. De meilleurs, il n’en est point dans le monde. Ils combattent des deux mains, car la bride est abattue /116/ et, avec une maestria incomparable, c’est du genou et des jambes qu’ils font galoper, volter, virevolter leurs montures. L’armée d’Abdullaï est vite écrasée, elle ne sera plus, au soir de cette journée, que monceaux de cadavres. Quand les vautours et les hyènes auront achevé leur sinistre travail, la vallée de Tcbelenko ressemblera au champ d’ossements de la vision d’Ezéchiel.

Trois chefs se sont distingués dans ce combat: le ras Dargué, oncle de Ménélick, le ras Gobana, conquérant du Kaffa, et surtout le balambaras Mekonnen, cousin de Ménélick, dont la renommée ne fera que grandir. Ménélick se campe aussitôt dans l’Histoire, avec une assurance où se révèle le futur maître de l’Ethiopie. Il perpétue, à ses propres yeux, les glorieux Abyssins qui firent triompher la croix sur le croissant, les vainqueurs du fameux conquérant Imam Amed, dit Gragne (le gaucher) qui, avec l’aide des Turcs, envahit et dévasta l’Abyssinie de 1526 à 1542. A M. Lagarde, le consul de France à Obock, il envoie ce message: « L’émir de Harar, ne voulant souffrir aucun chrétien sur son territoire, et se disant un nouveau Gragne, je suis venu pour le combattre; Dieu m’a donné la victoire. Le territoire de Harar fait partie de l’Abyssinie et j’y ai planté mon drapeau. »

Ménélick occupe aussitôt la ville. Dès son entrée, il manifeste le fervent et fidèle souvenir qu’il garde à Mgr Taurin, l’abba Jacob du temps de la mission de Finfinni: il donne des ordres sévères pour que soit strictement respectée de ses soldats la résidence, alors déserte, de la mission. D’autre part, en récompense de l’héroïque conduite de Mekonnen à Tchelenko, il nomme celui-ci gouverneur de Harar avec le titre de dedjazmatche. Autant de faits heureux pour la mission. Sans doute, l’empereur Ati Joannès vit toujours et reste ennemi, mais la puissance de Ménélick est devenue telle /117/ que tous les pays gallas du Sud sont pratiquement en son seul pouvoir et Ati Joanès n’osera plus l’affronter.

Mgr Taurin n’est pas homme à laisser passer ce moment sans l’exploiter à fond. Dès le 15 mars, il envoie à Harar le P. Joachim, en compagnie du premier catéchiste de la mission, Wossanié, un jeune homme de haute valeur morale, dont les qualités de probité, de prudence, de discrétion et de zèle font un auxiliaire de choix. Reçu avec une extrême bienveillance par Mekonnen, le P. Joachim n’a pas de peine à obtenir, pour la mission le droit de cité légal et la reconnaissance de la propriété, pour les missionnaires, des immeubles antérieurement occupés par eux, bâtiments et jardins. Wossanié entre en relations avec Ato Tessamma Makeb, fils spirituel lui aussi de Mgr Massaïa et qui est au service de Mekonnen. Ainsi peut-il prendre aisément contact avec le dedjaz, gagner sa confiance entière au point de lui devenir, plus tard, un véritable ami. Au début de juin, Mekonnen donne à Mgr Taurin l’autorisation officielle de se rendre à Harar. Le vicaire apostolique y reste jusqu’en novembre, puis, y laissant, pour seconder le P. Joachim, le P. Césaire, qu’il avait amené avec lui, il redescend sur Obock.

Entre temps, le vicariat d’Arabie a été créé par Rome et Mgr Lasserre désigné comme titulaire. D’autre part, le poste d’Obock s’est heureusement développé. Les trois religieux prêtres, le P. Léon, supérieur, le P. Ferdinand, quoique malade et exténué, le P. André et, d’autre part, le Frère Etienne, se sont livrés à un apostolat qui, peu à peu, porte ses fruits. Le P. André est plus particulièrement chargé de l’œuvre des enfants. « Douze jeunes chrétiens grandissent auprès de nous, prémices touchantes d’une moisson aimée », écrit-il, le 17 avril 1887, au curé de Saint-Mars. Il est aussi chargé de la visite des soldats français soignés à l’hôpital. Sur cette côte /118/ aride, sans ombre, la température, en pleine saison chaude, est habituellement de 36 à 40 degrés, montant parfois jusqu’à 45, ne descendant guère au-dessous de 35 pendant la nuit. Ce climat de feu, dur aux missionnaires, éprouve aussi les soldats. L’épidémie spécifique des régions chaudes du Nord-Est africain: le dingue, les a atteints. « Ce petit fléau, écrit en juillet le P. André, loin de nous être funeste, a été pour nous l’occasion d’un certain bien. Ainsi, combien de ces pauvres soldats ont par là éprouvé l’action bienfaisante de notre contact, hélas! que ne puis-je dire l’action bienfaisante de notre saint ministère. Toutefois, il y a eu un certain bien dans les idées; un jour peut-être aidera-t-il à la pratique. »

Le 27 février de cette même année, sur la bienfaisante initiative de M. Lagarde, une école indigène a été fondée, confiée aux missionnaires, et groupe bientôt soixante-quinze à quatre-vingts enfants. A ces œuvres diverses, le P. André, que sert une santé robuste, se donne tout entier. Partout où le place l’obéissance, il en sera toujours ainsi. Mais il soupire après la mission des Gallas: « Mon cœur reste avec nos pauvres sauvages, écrit-il à son curé. Je ne serai vraiment heureux que lorsque je les aurai rejoints. » En juillet, il annonce à son correspondant: « Monseigneur m’a dit de me tenir prêt pour le mois de novembre. J’attends en toute confiance ce terme désiré. » Il ne sera pas déçu. Sa dernière lettre d’Obock, du 16 octobre, quel cri de joie! « Mille actions de grâces au Bon Dieu!... Il y a trois ou quatre jours, j’ai reçu une lettre de Monseigneur qui m’avertit de me tenir prêt pour bientôt. Mon ancien poste de Bio-Midagdou... n’a guère souffert de la dernière tourmente; c’est là que je vais être dirigé... »

Le 22 novembre, le P. André quitte Obock. Il laisse derrière lui une tombe. Le 15 novembre, en effet, le /119/ P. Ferdinand s’est éteint. Depuis de longs mois, bien qu’il n’eût que quarante-huit ans, son corps délabré n’était plus que le témoignage de la vaillance de son âme. Son souvenir reste à jamais celui d’un des plus grand ouvriers de la mission. La garde solitaire qu’il a montée dans la région de Finfinni, sans aucun soutien moral humain, sans nouvelles du vicariat, plongé dans un abîme d’incertitude et d’anxiété, est un des sommets de l’héroïsme missionnaire.

Le P. André se rend d’abord à Zeilah. Mgr Taurin, qui s’y trouve, lui donne ses instructions, qui débordent de beaucoup la réouverture du poste de Bio-Midagdou. Il le charge en définitive de relever peu à peu les anciennes stations ruinées de la mission. C’est une consigne qui, par son envergure et la confiance dont elle témoigne de la part du vicaire apostolique, détache déjà le P. André du groupe des missionnaires, lui donne une part de choix. Mgr Taurin estime ce religieux de trente ans outillé pour une telle tâche. A la manière dont il l’exécutera, il achèvera de le juger. Il lui recommande d’agir modestement, sans bruit, en attendant des temps meilleurs. Ati Joannès est toujours là, et il faut compter aussi avec les hérétiques abyssins qui restent en état d’alerte, jusque dans l’entourage immédiat de Ménélick. Le clergé eutychéen et son abouna, c’est une cage de fer que peut resserrer inopinément le moindre incident. Et même, par mesure de précaution, le P. André partira sous l’habit civil. L’intention apostolique doit être camouflée pour n’être pas freinée brutalement.

Le 12 décembre 1887, le P. André est rendu à Harar. Il se présente devant Mekonnen, auquel il remet les lettres et somptueux présents dont l’a chargé M. Lagarde. Harar sera son poste d’attache jusqu’en octobre 1888. Mais il ne cessera de rayonner aux alentours pour le /120/ relèvement des stations. Dans les intervalles de ses nombreuses randonnées, il exerce dans la ville, ainsi que les PP. Césaire et Joachim, et sous un déguisement, un apostolat feutré. Le 27 décembre, il s’est rendu à Awallé. Quelle réception, dont une lettre au curé de Saint-Mars nous donne l’écho tintamarresque et joyeux!

« Ma première visite a été pour moi une véritable ovation. En cette circonstance, le Bon Dieu a voulu sans doute me gâter un peu pour me donner plus de courage dans l’avenir. J’avais à peine mis le pied sur les terres de notre tribu que je vois bientôt les petits bergerots du pays, émergeant de tous les coins et de tous les fourrés, accourir me saluer, en criant à cœur joie: « C’est Dieu qui te ramène vers nous! Qu’il soit béni! » Et ils me font ainsi cortège d’honneur et d’allégeance jusqu’à notre pauvre cabane... Hommes, femmes et enfants, jeunes, vieux et vieilles, tous veulent me voir, me parler, m’approcher, me toucher. Je suis accablé de toutes sortes de bonnes manières: on m’interroge, on me questionne sur mille détails. Les vieux et les vieilles me comblent de leurs bénédictions. Je suis couvert de salive, car c’est la coutume de nos bons sauvages de souffler la salive sur celui qu’on bénit. » Ce mode de bénédiction est assurément d’un agrément bien relatif. Mais voici une scène biblique qui jette le P. André dans un embarras savoureux: « Une pauvre bonne femme, vieille comme le temps, dans le transport de son enthousiasme, me surprenant à l’improviste, me saisit au cou et m’embrasse comme son enfant. Figurez-vous, monsieur le curé, comme je me suis trouvé attrapé. Mais que faire? Il a bien fallu se résoudre et laisser, sans la troubler, le mérite de son escapade à cette pauvre vieille. »

Le P. André se rendra ensuite au poste d’Ama, puis à Bio-Midagdou. Il fera la navette, durant neuf mois, /121/ d’une de ces stations à l’autre. Pendant qu’il pérégrine, le P. Césaire rouvre la station de Babbo. Le 3 juin 1888, journée bénie pour le P. André: il donne le baptême à son premier catéchumène d’Awallé: Ambo-Boru, auquel il donne le nom d’Athanasios, en mémoire du P. Ferdinand, connu en Abyssinie sous le nom d’abba Athanasios. Cet événement soulève dans la vallée d’Awallé une violente opposition qui dégénère en tracasseries. Tout cela finit par s’apaiser, mais donne l’idée de la décevante mouvance du milieu. Tout peut, à tout moment, être remis en question. Si l’ère des bannissements est close, celle des menaces et bourrasques ne l’est pas.

Le fond du décor, d’ailleurs, reste rempli de tumultes. L’Islam, humilié à Tchelenko, tente de prendre sa revanche, en janvier 1888, sur les frontières du Dembia, aux confins de ce Soudan égyptien, où fermente sans cesse la révolte, dont les Anglais n’ont pu avoir raison, des fanatiques du Madhi. Le ras Adal, vice-roi du Godjam, est vaincu par les Madhistes et se réfugie dans les montagnes. Les musulmans arrivent à Gondar, brûlent les églises. Ati Joannès et son armée, secondés par Ménélick, chassent les musulmans de Gondar et de l’Abyssinie. Mais, à la guerre contre l’ennemi héréditaire, se mêle la guerre intestine. L’empereur Ati Joannès entend châtier le ras Adal, pour avoir fui devant les Madhistes, en le remplaçant par le négus Mikaël. Là-dessus, le ras Adal surgit de ses cavernes et bat Mikaël, tandis que Ménélick débouche du Choa, en pacificateur muni, par ses armes, d’arguments convaincants. Par ailleurs, le généralissime de ses armées actives, le ras Gobana, en découd avec les Madhistes qui, battus au nord, tentent de prendre leur revanche au sud. Ils ont pénétré dans le pays wallaga pour contourner le Godjam. Le ras Gobana leur inflige, dans l’automne de 1888, une rude défaite, /122/ qu’il ne manque pas de corser en faisant égorger huit cents prisonniers, représailles pour les atrocités commises par les musulmans. Du coup, l’Islam ne bouge plus.

Cependant, Mgr Taurin, dont la santé est fort ébranlée par tant de fatigues, est parti, au commencement de juillet 1888, pour la France. En août, il a visité le couvent de Carcassonne; en novembre, il sera à Rome, puis à Orihuela. Quand il reviendra en décembre, il sera accompagné de trois soeurs, de la Congrégation des Religieuses Franciscaines de Calais, qui joueront un grand rôle dans le développement futur de la Mission. Elles seront immédiatement chargées de l’hôpital, d’un petit dispensaire et ouvriront une école de filles.

Pendant l’absence de Mgr Taurin, la situation a failli se gâter à Harar. Par une imprudence difficilement explicable, le ras Mekonnen, ayant à faire un séjour au Choa, auprès de Ménélick, a confié l’intérim du gouvernement de la ville à l’ancien émir Abdullaï, fait prisonnier à Tchelenko. C’est un trait fort courant dans l’histoire de l’Abyssinie, de l’empereur aux ras et aux gouverneurs, que des actes de clémence et de magnanimité, alternant avec des répressions sanglantes et des mesures cruelles. Le résultat ici a été ce qu’aurait dû prévoir Mekonnen. Maître en fourberie, Abdullaï continuait d’échauffer, sous des allures de chattemite, un fanatisme recuit dans l’amertume de la défaite. A peine Mekonnen a-t-il tourné le dos qu’il prépare secrètement un soulèvement dont le massacre des catholiques sera le morceau de choix. Le complot est éventé par le contre-gouverneur, Ato-Tessamma, l’ancien élève de la Mission. Ce dernier est homme de décision rapide et énergique. Sitôt alerté, il a fait arrêter, enchaîner, puis jeter dans un cul de basse-fosse Abdullaï et a pris le /123/ gouvernement de la ville en attendant le retour de Mekonnen.

Octobre 1888 fixe, pour un long temps, la vie jusqu’ici errante, du P. André. Ce mois-là, il est définitivement fixé à Awallé. Il y apporte, avec une expérience mûrie par six années d’apostolat varié, sa ferveur intacte et son élan toujours juvénile. Nous le saisissons sur le vif dans une lettre qu’il a écrite, le 23 février précédent, à M. Cailleton: « Oh! Monsieur le Curé, songez combien je serais heureux si, avec l’assistance et l’esprit de Dieu, il m’était donné de pouvoir fonder au moins un petit centre de christianisme. D’autre part, quand j’envisage le nombre et l’énormité des obstacles, c’est à peine si j’ose espérer. Néanmoins, la vivacité de mes désirs n’en est pas amoindrie. Que de fois, je me prends à réfléchir et me dis à moi-même: Ne pourrais-je donc point suivre l’exemple de tant d’autres serviteurs de Dieu, méprisant toute discrétion et prudence humaine, et m’abandonner aux élans de mes désirs! »

Retenons cette confession qui nous livre un trait majeur du tempérament spirituel du P. André. La sage consigne de Mgr Taurin, qui est de progresser à pas circonspects et dont l’opportunité se vérifie à tout coup dans cette Abyssinie encore en fusion, cette consigne pèse au P. André. Il y a chez lui une fougue, une impulsivité, assurément magnifiques par le plan où il les porte, mais qui le jetteraient facilement en des actions prématurées et périlleuses. Cette disposition naturelle expliquera certaines de ses décisions ultérieures. Mais, pour l’heure, il la corrige d’emblée par la réaction de ses deux vertus maîtresses: l’obéissance et l’humilité. Sitôt après avoir confié à son curé où l’entraîneraient ses désirs apostoliques: « Oui, mais en agissant ainsi, ajoute-t-il, il me faudrait méconnaître l’obéissance que /124/ j’ai vouée à mes supérieurs et me jeter du même coup dans une fausse voie. »

De fait, il va maintenant, au long de dix années, travailler à l’extension du royaume de Dieu, selon la méthode apprise de Mgr Taurin et dont l’obéissance ne le laissera jamais dévier.