Gaëtan Bernoville
Monseigneur Jarosseau
et la Mission des Gallas

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L’Évêque

(1900-1941)

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IX

Veillée des armes

Le 16 septembre 1900, le P. André Jarosseau reçoit à Rome la consécration épiscopale des mains du cardinal Gotti, préfet de la Propagande. Ses sentiments, nous ne pouvons que les imaginer. A son confident habituel, le curé de Saint-Mars, il n’a pu écrire, au sortir même de la cérémonie, qu’une lettre brève: « Vous avez bien été le premier dans ma pensée, vénéré Père; ni parents, ni Saint-Mars, ni amis n’ont été oubliés de moi au moment où il m’a été donné d’élever pour la première fois ma main pour bénir solennellement au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » Il ne dit pas ce que virent plusieurs des capucins présents, ce qu’aimait à raconter plus tard l’un d’eux, le P. Marie-Antoine: une colombe avait pénétré dans l’église et, au moment le plus auguste, celui de la consécration, elle avait voleté au-dessus de la tête du nouvel évêque, puis s’était posée sur une corniche d’où elle ne bougea plus, tout au long de la cérémonie. Sans pousser ce trait au merveilleux, sans prétendre y voir de signe surnaturel, on aime que se soit trouvé ainsi symbolisé, de façon si inattendue, le passage de l’Esprit-Saint.

Maintenant tout est dit. Le P. André a été définitivement vaincu, dans la lutte qu’il a menée si obstinément pour écarter de lui une charge dont il se croyait incapable. /178/ Jusqu’au dernier moment, il a fait valoir, à Rome même, auprès du préfet de la Propagande et du Père général des capucins, ses raisons de se soustraire à si redoutable responsabilité. Le pape Léon XIII le lui rappelle paternellement dans l’audience qu’il lui accorde, le 20 septembre: « Oui, vous vouliez résister, mais quand vous avez été fait prêtre, vous étiez indigne. Quand vous avez été fait évêque, vous étiez aussi indigne. Eh! de quoi sommes-nous dignes devant Dieu? Nous sommes tous indignes. Allons, du courage! Il faut se sacrifier et aller généreusement, sans craindre les fatigues et la mort même, porter la foi et le salut à tant d’âmes qui se perdent... » Et Mgr Jarosseau de répondre avec émotion: « Oui, Très Saint Père, j’e suis prêt à tous les sacrifices et à me donner de toutes mes forces au salut des âmes, avec l’aide du Bon Dieu, le secours de votre bénédiction, et l’appui de vos prières, Très Saint Père... »

Ce ne sont pas là vains mots. Si les témoins de ces journées nous disent que l’attitude de Mgr Jarosseau fut de timidité et d’humilité, cela ne doit point nous donner le change sur la résolution qui l’anime intérieurement, une fois le sacrifice consommé. Pas plus qu’il ne s’est dérobé, au long de sa vie religieuse, au devoir de l’obéissance, il ne se dérobera au devoir du commandement. « Quand j’ai reçu ma consécration, écrira-t-il, je me suis trouvé un autre homme. »

Son séjour à Rome est marqué par une rencontre peu commune. Il l’a consignée dans ses notes: « Nous faisons nos visites aux saintes Basiliques, où les foules viennent gagner les indulgences de l’année sainte. Un pieux et austère pèlerin, Charles de Foucauld, ancien chasseur d’Afrique, s’unit à nous. Il veut nous suivre en Abyssinie. Je l’accepte, mais, rentré à la maison SaintClaude-des-Bourguignons des Pères du Saint-Sacrement, /179/ il y resta. » C’est tout; c’est bien trop peu pour notre légitime curiosité. Plus tard, au cours d’une lettre, Mgr Jarosseau mentionnera incidemment le P. de Foucauld « que je faillis, dit-il, amener aux Gallas » et il saluera celui qui fut « l’héroïque apôtre des barbares du Tamanrasset ». Mais, quand il écrivit cette lettre, le Père de Foucauld était mort, ayant donné sa mesure et livré le sens de son extraordinaire vocation. A Rome, en cette année 1900, il a certainement discerné, en Charles de Foucauld, une âme ascétique et généreuse; je ne crois pas cependant qu’il ait regretté beaucoup ce magnifique aventurier de Dieu, Il semble l’avoir jugé « illuminé, indiscipliné », ce qui était traduire, en termes péjoratifs, un destin hors série, qu’il ne pouvait pressentir. Dans la vie de Mgr Jarosseau, le bref passage du P. de Foucauld n’aura été qu’un sillage dans l’eau, tôt effacé.

Le 26 et le 27 septembre, Mgr Jarosseau les passe à Assise « pour y respirer, dit-il, la bonne odeur du Christ dans Saint François ». Le 29, il est à Turin où, après accord avec la Propagande et le Père général de son Ordre, il délimite, avec les pères de la Consolata, les frontières respectives de la mission qu’ils détiennent en Abyssinie, et de son propre vicariat. Du 1er au 4 octobre, les affaires de la mission des Gallas le retiennent à Lyon et, du 5 au 11, à Paris. Le 12, il est en Vendée.

Sa première visite est pour Mgr Catteau, alors évêque de Luçon. Puis, c’est le retour aux lieux de sa jeunesse: Saint-Mars-des-Prés, Chavagnes. Pèlerinage émouvant. Le 13 octobre, Mgr Jarosseau débouche en voiture dans le village natal. De presque toutes les paroisses avoisinantes et d’au delà, les curés sont accourus. Le supérieur du Petit Séminaire de Chavagnes est là aussi, mais surtout M. Cailleton, le curé de Saint-Mars, celui dont la paternité spirituelle a éveillé la vocation /180/ de l’évêque, de l’apôtre que voilà. La maladie, l’âge l’ont usé. Il ne survivra pas beaucoup à ce jour où il fait vraiment figure du vieillard Siméon. Il peut maintenant s’en aller en paix, en effet, puisque ce fils de son âme touche à l’apogée de son destin. Derrière le clergé, se tient la foule, une foule vendéenne, tout en grisaille, mais d’où fuse l’allégresse, en des cris de: « Vive Monseigneur! » Un feu de joie s’allume dans le paysage automnal. Le maire, M. de Ponsay, prononce un discours chaleureux et délicat; Mgr Jarosseau remercie, en paroles simples comme il fait toujours. Ce n’est pas un orateur, il ne le sera jamais, mais le cœur fait frémir les mots. Puis, c’est la procession, aux chants alternés des jeunes gens et des jeunes filles. A l’église, l’abbé Pacteau, aumônier du pensionnat Saint-Gabriel, à Saint-Laurent-sur-Sèvre, prononce un discours de belle tenue. Après la cérémonie, le clergé se rassemble, sous ces ombrages du presbytère dont s’enchanta le petits gars de La Roche. C’est au tour de M. Cailleton d’évoquer les vieux souvenirs. Le banquet suit, avec les toasts du marquis de Lépinay, député, de l’abbé Teillet, ancien condisciple d’André Jarosseau à Chavagnes. Que disent-ils tous, qui ne soit déjà proclamé sur les arcs de triomphe champêtres qui jalonnent la route: « Vous êtes, Monseigneur, la gloire de Saint-Mars, la joie de son pasteur et l’honneur du clergé vendéen »? Et c’est fini. Aux rayons du soleil déclinant, Monseigneur s’en va, dans une poussière d’or.

Peu après, le 17 octobre, Chavagnes le reçoit. Toute la paroisse est allée au-devant de lui, enfants des écoles et curé en tête, jusqu’au delà du pont, sur la route de la Chardière. Un feu de joie flambe, comme à Saint-Mars. Au séminaire, qui le reçoit? Le P. Trottin, Supérieur général des Pères de Chavagnes, le P. Eudes, maître des novices. Or le P. Trottin, professeur de première, /181/ au temps où le jeune André Jarosseau était élève de seconde, n’a certainement pas insisté pour que celui-ci passe en sa classe. Quant au second, c’est lui qui a dissuadé le jeune homme d’entrer dans la congrégation des fils de Marie Immaculée. On imagine, quelque gêne en eux; mais, s’ils l’ont éprouvée, l’attitude du nouvel évêque l’aura vite dissipée. Elle est toute d’humilité, de bonté, de simplicité, de douceur. Au réfectoire, répondant au toast du Supérieur, il dira simplement qu’il avait jadis envisagé d’entrer chez les fils de Marie Immaculée, mais que la Providence s’était chargée de l’orienter vers l’Abyssinie. Du P. Eudes, il note gentiment que « sa sévérité n’était que dans ses lunettes ». Quand il part, il laisse au séminaire dont il fut l’élève le persistant parfum d’une sainteté du plus pur type franciscain.

On aurait bien tort de voir, en ces réceptions de Saint-Mars et de Chavagnes, de banales éphémérides de la vie diocésaine. Le Vendéen joue un grand rôle chez Mgr Jarosseau. Nombre de ses qualités et de ses vertus, il les tient du terroir natal, de la première formation qu’il y a reçue, des exemples qui l’ont entouré. L’empreinte sur son esprit et sur son âme en est indélébile. Ce ne sont pas seulement des traits de caractère — ténacité, fidélité, grande capacité d’affection sans démonstrations extérieures — qu’il doit à sa terre, mais encore un tour d’esprit essentiel, une qualité d’âme. Il a bu à longs traits le lait de la sainte Vendée, celle des martyrs et des héros. Sa grand’mère avait vécu la Révolution; enfant, il était donc tout proche de l’épopée. En sorte que cette reprise avec son terroir, c’est un charisme dont son apostolat missionnaire bénéficiera, de même que les Vendéens de Saint-Mars et de Chavagnes saluent en lui un Vendéen qui continue l’épopée.

Jusque dans ses armoiries épiscopales, il a marqué le /182/ lien de la Vendée à l’Abyssinie! « la science héraldique n’a rien à y voir, écrira-t-il plus tard au P. Denis, mais trois pensées y tiennent lieu de couleurs. La Croix; l’emblème franciscain: les deux bras croisés, Jésus et François; le chapelet de nos pères de 93. Ces trois pensées sont dominées par cette adresse à la croix: O Crux Ave, spes unica!... Saint Philippe, diacre, est bien considéré comme le premier apôtre de l’Ethiopie, à cause du baptême de l’eunuque de la reine Candace d’Ethiopie, mais les Abyssins se sont mis sous le patronage de la croix et de la Sainte Vierge. » Ainsi, la croix, défendue contre le croissant, et qui domine les hautes terres d’Ethiopie; la croix des chemins creux, au pied de laquelle tombe, lardé par les baïonnettes des Bleus, le Vendéen à qui ils ont crié: « Rends-toi » et qui a répondu: « Rends-moi mon Dieu »; la croix, apparue au petit garçon de La Roche et qui le précéda jusqu’au bourg, tout cela est d’un seul tenant.

En Vendée, Mgr Jarosseau ne perd pas de vue les intérêts de la mission. Il veut des écoles chez les Gallas et en Somalie, parce que c’est par l’école que cheminera le mieux l’œuvre de conversion. Il se rend à Saint-Laurent-sur-Sèvre, chez les Frères de Saint-Gabriel, cette belle congrégation de Frères enseignants dont j’ai parlé ailleurs1. Avec le Rév. Frère Martial, alors supérieur général, il traite de l’envoi de quatre Frères en Abyssinie, pour y tenir école à Djibouti et à Harar. Les pourparlers ne traîneront pas, car ils sont soulevés de part et d’autre par une ardente volonté d’apostolat. Tous détails sont envisagés. Il est convenu notamment que les Frères enseigneront la langue française, à l’exclusion des autres langues européennes, et, plus tard, conjointement /183/ au français, la langue abyssine; que le programme sera celui de l’enseignement primaire élémentaire, y compris l’Histoire Sainte et les éléments de la civilité ou politesse française, avec une amorce d’enseignement professionnel. Ainsi sont posés les jalons d’une des œuvres maîtresses de la mission des Gallas et Mgr Jarosseau s’est assuré, du même coup, de collaborateurs rompus à la pratique des petites écoles, et dont l’élan, le dynamisme, la souplesse d’adaptation conviennent parfaitement aux exigences de l’action missionnaire. Quand le vicaire apostolique quitte Saint-Laurent, la décision des Frères de Saint-Gabriel est virtuellement acquise.

Le 1er novembre, Mgr Jarosseau est à Toulouse, après être passé aux couvents de Fontenay-le-Comte, Cognac, Périgueux, Cahors. Puis, il se rend à Lourdes, de là au couvent de Bayonne, enfin, en coup de vent, à Carcassonne, où il prie sur la tombe de Mgr Taurin, à Narbonne, à Millau. Le voilà de nouveau à Paris. Il y traite l’affaire de l’école de Djibouti avec le président de la Compagnie du chemin de fer. Il voit M. Delcassé, alors ministre des Affaires étrangères, qui lui paraît très bien disposé pour la mission. Sa dernière visite est pour le sanctuaire vénéré des Parisiens. Enfin, note-t-il avec un accent triomphal: « Départ, avec la bénédiction de Notre-Dame des Victoires. »

Le 3 décembre, il est à Marseille, entouré de ses compagnons: quatre missionnaires capucins, quatre Frères de Saint-Gabriel. Quelques semaines après, en janvier 1901, les rejoindra le Frère Cyprien, provincial de Saint-Gabriel pour la Province du Midi, qui tient à veiller personnellement à l’installation des Frères et à l’inauguration de leur école. Un premier bateau emporte cinq voyageurs. Le vicaire apostolique s’embarque, avec les autres, le 25 décembre.

Le 11 février 1901, Mgr Jarosseau est rendu à Harar. /184/ Les ferveurs et l’expérience du P. André vont maintenant s’épanouir dans le labeur du vicaire apostolique. La promptitude avec laquelle il va réaliser des formules inédites nous montre qu’il les a mûries dans son esprit, qu’il les débat depuis qu’il a vu se profiler à l’horizon les responsabilités qu’il assume aujourd’hui. Il a tout fait pour conjurer l’événement, mais il n’a pas voulu être surpris par lui. Au vrai, son action va être largement favorisée par la situation que lui a laissée Mgr Taurin, comme par l’évolution de la situation politique.

Sur la première, il a noté lui-même ceci: « Lorsque Monseigneur arrivait à Harar, le 22 avril 1881, il n’y avait aucun chrétien dans le pays, le musulmanisme régnait en maître et la croix était abhorrée. A la mort de Mgr Taurin, dix-huit ans plus tard, la croix domine le musulmanisme, le nom chrétien est respecté et les catholiques bénéficient de ce respect. » Ce raccourci pourrait faire oublier que la suprématie du nom chrétien est due pour large part à la conquête par l’Abyssinie, hérétique, mais chrétienne, de la région très musulmanisée de Harar. Ce qui reste acquis à Mgr Taurin, c’est le prestige dont il a fait bénéficier la mission du fait de sa valeur reconnue de tous; c’est la solide assise qu’il lui a constituée à Harar même; c’est la chaîne de stations qui maintenant pousse sa pointe vers Addis-Abeba; c’est l’autorisation, enfin donnée par Ménélick, trop tard pour que Mgr Taurin en ait pu profiter lui-même, de pénétrer dans la capitale; ce sont les résultats numériques qui ont porté le nombre des catholiques, entre 1881 et 1899, de zéro à sept cents. Au delà, il y a les chrétientés du temps de la première vague Massaïa-Taurin-Louis de Gonzague, qui groupent mille catholiques; et, plus loin encore, les neuf mille catholiques du Kaffa.

/185/ Du côté politique, les perspectives sont également modifiées. L’unité nationale, réalisée par le nouveau négus, en atténue les périlleuses complexités; la féodalité subsiste, mais son ferment anarchique est résorbé. Des ras à Ménélick, il y a subordination effective, dans une réelle union morale. Les missionnaires sont moins ballotés qu’ils ne l’étaient entre les consignes contradictoires des ras et gouverneurs. L’incontestable prédominance de l’influence française leur est encore éminemment favorable, d’autant qu’ils la peuvent utiliser par le truchement du grand diplomate qu’est M. Lagarde. La volonté délibérée de Ménélick de s’ouvrir à la civilisation occidentale, la participation croissante des Européens à la vie culturelle et économique du pays, qui soustrait le missionnaire à la dangereuse condition d’étranger isolé, ouvrent à la mission bien des voies. Tout cela, enfin, repose sur la personnalité très forte d’un homme qui s’est préparé à longueur d’années à sa tâche d’empereur d’Abyssinie.

Ménélick, en cette année 1900, a cinquante-six ans. Physiquement, il n’est pas représentatif du type le plus pur de l’Abyssin, qui est fort beau. Le cas est fréquent dans les hautes classes, où la polygamie engendre le mélange des races. Les lèvres sont épaisses, la base du nez large. La physionomie serait plutôt bestiale si ne l’illuminait l’intelligence du regard; elle est d’une impressionnabilité qui contraste avec la marmoréenne impassibilité de l’Abyssin de condition. Quant au moral, les défauts de Ménélick n’excèdent pas ceux de beaucoup de grands Européens: ruse exercée au contact d’intrigues innombrables, moeurs très relâchées, quelque cupidité, un goût prononcé pour les affaires faciles, brassées à la façon du businessman... Mais l’esprit surgit de ces ombres, avide de lumière, doué d’intuitions géniales. Le coeur est bon, l’allure débonnaire, l’âme magnanime, /186/ l’amitié fidèle. Ménélick a le sens de la grandeur, celle qui ne s’exprime, ni surtout ne se résume dans le faste extérieur. Nous avons vu sa noble attitude à l’égard des prisonniers italiens d’Adoua. Il a de ces phrases-éclairs, par quoi il coupe l’histoire de l’Abyssinie en deux parties, la deuxième commençant par lui-même: « Mes prédécesseurs ont dominé par les massacres; je triompherai par les banquets. »

L’admirable chez lui, et qui est proprement du génie, c’est la manière dont il accède, de plain-pied, aux plus hauts thèmes de la civilisation d’Occident. Il a le sens et le goût de l’unité, non seulement organique mais spirituelle, l’amour de la justice, de la clémence, de l’équilibre, un vif besoin d’harmoniser, d’humaniser, de créer du bien-être matériel et moral, en empruntant au progrès industriel de l’Europe, tout ce qui peut enrichir, sans l’altérer, la tradition nationale, dont il reste justement conscient et fier, de son pays. Il sait la barbarie qui s’obstine en son peuple sous le nom chrétien, ces massacres dont il parle lui-même, ces mutilations tristement célèbres. Il entend l’en libérer et lui-même en refrène les tendances héréditaires en ses propres profondeurs. La licence de ses moeurs le laisse clairvoyant et admiratif, noblement envieux même, à l’endroit des grandeurs morales. Ce que ne peut faire en lui, et pour cause, la vertu, l’intelligence le fait, en lui donnant le culte de la sainteté. Il doit beaucoup, dans ce sens, à l’abouna Messias (Mgr Massaïa) et à l’abouna Jacob (Mgr Taurin). Il leur a porté une vénération et une affection sans bornes. Il leur garde un souvenir impérissable. Les témoignages en abondent. Il a vu, dans ces apôtres, le christianisme porté à son expression la plus haute, la plus pure. Aussi, l’abouna copte, le clergé copte — exception faite pour les moines dont beaucoup atteignent aux sommets de l’ascétisme — ne pèsent-ils /187/ pas lourd dans son jugement au regard des missionnaires catholiques qu’il a eus sous les yeux au Choa.

Il reste qu’il est fortement conditionné. Sa bienveillance pour la mission ne peut s’exercer que dans une mesure relative. Il doit tenir compte de la jalouse, de la harcelante vigilance de l’Eglise copte d’Abyssinie. C’est elle qui, plus encore que le fanatisme musulman, contenu par la conquête, rend si difficile le prosélytisme, jusque dans les postes occupés par la mission, et barre son expansion vers l’ouest, vers ces régions du Choa et du Kaffa, où quelques prêtres indigènes maintiennent héroïquement la flamme allumée par Mgr Massaïa. Même dans l’état présent des choses, la moindre imprudence peut, sinon faire échec à la bonne volonté de Ménélick, du moins en compromettre gravement les effets. Nul doute que Mgr Jarosseau n’ait les coudées plus libres que ses prédécesseurs, qu’il jouisse d’une stabilité, d’une atmosphère plus favorable, mais la méthode de prudence, de discrétion, de Mgr Taurin n’en est pas prescrite pour autant.

Heureusement, le ras Mekonnen, non seulement partage les sentiments de Ménélick à l’égard de la mission, mais les redouble. C’est, lui aussi, un homme supérieur. Si la victoire d’Adoua, surtout, a rendu son nom éclatant, son génie militaire s’est manifesté en bien d’autres occasions. En quelque lieu qu’il se soit porté et contre n’importe quel ennemi, il a la victoire sur les talons. Mais sa personnalité intellectuelle et morale l’emporte encore sur son génie militaire. Elle est inscrite sur sa physionomie intelligente et méditative. Elle rayonne de la noblesse, de la distinction, de la réserve de son attitude. Ce cousin de Ménélick tient de lui par l’esprit, la bravoure, le souci d’ouvrir l’Abyssinie à la plénitude de la civilisation, mais il le surclasse de très haut en dignité morale. Sa vie privée offre des traits /188/ qui en font, dans son peuple, un être d’exception. Ainsi, devenu veuf assez jeune, il resta immuablement fidèle au souvenir de sa femme. L’impératrice Taïtou s’était mis en tête de le remarier et, quand les femmes s’engagent en cette sorte d’entreprises, on sait assez leur ingéniosité. Elle lui envoya une de ses propres nièces, la ravissante fille de son frère, le ras Olié. Mekonnen la reçut comme il savait faire, avec cette cordialité, cette courtoisie qui n’eût pas déparé le plus raffiné des Européens. Il la garda quelque temps auprès de lui, s’ingéniant à lui rendre son séjour agréable, mais sans se départir du rôle d’un hôte très bienveillant. Puis, il la fit raccompagner chez sa tante. « Vous m’avez envoyé une fleur, lui écrivit-il, je vous renvoie une fleur. » L’impératrice fut affreusement vexée, mais, désormais, se tint coite.

Mekonnen était profondément religieux, homme de prière, et observait scrupuleusement les prescriptions de sa religion. Ayant offert l’hospitalité à quelques membres d’une mission anglaise, il s’excusa auprès d’eux de ne pouvoir paraître régulièrement à table, le temps de carême, où l’on se trouvait, ne lui permettant qu’un repas par jour. Sa dévotion à la Sainte Vierge était très grande.

Il s’était rendu en Europe, en 1889, à l’occasion du traité d’Outchali. Il y devait revenir en 1904. Il y exerça ses dons d’observateur pénétrant. Comme il se trouvait à Paris — où il fut reçu avec des honneurs royaux — un ministre, qui lui faisait visiter la Chambre des députés, lui demanda son impression. Un Ahyssin ne se presse jamais de répondre: il craint trop les répercussions d’une parole irréfléchie. Il demeura donc silencieux. Puis, le ministre insistant: « Quel beau pays que la France! dit-il. Pas un seul pouce de terrain qui ne soit cultivé. Mais quel beau caractère surtout, et /189/ aimable, que le caractère français. A toutes les étapes, je l’ai hautement admiré et aimé... Maintenant, vous tenez à savoir ce que je pense de cette magnifique Chambre des députés, composée de trois cents fauteuils. Pardonnez ma franchise. Voilà trois cents fauteuils qui représentent trois cents trônes. Si, au lieu d’un seul trône, il y en avait trois cents dans mon pays, il n’existerait pas vingt-quatre heures. Il faut les dons merveilleux du caractère français, son bon sens, son jugement, sa personnalité complète pour pouvoir s’accommoder à une telle multiplicité de maîtres. Je vous l’avoue, notre pays, sans sa hiérarchie séculaire, et même millénaire, s’écroulerait. »

Cette hiérarchie, il est le premier, non seulement à la respecter, mais à l’observer. D’une personnalité si forte et si glorieuse, que toute l’Abyssinie révérait, on eût pu attendre une oijueilleuse volonté d’indépendance, voire d’autonomie. Mais non. C’est un soldat qui obéit à son chef. Il se tient pour tel, et pour un serviteur. Sa loyauté à l’égard de Ménélick ne se démentira jamais. Son affectueux appui aux missionnaires, sa confiance, qui va jusqu’à leur remettre l’éducation de son fils Taffari, s’exercent dans le cadre des instructions de Ménélick, auxquelles il ne contrevient jamais.

Tels sont les hommes, telle est la situation générale, auxquels, à son retour de France, Mgr Jarosseau doit ajuster ses méthodes d’apostolat. Il ne va pas tarder à les mettre en œuvre.

[Nota a pag. 182]

(1) Grignion de Montfort apôtre de l’Ecole et les Frères de Saint-Gabriel (Editions Albin Michel). [Torna al testo ]