Gaëtan Bernoville
Monseigneur Jarosseau
et la Mission des Gallas

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X

Les premiers actes

A son passage à Djibouti, Mgr Jarosseau y laissa deux de ses compagnons: les Frères de Saint-Gabriel Caprais et Alban. Ce seront les deux premiers directeurs de l’école, inaugurée fin janvier 1901. M. Bonhour, le nouveau gouverneur de Djibouti, a donné avec empressement les autorisations nécessaires. L’école de la mission, pour les Européens et les chrétiens indigènes, se doublera d’une école patronnée par l’Alliance française et le gouvernement. C’est la première fondation du nouveau vicaire apostolique.

La seconde suit de près. Sitôt arrivé à Harar, Mgr Jarosseau installe les deux autres Frères dans un local, voisin de sa résidence, mais c’est en celle-ci qu’ils se rendront pour faire leurs classes du matin et du soir. Présentés au ras Mekonnen, les Frères sont fort aimablement reçus par lui; il leur donne même d’excellents conseils. Mais sa bienveillance va bientôt se manifester avec plus d’éclat.

Une grande pensée agite le cœur du vicaire apostolique: venir en aide aux lépreux. Ces êtres de misère et d’épouvante grouillent par centaines sous les murs et jusqu’à l’intérieur de la ville. Musulmans pour la plupart, ils se rendent depuis des temps lointains à Harar, qui est la cité sainte des musulmans pour l’Ethiopie /191/ orientale, espérant quelque miraculeuse guérison auprès des tombeaux des saints selon Mahomet, et surtout parce qu’ils savent qu’aux lieux de pèlerinage, les cordons des aumônières se dénouent plus facilement. Nul règlement n’entrave leur liberté. On croit, en Abyssinie, que la lèpre est héréditaire, non contagieuse. Cette conviction n’est pas sans quelque fondement, en ce qui concerne l’Abyssinie. Le moins qu’on puisse assurer est que la contagion y est plus rare qu’ailleurs, que la cause en soit dans la nature elle-même du mal ou dans la salubrité remarquable du climat. Quoi qu’il en soit, les lépreux vont et viennent, comme ils l’entendent. Faces rongées, moignons purulents, ils imposent à toute la ville, avec une odeur insupportable, la vision de cauchemar de leur pourriture ambulante.

Or cette population gyrovague est de surcroît harcelante et volontiers agressive. Les lépreux spéculent sur la répulsion qu’ils inspirent. Celui qui ne leur fait pas l’aumône, ils le poursuivent en l’insultant. Dans les ruelles, ils réclament aux échopes du pain et de la viande, et, s’ils leur sont refusés, ils crachent sur ces aliments pour obliger les marchands à les leur donner. Ils font peser sur toute la cité l’hypothèque d’une horreur sans nom.

Un missionnaire, le P. Bernardin Azaïs, qui allait consacrer au soin des lépreux une part de sa vie, a décrit, dans l’ouvrage sur l’Abyssinie que j’ai déjà cité, l’état moral auquel se trouvent acculés ces malheureux: « Le caractère fondamental de la mentalité du lépreux, écrit-il, c’est la mélancolie, qui lui donne souvent une irritation extraordinaire de tempérament, des accès de colère et de rage, pour le plonger ensuite dans une extrême dépression. Ajoutons-y d’épuisantes insomnies, souvent accompagnées de ce que l’on appelle en médecine le délire onirique ou délire du rêve et d’hallucina- /192/ tions de la vue, le plus souvent terrifiantes. Ce sont d’affreux cauchemars où le lépreux croit qu’une force l’entraîne dans un gouffre, où il voit des taches noires passer devant ses yeux avec la rapidité de l’éclair... De là, son caractère exaspéré et irascible.

C’est assez dire à quelles détresses va la pitié de Mgr Jarosseau: détresse du corps, détresse de l’âme. Il propose au ras Mekonnen de rassembler tous les lépreux, toutes les lépreuses de Harar, hors de la ville. Un village serait construit pour eux, dont ils ne sortiraient pas, où des missionnaires leur assureraient les soins corporels et spirituels. Ce que gagneraient la sécurité et l’hygiène de la ville à la réalisation de ce projet, Mekonnen le voit assurément, mais il se montre plus sensible encore à la sublimité d’une telle pensée. Non seulement il accepte d’emblée, mais il fait don du terrain et décide de destiner à la léproserie une partie de l’avoir de son épouse décédée, l’autre étant réservée à la fondation d’un hôpital, dont la gestion sera confiée à des Français. Mgr Jarosseau reçoit ainsi cinq mille thalers. Aussitôt, deux des missionnaires se mettent à l’œuvre de construction: ce sont le P. Marie-Bernard et le P. Bernardin Azaïs, premiers apôtres de la léproserie de Harar.

C’est avec joie que le P. Marie-Bernard va enfouir dans cette œuvre, qui le séparera de l’humanité normale, un passé éclatant. Né à Cahors, entré dans l’ordre des capucins à vingt-trois ans, en 1879 — il a donc maintenant quarante-cinq ans — il avait connu les plus beaux succès oratoires. Quand, trente-cinq ans plus tard, les frères Tharaud visiteront la léproserie de Harar, ils jetteront une exclamation de surprise et de plaisir, car ils auront reconnu, malgré la barbe devenue blanche, celui qui jetait en émoi, au cours de ses missions, Angoulême et Cognac, Ruffec et Barbezieux, La Rochelle /193/ et Saint-Jean-d’Angély. « Il souriait, ont-ils écrit, à ses vieux triomphes, à ses luttes épiques avec les francs-maçons et aux condamnations (mais n’était-ce pas aussi des triomphes?) que lui avait infligées souvent l’autorité civile pour abus de parole ou infraction aux règlements. » Le P. Marie-Bernard était gardien au couvent de Toulouse, quand il décida, en 1900, de solliciter son départ pour la mission des Gallas. Une intelligence agile, apte à sélectionner et utiliser le meilleur, vivement posée, à la façon d’une abeille, sur les hommes et les choses, pour en composer le miel de Dieu, une voix chaude et caressante, une magnifique prestance, une distinction de manières alliée à un caractère jovial qui fait naître la sympathie sous chacun de ses pas, tel il apparaît à tous, mais une générosité fastueuse l’emporte encore sur ces dons, l’engage tout entier — et, pense-t-il, à jamais — dans le monde hallucinant des lépreux.

Le P. Bernardin Azaïs, lui, né à Saint-Pons (Hérault), le 31 janvier 1870, n’a que trente et un ans. Entré tout jeune dans l’ordre des capucins, comme l’avait prédit à sa mère le P. Marie-Antoine, c’est en novembre 1897 qu’il est parti pour la mission des Gallas; il n’a pas encore donné sa mesure, mais il est déjà un des grands espoirs de Mgr Jarosseau. Celui-ci a discerné « sa nature aventureuse et idéaliste »; il pensera plus tard à lui confier la préfecture Somalie. « Quoiqu’il n’ait pas, écrira-t-il, les goûts d’ascète du P. Charles de Foucauld, que je connus à Rome en 1900 et que je faillis amener aux Gallas, il en a bien des traits qui militent en sa faveur et qui le désignent pour être l’apôtre des Somalis, comme le P. de Foucauld le fut héroïquement des barbares de Tamanrasset. » Le P. Bernardin allait montrer, dans un très proche avenir, que son clavier disposait de nombreuses touches. Sa formation première avait déjà révélé chez lui des dons d’intellectuel, de chercheur, de /194/ lettré, soit au cours de ses études de théologie qu’il fit en partie à Ottawa, au Canada, soit comme professeur de rhétorique des étudiants capucins à Carcassonne. Méridional de pied en cap, il échauffe tout ce qu’il dit, tout ce qu’il fait. Au fond de rêve, illuminé de soleil, du Provençal artiste, il joint un esprit positif, lucide, à la fois enthousiaste et critique. Pour l’heure, le voilà, manches retroussées sur les bras, aux côtés du P. MarieBernard, en train de bâtir la cité des lépreux.

Cité étrange, à la vérité! A trois cents mètres des murs de la ville, à flanc de coteau, on pouvait voir, dès le début de l’été de 1901, se tasser, en deux quartiers — l’un réservé aux hommes, l’autre aux femmes — de petites toukoules rondes: autant d’habitations. Une maison basse, couronnée d’un clocheton de bois, c’est la chapelle. Le tout, clos d’une haie de branchages inextricablement entrelacés. Mais la mission étant trop pauvre pour faire davantage, on n’a pu, comme le souhaitait Mgr Jarosseau, loger dans ce village tous les lépreux de Harar; une cinquantaine seulement y entreront en résidence définitive. Deux cents autres, environ, viendront journellement s’y faire soigner.

Ceux-ci, d’ailleurs, n’envient pas ceux-là. Une sorte d’inquiétude physiologique met les lépreux en migration perpétuelle, comme si la stabilisation dans un endroit déterminé accroissait leur mal. Dès le jour de l’inauguration — 13 juin, fête de saint Antoine qui donne son nom à la léproserie — les missionnaires éprouvent de ce chef d’immenses difficultés. Les hospitalisés veulent à tout prix s’en aller; ils sont comme hantés par le mirage de la route où ils traînaient, de pèlerinage en pèlerinage, leurs corps misérables. Au prix d’efforts inouïs et de toutes les ressources d’un dévouement vigilant, ils sont pour la plupart, vaille que vaille, retenus sur place, mais ils se montrent hargneux /195/ et turbulents. Beaucoup s’échapperont qu’on remplacera. Des années s’écouleront sans que l’on puisse éviter l’évasion, au bout de quelques semaines, de nombre d’entre eux. Ceux qui vouent à ces lépreux leur vie — les Pères Marie-Bernard et Bernardin, le Frère Théotime pour les hommes, trois Sœurs franciscaines de Calais pour les femmes — ne connaîtront, dans la période des débuts, que l’ingratitude. Mais ils seront payés de leur peine. En moins de quatre ans, plus de cent cinquante conversions de lépreux musulmans seront obtenues. La douceur du christianisme descendra en ces âmes amères.

Et pourtant, dans les trois années qui suivirent la fondation de la léproserie, les missionnaires avaient tout lieu, humainement, de désespérer. Le musulmanisme, cette lèpre de l’âme, semblait aussi agrippée à ces malheureux que la lèpre du corps. Le P. Bernardin Azaïs parviendra bien à baptiser, à l’article de la mort, un lépreux de vingt ans. Mais, pour éloigner ses compagnons d’infortune qui voulaient s’y opposer, pour convaincre le mourant lui-même, il devra déployer des efforts inouïs. Et le cas reste longtemps isolé.

Seulement, un jour de 1904, un fait prodigieux renverse la situation. On vient avertir le Père qu’un lépreux, Adam Ali, le demande. Cet Adam Ali est un de ces enfants gallas, sauvés du choléra et de la famine par la charité d’abba Jacob (Mgr Taurin) et qui, depuis, sont devenus les fondements des stations chrétiennes. Mais celui-là, ayant contracté la lèpre, est entré à la léproserie et maintenant il se meurt. Resté musulman, il n’a manifesté jusqu’ici aucune velléité de conversion. Cependant, au P. Bernardin, accouru à son chevet, voici ce qu’il dit:

« Abba, cette nuit, dans mon rêve, mais pas un rêve, car depuis longtemps je ne dors plus, abba Jacob m’est /196/ apparu. Il est venu à moi du haut du ciel, monté sur un cheval blanc qu’il a attaché à la porte de ma toukoule. Il s’est assis sur la peau de bœuf où je repose, et il m’a dit: « Mon cher fils Adam Ali, je viens du haut du ciel pour t’avertir que, demain, à la même heure, au soleil couchant, je viendrai te prendre pour que tu sois avec moi dans le beau paradis du Bon Dieu. Mais il faut pour cela que ton âme soit bien blanche, blanche comme ma vieille barbe, comme le cheval blanc qui m’a conduit jusqu’à toi. » Et j’ai répondu: « Mais que dois-je faire pour être ainsi blanc? » — « Ton Père de la léproserie, a répliqué abba Jacob, vous le dit chaque jour, à vous tous qui êtes ses enfants lépreux. Il n’y a que l’eau sainte du baptême qui peut ainsi blanchir votre âme. » Là-dessus, abba Jacob, remonté sur son cheval blanc, a disparu dans les cieux. » Et Adam Ali de conclure: « Père, donnez-moi l’eau du baptême qui doit blanchir mon âme et qui est la condition de mon départ demain, au soleil couchant, avec abba Jacob, dans les cieux. »

Le nouveau baptisé, dans la journée du lendemain, se fait apôtre. Comme de coutume chez eux, quand expire un de leurs frères dans le malheur, tous les lépreux l’entourent. Et Adam Ali de leur conter ce qui lui est advenu, de les presser de devenir blancs eux aussi par le baptême. « Imitez-moi, répète-t-il, devenez chrétiens! » Le soir même, à l’heure prédite, meurt Adam Ali. Or, dès le lendemain matin, tous les lépreux, sans aucune exception, viennent trouver le Père Bernardin et lui demandent à genoux le baptême. Au missionnaire, bouleversé d’émotion, ils disent, d’une seule voix, ce que, la veille, ils ont vu, au moment même où mourait leur compagnon et comme ils se tenaient tous, debout, face au soleil couchant. Un cheval blanc, débouchant des cieux, était descendu, auprès de la couche funèbre. /197/ Il était monté par abba Jacob et quand il regagna le ciel, dans les flammes apaisées du crépuscule, il portait en croupe, derrière le grand vieillard à barbe blanche, l’âme d’Adam Ali.

Telle est la merveilleuse histoire que, témoin irrécusable, m’a contée lui-même le P. Bernardin Azaïs. De tels passages, en coup de vent, de l’esprit de Dieu soutiennent les missionnaires dans les difficultés qui viennent du dehors et se font accablantes. Sans parler de l’hostilité des schismatiques et des musulmans, à laquelle les missionnaires seront toujours en butte, la pauvreté de la mission lui en vaut une autre, fort redoutable, et qui vient, celle-là, des Européens. On n’insistera jamais assez sur les conditions d’impécuniosité dans lesquelles les trois vicaires apostoliques successifs ont accompli leur œuvre. C’est un tour de force quotidien. La correspondance de Mgr Jarosseau est obsédée de ces thalers, qui ne se déversent qu’au compte-gouttes sur des œuvres affamées, et figurent, en totaux d’une exiguïté ridicule, dans le budget de la mission. Une grave conséquence de cet état de choses est que la léproserie ne peut s’offrir un médecin. Des appointements annuels de cinq à six mille francs, Mgr Jarosseau n’y peut même songer. Magnifique occasion pour les gouvernements étrangers — schismatiques, hérétiques ou athées — d’élever un chœur de réclamations intéressées pour que la léproserie, au lieu de subsister misérablement des miracles de la charité évangélique, fût enlevée à la mission et entrât dans le consortium des établissements scientifiquement menés et puissamment rémunérés, tels ces hôpitaux et dispensaires à but politique et anticatholique, dont la Russie, l’Angleterre et l’Allemagne s’empressent de favoriser la fondation.

Le malheur est que la France entre dans ce jeu, non celle que représente sur place M. Lagarde, mais la /198/ France officiellement athée. Le docteur Vitalien s’en fait le coryphée en Abyssinie. Médecin de la Compagnie des chemins de fer éthiopiens à Djibouti, au moment où Mgr Jarosseau vient prendre possession de son vicariat apostolique, c’est grâce à ce dernier qu’il a pu pénétrer dans Harar. C’est un ancien élève des missionnaires et, à ce titre, l’évêque lui a donné sa confiance, ignorant que, ambitieux, le docteur Vitalien a choisi la voie de l’arrivisme qui est, en ce temps, la franc-maçonnerie. Sous le couvert du vicaire apostolique, il approche Mekonnen, se fait une popularité. Sitôt sa situation assise, sa haine contre la mission se manifeste sous cette forme feutrée et prétendument humanitaire où se reconnaît le maçon de stricte observance. Sa thèse, le P. Marie-Bernard, dans un rapport au cardinal-préfet de la Propagande, du 8 mai 1907, devait la résumer ainsi: la mission catholique a en mains une œuvre hospitalière publique; or, pour la direction de ces œuvres, aussi bien que pour celles de l’enseignement, il faut des titres qui soient un témoignage de la science acquise et une garantie des soins donnés aux malades. Ces titres, la mission ne les possède pas; donc, la direction de ses œuvres hospitalières doit être confiée à d’autres qui les aient acquis. In petto, le docteur Vitalien pensait que ces « autres » se résumaient en sa propre personne.

Aussi envisagea-t-on d’envoyer un missionnaire à la Faculté de médecine de Beyrouth, dirigée par les jésuites, pour y acquérir les grades de médecine, non pour l’exercer publiquement, les lois canoniques s’y opposant, mais pour abriter la léproserie et les autres œuvres hospitalières de la mission derrière un titre reconnu par les autorités civiles. Mgr Jarosseau se rangea à cette vue; après avoir consulté son conseil et les supérieurs majeurs de son Ordre, qui se montrèrent favorables, il /199/ fit une démarche officielle auprès de la congrégation de la Propagande. Mais la réponse de celle-ci fut négative. Une nouvelle et identique démarche, tentée par le P. Marie-Bernard en 1907, et qui, cette fois, indiquait le P. Bernardin Azaïs comme particulièrement désigné pour prendre des grades de médecine à Beyrouth, devait échouer comme la première... La pénurie des débuts se prolongera longtemps.

Les soins donnés à la fondation de la léproserie n’empêchent pas Mgr Jarosseau de se livrer à d’autres et multiples tâches, notamment à la visite des stations. Ainsi, en juin et juillet, parcourt-il, pendant vingt-neuf jours, les pays gallas, à travers les montagnes, les forêts, les précipices: quarante-sept confirmations, un bon nombre de conversions. Celle d’une bonne vieille notamment. La scène est tout embaumée d’une brise franciscaine: « J’étais, écrit-il à son parrain, le 11 juillet 1901, dans un village de pauvres bergers dont beaucoup sont convertis et sont de parfaits chrétiens. Un après-midi, tandis que je m’avançais à la porte des cabanes, saluant ceux-ci et demandant des nouvelles de ceux-là, j’arrive devant la haie sèche d’une pauvre hutte; tout à coup, par la porte, sort une bonne vieille qui vient à moi et me crie: « Père, Père, donne-moi le baptême. » Kristekka nakenni. Je lui demande: « Bonne mère, es-tu instruite? As-tu la foi? » Faisant aussitôt un grand signe de croix, elle me dit: « Père, voilà tout ce que je sais, mais j’ai la foi. » Et, les deux mains tendues, elle me montre le ciel. Une science aussi inattendue m’avait tout ému et la bonne vieille pleurait aussi, attendant de ma bouche Un mot d’espérance. Je ne la laissai pas longtemps anxieuse: l’action de la grâce était évidente. Je n’avais moi-même qu’à lui obéir: « Eh bien! viens, bonne mère, lui disje, je vais te donner le baptême et faire inscrire ton /200/ nom dans le grand livre du Paradis ». Au comble de la joie, la pauvre vieille fut baptisée le soir même et échangea son nom de Djamma en celui de Catharina. » Voilà Mgr Jarosseau bien pris sur le vif, maigre, nerveux, ardent, une flamme d’avide charité dans le regard, coiffé du casque colonial, la bure flottant au vent, toujours en quête de conquêtes spirituelles.

Il en est une dont il ne cesse de rêver depuis bien longtemps. Elle serait, celle-là, d’envergure, à vrai dire plutôt une reprise, une résurrection qu’une conquête, car il s’agit du Kaffa. A ce sujet, le P. André avait dû presser Mgr Taurin, à en croire une lettre de celui-ci, datée du 20 février 1899: « Il ne faut pas vous faire illusion sur la situation de Kaffa. Avez-vous pu déchiffrer la lettre d’abba Matheos (un des trois prêtres indigènes demeurés là-bas)? Vous y verrez que tout est en ruines et que les baptêmes dont on parle remontent à la période précédente, avant la fuite, et non pas à la période qui suit le retour. Le ministère actuel est annulé: il s’agit de faire vivre ces pauvres gens, de les encourager, de les protéger, s’il est possible, afin de réveiller plus tard le feu qui est sous la cendre... »

Je me reporte ici à une enveloppe émouvante que j’ai sous les yeux. Elle contient les lettres de Mgr Taurin au P. André et porte cette note: « Lettres de notre vénéré Mgr Taurin. Je considère les dernières de 1899 dans leurs conseils et instructions comme un testament sacré qui me servira de conduite jusqu’à mon dernier soupir. » La lettre du 20 février n’est guère une invitation à repartir pour le Kaffa, mais le nouveau vicaire apostolique doit rester braqué sur ces quelques mots: Afin de réveiller plus tard le feu qui est slous la cendre... Ce que nous savons de la méthode sagement progressive de Mgr Taurin n’incline pas à croire que ce plus tard pût signifier, dans sa pensée, l’année 1901, où /201/ les circonstances politiques viennent à peine de prendre une tournure favorable à la mission, évolution encore précaire, menacée, et qu’il ne faut pas compromettre. Cependant, c’est affaire d’interprétation et Mgr Jarosseau ne pense pas faillir à une consigne sacrée, en traduisant plus tard par maintenant. Deux années se sont écoulées: Ménélick et Mekonnen sont bienveillants. C’est plus qu’il n’en faut à un tempérament aussi impulsif que celui de Mgr Jarosseau. En cette année 1901, le rêve s’est fait déjà décision.

Vers mi-novembre, en effet, Mgr Jarosseau quitte Harar. Que veut-il? Gagner le Choa, visiter les stations en extrême pointe vers Addis-Abeba mais surtout « essayer d’ouvrir les chemins depuis si longtemps fermés de l’ancienne mission ». C’est-à-dire les au-delà de Finfinni et le royaume de Kaffa. Il n’a pas d’autorisation officielle, ce qui l’oblige à voyager comme un fugitif ou un contrebandier, à emprunter un itinéraire invraisemblable, tantôt basculant dans des précipices affreux, tantôt arpentant un terrain littéralement labouré par des millions de rats et qui cède sous les pas, tantôt gravissant des cimes âpres et chauves. Le voilà parvenu sur un haut-lieu, d’où il entrevoit « la sainte Finfinni », devenue un faubourg d’Addis-Abeba et les lointains pays de la Promesse. Ecoutez monter de son cœur le chant sacré du départ: « Tout ce panorama devenait alors pour moi comme un grand livre où mes yeux, les yeux du souvenir, lisaient et contemplaient un passé rempli de saintes et héroïques actions, de mes illustres et vénérés prédécesseurs, Mgr Massaïa et Mgr Taurin. Que de désirs se sont en ce moment échappés de mon cœur! Daigne notre bon et divin Maître, qui a déjà couronné dans le ciel les travaux de ses dignes serviteurs, nous accorder la grâce de pouvoir bientôt les reprendre avec la même générosité! » Là-dessus, /202/ il repart, franchit l’Awaché, parvient à la station de Saint-Georges de Loumé. Devant lui se dressent les sommets du Zifcouala, les montagnes saintes des Abyssins du Choa, qui forment écran entre sa petite troupe et la capitale où trône l’empereur tout-puissant.

« Il y a dix-neuf ans, écrit-il de Loumé au Rme P. Exupère, qu’une partie de nos catholiques persécutés vivent ainsi, quasi exilés dans le désert, à l’abri des haines de leurs ennemis. Le pasteur qui garde cette portion de notre troupeau est un digne prêtre indigène du nom de Deftéra Schali (Docteur Schali). C’est en effet un homme très intelligent, qui a obtenu, avant sa conversion au catholicisme, tous les grades académiques de son pays. Il est prêtre depuis vingt-cinq ans; le bien qu’il a opéré dans son district est un bien sérieux et très considérable. Il a des intelligences jusque dans l’entourage intime de l’empereur. Les plus grands personnages l’ont en grande estime et il a déjà opéré la conversion de plusieurs d’entre eux. »

A Loumé, il apprend que l’abouna Mathéos, le métropolite copte du Choa, a traversé à peu près en même temps que lui l’Awaché, pour rentrer dans son pays, et qu’il se serait brouillé avec Ménélick. Or l’abouna copte, c’est la grande pierre d’achoppement pour toute initiative de la mission. Il est parti; bon débarras. Mgr Jarosseau s’empresse d’envoyer à Addis-Abeba un catéchiste de confiance, porteur de lettres pour l’empereur et qui doit négocier l’ouverture de la route d’Awallé et des chemins du Kaffa: « J’attends ici dans le secret, poursuit Mgr Jarosseau dans sa lettre au Rme P. Exupère, le résultat de nos tentatives: que Notre-Seigneur, dont nous venons de célébrer la naissance, daigne faire tomber les barrières qui nous arrêtent depuis de si longues années! Si le Kaffa s’ouvre, j’espère que notre chère province se portera à mon secours, car il nous faudra /203/ alors des cœurs généreux et des bras vaillants. Je crois même que ce vicariat devra être divisé en deux. » Ainsi, son imagination impétueuse dévore-t-elle l’avenir. Il n’a pas engagé la bataille, il ne sait même pas s’il pourra la livrer, que déjà il organise les fruits de la victoire.

Or, d’Addis-Abeba, la réponse arrive, favorable. Dès la mi-janvier, Mgr Jarosseau reflue sur Harar. C’est qu’il lui faut organiser tout un régime intérimaire, avant de partir pour le Kaffa où il compte rester un an, peut-être deux. Les missionnaires, dans leur ensemble, n’étaient point favorables à l’expédition; ils la tenaient pour imprudente, parce que prématurée. Non pas tous cependant: une lettre du P. Bernardin Azaïs, au P. Marie-Antoine, le « saint de Toulouse », nous en assure; parlant de l’autorisation que va solliciter de Ménélick le vicaire apostolique, il écrit: « S’il obtenait cette entrevue et surtout l’autorisation d’envoyer des missionnaires au Kaffa, quels grands desseins de la Providence divine commenceraient à se réaliser! Douze mille chrétiens nous appellent de leurs vœux dans ce pays. Deux vieux prêtres indigènes s’y épuisent à distribuer les sacrements à des foules avides de notre sainte religion. Ah! que Dieu incline le cœur du grand roi Ménélick à nous donner la liberté de pénétrer dans ce pays! Le projet du Choa serait alors abandonné et ce serait vers les portes du Kaffa que se transporteraient tout l’espoir et les efforts des missionnaires. » Le cas du P. Bernardin paraît isolé; ce qui domine chez la plupart, c’est un sentiment d’alarme, d’inquiétude.

Mais en Mgr Jarosseau, l’apôtre se livre tout entier au vent qui le soulève. Le 2 février, il épanche la joie qui le possède depuis son retour à Harar: « Le Bon Dieu, écrit-il, a comblé nos chères espérances! La voie du Kaffa nous est ouverte. Sa Majesté, toujours bienveillante à notre égard, a fait le meilleur accueil à /204/ notre supplique. Il est vrai de dire (et c’est ce qui lui donne un plus grand prix) que c’est par les mains de Son Altesse le ras Mekonnen qu’elle lui est parvenue. C’est le 6 janvier, jour des Rois, que le roi des rois d’Ethiopie nous a octroyé cette faveur, alors que nous étions, depuis quarante et un ans, séparés de cette pauvre et si intéressante chrétienté du Kaffa. Que Notre-Seigneur qui nous console si abondamment dans nos travaux soit mille fois glorifié! » Mgr Jarosseau prend toutes dispositions pour que rien n’ait à souffrir de son absence. Il appelle à Harar le P. Léon, supérieur du petit séminaire de Lafto, et le nomme son vicaire général avec pleins pouvoirs pour administrer le district en son absence. Il procède à diverses mutations dans le personnel missionnaire et, le 19 juin 1902, à neuf heures du matin, il quitte Harar. La grande aventure est commencée.

Le voyage n’est pas chose légère: avant d’arriver au but, il faudra abattre sept cents kilomètres environ, affronter une des terres les plus accidentées qui soient dans la prodigieuse variété du paysage éthiopien. Tantôt, les voyageurs, dominant le bondissement vers l’horizon des montagnes et des collines, chemineront sur les plateaux de la zone élevée, à 2.500 mètres d’altitude et plus, dans l’air limpide et froid, parmi les bois ou les pâturages à herbe courte mais grasse, au long des cascades et des torrents; tantôt, ils traverseront les régions de la zone moyenne, à 1.500 ou 2.000 mètres, sorte de paradis terrestre, au doux et tiède climat, où foisonnent les hautes herbes de pâturages somptueux, que paissent les troupeaux de moutons, de chèvres, de vaches, de chevaux, où prolifèrent une végétation inouïe, des forêts profondes, des sycomores géants, où les vallées rient, épanouies entre des amoncellements de rocs aux formes tourmentées, pays d’eaux vives, tout scintillant du vol /205/ d’oiseaux multicolores, pays de lacs bleus battus de milliers d’ailes. Au sortir de cet enchantement, il faudra subir la zone fiévreuse, étouffante, des basses plaines où coulent les grands fleuves, qu’agitent de remous les ébats des caïmans et des hippopotames et que bordent, d’épais fourrés, les plantes aquatiques, tandis que buffles, rhinocéros et éléphants, autruches et gazelles, zèbres et girafes parcourent inlassablement, et par troupes, ces régions désertiques.

C’est précisément dans cette zone basse, en traversant l’Awaché, que Mgr Jarosseau est pris d’une forte fièvre. Il ne consent qu’à un repos de deux jours et repart. Dans quelles conditions! « En pleine saison de pluies, écrira le P. Léonce, un de ses compagnons, avec de la boue jusqu’aux genoux de nos mulets, ne mangeant ni ne buvant, brûlé autant et plus peut-être par la fièvre que par le soleil, loin de tout médecin et de toute habitation charitable... » Le voyage, jusqu’à Addis-Abeba, prendra cinq semaines au lieu des deux qui eussent normalement suffi.

C’est en effet à Addis-Abeba que se rendent les missionnaires, Ménélick ayant invité Mgr Jarosseau à s’y arrêter pour avoir un entretien avec lui et recevoir passeport et lettres de recommandation. La caravane, qui a grossi en cours de route, comprend maintenant quatre missionnaires, soit, avec le vicaire apostolique, le P. Joachim, supérieur régulier, le P. Léonce, abba Jacob (prêtre indigène récemment ordonné), neuf élèves, dix domestiques et quelques chrétiens, visités au passage et qui ont voulu les suivre. En tout une trentaine de personnes et autant de bêtes de selle ou de charge.

Le 1er août, Mgr Jarosseau fait son entrée à Addis-Abeba. Il y est reçu chaleureusement par M. Roux, consul de France, et la colonie française. Le soir de cette /206/ journée, il voit arriver un messager de Ménélick, son propre chef de camp, chargé par l’empereur de le saluer et de lui promettre audience. Ménélick se trouvait alors à Ais-Halem, à huit heures de marche. Mgr Jarosseau expérimenta une fois de plus que l’Abyssinie est le pays des longues patiences. Il doit attendre trois mois l’audience promise.

Mois qui s’achèvent dans l’angoisse. Les pires nouvelles arrivent du Kaffa, le 25 septembre. La persécution y sévit depuis de début d’août. Le point de départ en est précisément l’arrivée à Addis-Abeba de Mgr Jarosseau, dont on sait qu’il est en route vers le Kaffa. Les nouvelles vont vite en Ethiopie, portées par ces coureurs à pieds nus dont la vélocité et l’endurance sont légendaires et, si l’abouna Matheos est absent, ses espions ne manquent pas dans la capitale. Avertis, les membres du clergé copte, qui, depuis longtemps, excitent Wold Guiorguis, ras du Kaffa, contre les chrétientés subsistantes et leurs prêtres indigènes, se font plus véhéments, plus pressants. La candide imprudence des chrétiens de la mission met le feu aux poudres; ils ne se sentent pas de joie, ils frémissent d’impatience à la pensée que bientôt abouna Andréas (Mgr Jarosseau) sera là. Au lieu de se tenir cois, leurs trois prêtres: abba Fessah, abba Lukas, abba Matheos, font savoir à tous échos que bientôt les pasteurs bien-aimés seront là et ils se hâtent de faire couper du bois pour en construire les cabanes qui les abriteront. Wold Guiorguis et le clergé copte, qui, depuis longtemps, escomptaient l’extinction des chrétientés, avec la mort, inévitablement prochaine, des trois mainteneurs de la foi catholique, tous trois très âgés, laissent éclater leurs sentiments. Comme ils savent — et ce n’est pas le moindre motif de leur colère — la bienveillance de Ménélick à l’endroit des missionnaires, ils se couvrent de son côté par un rideau de /207/ calomnies. Ils accusent les chrétiens et leurs prêtres d’avoir jeté le discrédit sur leur baptême et leurs propres prêtres. Occupation ou confiscation des églises, saisie des objets de piété, ordre aux chrétiens de se faire rebaptiser selon le rite copte, ces représailles et d’autres sont cruellement couronnées par l’arrestation des trois abbas catholiques, qui sont enlevés à leurs stations de Sappa-Mariam et de Boubé, et jetés dans une méchante hutte de deux mètres de diamètre, si délabrée que les vents y passent librement et cernée d’un cloaque de boue.

C’est un avertissement qui justifie, semble-t-il, les appréhensions de la plupart des missionnaires du vicariat des Gallas. La bienveillance de Ménélick n’est qu’une garantie relative. Plats, obséquieux, quand ils sont devant lui, la plupart des ras ou gouverneurs, de retour chez eux, sont loin d’imiter la loyale observance des consignes impériales qui est l’honneur de Mekonnen. Dans le cas présent, l’approbation de Ménélick, si elle n’a pas encore été notifiée officiellement aux autorités civiles du Kaffa, leur est virtuellement connue; cependant elle est impuissante contre la poussée de la haine. L’éloignement momentané de l’abouna Matheos, qui a paru à Mgr Jarosseau une conjoncture si propice, n’a pas empêché l’agression du clergé copte du Kaffa. Au surplus, l’évêque ne peut ignorer qu’en règle générale, si Ménélick passe outre aux sentiments hostiles du clergé abyssin, il ne saurait dépasser une limite où l’opposition ouverte de l’abouna et de son clergé mettrait en cause son trône et le fondement même de l’empire. Cependant, il ne balance pas. Ni ses notes, ni ses lettres ne laissent percer la moindre hésitation. Il serait renforcé plutôt dans sa volonté d’aller au Kaffa, puisque des chrétiens y souffrent et qu’il s’agit de les consoler et de les défendre. Il se meut désormais sur /208/ un autre plan, dont rien ne le saurait détourner: le plan de la surnaturelle charité. Il ne se demande pas si son arrivée au Kaffa n’y va pas mettre en péril la survivance même de la mission indigène. Cette question ne semble même pas s’être posée à lui; engloutie en quelque sorte dans sa flamme apostolique, elle ne lui est pas plus visible qu’un corpuscule ne l’est dans une éblouissante lumière.

Là-dessus, Ménélick, le 28 septembre, rentre à Addis-Abeba. Il faut attendre cinq jours encore pour être reçu; rien ne va vite en Abyssinie. Enfin, le 4 octobre, a lieu l’audience. Ecoutons Mgr Jarosseau: « Nous moutons (il est accompagné par le P. Joachim) par deux escaliers au rez-de-chaussée où l’empereur fait, sous une véranda, ses réceptions. Il est assis dans une attitude très tranquille sur son divan garni de riches tapis. Sa figure est calme et respire la majesté. Je monte les deux degrés qui le séparent de nous et l’élèvent au-dessus du sol de la véranda. Il me tend la main avec bienveillance. Puis, je me tiens debout pour lui exprimer mes salutations et mes remerciements. J’évoque aussi le souvenir de Mgr Taurin et de Mgr Massaïa, ce à quoi il fut très sensible. » Mgr Jarosseau procède alors à la remise des cadeaux — un tapis, dix mouchoirs en soie, une cassette de flacons de parfums. A la cour d’Ethiopie, les cadeaux jouent un rôle considérable qui n’est pas seulement protocolaire. Le proverbe banal prend ici un sens très fort: ils entretiennent l’amitié et ils la signifient. Et l’empereur de s’exclamer: « Mais ce sont vos prières qu’il me faut! » Puis, sur la demande du vicaire apostolique que Ménélick satisfait d’un mot, tout le monde se retire à respectueuse distance.

« J’expose à Sa Majesté, poursuit le vicaire apostolique, les faits du Kaffa. Elle en éprouve un déplaisir manifeste. Sur-le-champ, le garant porte-parole Matta- /209/ Geria est appelé et, devant lui, Sa Majesté communique à Ato Wossanié, qui est notre interprète écouté, les paroles libératrices, destinées à être envoyées au ras Wold Guiorguis pour qu’il ait à procéder à l’élargissement de nos pauvres prêtres et à leur réintégration dans leurs maisons... Nous parlons ensuite un peu du passé. Mon voyage à Kaffa est de nouveau autorisé et confirmé. Quand il s’agit de mon séjour au Kaffa pour deux ans, il paraît embarrassé: « Toutes ces questions d’évêques, dit-il, soulèvent des difficultés. » Puis, sans insister, il me dit: « Mais enfin, en matière de foi, qu’est-ce qui nous sépare? Il me semble que nous sommes bien près. Je serais content de causer un jour avec vous de ces questions de la foi... Dans combien de temps pensez-vous partir? — « Dans quinze jours », lui dis-je. — « Je serai alors de retour ici, répond-il, et je vous rappellerai. » Encouragé, Mgr Jarosseau pousse ses avantages: « J’entretiens Sa Majesté de l’utilité qu’il y aurait d’une école à Addis-Abeba pour instruire les nouvelles générations qui grandissent et les instruire de notre civilisation dans ce qu’elle a de bon. » — « J’avais autrefois, fait remarquer rapidement Sa Majesté, interdit d’enseigner. » Cependant, elle paraît goûter mon idée et dit qu’elle désirerait beaucoup que tout son monde fût instruit. Quand je lui parle des Sœurs, il garde le silence. » Là-dessus, sur quelques mots bienveillants de congé, l’audience prend fin.

Par delà la question du Kaffa, elle est fort éclairante sur la mentalité de Ménélick et sa politique. Haussé par son esprit bien au-dessus du stade moyen de la civilisation abyssine, la question religieuse le préoccupe intensément par les sommets. Il ne partage pas la hargne et les vues courtes de la majorité du clergé et des fidèles coptes. La ligne de séparation entre l’Eglise romaine et l’Eglise copte abyssine lui paraît ténue. Peut-être même /210/ rêve-t-il non d’une entrée massive de l’Abyssinie dans le giron catholique, mais d’une entente sur les divergences dogmatiques, théologiques, d’une union entre les églises, à la manière dont on a pu penser, depuis, à l’union des Eglises catholique et anglicane. Quant à la politique immédiate à l’égard de la mission, elle est de tolérance très bienveillante, sauf en ce qui concerne l’instruction religieuse et l’exercice public du culte qui demeurent interdits. Il entend se garder des querelles et luttes religieuses qui, dans un Etat comme le sien, paralysent le gouvernement. « Ces questions d’évêques », a-t-il dit d’un ton qu’on devine excédé. Quant à l’instruction générale, sur le mode européen, il la souhaite vivement, en ami d’une civilisation accomplie. Il reste que l’ombre du puissant abouna plane sur ses intentions et en freine l’accomplissement.

Elles sont déjouées aussi, partiellement du moins, par certains ras qui ne jurent que par ledit abouna. Mgr Jarosseau va en avoir, sous peu de jours, une nouvelle preuve. En effet, le 22 octobre, les prêtres indigènes du Kaffa sont libérés par Wold Guiorguis, mais tout ministère leur est interdit et leur église de Sappa-Mariam reste occupée par les schismatiques. On s’en est tenu strictement à la lettre de la consigne impériale. Et encore, pour combien de temps?...

Mgr Jarosseau n’en décide pas moins le départ. Le 23 octobre, il quitte avec ses compagnons Kataba, banlieue de la capitale, où ils étaient les hôtes, comblés d’attentions, d’un Français de grand cœur et de grande foi, le comte de la Guibourgère. Sur le parcours, il visite M. Lagarde, campé à Benga, et, le 26 octobre, il est de nouveau reçu par l’empereur à Addis-Abeba. Derechef, il est question de théologie et particulièrement de ce qui concerne la sainte humanité du Sauveur, point névralgique du schisme copte. Ménélick remet au vicaire /211/ apostolique un passeport personnel et général et quatre lettres de recommandations destinées aux grands chefs de la route: le roi du Djimma, le fitaorari Aft-Guiorguis qui commande au Metchas Ammaja jusqu’au Guibi, abba Djiffar, enfin le ras du Kaffa, Wold Guiorguis. L’entrevue prend fin sur une heureuse perspective: Ménélick invite Mgr Jarosseau à ne point se faire trop attendre, et envisage, pour son retour, l’ouverture d’une école à Addis-Abeba.

Le 27 octobre, en route pour le Kaffa! Cela signifie quelque cinq cents kilomètres encore, voyage coupé par des visites aux chefs, du ministère auprès des chrétiens rencontrés. Le lundi 1er décembre 1902, c’est le grand jour: « Nous atteignons, écrit Mgr Jarosseau, la Godjeb que nous traversons au point de Watcha. Aussitôt sur la rive de Kaffa, il était neuf heures et demie, nous nous mettons à genoux pour rendre grâces à notre Dieu et baisons cette terre si longtemps désirée. »

La Terre promise, enfin, la Terre promise!...