Gaëtan Bernoville
Monseigneur Jarosseau
et la Mission des Gallas

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XIV

L’élargissement de l’action apostolique

Les vastes plans, l’activité débordante, par quoi Mgr Jarosseau s’efforce de faire servir la haute politique à l’exécution des desseins de la Providence — car il meut très exactement sa pensée dans l’orbe du Discours sur l’Histoire universelle — le laisse aussi vigilant et présent quant au travail de la mission. Au vrai, tout cela est d’un seul tenant. L’évolution de la politique intérieure abyssine retentit favorablement sur la mentalité des Gallas. L’évêque le constate au cours de ses visites pastorales: « Sous le règne du prince régent Taffari, écrira-t-il, notre œuvre apostolique jouit d’une tolérance qu’elle n’avait jamais connue: aussi les conversions deviennent-elles nombreuses et le nom catholique perd-il peu à peu la signification abhorrée que les hétérodoxes s’étaient appliqués à lui attribuer, afin de mieux éloigner de nous les populations. »

Le journal de Mgr Jarosseau ne laisse passer aucun fait de quelque importance pour la mission. Il nous révèle aussi le mouvement de son âme par les invocations, les gémissements, les transports ou les indignations dont il marque certains jours fastes ou néfastes. Ainsi vienne à mourir, le 18 octobre 1917, le Frère Théotime, auxiliaire du Père Charles à la léproserie, et qui avait mérité d’être appelé « Le père des lépreux »: /275/ « Son dévouement, écrira-t-il, ne s’est pas démenti une minute et les pauvres lépreux sont les premiers à lui rendre ce témoignage que jamais il n’a refusé ou même retardé un service qu’on lui demandait et cela au milieu d’un surmenage épuisant. L’esprit de foi que ce cher défunt apportait dans son œuvre de charité a réalisé des prodiges de conversions parmi les pauvres lépreux... Son souvenir lui survit et déjà sa tombe est le rendez-vous de ces pauvres lépreux. Quel plus bel hommage pouvait être rendu à sa vertu! »

Lui-même manque de suivre le Frère Théotime en son dernier séjour. En novembre, la grippe, dite espagnole, sévit. Mgr Jarosseau se prodigue au chevet de tous. Il est atteint à son tour. Durant cinq semaines, il restera entre la vie et la mort. Le 26 novembre, abba Elias lui a même donné l’extrême-onction. Enfin, il guérit, et, dans son journal, épanche aux pieds du Christ et de sa Mère sa reconnaissance.

Il aura encore bien des circonstances douloureuses à inscrire. Le 6 mars 1919, il note l’assassinat, à Minné, du P. Julien-Marie par des brigands: « Que le bon Maître daigne récompenser le sacrifice de cette chère victime par une belle place parmi les élus de son saint Paradis. Puisse ce sang innocent servir au salut de beaucoup d’âmes et affermir notre œuvre apostolique dans ce pays de Minné où nous avons eu tant à souffrir. » Presque aussitôt, c’est la mort du Frère Marcellin, emporté par le typhus, ainsi que du séminariste Johannès Naéli. Abba Paulos, abba Elias, du clergé indigène de la mission, entrent, eux aussi, à quelques semaines d’intervalle, dans leur éternité. « Que de douleurs! » écrit l’évêque, accablé.

Si tendrement attaché à ses missionnaires, être de bonté et de miséricorde, s’il en fût, à leur égard comme à l’égard de tous, il se montre parfois à l’endroit de tels /276/ d’entre eux, en certaines occasions, d’une roideur qui nous déconcerterait si nous n’en savions le mobile profond. Ainsi a-t-il fini par prendre ombrage de l’action du P. Basile à Addis-Abeba, après des années d’entente parfaite avec lui. Cette action, pourtant, avait été menée dans des conditions particulièrement complexes et difficiles, avec un succès auquel tous les Européens de la capitale rendaient hommage. Mais Mgr Jarosseau n’en voulait plus et rappela le P. Basile. Les télégrammes plurent d’Addis-Abeba sur Harar réclamant le maintien du Père. L’évêque s’obstina et, à trois reprises, réitéra son ordre de rappel. Il écrivit même au prince Taffari: « Il ne convient pas que le P. Basile s’appuie sur vous pour me désobéir. » Désireux sans doute d’éviter un plus grand mal, vu l’effervescence des esprits et le mécontentement des autorités locales, le Père tardait à s’exécuter. Enfin il démissionna, le 17 novembre 1918, mais Mgr Jarosseau garda de cette affaire beaucoup d’amertume. Le 29 octobre 1921, le P. Basile, dont la curie générale des capucins sait le haut mérite et les dons, sera nommé supérieur régulier de la mission. Ce qu’apprenant, Mgr Jarosseau: « Devant une nomination aussi inattendue, je ne pouvais que m’écrier: ô bona Crux! » Son journal, quand le P. Basile mourra, le 12 octobre 1923, ne contiendra guère d’effusions de regret. « Sa longue maladie, y est-il noté, aura été pour lui une purification salutaire. Requiescat in pace. » La sécheresse de cette oraison funèbre est évidente.

Si je mentionne ce pénible incident, c’est qu’il éclaire un aspect de Mgr Jarosseau qu’il faut connaître. En cette affaire, assurément, il y a d’abord un défaut d’information. Eloigné d’Addis-Abeba à la suite de l’expédition du Kaffa, Mgr Jarosseau ne se sera pas assez rendu compte de la situation délicate du P. Basile dans son ministère si spécial, du doigté, de l’habileté, de la /277/ diplomatie qui s’imposaient à lui. Très personnel dans ses conceptions missionnaires, il vit dans celle du P. Basile une erreur dommageable aux intérêts supérieurs de la mission et, dès lors, il mit à éloigner le Père d’Addis-Abeba cette obstination, cette véhémence et cette véhémence dans l’obstination qui le distinguaient. Le retard que le Père Basile mit à exécuter ses ordres réitérés s’expliquait fort bien sur place par la résistance à son départ des hautes personnalités européennes et abyssines — voire du ras Taffari lui-même, pendant un temps. Il pouvait y avoir, à les heurter, du moins sans ménager une transition, un inconvénient majeur. Mais, dans cette résistance, Mgr Jarosseau voyait « une cabale qui, sous des apparences généreuses, cachait une indigne révolte contre l’autorité ecclésiastique ». Il estimait en effet gravement mise en cause la primordiale question de l’obéissance religieuse. Les efforts tentés par le Père Basile pour le convaincre des particularités délicates de sa situation lui semblaient autant de manœuvres dilatoires. Per fas et nefas, le Père aurait dû, à réception de son premier ordre, partir sur-le-champ. Rien, pour Mgr Jarosseau, ne pouvait valoir là contre, même pas les qualités éminentes du P. Basile, les immenses services qu’il avait rendus et que lui-même reconnaissait.

L’incontestable — vînt-il à se tromper, comme ici, je crois — c’est le motif surnaturel qui le meut toujours. L’humain a sa part dans la forme où il y répond. Le chef est autoritaire, absorbant, ne souffre guère auprès de lui de personnalité trop forte qui pourrait prendre des initiatives divergentes: « Il ne tirait pas la couverture à soi, me disait spirituellement un missionnaire qui le connaissait bien et l’aimait beaucoup, mais il ne la donnait pas non plus. » Un autre missionnaire — qui, pourtant, a fait de lui un éloge confinant au dithyrambe — a écrit qu’à exécuter ce qu’en conscience il /278/ croyait devoir faire, il mettait « une âpreté qui fatiguait parfois ». Il entrait dans les détails les plus infimes et, si on n’en faisait pas autant autour de lui, prenait alors tout en mains. Il fallait encore compter, comme dans l’affaire du P. Basile, avec une tendance à l’exagération dans l’appréciation des hommes et des événements qui commandait ses réactions. Il n’avait pas la sérénité de Mgr Taurin, se montrant tantôt triste, tantôt gai, suivant les événements. Défauts de ses qualités que tout cela.

Les missionnaires savaient, non seulement la pureté de ses intentions, mais la bonté de son cœur et son humilité. Lui arrivait-il de se montrer trop péremptoire, trop cassant, voire trop violent, combien de fois, tout évêque qu’il fût, ne s’est-il pas mis à genoux devant celui de ses missionnaires qu’il avait ainsi blessé, pour lui demander très humblement pardon?... Au reste, cette roideur n’excluait pas, dans l’ordinaire, beaucoup de bonhomie. Ayant autorisé à fumer le P. Bernardin qui se défendait, grâce au tabac, de l’atmosphère pestilentielle de la léproserie, il s’étonna, quelques années plus tard, de voir le Père consommer cigarettes sur cigarettes: « Mais, Monseigneur, vous m’avez permis de fumer! » — Eh! fit Mgr Jarosseau, je ne pensais pas allumer un pareil incendie! »

Le caractère continûment passionné de son action apostolique lui donne un allant et une force percutante extraordinaires. Quand il fonce sur un objectif, il semble qu’il soit pris aux cheveux, comme un prophète, par l’esprit de Dieu. Les années 1920 et 1921 sont marquées d’une rude offensive des francs-maçons de la Légation française contre les écoles de la mission, tant de Harar que d’Addis-Abeba, qu’ils veulent à tout prix laïciser. « Quelle honte, s’écrie Mgr Jarosseau, pour des hommes qui se targuent d’honneur, de vouloir faire servir une /279/ langue à la propagande de l’impiété et des idées subversives de l’autorité! » Il s’engage alors, selon sa propre expression, « dans une lutte désespérée ».

L’attaque dont les écoles sont l’objet de la part des laïcistes est renforcée par l’action de l’abouna Mathéos. Schismatiques fanatiques et francs-maçons conjuguent leurs efforts. L’abouna en a surtout à cette jeunesse catholique indigène que sa formation, œuvre des Frères de Saint-Gabriel, a fait mettre à la direction des services modernisés des postes, télégraphes et douanes. « L’abouna et ses partisans, écrit Mgr Jarosseau, voudraient remplacer tous ces bons serviteurs du pays et de la cause du ras Taffari, par des élèves grandis dans les écoles coptes. Ces écoles, établies à Harar et à Addis-Abeba pour ruiner les nôtres, n’avaient réussi qu’à former des élèves très médiocres et beaucoup plus attachés à la langue anglaise qu’à la française. Aussi notre bon ras Taffari trouva-t-il dans cette infériorité un argument sans réplique pour défendre notre cause, lorsque la ligue de nos ennemis voulut le mettre en demeure d’agir contre nous. »

Mgr Jarosseau attribue au ministre de France, alors M. de Coppet, une responsabilité majeure en cette affaire. De fait, M. de Coppet, protestant, voulait établir des écoles protestantes. De façon générale, rien n’est plus insupportable à Mgr Jarosseau que de voir contrebattues, par des officiels français, des initiatives qui servent puissamment l’influence de la France. Cette influence, le vicaire apostolique la conçoit comme alliée indissolublement à la cause de l’indépendance et du développement culturel de l’Ethiopie. Il recommande inlassablement aux jeunes chrétiens indigènes de la mission de se montrer, en tout et toujours, les meilleurs et les plus loyaux citoyens de leur pays. Cette vue si sage, que partageait M. Lagarde, aurait assurément dû /280/ valoir aux écoles de la mission l’appui sans réserves de la légation. Du moins, le gouvernement, par son ministres des Affaires étrangères, M. Georges Leygues, a-t-il reconnu les éminents services rendus à la France par Mgr Jarosseau, en lui conférant, le 11 janvier 1921, la croix de chevalier de la Légion d’honneur.

Là-dessus, débouche le P. Bernardin Azaïs, la poitrine littéralement cuirassée de décorations. Depuis la guerre, il s’est découvert archéologue. Pendant l’occupation française en Thrace, sous les ordres du général Charpy, il s’est livré à des fouilles et a fait d’intéressantes découvertes que, à son retour en France, il a communiquées à M. Pottier, conservateur du Louvre. Celuici, informé par la même occasion de certains vestiges, d’une antiquité reculée, repérés par le P. Bernardin en Abyssinie, au cours de ses randonnées missionnaires, a pris feu aussitôt. Il suggéra au Père de procéder en Ethiopie à une exploration archéologique, vraiment scientifique. Il alerta l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, le ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, enfin M. Poincaré lui-même. Partout, accueil chaleureux et concours assurés. M. Boyer, directeur de l’école des Langues orientales, cède au P. Bernardin, qui a obtenu, de son côté, les autorisations du Père général et du Père Provincial de son ordre, M. Roger Chambard, brillant disciple du professeur Marcel Cohen, et les voilà tous deux en route. Le 1er juillet 1922, ils sont à Harar.

La première réaction de Mgr Jarosseau est nuancée. Il se déclare entièrement favorable à l’expédition, mais craint des difficultés, notamment si les explorateurs se livrent à des travaux d’excavation du sol. Néanmoins, il accepte. Dès ce moment, d’ailleurs, il s’est rendu compte du concours que pourrait apporter le succès de cette initiative à la consolidation de la mission. Immédiatement, /281/ il projette l’objectif de ces recherches archéologiques sur le haut plan où il cultive ses plus chères pensées: « Je me suis efforcé, écrit-il, pour assurer le succès de cette mission, de donner à son programme un caractère de haut idéal ayant pour but d’établir scientifiquement l’antiquité de l’empire éthiopien, et révéler son ancienne gloire et de prouver que l’islamisme n’est qu’un empire de dévastation, qui poursuit impitoyablement la ruine du passé, faisant table rase de tout pour asseoir son fanatisme sur des décombres. » Puis, il s’empresse d’avertir le ras Taffari de l’arrivée du P. Bernardin, lui représentant sa mission sous le jour le plus flatteur pour l’Ethiopie. Le 21 juillet, le P. Bernardin et M. Chambard sont reçus par le prince régent. Celui-ci répond à l’exposé du Père par des propos qui valent d’être cités, car ils disent la distinction de sa pensée, la finesse de son esprit, le charme de son accueil et surtout sa lucide amitié pour la mission.

« J’ai écouté, dit-il, très attentivement et avec une profonde émotion, les paroles que vous venez de me faire entendre. Les souvenirs d’autrefois que vous m’avez rappelés de mon illustre père, le ras Mekonnen, en me montrant la reconnaissance et l’admiration que vous nous conservez pour sa glorieuse mémoire, m’ont touché profondément et m’invitent à vous conserver l’amitié qu’il avait vouée à vos personnes et à votre œuvre de charité, la léproserie de Harar... Aujourd’hui que la Providence a mis dans ma main la souveraineté de l’empire, je suis heureux de vous continuer cette même protection pour la noble mission qui vous a été confiée par nos amis, les savants français de Paris. Pour vous aider dans ces excursions, je ne dispose pas, comme dans votre belle France, d’automobiles et de chars aériens. Nous en sommes toujours à la locomotion antique du mulet et du cheval. Mais celle-là, je puis, et j’en suis /282/ heureux, la mettre à votre disposition. Afin que vous puissiez circuler avec toute liberté pour les besoins de vos recherches, je vous donnerai une lettre de recommandation pour tous les chefs du royaume. Ayez donc bon courage, car l’œuvre que vous allez accomplir tournera aussi bien à la gloire de l’Ethiopie qu’à l’avantage de la science française. »

Le 24 août, le P. Bernardin et son compagnon sont à pied d’œuvre. En cinq campagnes, échelonnées de 1922 à 1926, ils poursuivront une exploration méthodique, d’abord dans la région du Harar, puis, et principalement, dans celle des grands lacs Zway, Langano, Chala, Margharita et Chamo. Jusqu’en 1934, d’ailleurs, le P. Bernardin ne cessera de compléter, par des expéditions personnelles, les riches données acquises. Son investigation a porté sur ce Sud abyssin, complètement ignoré jusqu’à lui des archéologues. S’il n’avait pas de formation archéologique, il a manifesté pour l’archéologie un don inné que sa culture étendue, sa claire intelligence, sa passion de chercheur, son expérience de l’Ethiopie, son flair et son ingéniosité de broussard éprouvé ont porté au comble de l’efficacité. Sa bravoure, son mépris du danger, l’ont servi, en ces régions mystérieuses et semées de périls. Un haut idéal surtout le portait: il avait conscience de travailler pour la cause du vicariat apostolique, de la civilisation et de l’Ethiopie qu’il aimait. Il a consigné ses découvertes et le récit de ses voyages, de 1922 à 1926, en deux volumes: Cinq années de Recherches archéologiques en Ethiopie qu’il a signés conjointement avec son compagnon M. Chambard, et dont l’intérêt déborde l’archéologie par les précieuses notes ethnographiques et folkloriques qui y fourmillent. Si consciencieuse et précise qu’y soit l’observation scientifique, ce n’est pas un savant desséché qui parcourt les pays des grands lacs du Sud, c’est un /283/ homme très humain, doublé d’un apôtre, ami pitoyable des malheureux et sensible à la poésie d’une nature incomparable.

Il n’est pas de mon propos d’entrer dans les résultats scientifiques de l’expédition. Mais comment n’en pas rappeler le complet succès? Le retentissement en est considérable dans le monde savant. M. Edmond Pottier, énumérant les principales découvertes du P. Bernardin et de M. Chambard déclare que l’une d’elles, seule, « assure à sa mission une place à part dans les découvertes contemporaines ». M. Ravaisse, dans l’Illustration du 27 octobre 1923, affirme que « c’est vraiment un jour nouveau qui se lève pour l’histoire de l’épigraphie et de la paléographie arabes ». Et M. Ravaisse de lancer l’idée de la fondation à Addis-Abeba d’un Institut archéologique. L’éminent abbé Breuil sera envoyé, en 1923, par le ministère des Beaux-Arts en Abyssinie pour y examiner les peintures de Sourré. Cette exploration du P. Bernardin, c’est un véritable événement qui se répercute dans tous les milieux scientifiques d’Europe.

Le vicariat apostolique en ressent l’heureux contrecoup. Le ras Taffari exprime sa fierté et sa joie en termes émus. Quant à Mgr Jarosseau, il exulte; il consignera dans son journal, le 21 novembre 1926, le bilan triomphal: « 10.000 colonnes, des milliers de statues se rapportant à l’antiquité païenne de l’Ethiopie. Pour l’époque chrétienne: une église monolithe (26 fenêtres, plafond sculpté, le tout dans le style de la liturgie abyssine), 2 calices artistiques bronze doré avec patène dont l’un est décoré des figures des douze apôtres; 2 grandes croix, encensoir, aiguière, plateau; 4 grands in-folio manuscrits en langue guez, enluminés de belles miniatures représentant les apôtres, les évangélistes et autres diverses scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament. Ces manuscrits, magnifiquement écrits sur parchemin, contiennent /284/ chacun 200 feuillets. Ils renferment: le texte de l’Evangile, le livre de la foi, les actes des apôtres et un rituel (psautier) de la Vierge... »

Et d’ajouter ceci qui souligne bien que l’objectif principal est atteint: « En m’écrivant ces détails, le P. Bernardin me narre sa joie, que je partage bien largement, en pensant que tout cela va profiter au bien de notre mission et que, de plus, Son Altesse le prince régent va en tirer un magnifique parti pour défendre l’Ethiopie à la Société des Nations. Je suis heureux de voir aussi que, dans toutes ces découvertes, c’est la pensée apologétique initiale qui nous a inspirés, qui domine et appuie la thèse politique et historique sur le passé antique de l’Ethiopie dans les âges bibliques et son importance depuis Notre-Seigneur. Le R. P. Bernardin a bien mérité de la religion, de la France et de l’Ethiopie. Qu’il en soit félicité et que gloire en soit rendue à Dieu. »

Mgr Jarosseau vient de parler de l’entrée de l’Ethiopie dans la Société des Nations. Conjointement avec M. Lagarde, il y a joué un grand rôle, dans la limite et en fonction du rôle très efficace de conseiller paternel qu’il jouait auprès du prince régent. A une telle perspective, celui-ci se montrait très ouvert. Il comprenait pleinement le destin mondial, auquel, par son passé historique et ses traditions, était vouée l’Ethiopie, « île de chrétiens, disait Ménélick, au milieu de la mer musulmane ». D’une intelligence déliée et assimilatrice, comme son père, confiant et bon, sous la réserve que s’imposent tous les Ethiopiens de haut rang, cultivé et curieux de toutes choses, ayant, comme son père encore un goût très vif pour la modernité, pour la culture occidentale, il était aux aguets de tout ce qui pouvait introduire son pays, trait de liaison de l’Occident à l’Orient dans le circuit de la civilisation occidentale. La Société des Nations lui apparut, à cet égard, comme une occasion /285/ exceptionnelle. Dès les préliminaires de sa constitution, il se tint prêt.

En cette affaire, M. Lagarde allait être l’élément décisif. Depuis qu’il avait fondé Djibouti, créé la Somalie française, et surtout comme ministre de France à Addis-Abeba, il n’avait cessé de développer avec l’Ethiopie une politique d’amitié, excluant toute velléité de domination, selon la mission que M. Gabriel Hanotaux, le si clairvoyant ministre des Affaires étrangères en 1897, lui confia. Il avait fait aboutir les négociations relatives au chemin de fer franco-éthiopien, admettre, comme langue officielle en Abyssinie, le français, créant, par cette double initiative, que bien d’autres renforçaient, un intense courant spirituel et économique de France en Ethiopie et vice-versa. Conseillé très écouté de Ménélick, qui l’avait fait duc d’Entotto, il eût mené fort loin, dans l’intérêt des deux pays, sa politique, si, par une décision qui surprend, il n’avait donné sa démission, jugeant, bien à l’excès semble-t-il, son œuvre détruite par la participation de la France à la Conférence de Londres de 1906, relative au chemin de fer éthiopien. Mais son attachement à l’Ethiopie était bien trop profond pour que, de Paris, il ne soutînt pas sa cause. Avec M. Gabriel Hanotaux, avec M. Henry de Jouvenel et un homme qui, en second plan, jouait un rôle fort actif, M. Pierre Alype, il milita pour l’introduction de l’Ethiopie dans la Société des Nations, avec l’Italie contre la Grande-Bretagne.

Ses relations avec le ras Taffari étaient très étroites. Dans ses lettres à Mgr Jarosseau, il appelle le ras son « cher filleul », son « fils adoptif ». Lui-même s’intitule son « parrain », son « tuteur moral ». L’affection commune que portent au prince régent Mgr Jarosseau et M. Lagarde, est de celui-ci à celui-là un lien très puissant. Non moins fort est celui que crée une conception /286/ identique des relations de la France avec l’Abyssinie: influence prépondérante, et fondée sur une vraie amitié, de la France avec une Ethiopie indépendante. Certains missionnaires ont trouvé que M. Lagarde, en une certaine période, n’appuya pas suffisamment les intérêts de la mission. Mais, alors ministre de France, M. Lagarde devait veiller à ne pas s’aliéner gravement l’abouna et le clergé copte, représentants de la religion officielle, et terriblement exclusive, de l’Etat; par ailleurs, haut fonctionnaire du gouvernement français, il ne pouvait contrecarrer trop ouvertement la politique, alors anticléricale, de celui-ci. En vérité, il soutint tant qu’il le put, même en cette période, la mission et lui rendit d’insignes services. Au point où nous voici, c’est en étroits et affectueux rapports avec Mgr Jarosseau qu’il règle l’affaire de la Société des Nations. Ses lettres à l’évêque débordent du plus confiant abandon.

« Veuillez bien dire d’urgence de ma part, lui écrit-il le 12 avril 1922, à propos du réquisitoire antiabyssin d’un journal anglais, à mon cher filleul, le prince régent, que je continuerai de grand cœur à veiller paternellement sur lui, sans trêve, ni réserve. Qu’il me tienne régulièrement au courant de ce qui l’intéresse et que son esprit soit en repos pour continuer son œuvre si noble et si patriotique sans s’arrêter aux ronces du chemin. » Le 21 avril 1923, il confie à l’évêque: « On spécule sur son inexpérience des choses extérieures, puisqu’il n’est pas encore sorti de son pays, et aussi sur son désir d’accomplir de grandes réformes modernes. Je crois qu’il faut surtout l’éclairer et Dieu aidera à faire le reste. »

Averti par M. Lagarde du moment favorable, le prince régent fait poser officiellement par son ministère des Affaires étrangères (le guebbi) sa candidature à la Société des Nations. M. Lagarde en avertit aussitôt Mgr Jarosseau: /287/ « Votre Grandeur a dû être prévenue de la décision du guebbi de demander par câble à entrer dans la Société des Nations. Cette décision, venant après le veto opposé par l’Italie à l’audition d’un délégué éthiopien sur la question esclavagiste, indique le désir de voir fixer la situation internationale de l’empire... La question, vous vous en doutez bien, est fort complexe et même très grave. Je ne négligerai rien pour la suivre attentivement, d’autant plus que l’Italie et l’Angleterre (chacune à sa façon) sont évidemment opposées à la consolidation internationale de l’empire... Avant un mois, la Société des Nations sera réunie. Je voudrais donc (ne pouvant vous tenir au courant à cause des distances) que le régent vous informe de ce que je pourrai lui câbler, selon le développement des événements. »

Le 28 septembre 1923, l’Abyssinie est admise à l’unanimité dans la Société des Nations. Le 30 septembre — donc deux jours après — M. Lagarde écrit à Mgr Jarosseau: « La bataille a été tellement rude que, malgré ce que je craignais, elle a dépassé en violence tout ce qui se pouvait imaginer. Je ne vous cacherai pas que, me rendant compte du danger, je n’ai permis à personne de la délégation de se soustraire à mes indications et je dois dire que chacun a compris. Quant à M. Pierre Alype, il a été le dévouement en personne, servi par une vive intelligence toujours en éveil. Voilà donc le rêve de l’empereur Ménélick et du ras Mekonnen réalisé! L’Ethiopie libre, indépendante, vivant en amitié avec le monde entier, avec l’appui fraternel de notre chère France. En transmettant ma lettre ci-jointe à mon cher filleul, dites-lui bien quelle joie j’ai eue en faisant entrer dans l’assemblée des nations l’empire d’Ethiopie, et en voyant à la tribune le grave dedjaz Nado lire très dignement, en amharique, les remerciements de l’impératrice et du prince régent. »

/288/ En cette affaire, Mgr Jarosseau n’a pas rempli un rôle passif de transmission. Il a passionnément appuyé les recommandations de M. Lagarde de l’influence de son conseil personnel. Sur l’esclavage — point névralgique du débat, cheval de bataille des adversaires de l’Ethiopie — il a insisté sans répit. La thèse du ras Taffari, très rationnelle, était de distinction entre la possession et le commerce des esclaves. Le commerce, il le condamnait avec la plus grande énergie et proclamait sa volonté d’y mettre fin par les mesures les plus rigoureuses. Quant à la possession des esclaves, elle était, disait-il, un fait d’ordre social, incorporé dans la législation par la coutume et qui ne pouvait être aboli que progressivement, sous peine de provoquer les pires perturbations. Mgr Jarosseau, qui connaissait à fond son Ethiopie, le savait bien. Il partait de cette vue juste et simple que l’Ethiopie, en marche vers les principes de la civilisation occidentale depuis Ménélick, tenait en la personne de Taffari sa plus sûre chance d’y accéder pleinement, à condition d’en rendre possible l’acceptation par un peuple ancré en certaines coutumes retardataires, ce qui nécessitait des étapes. L’admission à la Société des Nations ne pouvait que précipiter cette heureuse évolution.

Sur le commerce des esclaves, il écrivit au prince régent le 21 septembre 1923: « J’ai instamment prié M. Lagarde d’expliquer à Genève que les Ethiopiens chrétiens n’ont jamais fait le métier de marchands d’esclaves. Ce sont les musulmans d’Ifat, Tigré, Wargé, Argobba, qui ont toujours pratiqué ce métier, de connivence avec les Arabes et les Turcs. Le commerce des esclaves est avant tout une iniquité musulmane... » Quant à la possession des esclaves, il presse Taffari d’amender leur situation en les assimilant officiellement à des gabarres, ce qui en ferait des domestiques, dont la seule sujétion, exceptionnelle et provisoire, /289/ serait de ne pouvoir choisir leurs maîtres et en changer. « Par une proclamation officielle, écrit-il le 25 août 1923, faites savoir, Altesse, que l’esclavage est aboli en Ethiopie et que les anciens esclaves sont devenus des gabarres qui cultiveront, suivant la loi des gabarres, les terres de leurs maîtres. Ils posséderont leurs femmes et leurs enfants, de sorte que personne ne pourra les en séparer. Cette situation de gabarres est la meilleure pour ces pauvres esclaves, car la plupart d’entre eux ne sont pas capables de se conduire. C’est pourquoi ils ont besoin de la tutelle d’un maître. Une pareille proclamation sera la gloire de votre règne. Que le Sauveur du monde vous donne, Altesse, la miséricorde de son cœur. » On pourrait multiplier les textes qui témoignent de l’intervention de Mgr Jarosseau sur ce terrain. La réalisation du message évangélique le presse et, secondairement, en ce qui concerne l’Ethiopie, cette idée-force, qu’il exprime au prince le 29 septembre: « L’admission de l’Ethiopie dans la Société des Nations, c’est son salut, comme l’arche a été le salut de Noé. Ce sera une grande gloire pour le nom de Taffari. »

L’action de Mgr Jarosseau sur Addis-Abeba fut renforcée par celle du P. Bernardin Azaïs sur Genève. Le vicaire apostolique avait chargé de la défense de l’Ethiopie le P. Gonzalve de Salviac, très accrédité auprès du quai d’Orsay et qui avait rempli une ambassade en Abyssinie sous le règne de Ménélick. Mais le P. Gonzalve n’était pas suffisamment documenté pour cette mission spéciale. Au pied levé, l’homme des improvisations géniales, le Père Bernardin Azaïs, de passage à Paris, est pressenti, puis agréé par M. Poincaré, pour le remplacer. Il est recuit de fatigue, car, un P. Bernardin, si vous le rencontrez où que ce soit, il vient d’arriver ou va repartir incessamment. Cependant, il accepte, se rend à Genève, et à peine arrivé, à la veille de la /290/ séance définitive, se rend compte que le dedjaz Nado, chef de la délégation éthiopienne, n’a aucun document écrit à présenter. Les défenseurs de l’Ethiopie — MM. Hanotaux, Lagarde, Alype, Franklin-Bouillon, de Jouvenel — sont dans les transes. Que faire, sinon, sitôt posée la valise, et au débotté, rédiger un rapport? Le P. Bernardin passe la nuit à l’écrire. Et ces pages étaleront le lendemain la plaidoirie triomphante de M. de Jouvenel. Vraiment, Mgr Jarosseau était bien fondé à écrire dans son journal, le 6 octobre 1923: « La mission catholique a le droit de se réjouir parce que son action (celle du P. Bernardin) a été intimement liée aux efforts de ceux qui ont si méritoirement travaillé à faire donner à l’Abyssinie une place dans la Société des Nations. »

De quoi, Mgr Jarosseau escomptait — comme il l’écrivait à M. l’abbé Denis, le 14 novembre 1923 — la tolérance religieuse en Abyssinie, voire même le retour de cette nation dans le giron du catholicisme. Il n’est pas douteux que la tolérance religieuse, déjà manifeste, ait bénéficié de l’événement nouveau, dès le moment où il se préparait. Les fondations se multipliaient; il faut noter, comme l’une des plus importantes, celle de Gambo en 1922. Mgr Jarosseau en souligne l’intérêt en ces termes: « Gambo, par sa position au milieu des populations purement païennes et au delà de la zone musulmane, est le poste qui assure l’avenir prospère de notre apostolat sur le bassin oriental du fleuve Omo, d’une part, et sur les deux bassins du Gannalé, d’autre part. Le T. R. P. Séraphin a beaucoup travaillé pour affermir ce poste, en butte à de grandes oppositions de la part des chefs abyssins très puissants, mais enfin nous avons fini par surmonter les plus fortes difficultés et notre établissement est maintenant bien consolidé. »

Les œuvres s’accroissent; l’une d’elles mérite une mention exceptionnelle: la fondation de la congrégation /291/ des oblates indigènes, due à l’action conjointe du vicaire apostolique et de la Mère Géorgina qui en fut la première supérieure et maîtresse des novices. Le 1er mai 1915, Mgr Jarosseau notait dans son journal: « J’ai le bonheur de consacrer au Seigneur Cœcillia Emmanuel, la sœur d’abba Elias. Elle a prononcé au pied de l’autel, entre mes mains, ses trois vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance en qualité d’oblate tertiaire de Saint-François, affiliée à la congrégation des Sœurs franciscaines de Calais. Cette première fleur de la virginité, éclose sur terre galla, fut cueillie par la main du bon maître, le 17 septembre 1921, qui la voulait au Ciel afin que son parfum en attirât beaucoup d’autres à la vie religieuse. »

Le 29 décembre 1922, l’évêque peut écrire au curé de Saint-Mars: « Ce qui est un signe d’espérance, c’est que les vocations sacerdotales se dessinent et que, parmi nos jeunes filles chrétiennes, plusieurs, attirées par la grâce de Notre-Seigneur, ont renoncé au monde pour se consacrer à lui. Ce qui fait que nous avons déjà une petite congrégation de religieuses indigènes en formation... J’espère beaucoup que ces âmes, consacrées à Notre-Seigneur, nous attireront des grâces de conversion par leurs prières, leur vie édifiante et la part qu’elles auront dans l’enseignement du catéchisme aux femmes et jeunes filles de leur pays. » Elles étaient alors trois professes et quatre novices. En 1925, les oblates indigènes de Marie-Immaculée seront quinze. A cette floraison aucont beaucoup contribué ces franciscaines de Calais qui, depuis de si longues années, secondent admirablement Mgr Jarosseau et dont celui-ci salue en toute occasion les mérites et l’abnégation. Clergé et religieuses indigènes ont été dès qu’il fut nommé vicaire apostolique sa préoccupation maîtresse. Outre les raisons intrinsèques qui en illustrent la haute nécessité, il y voyait — un proche /292/ avenir n’allait lui donner que trop raison — une garantie de perpétuité, que les missionnaires européens ne pouvaient escompter d’une politique changeante.

Pour l’heure, la situation générale se dessine très favorablement. Le prince régent doit manœuvrer entre deux puissances gênantes, l’impératrice Zéoditou, dont les initiatives contrariaient souvent les siennes, et le fitéorari Hapté Giorgis, qui devait son influence moins à sa qualité de ministre de la Guerre qu’aux victoires qu’il avait accumulées du temps de Ménélick; ce vieux militaire, hargneux et coriace, est l’ennemi-né de toute innovation, alors que Taffari s’oriente résolument dans le sens de la civilisation occidentale. Mais une qualité dominante du jeune prince est une patience poussée au génie, et que servent bon sens et perspicacité. Il se garde bien de heurter de front les conservateurs à tout prix. Il ne peut éviter d’en hérisser le poil de temps à autre, comme en 1923 où il effectua son premier voyage en avion et envoya son épouse en tournée diplomatique en Egypte et à Jérusalem. A l’ordinaire, il procède par étapes discrètes, méthodiques et sûres. L’esprit de Mekonnen trouve en lui un réalisateur de grande classe. Sans doute est-il novice dans les affaires internationales, mais intelligemment accessible au conseil, il sait utiliser l’expérience et la sagesse d’un Mgr Jarosseau et d’un M. Lagarde. En politique intérieure, il se révèle homme d’Etat consommé.

Il fut gêné aux entournures, jusqu’en 1921, par Lidj Yassou, véritable cauchemar pour la cour. On le disait caché ici, puis là. Un parti se révoltait-il en quelque province? On craignait qu’il n’en prît le commandement. On redoutait à juste titre le prestige de ce nom parmi les musulmans. Mais le jour vint où le ras Guxa, à la suite d’une expédition habilement menée, put s’emparer de Lidj Yassou à Dessié et le remettre aux mains /293/ de Taffari. Le prince régent télégraphia aussitôt à Mgr Jarosseau: « Ras Taffari régent de l’empire d’Ethiopie. Parvienne à abba Andréas à Harar. Par la bonté du Seigneur, par votre compassion, moi-même, je me porte bien. Nous nous sommes emparés de Lidj Yassou lui-même. Nous le tenons serré entre nos mains. Dessié 19 guenbott de l’an du salut 1913 (27 mai 1921). »

Nous le tenons serré entre nos mains!... La formule n’est certes pas excessive. Les chaînes, dont Lidj Yassou fut chargé, avaient beau être d’or, comme il est de règle pour les princes du sang prisonniers, elles ne l’en ligotaient pas moins. Par la suite, la loi abyssine interdisant la mise à mort de quiconque avait détenu le trône de l’empire, Lidj Yassou fut enfermé dans une amba, prison réservée aux prisonniers de sa qualité et généralement inaccessible. Elle était, en l’espèce, située dans une île qui surplombe le lac Louail. Au cours d’une mission, à lui confiée par Mgr Jarosseau, le P. Diego a parcouru ces parages et décrit le lac, « immense, dit-il, dans une immense cuvette, dominée d’un côté par les énormes massifs du Chilalou, de plus de 3.000 mètres d’altitude ». Les eaux du lac, d’un beau bleu foncé, emplissent le cratère d’un ancien volcan éteint. Lidj Yassou put tout à loisir prolonger, sur ce symbole expressif, des méditations mélancoliques. La coulée, qu’il avait provoquée, de la lave musulmane, était freinée et refroidie pour longtemps. Il mourra en captivité, le 25 novembre 1935.

La joie de Mgr Jarosseau fut grande. La mission, en effet, n’était pas moins alarmée que la cour de l’errance dangereuse de Lidj Yassou. « Jusqu’au jour de la capture, a écrit Mgr Jarosseau, je me sentais cloué au sol, tant notre sort dépendait de l’issue de cette expédition de Dessié! » Sitôt la nouvelle connue, il s’épanche en actions de grâces qui joignent la terre au ciel: « Que /294/ Notre-Seigneur et sa Très Sainte Mère soient bénis pour avoir fait triompher la juste cause du ras Taffari et pour lui avoir inspiré l’attention si amicale de me faire cette communication personnelle. Oui, avec l’aide du Bon Maître et la protection de ce bon prince, la mission peut espérer vivre de beaux jours. »

Quelle alacrité, quelle vivacité dans les démarches continuelles, et si diverses, de l’évêque! Elles continuent de se manifester, parfois avec quelque excès. On le voit notamment en 1923, à propos du P. Pascal. Mobilisé en 1914, mais démobilisé presque aussitôt et de retour à Djibouti le 30 avril 1915, le P. Pascal avait été mis par la Propagande à la tête de la préfecture, nouvellement créée, de Djibouti. Il pensait souhaitable de la rattacher au vicariat d’Aden et s’y employait. Mgr Jarosseau, pour bien des raisons, voulait que la préfecture de Djibouti restât exclusivement le chef-lieu de l’apostolat somali. Il ne nous appartient pas, et il nous serait difficile, de juger de la pertinence des arguments opposés de part et d’autre. Mgr Jarosseau l’emporta auprès de la Propagande, mais ce qui nous intéresse au premier chef, c’est l’éclairage projeté par cet incident sur son caractère et sur son âme.

Les commentaires qu’il développe à cette occasion, dans son journal, sont, à l’endroit du P. Pascal, fort amers. Dieu sait pourtant en quelle estime et vénération, il tient le missionnaire, d’intelligence supérieure et d’apostolat si fructueux, qui, aujourd’hui (1949) âgé de soixante-quinze ans, vient d’obtenir de son Ordre, sur ses instances, la permission de mourir au milieu de ses chers sauvages de l’Ouhanghi. Mais, là encore, Mgr Jarosseau pense que sa conception personnelle est de l’intérêt supérieur de la mission, que, dès lors, sa conscience est engagée; aussi met-il à combattre le point de vue du P. Pascal, une grande âpreté. Bien plus, le P. Pascal /295/ démissionnant, Mgr Jarosseau cède à son tempérament impulsif; il prétend démissionner aussi. Naturellement, personne ne l’entend de cette oreille. C’est une bourrasque qui passe. « Débordé, écrit l’évêque dans son journal, et ayant sur les épaules le poids du vicariat des Gallas, l’enseignement des séminaristes et une importante correspondance, je crois comprendre que l’acceptation de la démission du T. R. P. Pascal par nos supérieurs majeurs est une invitation à donner la mienne. C’est ce que je fais, la mort dans l’âme. Puis on me fait comprendre que je me suis trompé. Je me soumets donc à porter le fardeau de nos deux missions. »

En fait, il trouvera dans le P. Diego un appui parfait qui le déchargera du plus gros des affaires de Somalie. Mais telle est sa sensibilité toujours à vif. Quelques mois auparavant, il se plaignait au ministre provincial de Toulouse que toutes les recettes du culte fussent versées dans la caisse du supérieur régulier et « que l’évêque se trouve dépouillé de tout ». Inévitables bisbilles administratives ou conflits d’attributions qui se retrouvent dans toutes les affaires ecclésiastiques ou civiles, depuis qu’il y a des hommes qui ne sont pas des religieux et des religieux qui sont des hommes. Ils ne mériteraient pas mention s’ils ne nous aidaient à définir le caractère de Mgr Jarosseau. Ces quelques litiges lui sont occasions à protestations virulentes: « Un tel acharnement à combattre l’autorité de l’évêque... Je suis abîmé dans ma douleur... L’évêque n’a même pas où reposer sa tête. » Il exagère, c’est évident, mais, très sincèrement, il voit les choses ainsi. Aimons-le tel quel, avec ses impétuosités, ses outrances, son impulsivité qui sont comme le crépitement de sa personnalité en marche, scories qu’emporte, mêlées aux pépites d’or, le torrent de son action apostolique.

Sans trêve, il poursuit sa féconde politique de resserrement /296/ des liens entre le Vatican et Addis-Abeba. Fin avril 1920, le P. Théodore est parti pour Rome, emportant lettres et cadeaux de l’impératrice et du prince régent, en réponse à ceux que leur avait adressés, à l’occasion de leur couronnement, Benoît XV. Ils sont somptueusement reçus, le 25 décembre. Mais un événement va porter au comble le bienfait de ces ambassades réciproques.

Le prince régent a décidé en effet de se rendre en Europe, dans le but officiel de remercier les puissances de l’admission de l’Abyssinie à la Société des Nations. M. Lagarde, pressenti, approuve. Le 5 mars 1924, il écrit à Mgr Jarosseau: « J’ai reçu un câblogramme de mon cher filleul, me priant de préparer son voyage prochain. Je n’ai encore aucun renseignement détaillé sur des projets que je tâcherai de seconder de mon mieux, avec l’aide de Dieu, dont nous avons le plus grand besoin. » Le 2 avril, il renchérit: « Veuillez dire, je vous prie, à mon cher filleul, de ne s’inquiéter ni de se préoccuper de rien. Je n’ai rien à voir dans la première partie du voyage, qui est surtout « oriental »; mais, s’il veut bien s’en rapporter à moi, en tout et pour tout, dès qu’il aura mis le pied en Europe, bien des choses lui seront facilitées. Mon affection paternelle veillera sur lui constamment. » M. Lagarde est bien, comme l’a qualifié Mgr Jarosseau, « le héros de l’amitié franco-éthiopienne ».

L’évêque, lui-même, que n’a-t-il fait pour préparer le régent à son rôle mondial! Il le pousse à s’imposer à son peuple, à faire l’unité autour de lui, car dit-il, la discussion ouvrirait la porte à l’ennemi. « Gouvernez, lui écrit-il, le 29 août 1919, dans le style familier aux Abyssins, ne soyez pas un négus muet. Ouvrez les yeux, ouvrez les oreilles, ouvrez la bouche. Montrez-vous à votre peuple et comme, à l’approche du soleil, toutes les /297/ hyènes s’enfuient, devant votre face, qui est le soleil de l’Ethiopie, tous les malfaiteurs disparaîtront. » Des aéroplanes ayant été offerts par la France et le peuple éthiopien n’en voulant pas, il adjure Taffari de les accepter: « Ne les repoussez pas, car vous feriez de la peine à la France et toutes les nations condamneraient votre acte. On dirait partout que le peuple éthiopien est un peuple de sauvages et jamais on n’admettrait dans la Ligue des Nations le peuple qui se serait déclaré ennemi des aéroplanes. » Grandes ou petites occasions, quand il s’agit de hausser l’Abyssinie et son chef à la plénitude de la vie civilisée, Mgr Jarosseau ne néglige aucune touche du clavier. Il ne cesse de pousser M. Lagarde à continuer sa campagne en faveur de l’Ethiopie « et de son roi, véritable fils de France, car il est la greffe que l’amitié de M. Lagarde a fait pousser sur le vieux tronc des négus ».

Le 19 avril 1924, le ras Taffari s’embarque pour l’Europe. Après un séjour à Jérusalem, il se rend à Paris, où sa distinction, son urbanité, la dignité de son attitude font grand effet; en Angleterre, où lui fut restituée la couronne de Théodoros, trophée rapporté par Sir Napier, lors de la victoire britannique de Magadala; enfin, le voici à Rome. Mgr Jarosseau, sur sa demande, avait préparé en temps utile le protocole de sa réception au Vatican, par l’intermédiaire de la curie générale de son Ordre. Comme le prince l’avait expressément écrit à Mgr Jarosseau, la pensée dominante de son voyage était de présenter ses hommages et l’expression de sa piété au Souverain Pontife et de donner ainsi un témoignage public de reconnaissance à ses sujets catholiques et à leur pasteur pour les services qu’ils avaient rendus à l’Ethiopie et à sa cause. Le P. Gonzalve, qui avait accompagné Taffari durant son séjour à Paris, eut d’activés et parfois difficultueuses démarches à multiplier /298/ pour que Taffari fû reçu, non simplement comme héritier du trône, mais comme prince régent. Son intelligente diplomatie triompha. La réception solennelle faite à Taffari par Pie XI — qui avait succédé à Benoît XV, le 6 février 1922 — fut à peu près identique à celle qui est réservée aux rois couronnés.

Sur la fin d’août 1924, Taffari est de retour en Abyssinie, ce qu’attendait Mgr Jarosseau pour partir à son tour, car un départ simultané aurait éveillé des soupçons de combinaisons, d’intrigues. De nombreuses, importantes et délicates affaires l’appelaient à Rome et en France. Il prend congé du prince et désigne pour le suppléer: le P. Séraphin, dans le district de Harar; le P. Pascal, dans le district d’Addis-Abeba; le P. Diego, dans la mission Somalie. Il prend avec lui un prêtre indigène: abba Onésime, et, le 2 octobre 1924, il arrive à Rome.

Qu’a-t-il laissé derrière lui? Une mission en pleine progression, dans une atmosphère enfin pacifiée: pour la mission galla, vingt-quatre stations qui s’échelonnent de Harar à Addis-Abeba, desservies par vingt-deux missionnaires européens, sept prêtres indigènes, quatre frères laïcs capucins, vingt-six religieuses franciscaines de Calais, quinze oblates indigènes de Marie-Immaculée, six mille cinq cents fidèles; pour la mission Somalie, trois stations dont s’occupent le P. Diego, pro-préfet, quatre prêtres et un Frère, missionnaires européens, six religieuses franciscaines de Calais, cent cinquante indigènes. Ces chiffres ne donnent pas le vertige. Ils expriment, encore un coup, l’insuffisance de recrutement missionnaire qui a été et sera le point névralgique de la mission. Ils témoignent cependant d’un labeur inouï et d’un redressement inespéré.

Et surtout, ce que Mgr Jarosseau a compris, d’une vue où l’intuition rejoint l’expérience, c’est que l’avenir /299/ est fonction d’une atmosphère générale renouvelée. A cet égard, relations avec le Vatican, Société des Nations, sont les deux pointes d’une poussée qui mène la mission aux confins immédiats d’un triomphe définitif.