Gaëtan Bernoville
Monseigneur Jarosseau
et la Mission des Gallas

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XIII

Nouvelle tempête

Mgr Jarosseau, ses notes et son journal en témoignent, suivait en tout temps l’évolution politique avec autant d’attention que de sagacité. Une lettre du 10 janvier 1910 à son parrain laisse percer ses appréhensions. « Ce qui nous inquiète en ce moment, écrit-il, c’est l’état de maladie de notre empereur Ménélick. D’après les médecins, sa vie serait sérieusement en danger et on aurait très peu d’espoir de le voir revenir à la santé. Quoi qu’en vue de la mort de ce bon souverain, on ait déjà pris de grandes précautions pour empêcher la révolution, on n’est pas cependant complètement rassuré et l’on attend avec une certaine angoisse le jour où la mort de Ménélick sera une réalité. »

Tout paralysé qu’il soit, jusqu’en son cerveau, Ménélick a des moments de lucidité qui font redouter aux intrigants un réveil définitif du vieux « Lion de Juda ». Malgré les préparatifs militaires, faits à Aden et à Bernera par les Anglais, pour soutenir l’impératrice et asseoir ainsi l’influence prédominante de leur pays en Abyssinie, les intrigues de Taïtou sont déjouées et, le 21 mars 1910, elle est déclarée complètement déchue du trône.

Lidj Yassou devient ainsi inévitable. De vive intelligence /259/ et d’abord séduisant — qualités qui ont sans doute déterminé le choix de Ménélick — le jeune prince se manifeste, par contre, voluptueux, débauché et de caractère faible. Il témoigne au musulmanisme une sympathie à laquelle son goût pour la débauche n’est certes pas étranger. Tout enfant, il rêvait de devenir un roi musulman et son père, le négus Mikaël, avait peine à écarter de son esprit cette ambition singulière. En fait, elle ne cesse de l’habiter. Les musulmans de son entourage l’entretiennent soigneusement. A la mort du régent Tessamma en 1911, il règne effectivement, malgré sa jeunesse, sous la tutelle, de principe plus que de fait, du Conseil. Ses mauvais instincts se déchaînent aussitôt. Il passe le plus clair de son temps dans les provinces musulmanes et s’y livre à des orgies dont se scandalisent violemment les chefs du Choa. Il adopte même certaines pratiques de la religion mahométane. Tandis que Ménélick se meurt lentement, il se met en tête de destituer certains hauts fonctionnaires, fort attachés à la personne de l’empereur. Vif émoi au palais. Le malaise général s’accroît. Quand, le 12 décembre 1913, meurt enfin Ménélick, Lidj Yassou passe en amusements la semaine suivante. Le peuple est blessé dans sa vénération pour le grand souverain disparu. Les ras s’agitent.

Cependant, jusqu’en 1913, la mission n’aura pas à souffrir. Le 11 mai 1910, elle est même en fête. Ce jour-là, en effet, le dedjaz Taffari fait son entrée dans la ville de Harar où il succède à son père, le ras Mekonnen, comme gouverneur de la province. Les missionnaires le fêtent; il réserve à Mgr Jarosseau un accueil particulièrement affectueux. « Le prince Taffari, note ce dernier dans son journal, a bien grandi depuis quatre ans. Son teint clair de l’enfance s’est effacé sous une couche brune assez foncée. Il est très maigre et son visage, quoique empreint de bienveillance, respire la /260/ mélancolie. On sent que le vide d’un père et d’une mère, toujours amer pour un orphelin, a profondément impressionné son âme. Que Dieu daigne lui donner la santé nécessaire pour exercer sur ce pays tout le bien qu’on en espère! » Une vraie tendresse paternelle anime ces lignes. La mission a entouré de respectueuse sollicitude les jeunes années de Taffari. Maintenant, entre l’homme qui se fait et Mgr Jarosseau va s’établir une véritable intimité. Taffari garde auprès de lui, comme un conseiller très cher et de tous les instants, abba Samuel qui l’a instruit, formé. L’arrivée, le 29 juillet 1911, de la princesse Woïzero Menen qui va épouser le fils du ras Mekonnen est dans la même ligne heureuse. Ame délicate et noble, la princesse manifestera à Mgr Jarosseau la même affectueuse confiance que son mari.

En ces années, sous l’impulsion du vicaire apostolique, la mission poursuit son développement. Avec une magnifique foi dans l’avenir, elle fonde, elle bâtit, sur cette terre si incertaine. La construction d’une église à Djibouti est décidée le 19 juillet 1912. Le 1er août de cette même année, les Sœurs ouvrent à Dirré-Daoua une école et un orphelinat. En juin 1913, est commencée à Harar la reconstruction de l’église. Le 13, Mgr Jarosseau en bénit solennellement la première pierre. La pierre qui signifie stabilité, durée... « L’église sera, dans sa pauvreté, note le vicaire apostolique, un petit monument, comparativement aux humbles logis qui l’ont précédée. » Le 28 mars 1914, il bénit à Awallé, berceau de son apostolat missionnaire, la nouvelle église, là encore édifiée en pierre. Le mois de juillet voit la léproserie s’agrandir par l’achat de nouveaux terrains. L’événement majeur de cette période, c’est l’érection, par Pie X, de la mission Somalie, limitée à Djibouti, en préfecture apostolique. Le P. Pascal en est le premier titulaire.

/261/ Ephémérides lumineuses... Mais la loi de l’alternance, qui domine impitoyablement l’histoire de la mission, va jouer de nouveau. Le 4 août 1914, la France est envahie par l’Allemagne. La réaction de Mgr Jarosseau est celle du grand Français. La guerre va mobiliser plus d’un tiers de son équipe de missionnaires, déjà si insuffisante. N’importe! A ceux qui vont partir, le 6 août, il écrit: « Très chers et bien-aimés Pères et Frères. Sans que nous ayons pu le soupçonner aussi imminent, un cri de guerre, en même temps qu’un cri d’alarme parti des entrailles de notre patrie, est venu tout à coup jeter l’émoi dans nos âmes, et bientôt nous avions la douleur d’apprendre que le sol de notre bien-aimée France était envahi par le peuple qui, depuis Tolbiac, est toujours notre ennemi... Avec un magnifique élan, sur tous les points de la France, nos compatriotes ont répondu à l’appel du gouvernement et au cri de détresse de nos Frères envahis. Traversant les mers, ce cri est arrivé jusqu’à nous et nous invite à fournir à notre pays notre part de sacrifices. Entre nous tous, vous qui avez l’honneur d’appartenir au bataillon des défenseurs de la patrie, soyez félicités et soyez heureux, dans les circonstances actuelles, d’avoir à satisfaire à vos obligations de citoyens français, comme soldats, prêtres et religieux. « Va, va! Fille de Dieu! Va! Je viendrai à ton aide! » disait Jésus à Jeanne d’Arc. Vous aussi, bienaimés Pères et Frères, allez! allez! Enfants de Dieu! La bienheureuse Jeanne d’Arc vous viendra en aide. J’espère bien que l’heure des triomphes est arrivée pour nous. Aussi, dans l’espoir de vous revoir bientôt et d’avoir à vous féliciter d’avoir bien mérité de l’Eglise et de la Patrie, je vous bénis avec la plus vive affection et du fond du cœur. »

Or, la mobilisation, c’était ici le départ de onze missionnaires, dont les PP. Marie-Bernard, Bernardin /262/ Azaïs, et le nouveau préfet apostolique: le P. Pascal. Avant leur départ, Mgr Jarosseau se jette aux pieds de la Vierge et la supplie de les ramener tous indemnes de la guerre. Tous en effet devaient revenir. En attendant, Mgr Jarosseau, avec les missionnaires qui lui restent, avec les prêtres indigènes, avec les Sœurs, fait face à tout. Tantôt avec angoisse, tantôt avec espoir, il suit les phases du grand conflit. Son journal en est tout palpitant. Quand il apprend que, le 25 août, Pie X est mort: il est mort de douleur, écrit-il: « Puisse le sacrifice de cette vie être le dernier et fasse que sur cette tombe s’opère la réconciliation des peuples! » A l’annonce de la défaite de Charleroi, de l’invasion de la France, c’est un gémissement: « Que Dieu ait pitié de nous! O Mère Immaculée, ne permettez pas que votre royaume, que la France que vous avez daigné visiter périsse! Monstra te esse matrem. » Mais voici la victoire de la Marne: ses notes résonnent du tonnerre du Magnificat. Et, comme il n’est pas pour lui d’événement temporel qui n’ait sa signification d’éternité: « J’ai aussitôt réuni, écrit-il, notre famille à laquelle j’ai annoncé la victoire des catholiques contre les ennemis de la Très Sainte Vierge, de la Très Sainte Eucharistie, de la Croix et du siège de Saint-Pierre. »

Pour ce qui est de l’Abyssinie, il était temps que la France triomphât. L’influence allemande, préparée de longue main, avait fait du chemin à Addis-Abeba. Chez ce peuple guerrier, qui ne met rien au-dessus de la bravoure militaire, défaite ou victoire ont des répercussions sans fin. La victoire française, néanmoins, si elle rétablit la cote de nos compatriotes et freina les influences étrangères hostiles, laissait subsister d’autres périls.

Déjà, en décembre 1913, un événement prouva de façon trop claire que le clergé copte ne pardonnait pas au dedjaz Taffari son attachement à la mission. Le 13, /263/ se rendant à Addis-Abeba, il avait amené avec lui abba Samuel. Sur quoi, l’abouna Mathéos, excité par certains chefs qui complotaient contre le jeune prince, excommunia celui-ci: « Je t’excommunie, proclama-t-il solennellement, le 25 février 1914, de mon vivant et après ma mort. » Abba Samuel dut s’enfuir. Bref orage — car, le 11 mars, l’abouna relevait Taffari de l’excommunication et abba Samuel revenait auprès de lui — mais qui marquait la persistance d’une haine vigilante.

Cependant, le 7 mars 1915, Lidj Yassou, solennellement reçu à Harar, se montre fort gracieux envers Mgr Jarosseau, lui fait aumône pour ses œuvres de cinq cents thalers, et lui accorde la propriété légale d’un terrain, pour y établir un cimetière. Il laisse les missionnaires sur une impression de joyeuse confiance. A son accoutumée, Mgr Jarosseau, sans tarder, pousse ses avantages dans le sens qui lui a si bien réussi jusqu’ici: le développement des relations entre le Vatican et Addis-Abeba. Le P. Basile doit partir pour Rome afin d’y rendre compte de son mandat de vice-postulateur de la cause de béatification du cardinal Massaïa qui est à l’étude. Il sera porteur, pour Benoît XV, qui a succédé à Pie X le 7 septembre 1914, de lettres de Lidj Yassou lui-même et d’autres personnalités éthiopiennes. Celle du jeune empereur est rédigée dans les termes les plus déférents et délicats. Si travaillé qu’il soit par le musulmanisme et, au fond, déjà gagné par lui, on le peut croire sincère ici. C’est un faible, qui ondoie au gré de son entourage et qui, d’ailleurs, entre deux séances de débauche, réagit en souverain intelligent. Quoi qu’il en soit, l’entretien qu’a Mgr Jarosseau, le 11 juin, à ce sujet, avec le P. Basile, venu le voir à Harar avant son départ pour Rome, le remplit d’espérance.

Cet entretien a eu lieu sous le coup d’un deuil très cruel. Le 7 juin, dans des circonstances tragiques, et /264/ victime de son dévouement au prince, abba Samuel a péri. Au cours d’une promenade en barque sur le lac d’Haramia, l’esquif, trop chargé sans doute et en mauvais état, chavira. Trois personnes seulement, sur les neuf qui l’occupaient, furent sauvées, dont Taffari. Abba Samuel put le maintenir sur l’eau, à la nage, jusqu’au rivage. Tandis que le prince se haussait sur la rive, abba Samuel, les pieds entravés par les herbes d’eau, ne put se dégager et coula. Son corps ne fut retrouvé que deux jours après. Converti en 1892, ordonné prêtre en 1910, abba Samuel était au service du dedjazmatch depuis cinq années environ. Par sa haute intelligence, sa culture, sa piété profonde, il remplissait auprès du prince un rôle irremplaçable de conseiller de tous les instants. La douleur de Mgr Jarosseau fut extrême, celle du prince aussi, qui aimait Samuel autant que Samuel l’aimait. Ayant été rendre visite à Taffari le 16 juin, Mgr Jarosseau écrivit: « J’ai trouvé Son Altesse bien affectée... Ayant fait signe à son entourage de se retirer, il me parle cœur à cœur et me dévoile l’étendue de son chagrin. « J’ai perdu, me dit-il, bien sincèrement, mon meilleur ami. Abba Samuel était mon père et mon consolateur. Jamais, je n’en trouverai un autre comme lui. » Je le console de mon mieux avec mon propre chagrin. Son Altesse m’exprime ensuite le désir qu’Elle a d’élever un monument sur la tombe de son ami et qu’aucun frais pour cela ne lui coûtera... » Tel était le rayonnement d’une si noble vie, couronnée par un héroïque sacrifice, que Lidj Yassou lui-même tint à s’associer à la peine de la mission et de Taffari, en envoyant à celui-ci et à Mgr Jarosseau un message de condoléances rédigé dans les termes les plus touchants. Il pria même l’évêque de lui envoyer une photographie d’abba Samuel. Dans la galerie des grandes figures de la mission, ce prêtre, honneur du clergé indigène, /265/ est à jamais fixé, comme l’image même du dévouement poussé jusqu’à l’abnégation.

Sa mort semble annoncer, comme un sombre présage, la fin d’une époque paisible. L’abouna Mathéos redouble ses intrigues. A l’instigation de certains Européens, il suscite, en septembre 1915, un mouvement de persécution contre l’apostolat missionnaire aux Aroussis. Dans le même temps, la station de Lafto connaît des difficultés du même ordre. Bourrasque vite apaisée, mais, en 1916, tout se gâte.

Le 15 mai de cette année-là, Lidj Yassou appelle le prince Taffari à Addis-Abeba. Dedjazmatches ou ras n’augurent généralement rien de bon de ces convocations, suscitées le plus souvent par leurs ennemis à la cour. Taffari, qui se sait visé, ne se fait pas d’illusions. Il a un long entretien avec Mgr Jarosseau: « Le prince, note celui-ci, reçoit avec reconnaissance les conseils et les encouragements que le Bon Dieu m’inspire de lui donner, surtout celui de ne pas hésiter à se rendre à la capitale, afin d’enlever aux esprits mal disposés, tout prétexte contre lui. Avant de partir, il me confia la cassette de ses papiers personnels avec cette recommandation: « Au cas où je mourrais, brûlez tout le contenu de cette caisse. Si quelqu’un, sans mon ordre exprès, venait réclamer ce dépôt, ne consentez jamais à le livrer. De même, au cas où vous viendriez à mourir, que votre successeur ne puisse, sous aucun prétexte, toucher à ce dépôt. »

Taffari ne sera pas de retour de sitôt. A plusieurs reprises, il fait savoir à Mgr Jarosseau que le moment de reprendre cette cassette n’est pas encore venu pour lui. Le 19 mai, le P. Basile, qui revient de Rome, en rapporte onze décorations pontificales pour Lidj Yassou et de notables personnages. Mais il est trop tard. Lidj Yassou passe à l’ennemi musulman. Les fanatiques de /266/ Mahomet ont jugé le moment venu et brusquent les choses. Le souvenir de Gragne les hante. Lidj Yassou sera le nouveau Gragne. Allah il Allah, Lidj Yassou rassoul Allah! Les musulmans d’Abyssinie — Somalis, Adals, Gallas — sont invités à se rassembler autour de lui. Le consul turc à Addis-Aheha, Nazar-Bey, est l’âme de la conjuration, que les Allemands appuient de tout leur pouvoir — et pour cause, puisque cette guerre sainte doit, dans leur pensée, jeter les Alliés à la mer. Lidj Yassou descend à Djidjiga et là, environné d’une foule musulmane fanatisée et hurlante, il consomme solennellement son apostasie. De ce raz de marée, Harar, cité du mahométisme en Ethiopie, doit être le point de départ. Lidj Yassou s’y rend le 5 septembre. Dévotions aux mosquées, pèlerinages aux ermitages musulmans, pression sur les chefs chrétiens pour qu’ils récitent publiquement la profession de foi au Coran, églises coptes fermées, clergé national humilié, le jeune négus n’épargne rien au royaume de Salomon. Tout craque, tout tremble.

A la mission de Harar, l’alarme est à son comble. La princesse Menen, qui, le 27 juillet, a donné le jour à un fils, que Taffari n’a pu voir encore, est délaissée de tous. Elle part, le 14 septembre, pour Addis-Abeha. Auparavant, elle s’est entretenue avec Mgr Jarosseau, lui a dévoilé toute la perversité de son oncle Lidj Yassou, le conjure de n’avoir aucune confiance en lui. Dans la ville, c’est la panique. Des bruits sinistres circulent: trente mille mausers auraient été distribués aux musulmans aux fins d’extermination des chrétiens. Les Européens fuient. Quant à la consigne de Mgr Jarosseau à ses missionnaires et aux Sœurs, elle est simple: rester sur place, tenir bon au milieu de leurs chrétiens.

Cependant, une rumeur parcourt la ville. Jusque-là passive devant l’apostasie de son négus, l’Abyssinie se /267/ révolte. Les profondes hérédités de la vieille Ethiopie fermentent, bouillonnent. L’Abyssin se souvient que sa vraie lignée d’empereurs est fille de Salomon. Rien ne flatte son orgueil national comme d’avoir, au long des siècles, refoulé le croissant. Une ligue puissante s’est constituée. Le ras Taffari, fils de Mekonnen, le glorieux vainqueur d’Adoua, de Mekonnen qui eût succédé à Ménélick, s’il lui avait survécu, est poussé en avant par le flot.

Cela paraît sérieux. Lidj Yassou s’inquiète. Il décide une volte-face spectaculaire. Devant douze prêtres coptes, il prononce sa renonciation à l’islamisme. Il exprime publiquement son repentir d’avoir communiqué avec les musulmans et récite à haute voix son credo chrétien. Les prêtres l’absolvent. Ayant convoqué ses chefs, il leur fait jurer fidélité sur les saints Evangiles et sur la tête des douze apôtres.

Le dimanche 1er octobre 1916, Mgr Jarosseau est appelé par Lidj Yassou en son palais. Et chacun de penser que Mgr Jarosseau n’en reviendra pas. Lui-même, peut-être emporté par une appréhension excessive, partage ce sentiment et se prépare à la mort. Assurément, le seuil du palais franchi, le spectacle n’est pas réconfortant. Des groupes de soldats sont attablés dans la première salle. Des personnages musulmans circulent, qui ont des faces de cauchemar sous l’épais turban. Si Mgr Jarosseau avait eu affaire à Gragne, son apostolat se fût probablement terminé ce jour-là. Mais Lidj Yassou est resté un enfant, énervé par la volupté, dont l’entourage, à bon escient, attise les passions charnelles, un ambitieux manœuvré et qui n’a pas, dans son caractère, les moyens de son ambition; ce n’est pas un despote, moins encore un sanguinaire, et sa vive intelligence, quand elle rencontre un bon conseil, s’obstine à être sensible à des considérations raisonnables. Sans /268/ doute, il y a un moment critique, voire angoissant, dans la conversation, quand il s’excite contre Taffari, coupable, selon lui, d’avoir récemment fait assassiner un de ses fidèles, mais il s’apaise vite devant les représentations de Mgr Jarosseau qui lui dit Taffari incapable d’un tel acte et s’offre à les réconcilier. Dans la rédaction que, dès le lendemain matin, le vicaire apostolique a fait de cet entretien, absolument rien ne permet de penser que Lidj Yassou ait prémédité contre l’évêque un mauvais coup quelconque.

Il n’est d’ailleurs que d’entendre son récit: « Après les salutations d’usage, la conversation commence. Sur un ton paternel, j’exprime au prince toute la peine que je ressens de la situation actuelle. Comme je le vois passablement affecté, je le console et le réconforte par de bonnes et utiles considérations. Je me permets de lui expliquer qu’étant bien doué de la nature et de l’intelligence, il avait tout ce qu’il fallait pour être un souverain digne d’occuper une grande place dans la lignée des négus et faire le bonheur de son peuple; que les bons conseils lui avaient fait défaut, tandis que les funestes suggestions de gens dénués de sens moral lui avaient causé un mal immense, mais je lui ai fait observer que tout cela est encore réparable avec l’aide de Dieu et un peu de courage. Il m’a alors, de son côté, exposé ses peines: « On m’a chargé de calomnies et de mensonges », m’a-t-il dit. Je l’ai alors félicité de son repentir pour ses errements et de son retour public à la pratique du christianisme. » Ayant dit au négus l’heureuse impression causée en Europe par ses bonnes relations avec le Vatican, l’évêque constate que Lidj Yassou en paraît fort heureux: « Il m’a demandé, poursuit-il, de bien prier pour lui... Il tient avec insistance à protester de son amour pour la France... Enfin, après encouragement et salutations d’usage, je me retire, /269/ satisfait de mon entrevue. Quand j’arrive à la mission, c’est une grande joie pour toute la famille qui me croyait sous les verrous. Deo gratias. »

Dans un rapport, postérieur de près de dix ans, Mgr Jarosseau a écrit: « Une force invisible, celle du Bon Dieu, avait évidemment retenu le coup qui m’était destiné. » Il faut sans doute voir là, avec le recul des années, un de ces effets de grossissement dont Mgr Jarosseau est assez coutumier. Avant l’entretien, et malgré la volte-face de Lidj Yassou, toujours capable d’un nouveau retour au mahométisme, des craintes se justifiaient. Le souvenir que le vicaire apostolique a gardé de cette anxiété préalable se sera projeté sur l’entrevue ellemême. Quant aux propos de Lidj Yassou, jaillirent-ils d’un cœur moins corrompu en son fond qu’il ne semblait, sous l’influence de la bonté de Mgr Jarosseau? Plus probablement, car il était fort rusé, s’accordaient-ils à l’effort qu’il tentait pour redresser sa situation très compromise? Il avait essayé, par sa renonciation à l’islamisme, de ramener à lui le clergé copte et les chrétiens abyssins. Il avait tout intérêt à se gagner Mgr Jarosseau, dont il savait les amicales relations avec Taffari, et, par lui, la sympathie de la France. Un homme comme Lidj Yassou, au moment où il risque de perdre la partie et s’en rend compte, ne va pas augmenter le nombre de ses ennemis. Ce n’est pas à tort que la princesse Menen a conjuré Mgr Jarosseau de se méfier de sa perversité.

Quoi qu’il en soit, il est trop tard. Les nouvelles, qui avaient déterminé le revirement de Lidj Yassou, sont pleinement confirmées. Le 27 septembre, jour de la Croix, fête nationale, a été déclarée, par les chefs du Choa, la déchéance de Lidj Yassou que son apostasie a rendu inconstitutionnel. Une des filles de Ménélick, Zéoditou, a été proclamée impératrice et le ras Taffari Mekonnen régent d’empire et héritier du trône. L’abouna, /270/ qui a décidément un goût prononcé pour les excommunications alternées, a excommunié Lidj Yassou. Il a fait sienne la déclaration des chefs du Choa et déclare que quiconque enfreindrait le loyalisme et la soumission au nouveau gouvernement encourrait la colère du Père, du Fils et du Saint-Esprit, des douze apôtres et des trois cent dix-huit Pères du Concile de Nicée, la malédiction d’Arius et la réprobation de Juda. C’est beaucoup à la fois, c’est beaucoup trop pour que Lidj Yassou s’en relève jamais. Par surcroît, les troupes du Choa marchent sur Harar.

Lidj Yassou flotte, désemparé. Le 8 octobre, il rassemble ses soldats et sort de Harar pour faire front. Les musulmans restent maîtres de la ville. Ils se livrent à une orgie effrénée, remplissent la ville de hurlements, envahissent le palais. A la mission, on s’attend au pire. Ce sont des jours et des nuits d’angoisse. Puis, un cri, sur les quatre heures du matin, court la rue: « Les chrétiens sont vainqueurs! » De fait, un petit chef, du nom de Kerre-Kourat, a rassemblé quelques centaines de fusiliers chrétiens, qui sont tombés sur les musulmans, en ont fait grand carnage et maintenant sont maîtres de Harar. Le massacre des chrétiens, bel et bien décidé, tourne au massacre des musulmans. Le dedjaz Emerou, un fidèle de Taffari, qui avait été enchaîné, est délivré et occupe le palais.

La partie décisive est livrée le 26 octobre. Ce jour-là, à Sagalé, les troupes du ras Taffari écrasent celles de Lidj Yassou et de son père le négus Mikaël. De ce côté, trente-six mille morts; de l’autre, seize mille. Le négus Mikaël et l’abouna Petros, qui l’avait couronné ras du Tigré, sont capturés. Lidj Yassou est en fuite. A la mission de Harar, les cœurs sont en fête. Mgr Jarosseau envoie à Taffari le télégramme suivant, exalté par une réminiscence biblique opportune: « La victoire de /271/ Votre Altesse me remplit de joie. Avec tous les chrétiens, je salue en vous le sauveur de l’Ethiopie, le nouveau David, vainqueur de Goliath. Abba Andréas. »

Quelques mois troublés suivent. Les passions musulmanes ont été trop profondément agitées, et sur une trop vaste échelle, pour s’apaiser vite. Lidj Yassou avait pour lui tous les sectateurs de Mahomet et c’était légion. Le nombre des tués à la bataille de Sagalé le dit éloquemment. Les désordres qui subsistèrent furent assez grands, du côté des Somalis, tous musulmans, pour que, le 9 novembre, Mgr Jarosseau, qui est à Harar le soutien et le recours de tous les Européens, comme d’ailleurs des chrétiens abyssins eux-mêmes, envoyât un nouveau télégramme, celui-ci d’alerte, à Taffari: « Pays sérieusement menacé, soldats découragés. Européens inquiets. Tous réclament un chef capable. De grâce, envoyez-le sans retard. » Et le ras de répondre le 10: « Que ce message parvienne à abba Andréas. Comment allez-vous? Moi, par la grâce de Dieu, je vais bien. J’ai bien reçu votre télégramme hier et, heureux de m’y conformer, je me suis aussitôt mis en devoir de choisir un chef capable de gouverner Harar et de rétablir l’ordre et je vais l’expédier sans retard. »

Le 11 février 1917, l’impératrice Zéoditou est solennellement couronnée. Le 28 août, le fiteorari Apt-Guiorguis bat les derniers partisans de Lidj Yassou. Les suprêmes remous se défont. Aux circonstances nouvelles, aux espoirs qu’elles font naître, Mgr Jarosseau se hausse immédiatement. Un grand projet mûrit en son esprit fertile. Il en fait part, le 21 avril, à Taffari en une note confidentielle, qui lui dit en substance: « Le moment est venu pour l’Abyssinie de sortir de la neutralité pour se mettre avec les Alliés. Si l’Ethiopie rentre maintenant dans leur camp, elle sera la bien accueillie et elle assure son indépendance, mais, si elle tarde trop, son /272/ concours sera compté pour rien ou ne sera pas admis. »

Taffari abonde dans son sens et, dès le 7 juillet, lui adresse un projet de traité avec les Alliés. Comme ce projet, sous la forme trop exigeante qu’il revêt, ne lui paraît guère avoir de chances d’être adopté, Mgr Jarosseau en rédige un autre renfermant les points de vue abyssins, mais donnant aussi une bonne place aux aspirations européennes et, par suite, plus facilement acceptable. Dès le 9 juillet, car il mène toujours tout tambour battant, il l’envoie au prince. Le texte est agréé. Le 21 juillet, en effet, l’évêque note dans son journal: « Dieu soit béni! Les documents que j’ai envoyés à Son Altesse répondent complètement à ce qu’il désirait. Encore un peu de temps et le passage de l’Abyssinie dans le camp des Alliés sera un fait accompli. Pour la bonne conduite et l’heureuse issue de cet événement, la mission, dans mon humble personne, dirigée et aidée par Notre-Seigneur et sa Très Sainte Mère, en aura été le principal facteur. »

Parallèlement, le vicaire apostolique veille à resserrer encore les relations entre le Vatican et Addis-Abeba. L’impératrice Zéoditou et le prince Taffari ayant notifié au Vatican leur avènement, Benoît XV envoya des lettres de félicitations aux souverains par l’intermédiaire de Mgr Jarosseau. Celui-ci, qui les reçoit en juin 1918, charge le P. Augustin de les remettre aux souverains qui en manifestent une grande joie. Ainsi se trouve inaugurée, pour le nouveau règne, entre l’Abyssinie et le Vatican, une ère de rapprochement plus cordial que jamais, dont Mgr Jarosseau sera l’animateur infatigable.

Le 12 novembre 1918, éclate, en coup de tonnerre, à Harar, la nouvelle de la victoire définitive des Alliés sur l’Allemagne. « Notre joie est délirante, écrit Mgr Jarosseau, et nos actions de grâces à Dieu sont inexprimables. Vive Dieu! Gloire à Jésus! Reconnaissance /273/ à Marie! Vive la France! » Le Te Deum est chanté dans l’église comble.

Les derniers nuages sont balayés de l’horizon. Où que Mgr Jarosseau promène son regard extasié, tout est couleur d’espérance. La douloureuse période, ouverte en 1910, s’achève en apothéose.