Gaëtan Bernoville
Monseigneur Jarosseau
et la Mission des Gallas

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XVI

Sous le signe de la louve

Cette guerre, Mgr Jarosseau l’avait vue venir. En mars 1935, cependant, il pensait encore qu’elle pourrait être conjurée: « En dépit des prophètes de malheur, écrivait-il, le 16, à M. l’abbé Denis, j’espère que cette tension italo-éthiopienne, qui préocupe à bon droit les esprits avisés, finira par se résoudre pacifiquement; car notre bon souverain Hailé Sélassié, fermement attaché à la paix, emploie tout son art et toute sa sagesse à déjouer les provocations qui voudraient le faire tomber dans le piège d’une déclaration de guerre. Il est à croire d’autre part que, devant cette attitude résolument pacifique, les Italiens n’oseront pas endosser la responsabilité d’une guerre qui soulèverait contre eux tout le monde pacifiste et pourrait leur attirer bien des déboires. »

Mais le péril d’une si grave tension ne lui échappait pas pour autant. Et il appréhendait que, d’un conflit, quelle qu’en fût l’issue, la mission reçût un dommage mortel: « Nos prières, poursuivait-il, ne cessent de s’élever, suppliantes, vers le Bon Dieu, pour que la paix se fasse et que notre apostolat échappe aux ruines irrémédiables que consommerait une guerre. Il y a quelques mois, avant que l’accord franco-italien (accord Laval) ne fût signé, nous n’avions rien à redouter d’une guerre italo-éthiopienne; mais, depuis cet accord de /326/ janvier, l’opinion s’est retournée contre nous et on nous considère couramment comme des transfuges au camp ennemi. »

Son espoir, comme celui d’ailleurs du négus, reposait uniquement sur l’efficacité d’une intervention, en faveur de la paix, du Saint Siège et de la France. Cette flamme bien vacillante éteinte, il n’avait plus songé, en père prévoyant, qu’à prendre toutes mesures de précautions pour préserver la mission en cas de conflit. Une circulaire à ses missionnaires et prêtres indigènes, en date du 11 juillet 1935, les avertissait du danger: « Des jours d’épreuves s’annoncent prochains pour nous tous. Or, dans son saint Evangile, Notre-Seigneur nous enseigne, par l’exemple du Bon Pasteur, quel est le devoir qui nous incombe en temps d’adversité. Nous tous qui avons charge d’âmes, nous aurons donc à cœur d’imiter le Bon Pasteur qui donne sa vie pour ses brebis. Toutefois si la voix de vos supérieurs jugeait à propos de vous inviter à vous concentrer en des lieux de sécurité, alors montrez-vous soumis et allez où l’obéissance vous appelle. » Après quelques recommandations pratiques pour la sauvegarde des objets du culte et du mobilier des stations, il poursuivait: « En termes capables de toucher les cœurs, vous vous ferez, mes chers coopérateurs, un devoir de recommander à tous vos chers chrétiens de prier le Bon Dieu de protéger l’Ethiopie, son souverain et tous ceux qui sont appelés à la défense de la patrie... Si les circonstances le permettaient, n’hésitez pas à vous faire infirmiers des pauvres blessés. Dans l’attente de cette dure tourmente, préparons nos âmes, afin que nous soyons, pour tous ceux qui nous entourent, des anges consolateurs et des ouvriers de miséricorde. »

Et maintenant, la guerre est déclarée. Mgr Jarosseau croit à la victoire éthiopienne. Il écrit au Père Provincial /327/ de Toulouse, le 19 octobre: « Le moral des armées éthiopiennes est de qualité indomptable et fait prévoir que le grand conflit final réserve au fascisme un désastre sans précédent. » Evidemment, le souvenir d’Adoua le hante; il connaît aussi, mieux que personne, l’exceptionnelle bravoure des Ethiopiens, leur patriotisme, et cette alliée naturelle que leur est la région des hauts plateaux avec ses gorges, ses montagnes, ses forêts. Mais il sous-estime, et pour cause, l’armement moderne et, particulièrement, l’arme décisive que sera une aviation, semeuse d’ypérite.

Comme jamais il n’abandonne un dessein qui lui est cher, si précaires qu’en soient devenues les chances, il travaille en pleine guerre à renouer les liens entre le Vatican et l’Ethiopie. Il en voit la nécessité, plus que jamais urgente, tant pour la protection de la mission, exposée à tous les contre-coups du conflit et aux intrigues reviviscentes de ses ennemis, que pour le salut de l’Ethiopie; l’intervention du Vatican, qui n’a pu empêcher le heurt, ne pourrait-elle du moins l’arrêter en faisant triompher la formule d’une conciliation, d’un compromis? Si faible que soit en lui l’espoir, il s’y accroche. Le 2 novembre 1935, il écrit au P. Provincial: « Vous devez sans doute être au courant des démarches dont Son Exc. Mgr Ottaviani, substitut à la secrétairerie d’Etat du Saint-Père, m’a chargé, au nom de Sa Sainteté, en vue d’obtenir de Sa Majesté l’empereur Hailé Sélassié, l’envoi, à Addis-Abeha, d’un représentant ayant pour mission de nouer et d’entretenir des relations de réciproque sympathie entre le négus et le Vatican. Dans sa lettre, datée du 12 octobre, Mgr Ottaviani me fait part du choix que le Saint-Père a déjà fait du Rév. Père Théohald Gulleghen, capucin de la Province de Belgique, pour être son représentant à Addis-Aheba, à titre confidentiel seulement et sans caractère /328/ officiel. Son Excellence m’annonce aussi que le Rév. Père Théobald serait accompagné d’un autre missionnaire de la Province de Toulouse. »

Le même jour, Mgr Jarosseau écrit une lettre à l’empereur, le pressant d’accepter, soulignant les avantages qui en résulteront pour lui. Le 9 novembre, cri de triomphe! « La cause est gagnée, écrit-il au Père Provincial. Par lettre reçue hier soir, Sa Majesté m’annonce la joie que la démarche de Sa Sainteté lui a procurée et qu’elle donne son plein assentiment à l’envoi du T. R. P. Théobald Gulleghen à Addis-Abeba. » Cependant, l’affaire traîne. Tant de difficultés, tant d’intrigues s’entre-croisent! L’incertitude va durer jusqu’au début de février 1936. Le 5 de ce mois, un radiogramme de Rome annonce que, le 11, le P. Théobald et son compagnon quitteront Marseille pour Djibouti. Et Mgr Jarosseau de noter, dans son journal, qu’il considère le P. Théobald « comme un météore du ciel qui contribuera à dissiper nos ténèbres et à arrêter les complots des ennemis de notre apostolat ». Un météore du ciel? Hélas! Sa trajectoire ne se dessinera même pas. Quelques jours après, un second radiogramme annonce que, des difficultés étant survenues, le départ des Pères est suspendu. Au dernier moment, le ministre d’Ethiopie à Paris a fait savoir à Mgr Maglione, pro-nonce apostolique à Paris, que le négus ne pourrait recevoir la mission pontificale, tant que la guerre durerait. La déception, pour Mgr Jarosseau, est cruelle.

Que penser de cette dérobade soudaine? Sur le feu de la nouvelle à peine reçue, Mgr Jarosseau en accuse, dans son journal, à la date du 8 février, « les facteurs de Mammon qui trouve son profit dans la vente des armes, le sang versé et du sectarisme protestant qui s’est levé comme un seul homme contre la Sainte Eglise, qu’il considère comme l’ennemi du monde entier ». Mgr /329/ Jarosseau, qui n’a aucun goût pour l’Angleterre, voit, derrière l’offensive protestante, et la soutenant, la « perfide Albion » et l’Intelligence Service. Cependant, dans une lettre au Père Provincial du 12 mars 1936, il donne au fait une autre source: « Le Souverain ayant quitté sa capitale pour se rendre au front, la présence du R. P. Théobald à Addis-Abeba n’avait plus sa raison d’être, car sa mission d’informateur exigeait un contact direct avec Sa Majesté. » Les deux versions ne se contredisent pas nécessairement. Hailé Sélassié a pu être poussé à se servir du second argument, à titre officiel, sous la pression de menées protestantes qui se faisaient incontestablement de plus en plus agressives. Quoi qu’il en soit, Mgr Jarosseau estime que les chances d’un rétablissement prochain de la paix entre l’Italie et l’Ethiopie se trouvent gravement compromises par le rejet de la proposition vaticane.

Au vrai, la situation, pour Hailé Sélassié, est fort complexe. Il souhaite, du coeur le plus sincère et de l’intelligence la plus avertie, une intervention arbitrale du Vatican. Mais il est bloqué sur une formule impérieuse: bouter hors d’Abyssinie l’envahisseur et, dès lors, se débarrasser de tous éléments, suspects de pactiser à l’intérieur, avec l’ennemi. A tort ou à raison, il a estimé que les missionnaires de la Consolata de Turin jouent ce rôle, et les a invités à évacuer le territoire abyssin. L’Angleterre ne jouant pas le jeu italien, il la ménage et, du même coup, les éléments protestants qu’elle soutient. Cependant son cœur reste avec la mission des Gallas. Le 19 novembre 1935, il s’est rendu à Djidjiga; il y a visité les nombreux blessés éthiopiens hospitalisés en cette station. Il a remercié les missionnaires et leur a dit: « Je connais bien les sentiments d’abba Andréas pour nous. D’ailleurs, je pense le voir à Harar, pour le remercier lui aussi. » Le lendemain, à la tombée du /330/ jour, il était incognito à Harar où le recevaient, à l’hôpital Mekonnen, les Sœurs franciscaines qui soignaient, elles aussi, les blessés de son armée. Il se montre plein de douceur, de reconnaissance, d’affabilité. Dès le même soir, soucieux de ne pas trop souligner sa présence, il repart, sans avoir pu saluer Mgr Jarosseau.

Le 17 février 1936, le docteur Joucla, médecin de l’hôpital fondé à Harar par M. Lagarde et le ras Mekonnen, frappe à la porte de la mission. Il vient annoncer à Mgr Jarosseau la mort de M. Lagarde. L’évêque en est très affecté: « Cette annonce, écrit-il dans son journal, me trouve sensible car, depuis de longues années, j’étais en relations suivies et intimes avec cet ami de nos missions et de sa Majesté l’empereur. Nul doute que la guerre actuelle ait porté un coup mortel au cœur de cet ami sincère de l’Ethiopie. »

Jérôme et Jean Tharaud, dans un article de l’Echo de Paris, exprimèrent, quelques jours après, la même pensée. « A Paris, écrivirent-ils, pendant de longues années de sa retraite, il (M. Lagarde) assista de loin, impuissant, à la lente diminution de notre influence là-bas. Ce qui se passe aujourd’hui ne fait qu’achever une destruction, commencée depuis longtemps. Nul doute qu’il ne soit mort désespéré. » Fondateur de la Côte française des Somalis, créateur de Djibouti, instaurateur de l’amitié franco-éthiopienne, le grand Français qui vient de disparaître, dans sa soixante-seizième année, fut tout cela. Il ne vivait même que de cela. Quand il eut quitté définitivement l’Ethiopie, il écrivait: « Mon cœur est resté là-bas et ce qui se passe ailleurs ne m’intéresse que relativement. » La guerre présente consomme la fin de sa politique; elle est aussi, pour grande part, le résultat de l’émiettement progressif de cette politique entre les mains de diplomates qui n’avaient pas son envergure. Quand, le 18 février, dans la chapelle de la /331/ mission, Mgr Jarosseau célébra la messe pour le repos de l’âme de son ami, eut-il le sentiment, comme je le pense, que cette mort, en un tel moment, avait valeur de sinistre présage?

Toujours est-il qu’à la fin de 1935, il croyait encore à la victoire de l’Ethiopie. Les blessés affluaient à la mission, à l’hôpital, ainsi que, par groupes entiers, ces errants de l’infortune que multiplient les guerres. A tous, l’évêque, ses missionnaires, les Sœurs franciscaines et les oblates indigènes se prodiguaient, soignant les corps, réconfortant les âmes. Ce spectacle quotidien de détresse laisse cependant intact l’espoir de Mgr Jarosseau. De fait, c’est encore, pour les Italiens, la période difficile, incertaine que l’on sait. Il n’est point de mon propos de conter les péripéties de la guerre, d’ailleurs notoires. Je ne m’attache qu’à leur répercussion sur la mission. Or, qu’en pense Mgr Jarosseau?

« Ici, à Harar, écrit-il à ses nièces Denis, le 28 décembre 1935, nous avons été pendant trois mois l’objectif d’un plan d’invasion qui a fini par échouer sous la poussée d’une offensive héroïque des armées éthiopiennes. Les bataillons fascistes ont donc dû reculer sur une distance de plus de deux cents kilomètres, après avoir essuyé de grandes pertes en hommes et en munitions... La guerre d’infanterie pourra procurer des avantages aux Italiens, tant qu’ils resteront abrités sous le rempart de leurs canons ou de leurs chars d’acier, mais aussitôt qu’ils ne pourront plus utiliser pareille défense en pays de montagne, ils ne seront pas de taille à soutenir le corps à corps de l’indomptable soldat abyssin et la guerre finira par un désastre. » Mais l’aviation? « Les chefs d’armées, en dit Mgr Jarosseau, avaient beaucoup compté sur les attaques aériennes de l’aviation, mais, dans un pays où il n’y a que très peu de villes, où les habitations sont des huttes dispersées et /332/ cachées dans la brousse et où les soldats disséminés occupent d’immenses terrains, la guerre d’aviation n’a pas eu les résultats attendus; on peut dire qu’elle a fait faillite. »

La faillite de l’aviation!... Trois mois après avoir écrit ces mots, Mgr Jarosseau en éprouve douloureusement la vanité. Le 29 mars 1936, Harar va trembler sous les bombes. C’est le dimanche de la Passion. O Crux, Ave spes unica! Mgr Jarosseau vient à peine de tracer sur son journal la pathétique invocation liturgique qu’on lui signale l’arrivée des avions italiens. Il est neuf heures un quart. Douze, puis trente avions ronronnent au-dessus de l’énorme taupinière, dont Harar fait figure. Et les bombes de choir. A la mission, les enfants se sont réfugiés au réfectoire, au divan. Mgr Jarosseau est au milieu d’eux. Les prières fusent vers le ciel, suppliantes. Le bombardement dure une demi-heure. Il se solde par neuf morts et quinze blessés. Aucun des membres de la mission n’a été atteint. Dix coups ont pourtant frappé la résidence, quatre la maison des Sœurs. L’église surtout a souffert. Deux bombes de fort calibre en ont percé la voûte, en face du sanctuaire. Les autorités abyssines, la population donnent, à cette occasion, à Mgr Jarosseau d’émouvants témoignages d’attachement. Dans la nuit même qui suit le bombardement, il reçoit un télégramme de l’impératrice et du grand chancelier d’empire: « Que cette dépêche arrive à abba Andréas. Harar: Que le Seigneur soit béni de vous avoir sauvé du bombardement d’aujourd’hui. »

Il devient évident que Harar, centre stratégique important, demeure, en permanence, menacé. Sur les instances du gouverneur, le fitéorari Tessamma, Mgr Jarosseau décide de quitter la ville pour un abri sûr. Il jette son dévolu, dans la campagne environnante, sur la grotte de Nazaro, qui s’enfonce, sous de gigantesques /333/ blocs de granit, dans une colline. Il fait évacuer la résidence par ses occupants, n’y laissant, ainsi que chez les Sœurs, que cinq jeunes gens de la mission, comme gardiens. Les deux communautés des Sœurs franciscaines partent pour Dirré-Daoua avec leurs orphelins et orphelines. Le P. Charles reste au milieu de ses lépreux.

Toutes choses ainsi disposées, Mgr Jarosseau s’installe, le 31 mars, en la grotte de Nazaro, et il y restera jusqu’au 5 mai. Il dit sa messe, tous les matins, en plein air. La nature, indifférente au heurt brutal des hommes, continue sa fête pacifique. Elle enveloppe le vieil évêque d’une paix souriante, dont s’émeut son âme franciscaine. Ecoutons-le: « Je célèbre la sainte messe sous le firmament à l’intention de tous les défunts de la guerre. Plusieurs de nos enfants font la sainte communion. C’est le cœur bien émotionné, qu’à la fin de la messe, j’appelle la bénédiction de notre divin Sauveur sur la petite assemblée qui se prosterne devant notre humble autel et sur tout le pays. Touchante particularité: sur les branches des arbustes qui entouraient notre autel, voltigeaient de gentils petits oiseaux qui semblaient vouloir mêler leur voix à la prière de nos chrétiens. » Mais la cantate qui monte de son cœur est toujours à deux voix, l’une de douceur et d’attendrissement, l’autre de lamentation et d’indignation sacrée. Voici que s’élève la seconde.

« Le bombardement, écrit-il au P. Provincial le 4 avril, que les Italiens ont exécuté dimanche dernier contre la ville est un acte barbare qui mérite la malédiction du Ciel... Pour ceux qui connaissent l’histoire des pactes concernant l’Ethiopie, ils considèrent, comme une faiblesse impardonnable, le silence de l’Angleterre et de la France dans le bombardement de Harar et de la région tout entière. Car, en vertu du pacte tripartite de 1906, intervenu entre l’Angleterre, la France et /334/ l’Italie, il était interdit à l’une de ces trois puissances de toucher à la zone d’influence de sa voisine. Or Djidjiga était la zone anglaise et l’Angleterre en a supporté le bombardement; Harar était la zone de l’influence française et la France l’a laissé bombarder au mépris des plus formels engagements... Ici, du fond de notre Afrique, la vision que nous nous faisons du monde actuel, la voici: Deux sinistres ambitieux s’étant rendu compte que les peuples et leurs chefs sont atteints de la paralysie de la peur, ils en ont profité pour imposer leur domination, sachant bien qu’ils ne rencontreront aucune opposition, sinon celle de la paperasse et des discours, dont ils ne font pas plus cas que des hommes qui les écrivent ou les débitent. Je le répète: dix avions anglais à Djidjiga, et dix avions français à Harar auraient plus fait pour mater Mussolini que toutes les séances de la Société des Nations dont la décrépitude est devenue un fait humiliant. C’est accroupi sous le solide plafond de ma roche que je vous écris ces lignes, Très Révérend Père, n’ayant d’autre bureau que l’appui de mes deux vieux genoux. »

Ainsi parle-t-il, dernier apôtre, dernier témoin, dernier prophète de la mission des Gallas. C’est parce qu’il a conscience du mandat suprême qui lui échoit que, dans une solitude accrue, il renforce encore la voix. Car la solitude se fait autour de lui: visiblement la mission se désagrège. Des Sœurs sont parties au début de mars, rappelées à la maison-mère de Calais. Les Frères de Saint-Gabriel ont dû quitter leur école d’Addis-Abeba et attendent les événements à Dirré-Daoua, où est replié également le gros de la mission de Harar. Sur l’injonction des autorités éthiopiennes, il a fallu faire revenir du pays walamo, où il faisait merveille, le P. Pascal, sous prétexte de propos hostiles à l’Ethiopie. Ayant ici subi, là organisé sagement l’exode, Mgr Jarosseau est, /335/ quant à lui, fermement décidé à rester jusqu’au bout sur cette terre de Harar, « à son poste du berceau de la mission où il y a cinquante-cinq ans, abba Jacob (Mgr Taurin) avait planté la croix sur un sol musulman ». D’ailleurs, ajoute-t-il, « mon âge avancé est aussi une raison pour ne point hésiter à préférer l’accomplissement du devoir à la conservation de la vie ». De toutes parts, on le vient voir en son excavation profonde, à micolline, sous les rocs cyclopéens. Autorités civiles européennes, françaises, éthiopiennes, et tout un peuple de petites gens défilent sur ce haut-lieu, préservé de la foudre, où il est, évêque, la vigie de l’Eglise romaine, Français, la vigie de la patrie.

Son attitude est d’amitié indéfectible et de loyalisme absolu à l’égard de Hailé Selassié. Et celui-ci le sait bien qui lui a dépêché, dès le 1er avril, un émissaire, pour lui apporter, écrit-il dans son journal, « les plus amicales paroles et témoignages de son bon cœur ». Dès le 29 avril pourtant, près d’un mois après son installation à la grotte de Nazaro, il ne se fait plus d’illusions. « Les nouvelles de la presse, écrit-il, confirment la victoire italienne contre les troupes de Sa Majesté à Man Sebao, près du lac Achangi, le 31 mars. Cette nouvelle attriste nos cœurs, mais devant la dure réalité, il faut savoir se résigner. » L’avion, auquel il ne croyait pas, l’avion chargé d’ypérite, qui empoisonnait les sources et les lacs, qui faisait, des plateaux et des plaines, des champs d’ossements, semblables à ceux de la vision d’Ezéchiel, l’avion italien a eu raison du courage abyssin. Mgr Jarosseau n’en travaille pas moins à provoquer des négociations; sa ténacité tient du miracle. Le 1er mai, il écrit à Hailé Selassié et il le fait, tant avec la magnificence qu’il tient de son imagination qu’avec la grandiloquence apprise dans la fréquentation des textes officiels abyssins. Voici cette lettre, la dernière, je crois, qu’il ait /336/ écrite au Taffari d’autrefois, avant que celui-ci ait quitté l’Ethiopie:

« Majesté, je m’incline avec le plus grand respect devant Votre Auguste personne en lui offrant mes plus affectueuses salutations. Loin de vous diminuer, les coups de l’épreuve vous ont grandi aux yeux de votre peuple et de l’univers entier. Plus encore que sur les marches du trône, votre gloire resplendit sur le sommet de votre Golgotha. Quelque durs que soient les événements, Majesté, ayez bon courage. Et, puisque le Christ a bien voulu vous associer à ses douleurs, Il saura bien un jour vous associer à son triomphe.

« J’ai entendu autour de moi qu’on parle de négociations entre les Ethiopiens et les Italiens. S’il en est ainsi, voici, Majesté, mes conseils. A mon avis, pour sauver votre trône et pour assurer l’avenir de l’Ethiopie, c’est vous, Majesté, qui devez être personnellement le négociateur, car c’est vous qui personnifiez la vie nationale de l’Ethiopie; mais, pour que cette négociation ait toute son amplitude, il faut qu’elle soit revêtue de la triple autorité du pouvoir impérial, du suffrage de la nation et de la sanction ecclésiastique. Il est donc nécessaire, Majesté, que, pour une aussi grave délibération, Votre Majesté soit entourée de ses ras, des grands chefs de l’empire et des dignitaires du clergé, avec l’abouna, Sa Révérence Mgr Kyrillos, et le Révérendissime etchéguié. En agissant ainsi, l’envahisseur, se trouvant devant une Ethiopie vivante et unie, sera, quel que soit son orgueil, saisi de respect, comme autrefois Alexandre devant le grand prêtre Onias de Jérusalem et se montrera mieux disposé à traiter avec Votre Majesté.

« ... En pareille épreuve, Majesté, pour maintenir son courage, il faut se souvenir de l’Histoire qui nous apprend que les peuples vaincus ne meurent pas et peuvent, /337/ après beaucoup d’années d’oppression, reconquérir une liberté glorieuse. Ainsi, de nos jours, nous avons l’exemple de la Pologne qui est revenue à la vie, tandis que ceux qui l’avaient opprimée sont allés au tombeau. Ce sera un jour le sort de l’Ethiopie, lorsque le Seigneur, ayant pitié d’elle, lui rendra une vie nouvelle, avec une gloire qui dépassera celle des anciens temps. »

Raisonnable dans l’abstrait, cette suggestion se révèle utopique en face de la volonté sèche de Mussolini: il veut sa colonie et il l’aura. Les événements se succèdent à un rythme accéléré. Le 3 mai, Mgr Jarosseau apprend du même coup le départ pour l’Angleterre de la famille impériale et la prochaine arrivée à Harar des troupes italiennes. Ainsi donc, Hailé Sélassié est parti! Pour le vieil évêque, quelle amertume! Ce départ, sur le premier moment, il ne le comprend, ni ne l’admet. Il y voit l’effet d’une intervention de l’Angleterre, des intrigues des sectes protestantes. Cette interprétation qui se généralise, Hailé Sélassié la récusera plus tard énergiquement; il n’a obéi, affirmera-t-il, qu’à un mobile: la partie militaire étant irrémédiablement perdue, il fallait tenter de gagner la partie diplomatique, auprès de la Société des Nations. Seul, l’empereur, incarnant la nation, avait chance de sauver ce qui pouvait l’être en prenant un contact réel, dans la plénitude de sa liberté personnelle, avec la Société des Nations. Mais, pour l’heure, Mgr Jarosseau ne pense qu’à ce pauvre peuple abandonné, orphelin, livré à une désillusion sans nom, à l’angoisse, au désarroi. Il quitte incontinent la grotte de Nazaro et se rend à Harar où la population l’appelle, comme on appelle le père, le consolateur.

Il a reçu un télégramme du consul de France, invitant les Français de Harar et, particulièrement, la mission catholique à rallier Dirré-Daoua. Pour ce qui est de lui, il refuse avec indignation. Le P. Charles, le docteur /338/ Féron lui déclarent, eux aussi, qu’ils sont résolus à rester au poste de charité qui leur a été confié. Mgr Jarosseau les en remercie avec effusion. Le Saint-Père lui avait écrit, après le bombardement de Harar, pour l’inviter à poursuivre, plus que jamais, son apostolat auprès de tous. Cette consigne, il l’observera jusqu’au bout. Son jugement impétueux lui fait voir — n’exagère-t-il pas? — dans la démarche du consul de France, qui ne pense peut-être qu’à sa sécurité, des agissements ténébreux: « Je ne puis taire ici, écrit-il, combien mon cœur a été endolori, en voyant ces manœuvres, toutes destinées à me faire accomplir un acte de défaillance, impardonnable pour un évêque. Deus misereatur nostri et eis parcat! »

Là-dessus, il n’a plus souci que de se prodiguer. Il reçoit le fitéorari Tessamma, qui agit, en ces circonstances, en chef intelligent et courageux, et s’entretient avec lui, comme avec un frère. Il voit les uns, les autres, les console, les réconforte. Ils en ont besoin, car, aggravant l’amertume de la défaite, les désordres, les pillages commencent, dans un crépitement de fusillade. Le consul anglais invite l’évêque à se réfugier chez lui; mais Mgr Jarosseau refuse, car, dit-il, son départ serait le signal du pillage de la mission et augmenterait la misère de beaucoup de malheureux. Les locaux de la mission sont défendus par six ou sept bons fusiliers, indigènes catholiques. Mais, les troubles s’accroissant d’heure en heure, que pourront-ils? Le seul espoir est dans l’arrivée des Italiens qui sont entrés le 6 mai à Addis-Abeba. La journée du 7 passe ainsi dans l’angoisse. Le 8 au matin, un avion apparaît et survole longuement la ville. Le résultat immédiat est que les pillards se terrent. Mgr Jarosseau hisse, sur la terrasse de la mission, trois drapeaux blancs et un drapeau italien. Vers onze heures, l’avant-garde des troupes victorieuses apparaît.

/339/ Bientôt, un lieutenant italien frappe à la porte de la mission. « Je lui souhaite la bienvenue, écrit dans son journal Mgr Jarosseau, car, dans l’anarchie où nous avait jetés la fuite de l’empereur et des chefs, nous courrions les plus grands dangers et tout le pays était dans la souffrance. Je dis donc au lieutenant que je considère l’arrivée des troupes italiennes comme une délivrance et je les salue comme des libérateurs. » Les occupants, d’ailleurs, manifestent aussitôt, pour la mission, la plus grande sollicitude. Le maréchal Graziani a même fait demander à Mgr Jarosseau s’il n’a besoin de rien. Il devient vite évident qu’à la lutte qu’ils ont menée de façon si brutale, les Italiens entendent faire succéder une politique intelligente et humaine de pacification. Leurs attentions pour Mgr Jarosseau, dont, d’ailleurs, ils escomptent l’influence sur la population indigène, sont, dès les premiers jours, très appuyées. De son côté, le vicaire apostolique envoie, en date du 14 mai, à ses missionnaires et prêtres indigènes, une circulaire où, saluant une nouvelle aurore de paix, il les invite à envisager l’avenir avec confiance. L’Italie, qui domine maintenant l’Ethiopie, est une nation catholique, et, par delà la nouvelle Italie unie au Vatican, il y a Rome, capitale du monde chrétien. « En ce qui concerne l’avenir de notre apostolat, ajoute-t-il, attendons avec confiance ce que la sainte Eglise, dans les circonstances nouvelles qui s’ouvrent ici à l’évangélisation, décidera pour le plus grand bien des âmes. D’ici là, continuez votre ministère avec un nouveau zèle. »

Dans ces conditions, aucun à-coup, semblait-il, n’était à prévoir, du moins de quelque gravité. Mais, dès le 15 mai, quel réveil! Ayant été saluer le haut-commissaire du gouvernement italien, M. Piacentini, Mgr Jarosseau apprend de lui, en communication secrète, que Mussolini l’a frappé d’un décret d’expulsion, pour lui /340/ avoir suscité des difficultés à la Société des Nations. Son successeur, comme délégué du Saint-Père, à l’effet de conseiller le commissaire et de l’aider à administrer la mission, doit être un religieux italien: le P. Salza. Celui-ci, de fait, se présente chez le vicaire apostolique, le 18, avec M. Piacentini, pour prendre sa succession en consignation. Mgr Jarosseau objecte les lois canoniques, réclame la délégation écrite de Rome. Le P. Salza répond qu’il n’en a pas, mais que son rôle se borne à prendre consignation du corps matériel de la mission, n’ayant pas titre pour toucher au côté religieux et apostolique. Mgr Jarosseau en prend acte aussitôt pour obtenir que le P. Pascal, alors présent à Harar, s’occupe de la part spirituelle de la mission avec le titre de provicaire apostolique. Ainsi en est-il décidé. Mgr Jarosseau prend soin, en outre, de réserver par écrit les droits de l’Eglise, véritable propriétaire des biens de la mission. Il reste qu’en vertu de la consignation matérielle, le P. Salza doit s’établir en la résidence épiscopale et le P. Charles quitter sa chère léproserie, ce que ce dernier fait le 22. « Cette minute, écrit Mgr Jarosseau, a été sûrement bien dure pour le P. Charles, mais le cher Père aura été à la hauteur de l’épreuve et aura fait son Fiat, en l’unissant à celui de Notre-Seigneur, au jardin de Gethsémani. » Le successeur d’abba Messias et d’abba Jacob se tient lui aussi en esprit au Jardin des Olives et y prononce son propre Fiat, le cœur broyé.

A ses chrétiens en pleurs, à la population indigène consternée, il a fait ses adieux. Le 23 mai, il part avec le P. Charles et tous deux arrivent à la fin de la matinée à Dirré-Daoua. Mais là, à peine arrivés, coup de théâtre. Mgr Jarosseau apprend que Mussolini a révoqué son ordre d’expulsion. Il doit cette mesure, si inattendue, à l’intervention énergique de M. Paul-Boncour, ministre des Affaires étrangères, et aussi à la protestation /341/ de toute la presse française, même de gauche. La nouvelle lui est officiellement confirmée, le lendemain, par le général Moletti. Mgr Jarosseau, qui ne tient plus de bonheur, embrasse le général. Frères et Sœurs exultent. Le 25, escorté du P. Charles, des Sœurs, des Oblates et de leurs orphelines, il est de retour à Harar. Les enfants, tous les chrétiens, l’accueillent avec transports. Joie, joie, pleurs de joie. « Quel coup du Ciel! écrit Mgr Jarosseau dans son journal. Encore un peu et tout était perdu. »

Tout était perdu... Qu’est-ce donc qui est sauvé et qu’espère-t-il? Les jours de la mission française des capucins sont visiblement comptés. Tout ce qu’il va consigner désormais, sur son journal, ce sont feuilles arrachées à une glorieuse histoire, désormais périmée. L’emprise italienne, qui couvre déjà toute la surface politique, économique et militaire de l’Ethiopie, va s’étendre rapidement sur le domaine ecclésiastique. Mais Mgr Jarosseau s’acharnera, mois par mois, à sauver les lambeaux de ce qui fut. Et s’il n’en reste qu’un, je Serai celui-là. Sa correspondance avec le P. Provincial, de ce moment à la fin de 1937, c’est en quelque sorte l’énumération des tranchées où il se replie successivement, en une lutte suprême.

Le 22 août 1936, il exprime son espoir que la mission des Gallas sera confiée à des Pères de son Ordre. La Province de Toulouse devra sans doute céder la place à une Province italienne, mais il compte que des missionnaires capucins français pourront collaborer avec leurs confrères italiens. Vain espoir. Les instructions de la Sacrée Congrégation de la Propagande ne tardent pas à arriver et elles sont formelles: tout le personnel de la mission des Gallas doit céder la place à un personnel proprement italien. En conséquence, le 11 septembre 1936, Mgr Jarosseau avise le P. Provincial qu’il a retiré /342/ le P. Pascal d’Addis-Abeba, le P. Diego de Dirré-Daoua. C’est la première fournée. D’autres suivront.

Mais Mgr Jarosseau a conjuré la Propagande de laisser sur place, jusqu’à leur mort, parmi les pauvres lépreux, les PP. Charles et Marie-Bernard. Le 30 octobre, il supplie que la préfecture de Djibouti, du moins, en dernier héritage du passé, soit maintenue à la Province de Toulouse. Le 7 décembre, il se félicite de la visite de Mgr Castellani, archevêque de Rhodes et visiteur apostolique, qui s’est montré plein de tact et de charité. Il n’a pas manqué de saisir cette occasion de plaider la cause d’une préfecture de Djibouti, demeurant aux mains de la Province de Toulouse, et Mgr Castellani s’y montre favorable. Cependant, Mgr Jarosseau se refuse d’avance à être le titulaire de ladite préfecture: « Pour ma part, écrit-il, après avoir bien réfléchi devant le Bon Dieu, j’ai pensé que, devant la disparition de notre vénérable passé des Catacombes et certaines oppositions qui s’attachent à mon nom, je devais m’effacer. C’est même ce que j’ai écrit, il y a peu de jours, à Sa Sainteté et au Révérendissime Père général. Toutefois, je resterai, jusqu’au bout, le serviteur de la sainte obéissance. »

La relève s’accentue. Vingt-deux missionnaires italiens arrivent. Les missionnaires français doivent rester quelque temps pour les initier à leur ministère, leur enseigner la langue, les mettre en relations avec la population. Le nouveau vicariat restera confié à l’ordre des capucins, mais italiens. Le 10 mars 1937, dans une lettre au P. Provincial, Mgr Jarosseau retrouve toute sa fougue pour stigmatiser ceux qui font campagne contre le maintien de la préfecture de Djibouti: « Si ces contradicteurs avaient eu une goutte de sang français dans les veines et s’ils avaient mêlé une goutte de leur sueur dans le mortier initial des fondations d’Obock et de Djibouti, /343/ ils auraient respecté sur ces rivages le labeur de nos anciens missionnaires, leurs tombes et le sang de plusieurs. » Puis, il vient à parler de lui, et le ton s’abaisse, la voix tonnante se fait murmure: « Quant à votre humble serviteur, Très Révérend Père, il s’attend à recevoir, sans beaucoup tarder, le successeur qu’il a demandé à la Sainte Eglise et, peu après son arrivée, lui aussi viendra vous demander une place au foyer paternel, c’est-à-dire une humble cellule. »

Ainsi, bientôt, un vicaire apostolique italien remplacera définitivement Mgr Jarosseau. Du moins, deux faits sont-ils de nature à jeter une lumière dans ces jours gris. Un missionnaire français demeurera en Abyssinie, un seul, et ce sera le P. Pascal, dont Mgr Castellani, avec Mgr Jarosseau, admire les éminentes qualités et les succès apostoliques. D’autre part, Mgr Jarosseau dit, dans une lettre du 28 avril 1937, avoir reçu l’assurance que la préfecture de Djibouti sera conservée à la Province de Toulouse.

Enfin, dans cette même lettre, Mgr Jarosseau annonce au Père Provincial que Pie XI a agréé sa démission et que, en attendant l’élection de son successeur, il doit continuer de diriger le vicariat, avec le titre d’administrateur apostolique. Le Saint-Père l’a autorisé à rester dans la mission jusqu’à la fin de ses jours, mais, quand il aura passé la main, que fera-t-il? Une lettre du 6 octobre 1937 nous dit exactement ses dispositions intimes qui sont à cet égard très réservées. « Ma reddition de comptes accomplie, écrit-il, je verrai alors, Très Révérend Père, si je puis me faire à l’atmosphère nouvelle qui va succéder aux traditions de notre passé, et rendre, malgré tout, encore quelques services à la vie des âmes. Alors, je ferai mon possible pour patienter et finir ma vie ici, mais si je vois que ma présence sera plutôt une gêne et paraîtra favoriser une survivance de /344/ l’ancien esprit, il vaudra mieux alors que je me retire et que je vienne habiter en France la petite cellule que votre charité paternelle voudra bien me donner. »

Il ne reste plus à cette date, dans la mission des Gallas, que trois Pères et un Frère de la Province de Toulouse: les PP. Pascal, Léopold, Antoine et le Frère Félix. Depuis le 17 avril 1937, le P. Charles est parti; il s’y est déterminé en raison de l’ingérence de l’administration civile « dont les projets, écrit Mgr Jarosseau, ne correspondent pas à l’esprit éminemment évangélique de notre œuvre et qui, au lieu d’être une conception de la compassion chrétienne, sera plutôt une réclusion de la misère, non plus sous le regard de la charité, mais sous l’œil rigide de la bureaucratie ».

Le départ du P. Charles, c’est une des plus belles pages de la mission à jamais tournée. Sur quarante années d’apostolat en Ethiopie, il en a entièrement consacré vingt-huit au service des lépreux. De tout son cœur délicat et infiniment sensible, il les a aimés, soignés, voyant le Christ en chacun d’eux. Pitoyable à toute peine, leur misère indicible ne cessait de l’émouvoir. Le gouvernement français a reconnu ce dévouement sans limites, en lui donnant la croix de la Légion d’honneur, mais sa meilleure récompense n’eût-elle pas été qu’on le laissât finir sa vie, ayant atteint ses soixante-treize ans, dans sa chère léproserie? Cependant, il a dû partir... Ainsi, autour de Mgr Jarosseau, s’effacent, une à une, les images du passé.

A l’endroit de l’Italie, quel est son sentiment? Je ne pense pas que, pour le discerner dans sa plénitude, il faille s’en rapporter entièrement à une correspondance que la censure italienne, assurément, devait surveiller de près. Mais on peut, ce me semble, tenir ceci pour acquis: son grand rêve, uni à celui de Lagarde, d’une /345/ Ethiopie liée d’amitié à la seule France, puis amenée peu à peu dans le giron de l’Eglise catholique par une politique de rapprochement avec le Saint-Siège, ce rêve étant irrémédiablement évanoui, du moins pour très longtemps, il a vu, dans la domination italienne, la possibilité pour l’Ethiopie de briser enfin avec son état schismatique et de retrouver le chemin de Rome. Ce serait bien mal connaître Mgr Jarosseau que de penser qu’il puisse mettre quoi que ce soit au-dessus du royaume de Dieu. Même son émouvant amour pour la France, même son attachement à sa chère Ethiopie passeront toujours après cette considération fondamentale. Toujours, il pensera qu’il y a, pour l’Ethiopie comme pour toute autre nation, un bienfait plus grand que l’indépendance politique et c’est de se retrouver dans l’Eglise du Christ. Or, il l’espère du nouvel état de choses.

Quant aux formules qu’il emploie dans sa correspondance avec les autorités italiennes, et dont l’excessive chaleur déconcerte à première vue, elles s’expliquent par cet état d’esprit pour une part et, pour une autre, sont à mettre au compte de son mode habituel d’expression, souvent surélevé de deux ou trois tons par rapport à son sujet. Elles ne doivent pas nous donner le change. L’Ethiopie lui est plus chère que jamais, et, malgré la déception qu’il a éprouvée du départ de Hailé Selassié, il lui garde intacte sa paternelle affection. Quant à l’empereur qui, après un séjour à Jérusalem, a gagné l’Europe, il écrit ceci, dans un récit du conflit italo-éthiopien qu’un hebdomadaire français publia: « Harar, ville ouverte, dont l’attaque nous avait particulièrement angoissé, étant donné la présence dans ses murs de l’homme admirable qu’est Mgr Jarosseau, auprès duquel nous avons passé une partie de notre enfance... »

/346/ Avec joie, Mgr Jarosseau apprend que, le 22 octobre 1937, le P. Marcellin, de la Province de Toulouse, a été nommé préfet apostolique de Djibouti. Suprême consolation. Maintenant, il va falloir vider d’un trait le calice. Le 1er janvier 1938, Mgr Leone Ossola, désigné comme nouveau vicaire apostolique, prend possession du siège de Harar. Au R. P. Aloys, alors Provincial de Toulouse, le vieil évêque écrit ces lignes, qui se suffisent dans leur douloureuse sobriété: « A la suite de la lecture de la bulle pontificale qui le (Mgr Ossola) nomme vicaire apostolique de Harar (l’ancienne dénomination de mission des Gallas a été supprimée en raison de la réduction territoriale du vicariat), lecture qui a été faite en ma présence et devant une grande assistance, vers les onze heures du matin, dans la petite église de la paroisse italienne, ma carrière apostolique a pris fin, exhalant son dernier soupir au pied du tabernacle. Bien que préparé au coup de cette épreuve, cette minute du dépouillement a été dure à mon cœur où bouillonnaient tous les héroïsmes de notre chère Province de Toulouse au cours de cinquante-sept années d’apostolat! C’est tout ce passé, nouveau calice, que j’ai offert à Notre-Seigneur comme hommage à la mémoire de nos glorieux morts et pour honorer le douloureux rapatriement des vivants. Fiat! Fiat! »

Sans doute, Mgr Ossola a-t-il, ce jour-là, prononcé publiquement des paroles empreintes de compassion et un éloge très senti de l’apostolat des missionnaires de Toulouse. Mais, au fond de lui-même, Mgr Jarosseau a pris virtuellement sa décision. A moins que Dieu ne l’appelle à Lui sans retard, ce n’est point sur la terre d’Ethiopie qu’il finira ses jours. Le 16 février 1938, en exécution d’une note de Mgr Ossola, il doit inviter au départ la Mère Georgina et ses Sœurs franciscaines françaises, qui continueront leur apostolat à Djibouti. De /347/ plus en plus, il est seul, simple relique, sur le sol africain, d’une épopée exemplaire, à jamais révolue.

Non seulement toutes les survivances du passé le fuient, mais le présent prend une forme qui lui est véritablement par trop étrangère. Cet amoureux de la pauvreté n’a jamais connu, aimé, désiré qu’un cadre de pauvreté. « La pauvreté, ma passion », a-t-il écrit un jour. Une vaste église de pierre va remplacer l’humble édifice où, avec ses missionnaires et ses enfants, il s’est consumé dans l’espérance ou les larmes. Tandis que Mgr Ossola, revêtu de tous les atours épiscopaux, passe dans une luxueuse limousine, il reste, de toute son âme, l’évêque, vêtu de bure et couleur de poussière, dont la seule croix pastorale indique la dignité et qui n’a jamais fait ses visites pastorales qu’à pied ou à dos de mulet.

Certes, en son esprit, nulle pensée de blâme, qui d’ailleurs serait malséane. Mais ce traditionnalisme invétéré, qu’il tient de sa Vendée comme de son tempérament, il l’a transposé sur le plan de sa mission des Gallas, qui continue de lui apparaître irréductiblement sous les espèces de Fliéroïsme, de l’épreuve, du dénuement intégral. Et puis, ce grand Français, quoi qu’il fasse, est à jamais projeté dans notre plus belle légende d’outre-mer, pavoisée aux trois couleurs. Si tout passe pour lui après le royaume de Dieu, il reste qu’il a incarné son rêve d’apôtre dans la France éternelle, celle dont la vocation chrétienne ne lui a jamais paru prescrite. Or, il éprouve avec intensité que, du fait de l’occupation italienne, en même temps que le pavillon apostolique de la mission des Gallas, les trois couleurs sont descendues... C’est beaucoup d’amertumes à la fois pour un vieux cœur de quatre-vingts ans.

Et puis, sa situation est en porte-à-faux. Il a beau être seul, il a beau être dépouillé de toute fonction officielle, sa stature reste immense; elle emplit l’horizon éthiopien. /348/ Si humble, il est rayonnant; si effacé qu’il se veuille, spectaculaire et retentissant. Les autorités italiennes sont parfaites à son égard; du maréchal Graziani, vice-roi, au général Nasi, gouverneur de Harar, ils lui témoignent considération et délicates attentions qui sont sincères. Mais enfin, plus que les consuls de France, il est la France, libérée des contraintes officielles et diplomatiques; il représente la face spirituelle d’une politique qui a voulu, nonobstant l’Angleterre, la Russie et l’Italie, établir partie liée de notre pays à l’Abyssinie. La population indigène se relie à lui par des liens secrets et profonds qui s’entrelacent, comme les racines du sycomore dans le terroir éthiopien.

En bref, pour les conquérants, tant civils qu’ecclésiastiques, il est vénérable et gênant. Aussi prennent-ils, parallèlement à tant d’amabilité, les mesures indirectes qui forceront son départ. Pour lui, qui souffrit toujours démesurément de causer à quiconque la moindre peine, le moindre embarras, il ressent cela de façon intolérable. Et puis, s’étant, toute sa vie, consumé en travaux géants, l’inaction lui pèse, et d’autant plus qu’elle se situe sur le terrain même de l’action. De plus en plus lancinant, résonne en lui l’appel de la petite cellule dans le couvent de Toulouse, où, vieillard qui retrouve les origines de sa vie religieuse, il fermera ainsi le cercle de sa vie. Oui, c’est bien cela qui est la sagesse et s’aligne sur l’éternel...

Un événement survient, qui chasserait au besoin les dernières incertitudes. Le 28 avril 1938, il écrit au R. P. Aloys: « Ma résolution de partir (est prise) à la suite d’une lettre, en date du 19 avril courant, par laquelle l’autorité ecclésiastique qui a pris ma succession m’invite à consigner aux mains du T. R. P. Egidio de Triora, supérieur régulier, ma vieille résidence épiscopale de Harar avec tout ce qui s’y rattache, tant au temporel /349/ qu’au spirituel. » Sa résidence, emplie du souvenir d’abba Jacob, et qui est le berceau de son apostolat épiscopal! A lui, qui n’est plus qu’une relique, on veut enlever son reliquaire. Ce n’est pas possible. Allons! Il faut partir: « Après avoir réfléchi devant Dieu, poursuit-il, j’ai pensé, Très Révérend Père, que je ne pouvais subir une situation aussi amoindrie, aux yeux de nos chers chrétiens indigènes et que je ne pouvais pas non plus consentir à ce que mon passé missionnaire et épiscopal, aux yeux mêmes de la Sainte Eglise et de ma chère Province de Saint-Louis de Toulouse, soit soumis à un tel dénouement. » Et il annonce son prochain départ.

Au Souverain Pontife, il écrit: « Très Saint Père, les yeux baignés de larmes et baisant vos pieds bénis, j’implore votre bénédiction, au moment de quitter cette terre d’Afrique où Votre Sainteté m’avait autorisé à finir mes jours. »

Du moins, laisse-t-il derrière lui, avec les PP. Léopold et Félix à Dirré-Daoua, le P. Pascal « que la divine Providence, écrivait-il le 8 janvier, a transformé en thaumaturge; il est à croire que le Révérendissime Père général le conservera à l’immense bercail qu’il a gagné à Notre-Seigneur. Actuellement, le chiffre des baptisés et des catéchumènes de cette région Wolamo et Kambata, où il évangélise avec quatre missionnaires italiens, dépasse quarante-deux mille. » Ce chiffre vertigineux tient assurément pour une bonne part à l’impuissance du clergé copte sous la domination italienne, mais n’en est pas moins fort beau. « La Province de Toulouse ne pouvait se retirer avec de plus beaux lauriers. » Le 3 juillet 1936, Mgr Jarosseau avait appris l’assassinat du P. Adalbert et de six enfants de la mission, par des brigands, à la station de Wassera. Ainsi la dernière signature ne manquait pas à la dernière page de l’épopée, /350/ celle qui, désormais, s’y trouvait inscrite avec le sang des martyrs.

Le 8 juin 1938, Mgr Jarosseau écrit dans son journal, en mots entrecoupés: « Je célèbre, avec grande émotion, ma dernière messe sur cette terre de Harar où j’avais pensé finir mes jours. Communion générale de nos chrétiens. Mes derniers adieux à tous au sortir de la messe. Un regard sur l’église, sur la vieille résidence, sur tout cet enclos où plane le souvenir de Mgr Taurin. Abba Jacob!!!... Et je sors, en laissant à tous ma bénédiction. » Il se rend à l’hôpital pour y saluer son ami et dévoué collaborateur, le charmant docteur Joucla, et voici qu’arrive l’auto mise à sa disposition par le général Nasi. Dans la cour de l’hôpital, la foule se presse, émue et recueillie; dès qu’il apparaît, musulmans et Abyssins se précipitent vers lui, en lui embrassant les mains et les pieds, et criant: « Abba! Abba! » Les larmes brillent dans ses yeux, mais il se domine. Il embrasse affectueusement les uns, les autres. Puis, il s’en va.

... Comment ne pas se reporter, en un tel moment, à la grotte de Nazaro? C’est bien là que ses lèvres ont touché à la lie du calice. C’est là que les derniers voiles se sont déchirés. Là, il a bien vu que, à quelques semaines près, la mission des Gallas de la Province capucine de Toulouse avait vécu. Nulle illusion ne lui était possible, ni sur le comportement des autorités italiennes à cet égard, ni sur la décision de la Propagande. Pareil sentiment de déréliction l’a-t-il jamais envahi, si ce n’est peut-être lors de son expulsion du Kaffa? Mais alors, des atouts lui restaient entre les mains pour conjurer la ruine imminente. Maintenant, ces vieilles mains, maigres et noueuses, sont vides. Abba Andréas est seul, /351/ tout pareil aux ombres d’abba Messias et d’abba Jacob, tel enfin qu’il figure en une photographie pathétique, dans son humble bure, accroupi à même le sol, au seuil de sa grotte, avec, au fond des orbites caverneuses, un inoubliable regard désespéré.