Gaëtan Bernoville
Monseigneur Jarosseau
et la Mission des Gallas

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XVII

Les dernières années et la mort

A Djibouti, la France d’outre-mer salua, comme il convenait, Mgr Jarosseau. Si la réception officielle organisée par le gouverneur, entouré de toutes les autorités civiles et religieuses, fut brillante, sans doute avait-elle été dépassée, en émouvante signification, par la manifestation spontanée, à l’arrivée de l’évêque, de tous les officiers, sous-officiers et soldats du camp d’Aliet-Saliet. Le P. René Piard, originaire de Luçon, les présenta à Monseigneur et chacun défila devant lui. Autant de coeurs fervents d’où montaient les adieux. Dernière image d’Epinal, sur laquelle se clôt l’épopée.

Le 14 juin 1938, Mgr Jarosseau s’embarque pour la France, avec un jeune Ethiopien, Abbebe Mariam. Si quelque chose le peut consoler, c’est la pensée de ce qu’il a réalisé. Le vieux laboureur du terroir de Dieu peut être satisfait de la mission. Les mille sept cents catholiques que son ancien vicariat comptait en 1899 sont devenus treize mille huit cent soixante-dix en 1937, auxquels s’ajoutent les quarante-deux mille catéchumènes et baptisés, soudainement surgis, sous l’égide du P. Pascal, dans les régions Wallamo et Kamhota. Le Kaffa est aux mains des Pères de la Consolata, mais ceux-ci ont hérité de quelque neuf mille fidèles, fruit /353/ du triple apostolat de abba Messias, abba Jacob, abba Andréas. A peu près inexistantes en 1882, les écoles, sous la direction des Frères de Saint-Gabriel et des Sœurs franciscains, ont atteint le chiffre de trente-cinq, groupant deux mille sept cents élèves environ. Les séminaires ont donné vingt-quatre prêtres indigènes qui restent à pied d’œuvre. La congrégation des Oblates indigènes de Marie-Immaculée, fondée par Mgr Jarosseau, compte vingt-quatre Sœurs professes et douze novices ou postulantes. Elles continuent leurs soins spirituels et temporels en trente-six hôpitaux et dispensaires, tandis que l’œuvre de la léproserie se poursuit sous une autre forme. L’imprimerie de Saint-Lazare demeure aussi, où étaient édités deux journaux et des ouvrages scolaires, traduits en plusieurs langues.

Le 24 juin, Mgr Jarosseau arrive à Toulouse, où, dans le couvent de la Côte Pavée, sa cellule l’attend, à laquelle il a tant aspiré, comme à la seule fin, sauf l’impossible mort en terre africaine, qui fût souhaitable pour lui, celle qu’il a humblement demandée à son Provincial, comme une aumône de la charité évangélique. Ce n’est point une cellule symbolique, mais bien la pièce étroite, aux quatre murs nus, à la pauvre table de bois blanc, à la couche ascétique, du religieux capucin. Et lui, il y apporte, intacte sous le poids de l’âge et de cinquante-sept ans d’expérience apostolique, son âme de novice. Il y vivra deux ans et demi encore, car son vieux corps maigre, sec comme l’amadou, mais animé d’inépuisables ressources, plie sans rompre sous les coups du temps. Tout au long de cette période, il semble n’avoir à tâche que d’abolir les prestiges de son glorieux apostolat, et même de son caractère épiscopal, pour se fondre tout entier dans l’obéissance.

Avec la pauvreté, il n’est pas en effet de vertu de la vie religieuse qu’il ait davantage aimée. Si, dans ses /354/ premières années, cédant à l’influence peut-être d’un certain missionnaire qui manquait de jugement, il a critiqué la politique temporisatrice de Mgr Taurin, il ne manquait pas de soumettre ses raisons au vicaire apostolique et de conclure: « Mieux que moi, Votre Grandeur peut juger de ces choses... » Même porté au poste suprême de commandement, et malgré son tempérament autoritaire, sa fougue, son impulsivité qui lui suggéraient à l’égard de certains religieux des mesures excessives, il suffisait qu’intervînt en sens contraire l’autorité supérieure, soit de Rome, soit de la curie généralice, pour qu’il s’inclinât aussitôt. En pareil cas, son journal recevait les derniers échos, parfois tumultueux, de sa tempête intérieure, et le fiat mettait le point final. Obédience, soumission, ces mots étaient chargés pour lui de résonances divines. Maintenant que le voici dans le couvent de Toulouse, jamais il ne fera la moindre sortie sans en avoir sollicité la permission. Il s’est mis filialement sous l’autorité du P. Aloys, alors Provincial. Il ravaude lui-même ses chaussettes. Il s’astreint aux plus strictes observances, respecte les plus humbles usages, pratique le baisement de terre avec la communauté, si profondément que sa croix pectorale frappe le sol. Dégagé de toute supériorité, il est heureux d’avoir retrouvé, dans sa plénitude, la pratique de l’obéissance. Il la pousse à un degré qui confond, et qui, par la manière dont elle déborde l’obligation, et même le conseil, est bien de l’ordre de la sainteté.

Quoi qu’il ait jamais fait dans sa longue vie, il est toujours resté dans l’aura des choses éternelles. Mais la vie conventuelle, les loisirs dont il dispose, l’âge qui le pousse aux confins immédiats de l’éternité le précipitent plus avant encore dans les profondeurs de l’oraison. Tous les matins, à la chapelle, à partir de /355/ quatre heures jusqu’à sept, et parfois huit heures, il converse avec le Seigneur, prostré, immobile, dans une attitude de prière qui est plus que pénitente: mortifiée. Dans l’ordinaire, sa piété garde le cachet de candeur, d’ingénuité dont elle fut toujours empreinte. Il a encore, à cet égard, les gestes de la pieuse enfance. Après le déjeuner, quand il se promène dans le jardin printanier, où les fleurs s’épanouissent au bon soleil languedocien, il lui arrive d’en cueillir une pour la déposer, au bout de la grande allée, aux pieds de la statue de la Sainte-Vierge. Sa conversation, qui fut toujours timide, est pleine de retenue, et incline de préférence aux sujets religieux. Jamais, en tout cas, il n’émet un mot qui soit étranger à l’atmosphère surnaturelle où il se complaît.

De son dépouillement intérieur, sa mise elle-même témoigne. Il ne veut pas entendre parler de linge neuf; jusqu’au bout, il portera ses vieilles soutanes rapiécées, et, pour les cérémonies, son misérable camail violet. De pied en cap, il est dans l’esprit de la réforme que la famille franciscaine doit à l’ordre des capucins et qui tient essentiellement en un recours continuel à l’oraison et à la pauvreté. Par sa pratique rigoureuse de cette dernière vertu, Mgr Jarosseau, si parfaitement étranger à toute modernité, répond à une exigence essentielle du monde moderne qui va à la pauvreté universelle; il est de ceux qui lui en donnent le sens et le profit.

Cette leçon, il n’a pas besoin de l’enseigner pour qu’elle porte; elle se dégage de façon immédiate et impressionnante de sa seule présence, de son seul comportement. Peu de religieux ont donné comme lui la sensation, comme physique, de la sainteté. En ces dernières années, chacun s’en émeut. Bien qu’il se dérobe le plus possible aux invitations, il est des obligations morales auxquelles il ne peut se soustraire, si avide qu’il soit de /356/ solitude et de silence conventuels; ainsi doit-il, sans parler de Lourdes où le porte le plus vif élan de son cœur, se rendre en Vendée, à Paris, à Calais, à Cognac, à Perpignan, à Carcassonne, à Bayonne, à Hendaye.., Où qu’il aille, c’est dans les plus modestes livrées, compatibles avec les règles canoniques. Les signes distinctifs de son caractère épiscopal sont réduits au minimum, comme ensevelis sous sa bure.

Par un certain excès dont il n’est pas maître et ne se rend pas compte, il fait parfois subir à ce caractère épiscopal le ravalement qu’il inflige à sa personne de religieux. Cela ne va pas sans inconvénients; certains ecclésiastiques, qui, par manque de tact ou d’esprit intérieur, ne témoignent de déférence qu’à ce qui s’impose par les apparences, le traitent avec une désinvolture dont il ne semble même pas s’apercevoir, redoublant au contraire de ces attentions, de ces prévenances qui lui sont coutumières. A vrai dire, son humilité est décourageante; son premier geste sera toujours de s’effacer; les gens qui le vénèrent ne savent que faire pour rétablir les distances qu’il supprime, et c’est grande confusion pour eux. Un jour qu’il est prié de faire office de consécrateur à la consécration de Mgr Massé, auxiliaire de Mgr Garnier, à Luçon, il écrit au chanoine Denis: « Vous connaissez, cher monsieur le chanoine, la simplicité de ma tenue épiscopale qui répond à la simplicité de ma vocation capucine. Au cas (et cela bien confidentiellement) où quelque autre pontife, invité à la cérémonie, serait heureux de remplir la charge de coconsécrateur, ce serait avec un vrai plaisir que je lui céderais ma place; mais que cela soit dit entre nous et dans l’unique but de faire quelque heureux... »

Nous reconnaissons là, outre son humilité, sa bonté qui est immense, tendre, délicate et surchargée d’indulgence. Il a même une tendance naturelle à admirer, /357/ chez les autres, ce qui, parfois, ne vaut vraiment pas l’admiration. Tel jour, par exemple, ayant entendu certaine prédication, d’une accablante médiocrité, dont les autres auditeurs sont excédés: « Vraiment, dit-il avec une candeur charmante, et hochant la tête à la ronde, ce prédicateur est bien éloquent! » Par cette bonté, il conquiert tous les cœurs; nul, l’ayant approché, ne saurait oublier l’élan spontané qui le jette à ses interlocuteurs, le geste affectueux de ses mains tendues.

Entre toutes les régions de la France, sa chère Vendée a bénéficié des dernières tendresses de son cœur. Il a séjourné, à plusieurs reprises, et assez longuement, à Chantonnay, chez ses neveux Denis. De là, il a rayonné. Bien entendu, le bourg natal a reçu sa visite. Le 28 août 1938, la population lui ménage le même accueil enthousiaste qu’en 1900 et en 1924. Il s’y mêle, douce et pénétrante, la mélancolie des choses finissantes. Mgr Jarosseau est proche de la tombe et la mission des Gallas n’est plus. Quand une petite fille, celle qu’il baptisa, voilà quatorze ans, en l’église de Saint-Mars, lui offre un magnifique bouquet de glaïeuls et de dahlias noués d’un large ruban aux couleurs d’Ethiopie, les yeux du vieil évêque sont tout embués d’émotion. La vision de cette journée qui restera toujours dominante dans la mémoire des assistants, c’est la cérémonie de la clôture. Une statue de Notre-Dame du Sacré-Cœur, portée par le maire, M. de Ponsay, et ses enfants, vient d’être érigée sur un monticule escarpé. En contrebas, dans l’immense prairie, la foule est silencieuse. Aux pieds de la statue, prie Mgr Jarosseau. Ses mains sont jointes en un geste de supplication. Ses yeux, fixés sur la Vierge, expriment une humble et filiale confiance. Les spectateurs sont bouleversés: « Pour qui peut-il prier ainsi? se disent-ils. Est-ce pour nous, ses amis du pays /358/ natal? Ou bien sa pensée vogue-t-elle, sous l’égide de Notre-Dame, vers les hauts plateaux abyssins? »

Mgr Jarosseau a passé aussi à Chavagnes, pour une courte visite. Il s’est rendu à Saint-Laurent-sur-Sèvre, la cité sainte de Grignion de Montfort, expressément pour y saluer, en leur maison-mère, les Frères de Saint-Gabriel. La reconnaissance déborde de son coeur poulies congrégations qui ont collaboré à l’œuvre des missionnaires capucins. De même que, à l’occasion de sa visite à Calais, il s’est répandu en éloges pour l’apostolat d’un demi-siècle, accompli par les Sœurs franciscaines, « ces pieuses apôtres de la paix », de même, dans une lettre adressée de Chantonnay au R. P. Aloys, provincial, il rend aux Frères de Saint-Gabriel un juste hommage.

« Je suis allé à Saint-Laurent, écrit-il, pour remercier les Frères de Saint-Gabriel de la généreuse collaboration qu’ils avaient fournie à notre mission galla pendant trente-huit ans, c’est-à-dire pendant tout le cours de mon épiscopat en Abyssinie. Il est certain que nous devons, pour une bonne part, l’extension de la langue française en Abyssinie et aussi à la côte de Djibouti à l’enseignement de ces bons Frères. Ils ont été aussi les premiers, sous notre direction, à ouvrir des écoles professionnelles pour le fer, le bois et l’agriculture. Comme nous, ils furent parfois exposés aux coups de la persécution et, malgré les avanies, continuèrent toujours courageusement leur œuvre d’enseignement. Sur quarante décès de missionnaires survenus depuis 1900, ces bons Frères y rentrent pour une proportion de onze. J’avais donc un devoir de reconnaissance à remplir envers ces chers collaborateurs et je suis heureux de l’avoir accompli. »

Une autre visite mémorable fut celle qui le mena, le 21 juillet 1939, au château d’Hendaye, où acheva sa /359/ vie Antoine d’Abbadie d’Arrast et qui fut légué par lui à l’Académie des Sciences. En contemplant, sous la conduite du gardien, alors le chanoine Calot, les souvenirs rassemblés par le grand explorateur, il se retrouvait aux origines de la mission des Gallas. Le cycle épique que le vieil évêque avait fermé, Antoine d’Abbadie l’avait ouvert par sa fameuse lettre à la Congrégation de la Propagande, et aussi Arnauld, dont la bravoure et la foi avaient donné aux Abyssins une haute idée de la France chrétienne. Le Vendéen, encore vivant, se retrouvait avec les deux Basques disparus, dans une même ferveur et une même fidélité, de par la communion des vivants et des morts.

Si appliqué qu’il soit à s’enfoncer dans la vie conventuelle et tout envahi par la pensée de l’éternité proche, l’Ethiopie reste à Mgr Jarosseau intensément présente. Il ne cesse de correspondre avec Hailé Selassié. Comme par le passé, l’empereur exilé recourt au conseil de celui qu’il tient toujours pour le père, le grand ami, et Mgr Jarosseau ne le lui ménage pas. Le 21 août 1938, il note: « Je soumets à Sa Majesté l’idée de faire une apparition du côté de Khartoum, sur les confins de l’Ethiopie, et cela avant la fin du conflit espagnol. J’espère que l’Angleterre comprendra l’importance d’une pareille intervention qui pourrait obliger les Italiens à quitter l’Espagne. » Mais, cela, c’est une idée de fortune qu’il livre toute chaude aussitôt qu’elle lui est venue. La solution qu’il tient pour possible et désirable, dans les premiers mois qui suivent son retour, une lettre au négus, du 8 octobre 1938, nous la fait connaître en clair: il pousse son impérial confident « à faire entendre un suprême appel à la Société des Nations, à réserver tous ses droits et, sous cette réserve, à recourir aux deux nations amies (Angleterre et France) en vue de faire accepter une soumission dans des termes conciliables /360/ (avec sa dignité) et sous l’égide de la domination italienne. » Il écrit aussi dans ce sens, le 14 novembre, au cardinal Pacelli, pour qu’il prie le Saint-Père d’intervenir afin que, le cas échéant, cette soumission soit acceptée.

Sur la fin de 1938 et au début de 1939, le sentiment de Mgr Jarosseau à l’égard de l’Italie évolue; on sait que, sur le plan surnaturel où il situe toutes ses perspectives, il espérait beaucoup de la domination italienne en Ethiopie. Elle lui paraissait rendre possible le retour de l’Eglise abyssine dans le giron de l’Eglise romaine et cela, pour lui, continuait de primer tout. L’attitude hargneuse du facisme à l’égard de la France le persuade de plus en plus qu’une volonté d’hégémonie temporelle l’emporte, de la part de Mussolini, et en Ethiopie comme ailleurs, sur le souci des valeurs spirituelles. Dès lors, sa correspondance s’infléchit fortement dans un sens peu favorable à l’Italie.

Le 12 mai 1939, il note en effet dans son journal: « Répondu à la lettre de Sa Majesté du 29 avril. Je lui continue mes conseils pour qu’il arrive a obtenir le concours des deux puissances amies, l’Angleterre et la France, qui comprendront aisément qu’une défaite totale de l’Italie en Ethiopie serait le redressement de toutes choses et le retour à la paix avec l’avantage de la revanche du droit à la Société des Nations. » Retenons la date: mai 1939. La seconde guerre mondiale est à l’horizon. La tension entre l’Italie, alliée de Hitler, et la France s’accentue. Le grand Français, accordé de toute son âme au destin de la patrie, joue son jeu, en cette question éthiopienne, à côté de l’ami de l’Ethiopie. Ces deux causes lui redeviennent jumelles. D’une restauration de Hailé Sélassié dans la plénitude de ses droits souverains, restauration dans laquelle la France jouerait la carte majeure, ne peut-on escompter de nouveau le /361/ rapprochement définitif, si cher au cœur du vieil évêque, de l’Eglise abyssine et de l’Eglise romaine?

Le 10 juillet 1939, il redouble: « Je conseille à Sa Majesté, note-t-il, dans son journal, de mettre sous les yeux des diplomates qui l’entourent un argument particulièrement émouvant et décisif pour le service de sa cause, à savoir cet horrible spectacle que les deux Molochs terroristes du monde offrent aux yeux de l’univers angoissé: le détachement de nombreuses populations du sol de leur patrie dont on les chasse comme un vil troupeau. » Le 29 juillet, il écrit au négus qu’il a commémoré, à Bayonne, le quarante-septième anniversaire de sa naissance. Il fait allusion, dans cette lettre, à un message reçu d’Ethiopie qui, dit-il, expose les souffrances que les usurpateurs font subir à ce pauvre pays qui réclame son souverain et maudit ses oppresseurs. Le 31 juillet, il adjure un rédacteur de l’Ouest-Eclair de réveiller dans l’opinion les sympathies en faveur de l’infortunée Ethiopie.

Il est bien resté tel qu’autrefois: noblement passionné, tendu, aux aguets de toute occasion dont il puisse attendre le triomphe de la justice de Dieu. Le 22 août 1939, quel choc au cœur! « Voici, écrit-il dans son journal, que La Garonne de ce matin publie la nouvelle sensationnelle que Mussolini a décidé de restituer l’Ethiopie au négus Hailé Sélassié, espérant que cette restauration ramènera le calme dans le pays, ce à quoi les Italiens l’aideraient avec leurs forces militaires. » Il n’y a qu’une chose vraie dans cette information: l’agitation croissante en Ethiopie. Mais l’imagination, chez Mgr Jarosseau, n’a pas perdu ses droits; elle s’empare avec allégresse de cette nouvelle, sans en attendre confirmation, et file, comme une fusée, vers le ciel. Le vieil évêque fait venir aussitôt dans sa cellule son fidèle compagnon éthiopien Abbebe Mariam /362/ et tous deux de chanter à pleine voix, à plein cœur, le Magnificat.

La seconde guerre mondiale éclate. Les conseils de Mgr Jarosseau à l’empereur s’inspirent de l’événement: « Pour le salut de sa cause, note-t-il le 22 septembre, je l’ai vivement invité à fournir une légion de volontaires éthiopiens qu’il mettrait sous le commandement du prince héritier Hailé Sélassié Ier. » Et, le 28 octobre 1939: « De nouveau, j’insiste pour qu’il lève une légion de volontaires éthiopiens qu’il mettra aux côtés des alliés, dans les cadres des combattants polonais, si cela semblait plus pratique. Je lui fais remarquer qu’un tel geste serait de nature à infliger un échec aux Italiens et à couvrir de honte leur coupable intervention. »

Le 3 juillet 1940, il apprend que les Anglais sont entrés à Harar. Sa joie touche au comble quand, le 12 juillet, les journaux annoncent que le gouvernement anglais a proclamé Hailé Sélassié Ier comme unique et légitime empereur d’Ethiopie. Cependant, il se pose, avec quelque anxiété, la question du sort des missions catholiques. Le rôle prédominant, sinon exclusif, de l’Angleterre dans cette proclamation ne va pas sans l’inquiéter. De tout temps, il a nourri à l’égard de l’Angleterre des préventions fort tenaces, parfois excessives, mais le plus souvent justifiées par l’appui que son gouvernement et sa légation à Addis-Abeba ont prodigué aux intrigues contre la mission catholique. Il craint une mainmise protestante sur les postes de la mission, abandonnés par les missionnaires italiens. « Un espoir nous reste cependant, écrit-il dans son journal, c’est que le négus dont j’ai toujours soutenu la cause, spécialement auprès du Vatican, m’invite à revenir avec les missionnaires de Toulouse et mes bonnes Sœurs franciscaines de Calais. » Rien, décidément, ne peut avoir raison de la jeunesse impérissable de son âme. Il a quatre-vingt-trois /363/ ans et ne rêve que de reprendre en main l’épopée missionnaire d’Ethiopie.

Ecoutez-le. Le 25 juillet 1940, il fulmine comme aux plus beaux jours de sa jeunesse épiscopale. Pourquoi donc? Eh bien! le 25 juillet, c’est la fête de Saint Jacques le Majeur. Or, sous le vocable de Saint Jacques les Ethiopiens vénéraient Mgr Taurin (abba Jacob), et à quoi le reconnaissaient-ils, sinon à son habit capucin? Là-dessus, Mgr Jarosseau: « Comme ils se sont trompés, certains des nouveaux missionnaires qui traitaient nos saintes traditions de moyen âge, avaient tenté, par imitation des pasteurs protestants... de nous faire imposer le costume « pékin » (sic)! Sans mes indignées protestations, c’eût été, avec l’enterrement de nos livrées séraphiques, brodées du nom béni d’abba Jacob, la ruine de notre apostolat catholique et, aux yeux des populations, la négation de notre chasteté sacerdotale! Oh! qu’elle est redoutable l’anémie de la vie chrétienne, non seulement dans le siècle, mais parmi les habitants du sanctuaire! »

Cette Ethiopie, dont le sort le poursuivra jusqu’à son dernier souffle, elle garde pour lui forme charnelle en la personne d’Abbebe, le jeune Ethiopien qui l’a accompagné et ne le quitte plus. Il lui fait la classe — revivant ainsi ses plus chères heures d’éducateur missionnaire — et il voit avec joie son intelligence s’éveiller, son esprit se former au contact de la civilisation d’Occident. Parfois, une visite inattendue l’illumine, qui lui apporte de fraîches nouvelles du pays lointain. Ainsi survient, un jour de mars 1939, le docteur Joucla, venu en congé, et auquel M. Léger, secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, a demandé de reprendre son poste de directeur de l’hôpital de Harar, propriété française, accordée par Ménélick en 1907, et de s’y tenir coûte que coûte. Mgr Jarosseau le presse vivement de /364/ repartir, car, déjà, il ne croit plus à la durée de l’occupation italienne. En fait, le docteur Joucla repartira bien, mais trouvant l’hôpital gardé militairement, devra s’en retourner. De son côté, le P. Pascal sera contraint, en 1944, de quitter définitivement l’Ethiopie. Missionnaire infatigable, il gagnera, malgré ses soixante-dix ans, la mission de l’Oubanghi que la Propagande a confiée, en compensation, à la Province de Toulouse. Les anciens ouvriers de la mission des Gallas prodiguent désormais leur dévouement sous d’autres cieux.

Les années 1939 et 1940 ont accablé Mgr Jarosseau d’une amertume immense. Avec trop de Français, il avait, en 1938, partagé la déconcertante euphorie, suscitée par les entrevues de Munich. Il avait cru à la paix. La guerre, puis l’invasion, l’occupation l’ont atteint, dans son amour de la France, à de rares profondeurs. Le sentiment patriotique était chez lui de qualité très traditionnelle et de spiritualité très haute; nulle idéologie partisane n’en altérait la pure essence. Il y avait pour lui une France qu’il plaçait au-dessus des régimes transitoires, quels qu’ils fussent, au-dessus des partis, la France de Clovis et de Clotilde, des croisades et de Jeanne d’Arc, perpétué dans les meilleurs de ses fils comme dans le dessein de Dieu. Le jeune religieux, qui dévastait avec ivresse le potager de la mission de Harar pour faire fête au commandant Marchand, à son retour de Fachoda, et le vieil évêque, qui gémissait de voir sous la botte allemande la terre des aïeux, étaient d’un seul tenant.

Quand il apprit l’armistice de juin 1940: « Un grand deuil, écrit-il, assombrit les cœurs. Je suis allé aussitôt m’agenouiller au pied de l’autel pour dire à Notre-Seigneur ma douleur et supplier la Très Sainte Vierge d’avoir pitié de notre chère France... C’est le deuil de la patrie qui fait couler nos larmes et crier vers Dieu le /365/ cri du Sauveur: « Eli, Eli, lama Sabactani, pourquoi nous avez-vous abandonnés? La France doit-elle donc, elle aussi, être crucifiée entre deux larrons: Hitler et Mussolini! Parce Domine! Ne reminiscaris delicta nostra! O Mère des Douleurs, le moment est venu de sauver la France et de l’arracher aux mains de ses bourreaux! » Depuis, il n’a cessé d’élever, vers Dieu et vers la Mère de Dieu, cette supplication et ce sanglot.

C’est merveille qu’à son grand âge une sensibilité aussi vive, un cœur aussi vibrant aient pu si longuement supporter de tels coups. L’espérance était là qui le soutenait, et aussi son inconfusible énergie. Le 2 juillet 1940, tandis que Toulouse est submergée par les foules de la déroute, il écrit à sa nièce, Mme Denis: « La France, comme la Sainte Eglise, n’est pas un cimetière de condamnés à mort mais un royaume de martyrs dont les noms inscrits au Ciel continuent sa vitalité et proclament son nom glorieux... Plutôt que de subir le malheur, il faut le dominer et se montrer plus forts que la défaite... Toute notre histoire est faite de calvaires et de résurrection... A l’âge où je suis, je ne puis sans doute espérer voir ici bas ce bel avenir réparateur, mais, du haut du ciel, j’espère me trouver en la compagnie des âmes françaises qui auront le bonheur de le contempler. »

Il ne verra pas en effet l’Allemand bouté hors de France, la montée victorieuse de la Division Leclerc des profondeurs du Tchad vers le haut-lieu de Domrémy. Je ne puis regarder sans émotion, dans le vingt-deuxième cahier de son journal, à la date du 17 janvier 1941, les trois dernières lignes qu’il a tracées. La fine écriture serrée, menue et ferme qui a couru infatigablement, sans la moindre rature, sans jamais manquer au rendez-vous du calendrier, de 1900 au jour que voici, flotte et fléchit soudain. Les gros caractères, brisés, heurtés, /366/ à peine lisibles, visiblement ébauchés, vaille que vaille, en un suprême effort, je les déchiffre ainsi: « 17... de Saint Antoine abbé. Visite du docteur en compagnie de mes supérieurs. On me trouve mourant. Dieu en soit béni. »

Mgr Jarosseau se mourait en effet ce jour-là, victime de la quotidienne imprudence de sa piété. L’hiver, comme l’été, dans la chapelle glaciale, où il était présent à quatre heures du matin, il observait, immobile, ses heures habituelles d’oraison. C’est ainsi que, le 5 janvier 1941, il contracta la congestion pulmonaire qui devait l’emporter. Le froid atteignait quinze degrés au-dessous de zéro, sans qu’il eût, pour autant, raccourci ses prières, fût-ce d’une minute.

Revenu dans sa chambre, il a une défaillance. Abbebe Mariam, qui se trouve auprès de lui, le premier moment d’émotion passé, s’en va quérir le Père infirmier. Ainsi commence la maladie dernière qui met deux semaines à avoir raison d’un organisme, usé par le grand âge, mais encore animé d’une force incroyable. Le mercredi, 15 janvier, ayant appelé Abebe Mariam, pour qu’il rallumât le feu que venait de s’éteindre, Mgr Jarosseau lui dit: « Abebe, je crois bien que Saint Paul, premier ermite, viendra me chercher pour aller avec lui dans le Paradis. Alors, va préparer l’autel, pour que je puisse dire ma sainte messe à six heures un quart. » Et, comme le jeune Ethiopien lui répond que l’autel est prêt depuis la veille: « Allons! » dit-il d’une voix faible.

Il commence la messe. Abebe, qui la lui sert, s’aperçoit, à l’épître, que l’évêque, épuisé, ne sait plus où il en est, et que ses lèvres, desséchées par la fièvre, ne peuvent plus articuler le texte. Un Père, qu’il alerte aussitôt, accourt et aide Mgr Jarosseau à achever le saint sacrifice. Après quoi, le malade s’alite.

Son état s’aggrave d’heure en heure. Le P. Aloys, provincial, /368/ lui donne, à la fin de la matinée, l’extrême-onction, qu’il reçoit avec recueillement et ferveur. Les religieux qui l’entourent lui demandent sa bénédiction. Il les bénit, ainsi que tout le couvent, la Province de Toulouse, sa famille, celle d’Abebe et le champ lointain de son apostolat. Du mercredi au jeudi, il semble être en agonie; cependant, le jeudi soir, à la grande surprise du médecin, la vie rebondit en lui. Le vendredi, dans la journée, il évoque, pour ceux qui l’assistent, les souvenirs de sa mission. Les larmes aux yeux, il chante des cantiques à la Sainte Vierge qu’il a lui-même composés en langue oromo, surtout celui qui salue Notre-Dame de Finfinni. Mais, à neuf heures du soir, il fléchit.

Tout de même, le lendemain matin, il trouve encore la force de réciter son chapelet, qu’il termine sur des invocations et, à midi, l’Angélus; il se fait lire la Passion selon Saint Jean. Il souffre beaucoup, mais reste patient et doux, sans une plainte. Il s’associe aux souffrances du Christ, offre sa vie pour l’Ethiopie. En priant pour la terre qu’il a évangélisée, il s’émeut, demande à Dieu de lui laisser le temps d’y revenir, afin de reposer à jamais dans la cathédrale d’Addis-Abeba. Mais non, l’heure est venue: « Seigneur, je remets mon âme entre vos mains », murmure-t-il, et il expire.

Le samedi soir, 18 juillet, son corps est déposé dans la salle capitulaire et, le dimanche, à la chapelle, où les fidèles affluent. Ils font toucher à sa dépouille des objets de piété, voire même des linges de malades, dont ils espèrent, par son intercession, la guérison.

Nul, en effet, ne doute que ce soit bien un saint qui vient de s’en aller. Lors de la cérémonie funèbre, avant l’absoute, Mgr Salièges, archevêque de Toulouse, émet, dans une émouvante allocution le vœu que ses restes reviennent un jour dans la chapelle du couvent de Toulouse, pour y être vénérés comme des reliques. Il rappelle /369/ que, dans la visite qu’il fit au grand missionnaire expirant, il l’avait prié de bénir le couvent, l’Eglise, la France. Sur quoi, Mgr Jarosseau d’ajouter: « Et l’Ethiopie. »

Toutes ses pensées, en effet, en ces derniers jours, ont reflué tendrement vers la terre où il se sanctifia et fit surgir des fleurs de sainteté. Huit jours avant sa mort, le 10 janvier, on lui avait appris que les forces militaires éthiopiennes, ayant attaqué les Italiens dans le port fluvial de Guebba, sur les bords du Nil bleu, les avaient mises en déroute. « Cette nouvelle m’a d’autant plus ému, avait-il alors noté dans son journal, que, cette nuit, j’ai eu un rêve qui m’apportait un message du négus, ainsi conçu: « Mon Père, je vous invite à prendre part à ma joie. Par un grand bienfait de Dieu, j’ai retrouvé mon trône. Hâtez-vous de venir, afin que nous nous réjouissions ensemble. »

A ce rendez-vous tant désiré, Mgr Jarosseau ne viendra pas.