/A/

Aperçu général
sur
l’Égypte.


/B/

Imprimé par Béthune et Plon.


/D/

Méhémet-Ali

Méhémet-Ali
[Clicca per ingrandire – JPEG 1281 X 1948]


/E/

Aperçu général
sur
l’Égypte.
par
A.-B. Clot-Bey,

Officier de la Légion d’Honneur, Commandeur de plusiers Ordres, Docteur en Médecine et en Chirurgie, Inspecteur Géneral du Service Médical Civil et Militaire d’Égypte, Président du Conseil de Santé, Membre de l’Académie Royale de Médecine de Paris, de l’Académie des Sciences de Naples, et de plusieurs autres Sociétés savantes françaises et étrangères.
Orné d’un Portrait, de Cartes et de Plans coloriés.

Tome premier.

Divinité
[Clicca per ingrandire – JPEG 319 X 611]

Paris.
Fortin, Massonet et Cie, Libraires-Éditeurs,
Successeurs de Crochard,
Place de l’École de Médicine, 1
1840


/I/

A
Son Altesse Méhémet-Ali,
Vice-Roi d’Égypte, etc., etc.

Grand prince,

J’espère que vous me pardonnerez d’avoir attaché votre nom à cet ouvrage sans vous en avoir demandé l’autorisation. Votre altesse m’a donné tant de preuves de sa bienveillance particulière, qu’elle ne m’aurait pas refusé, j’ose l’espérer, cet insigne honneur. C’est à dessein que je n’ai pas voulu couvrir cet ouvrage de votre haute sanction; si j’eusse agi différemment, /II/ on aurait dit, sans doute, dans les circonstances présentes, qu’il a été écrit par votre ordre et sous l’influence de votre gouvernement; je me serais exposé ainsi à faire remonter jusqu’à votre altesse la responsabilité des imperfections de mon œuvre, qui ne doit retomber que sur moi. Mais, d’une autre part, altesse, pouvais-je oumblier un livre sur une contrée que vous gouvernez avec tant de sagesse, et dont vous êtes aujourd’hui la glorieuse personnification, sans vous en faire hommage? Ne serais-je pas coupable d’ingratitude si je n’attribuais le faible mérite qu’il peut avoir à la position que votre altesse m’a faite, et à la part qu’elle a daigné m’ assigner dans l’œuvre de la régénération de l’Égypte?

J’espère, grand prince, que vous étendrez cette fois encore votre bonté et votre indulgence

Sur le plus respeclueux, le plus sincère
et le plus dévoué de vos serviteurs.
CLOT-BEY.


/III/

Avant-propos.

L’Égypte inspire aujourd’hui un intérèt populaire. Cette contrée, qui fut autrefois le berceau de la civilisation, végétait depuis longtemps dans un profond oubli, lorsque l’expédition française vint, à la fin du dernier siècle, appeler de nouveau sur elle l’attention du monde. Après la malheureuse issue de cette expédition, un homme d’un génie supérieur recueillit l’héritage de la France. C’était à lui qu’il était réservé de consoler de leurs revers notre glorieuse armée et nos savants illustres, en faisant fructifier les germes de civilisation qu’ils avaient semés et arrosés de leur sang sur la terre des Pharaons. Sous ses auspices, les roulements du tambour français devaient, pour la satisfaction des mânes de nos braves, retentir encore dans les plaines des Pyramides, d’Aboukir, de Saint-Jean-d’Acre et d’Héliopolis. Dans ces lieux tout remplis de la gloire nationale, des Français devaient, victoire immense! façonner des armées musulmanes à nos formes militaires, et faire planer le génie de notre nation sur les nouvelles destinées qui s’ouvraient à l’Orient. Depuis lors, l’Égypte, ressuscitée, est devenue partie /IV/ active dans une question à la solution de laquelle tous les intérêts politiques du vieux continent se trouvent engagés. Elle a acquis, et par elle-même et par sa position relative, une immense importance; il me semble donc qu’il est peu de pays qui méritent davantage d’être complètement connus.

Je sais que l’intérêt qu’excite l’Égypte ne date pas tout entier d’aujourd’hui, et qu’autrefois et de nos jours, un grand nombre d’ouvrages, dont plusieurs sont très-remarquables, ont été publiés sur cette contrée. Il en est un surtout qui les domine tous de sa supériorité, et auquel on ne peut écrire sur l’Égypte sans payer un éclatant tribut d’admiration. On comprend que je veux parler de la collection des Mémoires de l’Institut d’Égypte, vaste encyclopédie, monument scientifique sans pareil, dans les proportions duquel on sent le génie du grand homme qui en conçut le plan et sut grouper autour de lui, pour le réaliser, les premières capacités de la France.

Après ce grand ouvrage, qui n’est pas l’un de nos moindres titres de gloire, on peut citer plusieurs livres dignes certainement de beaucoup d’éloges. Parmi ceux qui précédèrent l’expédition française, on doit nommer d’abord celui de Savari; mais surtout le Voyage de Volney, où la science et l’observation ont revêtu un style plein de vigueur et de verve; et celui de Sonnini, recommandable sous beaucoup de rapports. Parmi les ouvrages récents, on distingue les Voyages du duc de Raguse, dont la partie qui /V/ concerne l’Égypte renferme tant d’intéressants détails et des jugements pratiques si solides; les Lettres sur l’Orient1 La nota compare nell’ed. Bruxelles 1840 de l’illustre auteur de l’Histoire des Croisades et de son jeune et savant ami, M. Poujoulat; le Voyage de MM. de Cadalvène et de Breuvery; les deux volumes de M. W. Lane sur les mœurs des Égyptiens (Manners and customs of the modern Égyptians); enfin les ouvrages de M. Mengin, qui renferment sur la vie de Méhémet-Ali et l’histoire de son règne des détails d’une scrupuleuse exactitude, d’autant plus précieux qu’on ne saurait les trouver ailleurs.

1 Correspondance d’Orient, par Michaud et Poujoulat. Brux., Meline, 9 vol. in-18°.

Beaucoup d’autres livres, d’une moindre importance, ont été publiés sur l’Égypte. Mais, malgré le genre de mérite qu’ont chacun des ouvrages qui ont paru jusqu’à ce jour, ils laissent encore une lacune: les uns sont déjà anciens, et depuis leur apparition, une foule de faits nouveaux ont changé la face de l’Égypte; la plupart ne parlent de ce pays qu’épisodiquement. Il n’en est pas qui lui soient exclusivement consacrés et la présentent, dans un résumé méthodique, sous ses points de vue les plus saillants; en un mot un aperçu générale sur l’Égypte n’existait pas, je me suis efforcé de le donner au public.

Il est possible que je me sois trompé sur l’étendue de mes forces, en entreprenant l’ouvrage que je viens de définir. J’ai cru, toutefois, qu’un séjour en Égypte de quinze années, pendant lesquelles j’ai eu le temps d’étudier à fond les mœurs et le génie /VI/ propre de ses habitants; pendant lesquelles j’ai été témoin ou acteur (pour mon humble part) dans les nouvelles choses qui s’y sont faîtes, me donnait des droits à réaliser moi-même le plan que j’avais conçu.

Ce n’est que depuis quelques mois qu’il m’a été permis de mettre la main à l’œuvre. Ma première pensée avait été de faire précéder d’un aperçu physique et médical sur l’Égypte le travail que je publie sur la peste; mais lorsque j’eus réuni tous les matériaux de cet essai, il se trouvèrent trop étendus et trop nombreux pour entrer dans mon cadre; ils formèrent les éléments d’un ouvrage spécial, que dès lors je me décidai à compléter; car, dans les voyages que j’ai faits en Europe, on m’a adressé souvent sur l’Égypte des questions si singulières; j’ai rencontré tant de personnes, d’ailleurs très-instruites, qui avaient sur elle des notions incomplètes, erronées, étranges, que j’ai cru qu’un ouvrage peu volumineux, qui offrirait une esquisse générale de cette contrée, serait fort utile.

J’avoue que j’aurais désiré pouvoir mûrir davantage ce travail; tel qu’il est, je ne me dissimule pas les nombreuses imperfections qui le déparent. Mais il m’a semblé que si jamais sa publication devait être opportune, c’était dans le moment actuel. Aujourd’hui, en effet, l’existence, l’avenir de l’Égypte sont débattus par la presse, par la diplomatie, par l’Europe entière. Afin d’appeler un arrêt prochain, dont les résultats peuvent être immenses, j’ai pensé /VII/ qu’il fallait se hâter d’apporter au procès le plus de pièces possible. Voilà le motif de la précipitation avec laquelle ce livre a été écrit. J’espère que la bienveillance de mes lecteurs me pardonnera les défauts de composition qui en ont été la suite. Livrant d’ailleurs pour la première fois à l’impression une rédaction d’aussi longue haleine, j’ai besoin, plus que personne, d’indulgence.

Je ne dirai rien des divisions que j’ai suivies dans mon livre; j’ai adopté, comme on pourra s’en convaincre en jetant les yeux sur les tables des chapitres, celles qui paraissent les plus logiques. Mon but, je le répète, a été de parler d’une manière aussi complète qu’on pouvait le faire dans un espace resserré, de tout ce qui se rapporte à l’Égypte. J’ai dû, par conséquent, me préoccuper soigneusement de classer avec ordre mes matériaux.

Plusieurs des questions que j’ai traitées sortent de ma spécialité; j’ai eu recours, pour ce qui les concerne, aux bons ouvrages dont elles ont été l’objet, et je me suis aidé des avis d’hommes compétents, à l’amitié desquels je dois un témoignage public de reconnaissance.

Il est d’autres questions, des questions nouvelles surtout, qui ne pouvaient être traitées que par quelqu’un qui fût initié de près à l’état actuel de l’Égypte. J’espère que, réunies aux précédentes, elles formeront un ensemble qui ne sera pas entièrement dénué d’intérêt.

Quant aux questions nouvelles, qu’on ne croie /VIII/ pas que j’en aie fait un thème d’éloges incessants pour Méhémet-Ali, le sujet d’un panégyrique exagéré des hommes et des choses. Cet essai n’est point un ouvrage de commande. Quoique je loue, toutes les fois que la justice le veut, le grand homme pour lequel je professe une vive admiration, et auquel je dois de la reconnaissance, je n’obéis en cela à aucune sollicitation ni à aucune convenance personnelle. Je conserve tout entière la liberté de mes pensées et de mes expressions.

Ainsi, comme tout ne peut pas être parfait, comme il faut signaler avec une égale impartialité le mal et le bien, j’ai présenté mes remarques sur les choses qui me paraissent défectueuses, en m’imposant la mesure que la vraie indépendance ne dépasse jamais. Les esprits sages n’ignorent pas, d’ailleurs, que ce n’est pas par la voie des critiques acerbes et passionnées que l’on obtient des améliorations; ils savent que celui qui veut de bonne foi le redressement des imperfections qu’il signale, le fait avec beaucoup plus de chances de succès, en prouvant la sincérité de ses intentions par la bienveillance de ses avis.

Je dois remercier publiquement les personnes qui ont bien voulu me prêter l’appui de leurs conseils ou me fournir des documents. Je nommerai avant toutes le savant M. Jomard qui, vétéran de l’Institut d’Égypte, s’est fait le gardien actif des traditions qui attachent la France à cette contrée, et /IX/ a été l’intermédiaire dévoué par lequel l’Égypte actuelle est venue demander à notre patrie les lumières de la civilisation. M. Jomard a eu la bonté de donner sa surveillance à la partie géographique de cet ouvrage. Je dois à M. Figari, jeune professeur de botanique plein de zèle et d’instruction, attaché à l’école du Caire, une grande partie des matériaux relatifs à cette science. M. Régis, naturaliste distingué, professeur et conservateur du musée d’histoire naturelle de l’école de médecine, m’a rendu le même service pour la zoologie. Je suis également redevable à M. Bonfort, intendant des domaines de S. A. Ibrahim-Pacha, de beaucoup de renseignements sur les plantes introduites récemment en Égypte et sur l’agriculture. Je dois à M. Mengin, pour la partie historique et statistique, plusieurs de mes matériaux; les ouvrages de ce modeste et laborieux historiographe seront toujours le Moniteur dans lequel quiconque écrira sur l’Égjpte devra puiser. Je me plais d’autant plus à lui rendre justice, que plusieurs écrivains qui ont mis à contribution ses travaux ne l’ont pas même cité.

M. Linan, ingénieur qui possède à fond l’hydrographie et le cadastre de l’Égypte, et qui a été chargé de la grande entreprise du barrage, m’a fourni sur ces différents points des renseignements et des chiffres précis.

M. de Cerisy-Bey, dont le nom vivra toujours en Égypte, dans les importants travaux qu’il y a laissés, m’a donné sur l’arsenal de la marine et les /X/ constructions navales des notes et des dessins qui ont fait la base de cette partie de mon travail.

Le savant M. Rosellini, que j’avais connu en Égypte, et que j’ai eu le plaisir de rencontrer à Pise, m’a donné sur les antiquités égyptiennes des notes que j’ai complétées dans les ouvrages de Champollion.

Enfin, je dois, sur les monuments arabes, des indications à M. P. Coste, l’un des premiers architectes attachés au service du vice-roi, qui a exécuté d’importants travaux en Égypte, et a publié un ouvrage très-intéressant sur l’architecture arabe.

Cet ouvrage ayant été rédigé et imprimé très-précipitamment, le style a dû s’en ressentir, et pluseurs erreurs nous ont échappé à la correction des épreuves; nous avons relevé ces derniers avec tout le soin possibile. Je prie donc le lecteur de consulter les erratas placés à la fin de chaque volume.


/XI/

Introduction historique.

§ I.

Époque pharaonique.

Temps fabuleux. — Temps historiques. — Tableau des dynasties égyyptiennes — Depuis la première dynastie jusqu’à la conquête des rois pasteurs. — Invasion des pasteurs. — XVIIIe dynastie. — Sésostris. — Puissance extérieure de l’Égypte sous Sésostris. — Administration intérieure. — Commerce. — Invasion des Éthiopiens — XXVIe dynastie. — Conquête des Perses.

1. Temps fabuleux. — Je dépasserais le but de ce rapide résumé si j’allais me perdre dans le labyrinthe chronologique que l’on rencontre au début de l’histoire de l’Égypte. On sait que les prêtres égyptiens ont donné à l’existence anté-historique de leur nation des myriades d’années, pendant lesquelles ils ont prétendu qu’elle fut gouvernée par les dieux, et les demi-dieux ou héros. La période de la domination des premiers était fixée à 42,000 ans, sur lesquels 12,000 étaient attribués au règne de Phtah ou Vulcain, et 50,000 au règne du Soleil. A cette première époque succédait la do- /XII/ mination des demi-dieux, dont les Grecs ont fait leurs douze grands dieux, Saturne. Jupiter, etc. Je laisse à d’autres le soin de démêler ce chaos, à d’autres le souci d’y chercher des concordances avec notre chronologie, basée sur la Genèse.

2. Temps historiques. — Le premier jalon que la critique historique puisse établir nous est fourni par la nomenclature des dynasties égyptiennes dressée par Manéthon. Ce grand prêtre d’Héliopolis, qui vivait environ 300 ans avant notre ère, fut chargé par l’un des Ptolémées de rédiger, d’après les archives sacrées préposées à sa garde, une histoire ancienne de l’Égypte. Il ne nous est resté de son intéressant travail que des tables chronologiques des dynasties, qui nous ont été conservées par divers historiens de l’antiquité. Quoique, telles que nous les possédons, elles présentent des variantes et des lacunes, elles fixent néanmoins avec certitude ou probabilité les points principaux de cette histoire reculée; et la science moderne, qui est parvenue à arracher aux hiéroglyphes une partie de leurs secrets, a trouvé, dans les inscriptions qui couvrent les ruines égyptiennes, le plus souvent la confirmation des données de Manéthon, et quelquefois le moyen de corriger les erreurs dont les auteurs qui nous l’ont transmis ont déparé son travail.

Je vais présenter un tableau abrégé des dynasties égyptiennes, tel que le catalogue de Manéthon et les découvertes modernes permettent de le construire. J’indiquerai la date de l’avènement de chacune d’elles, /XIII/ le nombre des rois qu’elles ont chacune fourni, ainsi que la durée de leurs dominations respectives. Je rappellerai ensuite les faits historiques les plus saillants de l’histoire des rois auxquels se rattachent de grands souvenirs, et de la puissance ou de la sagesse desquels l’Égypte actuelle offre encore dans ses ruines d’éclatants témoignages.

3. Tableau des dynasties égyptiennes (1).

Iredynastie.Thinite-Thébaine.58678rois252ans
IIe»Id.56159»297
IIIe»Memphitique.53188»197
IVe»Id.512117»448
Ve»D’Éléphantine.46739»248
VIe»Memphitique.44256»203
VIIe»Id.42225»75
VIIIe»Id.41475»100
IXe»Héracléopolite.40474»100
Xe»Id.394719»185
XIe»Thébaine.376217»59
XIIe»Id.37037»160
XIIIe»Id.341760»453
XIVe»Xoïte.300476»484
XVe»Thébaine.2520»»250
XVIe»Id.2270»»190
XVIIe»Rois pasteurs.20826»260(2)
/XIV/
XVIIIe»Thébaine.182217»384
XIXe»Id.14736»194
XXe»Id.127910»178
XXIe»Tanite.11017»130
XXIIe»Bubastite.9717»120
XXIIIe»Tanite.8514»89
XXIVe»Saïte.7621»44
XXVe»Des Éthiopiens.7186»»
XXVIe»Saïte.6749»150(1[bis])

(1) J’emprunte ce tableau à l’intéressant volume que M. Champollion a publié sur l’Égypte ancienne dans l’Univers Pittoresque. Les personnes qui désireront connaître à fond l’histoire de l’Ègypte ancienne devront avoir recours à ce savant ouvrage, où cette partie est traitée longuement et élaborée avec une remarquable érudition sur les matériaux recueillis par les dernières découvertes, qui ont été pour la première fois mis en œuvre par M. Champollion-Figeac.

(2) Six pharaons thébains régnent dans la Haute-Égypte pendant la même période.

(1[bis]) Cette dynastie est détruite par la conquête des Perses, l’an 524.

4. Depuis la première dynastie jusqu’à la conquête des rois pasteurs. — Le premier roi de la première dynastie fut Meneï, appelé Ménès par les historiens grecs. Ce fut lui qui substitua le pouvoir royal au gouvernement théocratique. On rapporte que, de son temps, le Delta était encore un marais, qu’il fraya un nouveau lit au Nil et qu’il jeta les fondements de cette fameuse ville de Memphis, dont on a trouvé des ruines dans les villages actuels de Menf, de Mokhnan, et surtout de Mit-Rhainé. Meneï eut pour successeurs une longue suite de rois, dont les noms et les actes sont pour la plupart inconnus. Ces nombreuses dynasties n’ont légué à l’histoire d’autres grands souvenirs que les monuments qu’elles élevèrent, et qui font encore l’admiration des voyageurs, des savants et des artistes. C’est de la IIIe dynastie que datent les monuments les plus anciens du monde connu, les pyramides de Dashkhour et de Sakkarah. Les pyramides de Giseh sont les tombeaux des trois premiers rois de la IVe dynastie. Un roi de /XV/ la XIIe dynastie, Labarès, fit construire dans le Nome Arsinoïte (le Fayoum), le labyrinthe si fameux dans l’antiquité, que l’on comptait au nombre des sept merveilles du monde. Ce labyrinthe paraît avoir eu une destination très-importante. Il servait de point de réunion aux députés des différentes provinces de l’Égypte, appelés, dans de graves circonstances, à donner leurs avis sur les décisions que devait prendre le gouvernement. Il n’en reste plus aujourd’hui de vestiges.

5. Invasion des pasteurs. — Les Égyptiens désignaient sous le nom de pasteurs (hyksos) les nomades habitants du désert, que nous appelons aujourd’hui Bédouins. Sous la XVIe dynastie, ces hommes intrépides, endurcis à tous les périls de la guerre par les fatigues et les privations d’une vie frugale et vagabonde, débouchèrent en Égypte par l’isthme de Suez et s’emparèrent du Delta, que six de leurs chefs gouvernèrent successivement pendant une période de 260 ans, depuis l’année 2082 avant notre ère; c’est sous le quatrième de ces rois étrangers que Joseph devint premier ministre, et appela en Égypte la famille du patriarche Jacob, son père, qui devint la souche de la nation juive.

6. XVIIIe dynastie. — Les Égyptiens supportaient avec impatience le joug des rois pasteurs. Ils n’obéissaient qu’en frémissant à ces barbares qui avaient détruit presque tout ce que les dynasties précédentes avaient fait de grandiose et d’utile. Les descendants des anciens rois que les pasteurs avaient détrônés et /XVI/ qui s’étaient retirés et fortifiés dans la Haute-Égypte, attaquèrent enfin les dominateurs étrangers du Delta; Aménôf Ier parvint à les en expulser complètement, et, réunissant sous son pouvoir toute l’Égypte, il fonda la XVIIIe dynastie. Cette dynastie fut la plus brillante de toutes celles auxquelles échut le gouvernement de l’antique Égypte. Ses quatre premiers rois, Aménôf Ier, Touthmosis Ier, Touthmosis II et Touthmosis III, consacrèrent leurs règnes à relever la nation épuisée par la longue oppression des pasteurs. La domination de ces derniers avait élé destructive. Les premiers rois de la XVIIIe dynastie voulurent tout restaurer; ils rétablirent la religion dans ses honneurs et ses prérogatives; ils firent respecter les antiques lois tombées en désuétude; ils recreusèrent les canaux, reconstruisirent les villes détruites et les monuments abattus. Plusieurs des majestueux édifices de Karnac et de Médinet-Abou sont leur ouvrage. Parmi eux se distingue surtout Touthmosis III, plus connu sous le nom de Mœris; c’est à lui que l’on doit, outre beaucoup d’autres monuments, les deux obélisques d’Alexandrie. C’est lui qui a donné son nom au lac connu aujourd’hui sous le nom de Birket-el-Keroun qui fertilise la belle province de Fayoum, et qui dans l’antiquité, tenant en réserve le surplus des inondations du Nil, pour le rendre à l’agriculture, après le retrait des eaux du fleuve, contribua à féconder une partie importante de la Moyenne-Égypte.

7. Sésostris. — Après avoir rétabli l’ordre et la /XVII/ prospérité à l’intérieur, la XVIIIe dynastie développa encore la puissance de l’Égypte au dehors, et assura sa prépondérance sur toutes les contrées voisines. Mais parmi les rois qui s’illustrèrent par leurs conquêtes, le plus grand de tous fut Rhamsès III, connu communément sous le nom de Sésostris.

Ce prince renouvela toutes les conquêtes de ses pères et les étendit jusque dans les Indes. Il employa l’immense butin que lui valurent ses victoires et les tributs qu’il imposa aux peuples conquis, à exécuter d’immenses travaux d’utilité publique; on lui attribue l’idée de la jonction du Nil à la mer Rouge. Parmi les importantes constructions dont il enrichit le sol égyptien, on voit encore aujourd’hui les monuments de Ibsamboul, Derri, Guirrhé Hanan et Ouadi Essebouâ, en Nubie; et en Égypte ceux de Kourna, d’El-Medinêch, près de Kourna, une portion du palais de Louqsor, et enfin la grande salle à colonnes du palais de Karnac. « Ce dernier monument, dit M. Champollion jeune, est la plus magnifique construction qu’ait jamais élevée la main des hommes. »

C’est sous le règne de Sésostris que l’Égypte atteignit au plus haut degré de prospérité intérieure et de puissance extérieure.

8. Puissance extérieure de l’Égypte sous Sésostris. — Voici les contrées qui reconnaissaient alors la domination immédiate ou la suveraineté du pharaon.

La Nubie, l’Abyssinie, le Qui: Sennaar. Poiché la forma più usata nell’opera è Sennâr, ho preferito uniformare sempre il testo Sennâr, un grand nombre de contrées du midi de l’Afrique; toutes les peuplades /XVIII/ errantes dans les déserts de l’orient ou de l’occident du Nil, la Syrie, l’Arabie, les royaumes de Babylone et de Ninive, une grande partie de l’Asie Mineure, l’île de Chypre et plusieurs îles de l’Archipel, plusieurs royaumes formant la Perse actuelle.

9. Invasion des Éthiopiens. — C’est sous la XVIIIe dynastie que cette période de grandeur, de gloire, de puissance, se développa pour l’Égypte. Mais une invasion éthiopienne conduite par Sabacon renversa l’œuvre de Sésostris. Les Éthiopiens furent chassés d’Égypte par le chef de la XXVIe dynastie Stéphinathi.

10. XXVIe dynastie. Conquêtes des Perses. — Sans doute avec son organisation l’Égypte ancienne aurait prolongé son existence historique, si elle eût pu se séquestrer du contact des étrangers ou si la topographie militaire de la vallée du Nil eût été assez forte pour la garantir contre les invasions étrangères. Mais l’Égypte a peu de moyens naturels de défense; elle fut toujours conquise, a dit Voltaire, par qui voulut l’attaquer. Proie facile, elle attira tous les grands conquérants qui convoitèrent ses richesses agricoles ou sa belle position, au point où trois continents se joignent, où deux mers ne sont séparées que par un isthme de quelques lieues. Sa pauvreté en fait de moyens naturels de défense, voilà quel a toujours été le côté faible de l’Égypte. Les fondateurs de ses antiques lois le comprenaient bien, quand ils lui interdirent au nom de la religion toute communication avec les étrangers, de peur que ceux- /XIX/ ci, admis à la visiter, ne fussent excités à en faire la conquête. Tant que l’ordre sacerdotal fut nombreux et puissant, il usa de son influence pour empêcher les rapports avec l’extérieur; mais les rois de la XXVIe dynastie secouèrent le joug théocratique et facilitèrent ces rapports. L’un d’eux, Psammétik Ier, prit à sa solde des Grecs, des Cariens et des Ioniens, et mécontenta la caste militaire dont une grande partie se retira en Ethiopie et priva l’Égypte de ses défenseurs naturels.

Un des successeurs de Psammèlik, Ouaphré, qui se dépopularisa en s’entourant de soldats étrangers, fit aussi la faute énorme d’attirer sur lui la colère de l’empereur d’Assyrie, Nabuchodonosor, qu’il alla attaquer pour secourir les Juifs. Il fut battu; Nabuchodonosor envahit l’Égypte, où il favorisa l’usurpation d’Amasis, qui s’était révolté contre Ouaphré. Le règne d’Amasis fut long et heureux. Les historiens rapportent que sous lui l’Égypte ne comptait pas moins de vingt mille cités populeuses. Ce fut pendant qu’il gouvernait l’Égypte que Pythagore et Solon visitèrent ce pays. Mais Amasis ne réussit pas jusqu’au bout. Il put voir, avant sa mort, s’amonceler l’orage qui devait éclater sur sou royaume et détruire son indépendance. Il avait mécontenté le chef des Grecs qu’il entretenait à son service; celui-ci courut auprès du fils de Cyrus et l’excita à attaquer l’Égypte. C’est ce que fit Cambyse, peu de temps après la mort d’Amasis. Une seule victoire remportée à Peluse lui livra l’Égypte et son souverain /XX/ Psamménite, qu’il réduisit en esclavage et dont il fit périr le fils. Les Perses se trouvèrent ainsi maîtres de l’Égypte, l’an 525 avant J.-C.


§ II.

Religion des anciens Égyptiens.

Principe de l’unité divine. — Ternaire suprême — Différents dieux. — Osiris, Isis et Horus. — Typhon. — Métempsycose. — Culte des animaux. — Villes qui leur étaient consacrées. — Divisions religieuses de l’Égypte.

11. La religion des Égyptiens n’était pas, comme on l’a cru communément, sur la foi des historiens grecs et romains, un culte grossier et ridicule consacré à l’adoration exclusive de certains animaux, de certaines plantes. Cette religion, qui avait pour base les principes métaphysiques les plus élevés, se traduisait aux yeux du vulgaire en des pratiques symboliques, dont les prêtres avaient le secret et dont le peuple et les étrangers ne savaient ou ne pouvaient pas pénétrer le sens mystérieux.

Le principe de l’unité divine était au fond de la théologie égyptienne; Ammon-Ra était considéré par elle comme l’être suprême dont tout procédait dans l’univers. Ammon-Ra représentait le principe mâle; mais le principe féminin lui était intimement uni sous le nom de la déesse Mouth. De son union avec la déesse Mouth était né le dieu Khons. Ainsi s’était formé la Triade suprême.

Ce ternaire divin donnait naissance à tous les dieux de l’Égypte destinés d’abord à représenter les /XXI/ manifestations infinies de la divinité dans tout l’univers. La hiérarchie des dieux se formait par groupes de trois, composé chacun d’un principe mâle, d’un principe féminin et du produit de leur union.

Au-dessous d’Ammon-Ra, qui était souvent adoré sous le nom de Knouphis, se trouvaient plusieurs dieux que les Grecs se sont appropriés en leur donnant des noms nouveaux. Tels sont: Bouto, déesse de la nuit, qui avait, chez les Égyptiens, les mêmes attributions que la Nuit des Grecs; la déesse Neith, dont le culte était surtout en honneur à Saïs, ville de la Basse-Égypte, et qui correspondait à Minerve; le dieu Phtha, qui, dans la série des dieux de l’Égypte, occupait la troisième place et qui était analogue au Vulcain des Grecs: il était l’ouvrier de la création. Le dieu Knouphis avait produit un œuf de sa bouche; cet œuf représentait la création; Phtha en était sorti. Il avait coordonné la matière première. Ce dieu avait été, suivant les Égyptiens, le premier de leurs rois; la ville royale de Memphis lui était consacrée; c’était dans le magnifique temple élevé en son honneur, à Memphis, que se faisait l’inauguration des rois; — la déesse Hathor, la Vénus des Égyptiens: elle était adorée aussi à Memphis; — le dieu Phré, dieu du Soleil, l’Hélios des Grecs: la ville où son culte était pratiqué avec le plus de solennité était Héliopolis; — Thoth, l’Hermès des Grecs, qui avait révélé aux hommes les premiers éléments des sciences, des arts et du commerce: il était adoré à Hermopolis; l’ibis était l’oiseau qu’on lui consacrait; /XXII/ — la déesse Bescht, adorée à Bubastis, dont les Grecs ont fait leur Diane et dont l’animal sacré était le chat, etc.

La triade à laquelle était échue la direction de la terre était composée d’Osiris, Isis et Horus. Son règne avait immédiatement précédé la génération des hommes. L’histoire de la période qu’il occupa remplissait la première partie des annales de l’Égypte. Osiris, s’il faut en croire Plutarque, représentait le principe actif de la production des êtres, et Isis la matière première et passive de tous les êtres particuliers.

L’union d’Osiris et d’Isis, c’est-à-dire du principe producteur et de la matière, produisait le monde, l’univers, l’arrangement de toutes choses; c’était le fils unique du dieu. On le nommait Horus.

Mais, à côté du principe d’ordre et d’harmonie représenté par Osiris, Isis et Horus, existait le principe du mal et, du désordre, Typhon, frère et ennemi d’Osiris.

Les Égyptiens feignaient qu’après avoir civilise l’Égypte et fondé Thèbes aux cent portes, Osiris voulut faire partager ses bienfaits à toute la terre, et qu’il visita tous les peuples qui, sous divers noms, lui élevèrent des autels. Mais à son retour, l’épouse et la sœur de Typhon, Nephti, se rendit amoureuse de lui, et, se faisant passer pour Isis, en eut Anubis. Typhon outragé tendit des embûches à Osiris, lui enleva la vie. Ainsi qu’à Horus, et jeta les lambeaux de son corps dans la branche tanitique du Nil; on dit /XXIII/ que c’est là la cause de l’horreur que cette embouchure inspirait aux anciens Égyptiens. Ils croyaient aussi que les parties du corps d’Osiris jetées dans le fleuve avaient communiqué à ses eaux leur vertu fécondante.

Mais Osiris revint des enfers. Il reçut, après sa résurrection, le nom de Sérapis; il rappela Horus à la vie et lui donna des armées pour combattre Typhon. Horus vainquit le mauvais principe. Mais Isis le sauva en lui procurant une retraite, et depuis il demeura caché dans l’univers, dont il ne cessa de troubler l’ordre en suscitant toutes sortes de maux.

Osiris était représenté dans les temples sous divers emblèmes, dont nous parlerons dans le chapitre des antiquités; mais c’était sous la forme d’un taureau noir qu’il était le plus souvent adoré. De là le culte fameux du bœuf Apis. Les marques distinctives de ce taureau sacré étaient une tache blanche et carrée placée au milieu du front; la figure d’un aigle sur le dos, les poils de la queue doubles, et un nœud en forme d’escargot sous la langue.

Les Égyptiens crurent à la métempsycose; ils admettaient par conséquent l’immortalité de l’àme; ils pensaient qu’après la destruction du corps, elle entre dans un autre animal toujours prêt à naître, et qu’elle revient enfin au bout de trois mille ans revêtir de nouveau la forme humaine pour recommencer une nouvelle période d’existénce.

Quelque profonde que fût l’essence de la religion égyptienne, dont nous ne pouvons qu’entrevoir les mys- /XXIV/ tères, comme les prêtres et les initiés avaient seuls le privilège de les connaître, le culte populaire dégénéra bientôt en un grossier polythéisme. Parmi les superstitions innombrables qui eurent cours en Égypte, on ne peut passer sous silence les honneurs rendus aux animaux. On sait que les principaux parmi les animaux sacrés furent les chats, les ichneumons, les chiens, les éperviers, les ibis, les loups et les crocodiles. Un grand nombre de ces animaux étaient nourris à grands frais dans les temples. Lorsqu’ils mouraient, des sommes énormes étaient consacrées à leurs funérailles, et on en portait le deuil. Le meurtre prémédité de l’un d’eux était puni de mort. La peine capitale était également portée contre celui qui tuait même involontairement un chat ou un ibis. Diodore de Sicile rapporte que, sous les Ptolémées, quelle que fut la terreur qu’inspirât alors la puissance de Home, un Romain ayant tué involontairement un chat, rien ne put l’arracher à la fureur d’un peuple fanatique.

Plusieurs villes étaient spécialement consacrées au culte de différents animaux. Ainsi le bœuf Apis était en honneur à Memphis, le bœuf Mnévis à Héliopolis, le bouc à Mendès, le lion à Léontopolis, le crocodile au lac Mœris, dans une ville qui portait son nom, et le loup à Lycopolis. La cause des honneurs religieux rendus aux animaux était connue, mais tenue cachée par les prêtres. Les voyageurs grecs durent l’attribuer, d’après l’hypothèse qui leur parut la plus plausible, tantôt aux services que ren /XXV/ daient ces animaux, tantôt aux diverses qualités dont ils présentaient les emblèmes. D’après ce que dit saint Clément d’Alexandrie, les sanctuaires des temples égyptiens ne renfermaient pas de statues: c’était toujours un animal sacré qui, placé dans une partie reculée de l’édifice et caché par un voile aux yeux des profanes, était le symbole de la divinité.

L’Égypte se trouvait partagée en espèces de départements religieux à chacun desquels le culte d’une divinité ou plutôt d’une triade était spécialement affecté. En parlant de cette répartition, Diodore de Sicile l’attribue à une cause politique. D’après lui, l’un des anciens rois, voulant dominer plus facilement sur toute l’Égypte, conçut le projet d’empêcher qu’un accord général contre son autorité ne put se former parmi le peuple. Pour atteindre son but, il divisa l’Égypte en cantons à chacun desquels il assigna une divinité différente et interdit une certaine sorte de nourriture. C’était mettre en pratique l’adage Diviser pour régner. Diodore rapporte que les effets répondirent à cette combinaison, et que l’on voyait les habitants des territoires voisins presque toujours en querelles entre eux, parce qu’ils s’offensaient mutuellement par les infractions réciproques qu’ils faisaient à leurs rites religieux. Du reste, quoique à chaque divinité fût assignée une portion particulière de territoire, tous les temples renfermaient, à côté de l’emblème du dieu, la représentation d’Ammon-Ra, le dieu suprême de l’Égypte entière.

Je ne puis pas m’étendre davantage sur la religion /XXVI/ des anciens Égyptiens. La matière est immense; elle l’est d’autant plus qu’elle a été moins explorée, et je dois renvoyer le lecteur qu’elle intéresse aux ouvrages spéciaux, à ceux surtout de l’illustre et si regrettable Champollion.


§ III.

État social, gouvernement et lois des anciens Égyptiens.

Castes. — Les prêtres. — Caste militaire. — Caste populaire. — Le roi. — Gouvernement. — Lois.

12. Castes. — La population de l’Égypte s’élevait, dans les temps prospères de l’époque pharaonique, de 5 millions au moins à 7 millions au plus d’habitants. Elle était répartie en trois grandes castes: la caste sacerdotale, la caste militaire et la caste populaire. Celle-ci se divisait à son tour en deux classes: celle des agriculteurs et celle des commerçants. La loi attachait les enfants à la profession de leurs pères, et perpétuait ainsi l’intégrité et l’immobilité des grandes divisions sociales.

13. Les prêtres. — Le gouvernement de l’Égypte fut d’abord théocratique: la caste sacerdotale avait le pouvoir; plus tard elle dut le céder aux chefs de la classe militaire; mais elle conserva néanmoins la plus grande partie de ses attributions et de ses privilèges.

/XXVII/ Ainsi, sous l’époque pharaonique, les prêtres, possesseurs de nombreuses propriétés territoriales, demeurèrent exempts de toute contribution. La considération dont ils jouissaient avait pour l’une de ses principales causes leurs immenses richesses. Celles-ci se composaient, outre leurs domaines, de revenus fixes qu’ils tiraient de la piété populaire. Ces espèces de dîmes leur étaient données en nature. Toutes les classes étaient soumises à les payer; le roi lui-même ne se dispensait pas d’apporter son tribut. Mais les prêtres ne percevaient pas seulement des droits sur les vivants et les productions de la terre; des redevances étaient établies sur les morts. Ils avaient la propriété des nécropoles: toute momie déposée dans ces vastes catacombes payait chaque année un droit fixe.

La caste sacerdotale était mêlée à toutes les affaires nationales; sur la guerre et sur la paix, sur les travaux publics et sur l’agriculture, sur l’administration intérieure et enfin sur toutes les grandes mesures gouvernementales, elle était consultée, et son avis, promulgué par l’organe de ses chefs, était le plus souvent religieusement suivi. C’était dans l’assemblée des prêtres que le roi était intronisé; après le monarque, le grand prêtre était le premier dignitaire de l’Égypte.

Les prêtres exerçaient la médecine, étudiaient l’astronomie, avaient dans leurs attributions la momification des corps; ils étaient à peu près les seuls en Égypte qui fussent instruits. Ils s’adonnaient sur /XXVIII/ tout à l’arithmétique et à la géométrie. Les opérations cadastrales durent en effet avoir de tout temps une très-grande importance dans un pays dont la surface est annuellement changée par l’inondation qui, déplaçant les limites des propriétés particulières, introduirait la confusion parmi elles, et susciterait des litiges incessants, si la géométrie ne fixait pas irrévocablement, avec l’infaillibilité de ses procédés, la part de chacun.

La corporation sacerdotale se composait de divers degrés. Il y avait au-dessous des grands pontifes les hiérogrammates ou scribes sacrés, chargés de l’administration des revenus sacerdotaux; les archiprophètes, les prophètes, les gardiens des temples, les sphragistes ou scribes des victimes, qui marquaient d’un sceau spécial les victimes dévouées aux sacrifices; les prêtres des villes, les hiéracophores, chargés de présenter les offrandes funéraires: les libanophores, qui brûlaient l’encens devant les dieux; les spondistes, qui répandaient les libations; les surveillants des temples; les fonctionnaires inférieurs: tabellifères, portiers, décorateurs, chanteurs; et les taricheutes, les paraschistes et les colchytes, qui embaumaient les corps.

Les prêtres soutenaient, par les soins qu’ils apportaient à leurs costumes, la dignité de leurs fonctions. Ils étaient vêtus de robes blanches; les tissus de lin leur étaient seuls permis. Hérodote rapporte que c’était pour eux un devoir de se raser et de s’épiler tous les trois jours la tête et les autres parties velues du corps.

/XXIX/ 14. Caste militaire. — La classe des guerriers était la seconde dans le principe. Elle devint la première lorsque Menés, son chef, détruisit la théocratie. Elle possédait de très-grandes propriétés. Le nombre de ses membres était considérable. Il paraît qu’en temps de paix le chiffre de l’armée était d’à peu près deux cent mille soldats. Pendant qu’Hérodote visita l’Égypte, elle en comptait plus de quatre cent mille, divisés en deux grandes sections d’après les nomes qu’ils habitaient. L’une de ces sections, celle des calisiries, comprenait deux cent cinquante mille hommes; l’autre, celle des hermotybies, en comptait cent cinquante mille.

L’armée égyptienne se composait de grosse infanterie, d’infanterie légère et de combattants en chars. Il paraît, d’après les inscriptions des monuments, qu’elle n’avait pas de cavalerie. Les armes des fantassins étaient la lance, le sabre recourbé, la hache et les flèches; un bouclier les protégeait. Les chars, dont les roues étaient garnies de faux, étaient traînés par deux chevaux, et montés par des guerriers armés d’une hache et qui lançaient des flèches.

Les troupes étaient divisées en plusieurs corps, qui suivaient chacun une enseigne spéciale. Le roi était le chef naturel de l’armée; il en déléguait le commande-ent à ses fils ou à des généraux de son choix.

15. Caste populaire. — La caste populaire comprenait tous les hommes libres qui ne faisaient pas partie des deux premiers ordres de l’Etat. Elle était /XXX/ nombreuse. Ses membres vivaient dans l’aisance; ils cultivaient la terre, exploitaient l’industrie et faisaient le commerce.

La caste populaire parait avoir joui à une certaine époque de droits politiques importants. Elle concourait d’abord à l’élection des rois; plus tard elle n’intervint plus qu’à l’extinction des dynasties pour choisir la famille à laquelle devaient être transportés les honneurs royaux. Plus tard encore cette prérogative lui fut enlevée; on ne lui laissa que le droit de prononcer ces jugements singuliers auxquels la mémoire des rois était soumise après leur mort.

16. Le roi. — A son avènement au trône, qui lui était transmis héréditairement d’après le principe de primogéniture, le roi était proclamé souverain et sacré comme tel par les prêtres convoqués à Memphis.

Il était le chef du pouvoir exécutif, chargé pendant la paix de faire observer les lois et de défendre la patrie en cas de guerre.

Il jurait aux lois une obéissance rigoureuse. Celles-ci réglaient l’emploi de toutes les heures de sa journée. A l’ouverture de l’année rurale, il creusait le premier sillon au milieu de cérémonies solennelles. Pendant la guerre, monté sur un char qu’il conduisait lui-même, il combattait au milieu de ses troupes.

En général, le peuple égyptien était attaché à ses rois. Lorsque le monarque mourait, la nation entière prenait le deuil pendant soixante et douze jours; durant /XXXI/ tout ce temps les temples étaient fermés et les citoyens étaient obligés de faire pour lui des prières aux dieux. Cette période écoulée, la momie du roi élait exposée en public à l’entrée de son tombeau, et chacun pouvait librement l’accuser de ses fautes. Cependant un prêtre faisait son oraison funèbre. Si elle était accueillie par l’approbation du peuple assemblé, le roi mort recevait les honneurs de la sépulture: il en était privé dans le cas contraire. On remarque encore, comme preuve de la force de cet usage, que sur quelques monuments les noms des souverains qui les élevèrent sont soigneusement effacés. On prétend que la crainte de ces jugements funéraires retenait les souverains dans les limites de la vertu et de la modération. Quant à moi, je ne sais pas jusqu’à quel point pouvaient craindre l’opinion de la postérité des hommes qui ne redoutaient pas la haine ou le mépris de leurs contemporains.

17. Gouverneinent. — L’Égypte était divisée en départements ou nomes, à la tête desquels se trouvaient des chefs chargés de diriger l’administration religieuse, civile, militaire, financière. « On affirme, dit M. Champollion-Figeac dans son savant ouvrage sur l’Égypte ancienne, et avec une vraisemblance qui a pour elle quelques traditions anciennes, que des assemblées politiques et solennelles étaient convoquées par le roi ou par la loi, soit dans des circonstances extraordinaires, soit pour régulariser le taux et la nature des impôts, soit enfin lorsque les changements de règne et surtout les changements /XXXII/ de dynasties les rendaient nécessaires. Chaque nome envoyait un nombre de députés à l’assemblée générale de ceux de la nation, et c’est dans le labyrinthe qu’elle se réunissait. »

18. Lois. — On ne sait rien de bien précis et de bien méthodique sur la législation des anciens Égyptiens. Il paraît qu’elle a été plusieurs fois modifiée à la suite des diverses invasions que ce pays subit. En voici les traits principaux, tels que nous les ont transmis Hérodote et Diodore de Sicile.

« Le parjure était puni de mort: le serment étant admis dans beaucoup de circonstances graves par la législation égyptienne, il fallait en assurer, autant qu’on le pouvait, la vérité à l’égard de Dieu et des hommes. — C’était un devoir pour tous les citoyens de prévenir les crimes, d’en poursuivre la punition, et celui qui voyant un homme en danger ne volait pas à son secours était assimilé à l’homicide et puni comme tel. — L’homme devait défendre son semblable contre un assaillant, le garantir de sa fureur; s’il prouvait qu’il ne l’avait pas pu, il n’en devait cas moins découvrir le coupable et le poursuivre en justice.... L’exercice du droit de poursuite au nom des lois était donc mis au nombre des devoirs et déféré à tous les citoyens. — Le témoin d’un crime qui ne remplissait pas ce devoir était battu de verges et privé de nourriture pendant trois jours; et l’accusateur convaincu de calomnie subissait la peine réservée à l’accusé, s’il avait été déclaré coupable... Enfin, un coupable qui avait échappé à l’accusation durant sa /XXXIII/ vie, ne pouvait se soustraire à celle qui l’attendait à l’entrée même du tombeau: une voix qui l’accusait avec vérité le faisait priver des honneurs de la sépulture (1). »

(1) Champollion, Égypte ancienne.

L’homicide était puni de mort, le parricide était condamné au bûcher; les parents qui tuaient un de leurs enfants étaient obligés de tenir son cadavre embrassé pendant trois jours et trois nuits; le viol était puni par la mutilation; la femme adultère avait le nez coupé, son complice était battu de verges.

Une loi singulière de l’Égypte est celle qui autorisait le vol. Les voleurs formaient une corporation qui avait ses chefs; ceux-ci recevaient le butin commun des filous, rendaient aux victimes les objets qu’on leur avait dérobés, moyennant la cession du quart de leur valeur. Ils partageaient ce bénéfice avec leurs collaborateurs. — Le mariage entre frère et sœur fut permis après la conquête des Grecs.


§ V.

Sciences, agriculture, industrie, commerce.

19. Sciences. — Les sciences étaient cultivées exclusivement par les prêtres; j’ai indiqué celles auxquelles ils avaient fait faire des progrès, je ne puis pas entrer dans plus de détails; je dirai seulement que les Égyptiens paraissent avoir eu des connais /XXXIV/ sances très-avancées sur les sciences physiques et mathématiques. Leurs zodiaques prouvent que les faits astronomiques les plus saillants leur étaient familiers. Des collèges spéciaux de prêtres étaient occupés, à Héliopolis et dans plusieurs autres villes, à observer les astres. — C’est d’eux, au rapport de Strabon, que vient l’usage de régler le temps, non d’après la révolution de la lune, mais d’après celle du soleil; ils comptaient douze mois de trente jours chacun, auxquels ils ajoutaient cinq jours épagoniens, qu’ils appelaient célestes. Ils distinguaient deux sortes d’années: l’année solaire de 360 jours un quart, et l’année civile ou vague de 365 jours seulement; la rétrogradation de celle-ci donnait un mois de différence tous les 120 ans, et une année de 365 jours après 1460 ans. Cette longue période était connue sous le nom de sothique. Les Égyptiens étaient parvenus à déterminer exactement l’année solaire, à la suite d’observations intéressantes sur le lever héliaque de l’étoile Sirius. Ils ne divisaient pas l’année en quatre saisons comme nous, mais en trois de 120 jours chacune.

20. Agriculture, industrie, arts, commerce. — L’agriculture était la vie de l’Égypte. Les travaux qu’elle exigeait n’étaient pas pénibles: ils commençaient après l’écoulement des eaux du Nil. « Chacun, dit Hérodote, vient alors jeter les semences dans ses terres et y lâche ensuite des animaux; la semence est ainsi retournée et enterrée et il n’y a plus qu’à attendre la moisson. Les Égyptiens, particulièrement /XXXV/ ceux qui habitent au-dessous de Memphis, sont ceux qui recueillent avec le moins de travail les fruits les plus abondants; ils n’ont point à creuser inutilement les sillons avec la charrue; ils n’ont ni la fatigue de retourner la terre ni celle de la bêcher. » Les principales récoltes se composaient de céréales.

Les arts et l’industrie avaient été portés à un très-haut point de perfection. Je ne parlerai pas des magnifiques monuments qui furent élevés sur toute la surface du sol, il en sera question au chapitre des antiquités. Je rappellerai que les Égyptiens surent mettre en œuvre les métaux par des procédés chimiques, qu’ils connurent l’art de l’émailleur, la fabrication de la porcelaine, du verre, du verre coloré, du stuc, etc., qu’ils avaient des manufactures d’armes, d’ustensiles divers, qu’ils fabriquaient des bijoux de toutes sortes, des meubles nombreux, des tissus très-renommés.

Riche de ses produits naturels et artificiels, l’Égypte devait être et fut en effet très-commerçante.


§ VI.

Domination des Perses.

Cambyse. — Ses successeurs. — Dernières dynasties nationales.

21. Cambyse. — La conquête des Perses fut cruelle et dévastatrice; ils ne respectèrent pas les mœurs du pays; ils pillèrent ses temples et détruisirent plu- /XXXVI/ sieurs de ses monuments. On vit Cambyse, s’acharnant à opprimer le peuple qu’il avait vaincu dans ce qu’il avait de plus cher, ses croyances religieuses, tuer de sa propre main le bœuf Apis, pour prouver qu’il n’était pas un dieu. Ce féroce conquérant, non content d’avoir conquis l’Égypte, entreprit une expédition contre les Éthiopiens et envoya une armée à traversles déserts, pour soumettre les habitants de l’oasis d’Ammon. Ces deux tentatives échouèrent, l’armée dirigée contre les Ammoniens périt dans les sables. Cambyse mourut quelque temps après.

22. Ses successeurs. — Les Égyptiens respirèrent pendant le règne de Darius, fils d’Hystaspe, l’un des successeurs de Cambyse. Des monuments religieux furent élevés, sous les auspices de ce prince, aux dieux de l’Égypte. L’oasis d’El-Kargeh contient encore un de ces temples. Il s’occupa particulièrement des voies de communication à établir entre le Nil et la mer Rouge; néanmoins, vers la fin de son règne, les Égyptiens se révoltèrent contre lui. Son successeur Xercès les soumit; mais le fils de celui-ci eut à réprimer une nouvelle insurrection et fit peser sur les Égyptiens un joug plus sévère que ses devanciers. Les habitants de l’Égypte ne se laissèrent pas rebuter par leurs défaites, et sous la conduite d’Amyrtée, ils parvinrent enfin à recouvrer momentanément leur indépendance (404 av. J. C.). La première domination des Perses avait duré cent vingt ans.

23. Dernières dynasties nationales. — Amyrthée /XXXVII/ compose à lui seul la XXVIIIe dynastie. Il ne régna que six ans. Une famille originaire de Mendès lui succéda et forma la XXIXe dynastie, qualifiée de mendésienne, à cause de son origine. Elle donna cinq rois qui ne gouvernèrent que vingt et un ans. Ils furent remplacés par la XXXe dynastie appelée sébennitique; elle se composa de trois princes qui régnèrent pendant une période de trente-huit ans. Ce fut sous le dernier de ceux-ci, Nectabene II, que l’Égypte tomba de nouveau, l’an 338 avant notre ère, sous la domination des Perses.

Celle-ci fut très-courte, elle ne dura que sept ans. L’empire des Perses fut détruit en effet par Alexandre, l’an 332. L’année suivante l’illustre Macédonien entra en triomphateur en Égypte.


§ VII.

Les Ptolémées.

Alexandre. — Les Lagides. — Civilisation des Ptolémées. — Occupation romaine.

24. Alexandre fut un libérateur pour l’Égypte. La conquête des Macédoniens (331 av. J. C.) la fit briller d’un nouvel éclat. Le jeune vainqueur des Perses la dota d’une ville commerciale, dont il choisit l’emplacement avec le coup d’œil du génie, et qui devint bientôt la plus florissante du monde. Après sa mort, qui fut suivie du démembrement de ses conquêtes, /XXXVIII/ l’Égypte échut à l’un de ses lieutenants, qui régna sous le nom de Ptolémée Soter. Ce fut le premier souverain de la trente-deuxième dynastie égyptienne, celle des Lagides; elle comprit treize rois ou reines, et sa domination dura deux cent quatre-vingt-quatorze ans. Voici la liste de ces rois:

Ptolémée Soter, mort en 283av.J.-C.
Ptolémée Philadelphe247»»
Ptolémée Evergète224»»
Ptolémée Philopator204»»
Ptolémée Epiphane180»»
Ptolémée Philométor145»»
Ptolémée Evergète II116»»
Alexandre Ier 88»»
Ptolémée Soter II 81»»
Alexandre II»»»»
Ptolémée Aulète 52»»
Ptolémée Denys 48»»
Cléopâtre 31»»

Les règnes des Ptolémées sont tissus d’événements embrouillés, de querelles de famille, et n’offrent pas d’intérêt historique.

Cependant l’Égypte acquit, sous plusieurs de ces princes, une très-grande prospérité. De nouvelles voies s’ouvrirent à son commerce; elle eut le transit des produits de l’Inde dans la Méditerranée. Les sciences refleurirent et firent à Alexandrie des progrès importants. L’astronomie, la médecine, la philosophie, au point où les ont portées les Alexandrins, /XXXIX/ ont laissé d’ineffaçables souvenirs dans l’histoire intellectuelle de l’humanité. Pendant cette période, l’Égypte vit s’opérer en elle la fusion de plusieurs civilisations. Ouverte aux Grecs, aux Juifs, aux Asiatiques, aux Romains, les mœurs, les idées, les religions de ces peuples se mêlèrent dans son sein. De ce mélange sortit une célèbre école philosophique, sous laquelle se réfugia le polythéisme transformé, pour opposer un dernier effort à la marche victorieuse de la religion chrétienne.

Mais la race des Ptolémées dégénéra bientôt; les luttes intestines qui divisèrent ses derniers représentants, appelèrent en Égypte l’intervention romaine. César, vainqueur de Pompée, s’arrêta avec complaisance à Alexandrie, où il mit sur le trône la fameuse Cléopàtre. Celle-ci, qui, lors de la guerre civile du second triumvirat, unit sa fortune à celle d’Antoine, succomba avec lui à la journée d’Actium; et l’Égypte devint, sous Auguste, province romaine.


§ VIII.

Domination romaine.

Politique romaine. — Le christianisme en Égypte. — Querelles religieuses. — Les Cophtes appellent l’invasion des Arabes.

25. La politique d’Auguste envers l’Égypte fut profonde; elle prouve que l’habile empereur avait bien compris le pays sur lequel il établissait son /XL/ pouvoir. Elle mérite de fixer l’attention, même aujourd’hui; car, sous les Romains, comme de notre temps, il y avait une question d’Orient d’une haute importance; alors aussi il fallait l’étudier et lui préparer une solution pratique: Orientem componi, suivant la majestueuse expression de Tacite.

La possession de l’Égypte fut considérée, par Auguste, comme d’un intérêt vital. A la valeur de sa position géographique se joignait celle de sa richesse agricole; l’empereur en fit le grenier de Rome. Il chargea le gouverneur qu’il plaça à sa tète d’expédier chaque année, avant la fin du mois d’août, l’approvisionnement en céréales nécessaire à la capitale de l’univers. Les biens du gouverneur répondaient de l’exécution de cet ordre.

Il fallait donc soigneusement s’assurer, par de puissants moyens, la possession d’une province aussi précieuse.

Auguste créa le précédent, suivi par ses successeurs, de ne jamais confier à un patricien influent l’administration supérieure de l’Égypte. Il la donna à un simple chevalier romain, qui avait du reste sous ses ordres plusieurs préteurs, gouverneurs des différents nomes, et trois légions répandues dans l’intérieur du pays, jusqu’à ses frontières méridionales. Le préfet d’Égypte, véritable vice-roi, était fréquemment changé, de peur qu’il ne devînt assez puissant pour s’approprier les droits du souverain qu’il représentait.

D’un autre côté, Auguste ne donna point au peu- /XLI/ ple égyptien les prérogatives, les franchises, les libertés que les Romains accordaient aux nations conquises. Il respecta, il est vrai, leurs usages civils et religieux, mais il eut soin de ne rien leur laisser qui pût faciliter leur émancipation politique. Deux de ses décrets révèlent nettement ses intentions à cet égard; l’un défendait à tout noble égyptien d’aller à Rome, et lui interdisait l’admission au sénat; l’autre ne permettait à un Romain sénateur ou chevalier de débarquer en Égypte qu’avec l’autorisation de l’empereur.

D’ailleurs Rome, qui était directement intéressée à la prospérité de l’Égypte, tira parti avec une grande sollicitude de tous ses avantages matériels. Les anciens canaux furent restaurés; on en creusa de nouveaux. Le commerce maritime fut favorisé. La grandeur et la richesse d’Alexandrie s’accrurent encore; elle devint et demeura, jusqu’à la fondation de Constantinople, la seconde ville du monde.

L’Égypte fut, sous les Romains, le théâtre de séditions fréquentes et de troubles intérieurs. Elle fut rapidement conquise par la reine de Palmyre, Zénobie, et bientôt reprise par Aurélien. Le christianisme s’y introduisit sous le règne de Domitien. Il y prit un large développement, malgré les persécutions par lesquelles les empereurs romains s’efforcèrent de comprimer son essor. Il donna à l’Égypte un nouveau genre de célébrité. La Thébaïde se peupla de moines, et ses déserts furent sanctifiés par la foi, qui faisait alors la conquête de la terre. Alexandrie surtout prit /XLII/ une grande part au mouvement religieux des premiers siècles de noire ère. Arius était prêtre de cette ville, et saint Athanase, son adversaire infatigable, en fut le patriarche. Les disputes religieuses provoquèrent en Égypte, comme dans tout l’Orient chrétien à cette époque, des luttes acharnées et souvent sanglantes.

Lorsque Constantin divisa l’empire en deux grandes parties, l’Égypte fut comprise dans celle dont Constantinople devint la métropole. Mais miné par une faiblesse interne, assailli de tous côtés, le Bas-Empire ne pouvait conserver longtemps cette province. Les divisions religieuses accélérèrent cette perte plutôt qu’elle n’aurait dû normalement arriver. La masse du peuple égyptien s’était ralliée à la secte jacobite et s’était séparée par conséquent de l’Église byzantine. De là, la haine des Égyptiens jacobites (les cophtes) contre leurs dominateurs, les Grecs. Cette haine fut poussée si loin qu’elle leur fit oublier les intérêts de leur religion. Le patriarche cophte Benjamin et plusieurs de ses compatriotes influents ne craignirent pas d’appeler en Égypte les ennemis mêmes du nom chrétien, les musulmans qui s’étaient emparés déjà d’une partie de la Syrie. Ils préférèrent au gouvernement de l’empereur de Coustantinople le joug des sectateurs de Mahomet. Ceux-ci saisirent avec empressement les avances qui leur êtaient faites. Ils envahirent l’Égypte, l’an 640, sous le règne d’Héraclius.


/XLIII/

§ IX.

Domination des Califes et des Sultans Mamelouks.

26. Ce fut sous la conduite d’Amrou et favorisés par les indigènes qui venaient leur porter des vivres et se joindre à eux, que les Sarrasins s’emparèrent de l’Égypte. Alexandrie tomba bientôt en leur pouvoir. Le pillage auquel ils livrèrent cette ville est devenu célèbre, surtout à cause de l’incendie des manuscrits conservés par centaines de mille dans sa fameuse bibliothèque. Amrou avait demandé au calife ce qu’il fallait faire de ces manuscrits: « Si ces livres ne renferment que ce qui est écrit dans le livre de Dieu (le Coran), ce livre nous suffit, lui répondit Omar, et d’autres sont inutiles; s’ils contiennent quelque chose de contraire au saint livre, ils sont pernicieux; dans l’un et l’autre cas, brûlez-les. » L’arrêt du calife fut exécuté, et la bibliothèque des Lagides brulalement enlevée aux lettres. Mais si Amrou agit dans cette circonstance avec l’inflexible rigueur du fanatisme, il se montra plus généreux dans le reste de sa conduite, et fut utile au pays qu’il avait conquis. Il s’occupa en effet de ses intérêts matériels. Il fonda Nel testo: Fosat.
Corr. negli Errata
Fostat, dont il fit sa capitale; il creusa un canal, qu’il appela le canal du prince des fidèles, et qui devait mettre en communication les deux mers. Son exemple ne fut pas suivi, en ceci, par ses succes /XLIV/ seurs. Après avoir appartenu aux Ommiades et aux Abassides, l’Égypte devint indépendante sôus Ahmed-ben-Touloun, chef de la courte dynastie des Toulounides. Ce prince entoura Alexandrie de fortifications qui existent encore. Les Toulounides furent remplacés un instant par les Iskhides; ceux-ci firent bientôt place eux-mêmes aux Fathimites (882). Sous les premiers princes de cette dernière race, l’Égypte vit encore de beaux jours. Misr-el-Kahira, la ville victorieuse (le Caire), fut fondée par eux, et ils en firent la métropole des arts, des sciences et des lettres; issus des environs de Fez, ils introduisirent brillamment en Égypte la civilisation moresque qui se déployait déjà en Espagne avec tant de gloire et de splendeur. Leurs successeurs dégénérés perdirent leur puissance, qui échut aux Ayoubites (1171). — Les débuts des Ayoubites furent signalés par la gloire militaire. Le mahométisme, vaincu en Syrie par les croisés, était sérieusement compromis, lorsque le premier Ayoubite, Saladin, le releva par ses succès; soumise à cette dynastie, l’Égypte fut encore florissante, les arts et les sciences continuèrent à être cultivés dans son sein, et son commerce s’étendit, comme sous les Ptolémées, dans toute la Méditerranée et dans l’Inde. Les Ayoubites semblaient destinés à triompher des croisades. Ce fut sous le dernier de leurs princes que saint Louis débarqua en Égypte, et fut fait prisonnier après le combat désastreux de Fares-Kour, dont, six siècles plus tard, la France devait aller demander compte /XLV/ aux Mamelouks. Les Baharides recueillirent l’héritage des Ayoubite (1250). Au commencement de leur domination, les califes abassides furent chassés de Bagdad, et les membres survivants de celte famille allèrent chercher un asile en Égypte, où leur autorité spirituelle fut reconnue. Le Caire devint alors, comme l’était Bagdad auparavant, le centre du mahométisme, et demeura la ville métropole de la religion musulmane, jusqu’au jour où les sultans ottomans réunirent le pouvoir religieux au pouvoir politique. Les Mamelouks Borgides succédèrent aux Baharides (1382). Leur domination ne présente d’autre fait remarquable que l’institution qui lui servit de base. Il n’y a pas d’exemple dans l’histoire d’une aristocratie semblable à celle des Mamelouks. Ce fut l’un des successeurs de Saladin qui la créa maladroitement, dant le but de se faire une milice formidable et dévouée: il acheta douze mille jeunes Circassiens, Abazes et Mingréliens, les fit élever dans les exercices militaires, et obtint bientôt le corps de soldats le plus aguerri et le plus redoutable de l’Asie. Mais ces esclaves (mamlouk) ne tardèrent pas à comprendre qu’ils avaient en leurs mains toute la puissance de leurs maîtres. Ils renversèrent ceux-ci, choisirent des sultans parmi eux, et se recrutèrent de la même manière qu’ils avaient été formés. Transplantés comme esclaves, dès leur enfance, dans le pays sur lequel ils devaient commander, ils ne lui étaient attachés par aucune tradition patriotique, par aucune solidarité de famille. Ils le traitaient comme province /XLVI/ conquise. Leur seul soin était de l’exploiter à merci, de se gorger de richesses et de plaisirs. Aussi la durée de leur domination barbare n’est-elle qu’une anarchie ininterrompue, fomentée par les ambitions personnelles, et entretenue par de sanglantes violences.


§ X.

Domination des Turcs et des Mamelouks.

Gouvernement de l’Égypte sous les Turcs. — Révolte d’Aly-Bey. — Souveraineté illusoire de la Porte. — Indépendance réelle des Mamelouks.

27. L’Égypte devint province de l’empire ottoman, sous Sélim Ier, en 1517. Ce sultan, après s’en être emparé, comprit bien qu’à cause de l’éloignement où elle se trouvait du centre de l’empire, il serait difficile à la Porte de lui faire sentir son autorité. Pour ce motif, et aussi afin de ménager les Mamelouks, Sélim la soumit à un système d’administration prudemment combiné, d’après lequel le pouvoir était partagé entre plusieurs corps, qui avaient besoin pour se faire équilibre de recourir à l’intervention des sultans. Les fonctions et les soins du gouvernement étaient laissés à un divan composé de Mamelouks; l’administration locale était confiée à vingt-quatre beys, chefs de cette puissance corporation. Ceux-ci percevaient les impôts partiels sur lesquels le divan prélevait le tribut payé annuellement /XLVII/ à la Porte. Le sultan était représenté par un pacha qui avait pour mission de notifier au divan les ordres de son suverain de Constantinople, de faire passer le tribut, de veiller à la sûreté du pays contre les ennemis extérieurs et de s’opposer à l’agrandissement des divers partis. Une milice de janissaires et de spahis avait été formée sous le commandement de sept chefs nommés odjacklys, pour soutenir les attributions du pacha; mais ils s’établilirent en Égypte d’une maniere trop sédentaire pour pouvoir conserver l’humeur aveinturière qui rendait si redoutables les janissaires de Constantinople. Aussi les Mamelouks demeurèrent-ils à peu près tout-puissants. Les membres du divan avaient le droit de rejeter les ordres du pacha en motivant leur refus; ils pouvaient même le déposer.

Réduite à ces proportions, l’autorité de la Porte sur l’Égypte était déjà bien restreinte; elle devint encore plus illusoire dans la seconde moitié du dix-huitième siècle. En 1766, l’un des beys Mamelouks, Aly-Bey, refusa le tribut, chassa le pacha, battit monnaie à son effigie, mit en déroute, dans toutes les rencontres, les armées turques envoyées contre lui, et se fit proclamer lui-même par le chérif de la Mecque, sultan d’Égypte et dominateur des deux mers. La trahison de l’une de ses créatures mit fin à sa révolte: mais elle avait porté une atteinte profonde à l’autorité de la Porte, qui devint, après lui, plus nominale et plus précaire que jamais. Depuis lors, on déposait ou l’on exilait les pachas sans la moindre /XLVIII/ hésitation; ceux-ci sentaient si bien leur faiblesse qu’ils obéissaient à la première sommation, et quittaient leurs palais, sans faire les plus légers efforts pour résister. Plus prudents néanmoins qu’Aly, les beys qui héritèrent de sa puissance eurent garde de se déclarer indépendants. L’indépendance de fait leur suffisait; ils recevaient les ordres du sultan avec le plus grand respect apparent et ne les exécutaient jamais. Ils écornaient considérablement le tribut, en faisant entrer en compte des dépenses imaginaires; quelquefois même ils le suspendaient. La Porte fermait les yeux sur ces abus; tenter de les réprimer eût été périlleux pour elle. L’unique but de sa politique était de fomenter les divisions intestines des Mamelouks, et, par un système de bascule, d’empêcher qu’aucun parti ne prît le dessus et ne put rétablir en Égypte, avec un pouvoir fort, l’ordre et l’unité. Politique funeste à la masse du peuple égyptien dont la condition, toujours misérable au milieu de l’anarchie, s’est toujours améliorée au contraire lorsque le pouvoir a acquis de l’énergie et que son action s’est concentrée.


/XLIX/

§ XI.

Expédition française.

But de l’expédition. — Prise d’Alexandrie. — Bataille des Pyramides. — Défaite d’Aboukir. — Ses conséquences. — Kléber. — Victoire d’Héliopolis. — Menou. — Évacuation. — Résultats de la conquête française.

28. Deux beys, Mourad et Ibrahim, s’étaient partagé le gouvernement lorsque Bonaparte débarqua en Égypte, le 1er juillet 1798.

Les motifs immédiats de l’expédition de trente-six mille hommes, que le Directoire envoya sur les bords du Nil, étaient les nombreuses avanies que les Mamelouks faisaient subir à nos négociants; mais un but grandiose, plus profond que la répression de leurs insolents brigandages, avait guidé Napoléon. Il semblait qu’une sorte d’attraction providentielle nous appelât en Afrique,

Terre de poésie
Que, depuis six cents ans, notre France a choisie,

comme vient de le dire dans une ode sublime notre grand poète Méry (1). Louis XIV, sur un plan qui lui fut proposé par Leibnitz, avait songé un instant /L/ à s’emparer de l’Égypte. Le même projet avait été remis en question sous le ministère du duc de Choiseul. Bonaparte, à son retour d’Italie, se nourrit avec une sorte d’exaltation idéale de la conception de Leibnitz. « Les grands noms ne se font qu’en Orient, » avait dit le héros d’Arcole dans un accès d’enthousiasme. L’écho d’Aboukir, qui lui répondit par la voix de Kléber: « Général, vous êtes grand comme le monde! » lui prouva plus tard qu’il ne s’était pas trompé en venant demander au pays des pyramides ce prestige de gloire, irrésistible talisman, qui enchaîne l’humanité à la fortune des hommes de génie.

(1) La France en Afrique, poème lyrique, lu à l’Académie de Marseille, par l’auteur de Napoléon en Égypte, et dans lequel la générosité de l’inspiration est magnifiquement révélée par la splendeur de la forme.

Du reste Napoléon a exposé en deux phrases le motif politique de son expédition.

« Le principal but de l’expédition des Français d’Orient était, dit-il, d’abaisser la puissance anglaise. C’est du Nil que devait partir l’armée qui allait donner de nouvelles destinées aux Indes. L’Égypte devait remplacer Saint-Domingue et les Antilles, et concilier la liberté des noirs avec les intérêts de nos manufactures. La conquête de cette province entraînait la perte de tous les établissements anglais en Amérique et dans la presqu’île du Gange. Les Français une fois maîtres des ports d’Italie, de Corfou, de Malte et d’Alexandrie, la Méditerranée devenait un lac français. »

Ce beau rêve ne put se réaliser.

Je n’essayerai pas de faire l’histoire de notre conquête. Deux jours après le débarquement, Alexandrie était au pouvoir des Français. Bonaparte n’y passa /LI/ qu’assez de temps pour organiser le gouvernement, et marcha sur la capitale. Le 15 juillet Mourad-Bey, qui avait promis, avec la présomptueuse forfanterie de l’ignorance, de pourfendre nos soldats comme des batechs (pastèques), vint attaquer l’armée; mais les charges de ses impétueux cavaliers échouèrent contre les baïonnettes de nos carrés. Les Mamelouks, impuissants, s’imaginèrent, pour interpréter une tactique qui leur était inconnue, que nos fantassins étaient attachés entre eux et palissadés de baïonnettes. Toute-fois ce premier échec ne les découragea pas; ils réservèrent toutes leurs forces pour nous disputer le Caire. Ils attendirent les Français entre le Nil et les pyramides, couvrant Giseh, et se vantèrent de voir finir là notre fortune. Leurs espérances furent de nouveau trompées. La bataille des Pyramides fut décisive; l’armée de soixante mille hommes qu’ils avaient assemblée à Embabeh fut détruite; dix mille musulmans, parmi lesquels cinq mille Mamelouks, jonchèrent le champ de bataille ou se noyèrent dans le Nil. La journée du 21 juillet nous donna le Caire et presque toute l’Égypte.

Mais dix jours après cette victoire notre escadre était anéantie sur la plage d’Aboukir et avec elle les brillants résultats que nous promettaient nos premiers succès « La perte de la bataille d’Aboukir eut une grande influence sur les affaires d’Égypte et même sur celles du monde; la flotte française sauvée, l’expédition de Syrie n’éprouvait point d’obstacles, l’artillerie de siège se transportait sûrement /LII/ et facilement au delà du désert, et Saint-Jean-d’Acre n’arrêtait point l’armée française. La flotte française détruite, le divan s’enhardit à déclarer la guerre à la France. L’armée perdit un grand appui; sa posilion en Égypte changea totalement, et Napoléon dut renoncer à l’espoir d’asseoir à jamais la puissance française dans l’Orient par les résultats de l’expédition d’Égypte (1). »

(1) Napoléon, Mémoires, t. ii.

Livrée à elle-même, sans moyens de communication avec la France, que préoccupaient d’ailleurs les revers soudains qu’elle venait de subir en Italie et en Allemagne, notre armée d’Égypte ne pouvait songer à conserver ses conquêtes. Aussi, lorsque Bonaparte, après avoir pris sur les Turcs, à Aboukir, une éclatante revanche de notre défaite navale, fut parti pour la France, Kléber, à qui échut le commandement, dut préparer les moyens de faire l’évacuation le plus honorablement possible. Il conclut à El-Arisch une convention avec les Turcs. D’après les termes de ce traité, il devait quitter l’Égypte avant trois mois, et la Porte Ottomane s’engageait à fournir à l’armée française le nobre de vaisseaux nécessaires pour la transporter en France, armes et bagages. Mais, au moment où les Français allaient sortir du Caire, l’amiral Keith signifia à Kléber que l’Angleterre ne consentirait à la capitulation qu’à la condition expresse, pour l’armée française, de mettre bas les armes et d’abandonner ses vaisseaux, /LIII/ ses munitions, ses bagages. Kléber répondit à cet ultimatum en le publiant et en le faisant suivre de la phrase suivante, adressée à son armée: « Soldats! on ne répond à une telle insolence que par la victoire: préparez-vous à combattre. »

Il fallait en effet, pour demeurer, battre et disperser une armée de soixante et dix mille Osmanlis: c’est ce que firent neuf mille Français dans l’immortelle journée d’Héliopolis. Mais, tandis que Kléber chassait en Syrie les débris fugitifs de l’armée du grand vizir, la population du Caire, soulevée par des fanatiques, avait massacré les Francs qui se trouvaient dans cette ville et tenait bloqués dans un palais cent quatre-vingts Français, restés seuls pour la garde de la capitale, qui tinrent en échec pendant deux jours une multitude acharnée, appuyée par plus d’un millier de soldats. Ces braves allaient succomber faute de munitions, lorsqu’un détachement de notre armée victorieuse vint les délivrer. Mais la présence de nos troupes et de Kléber ne suffit pas pour comprimer le soulèvement. Les révoltés n’implorèrent la clémence du vainqueur que lorsque plusieurs quartiers de la ville eurent été réduits en cendres.

Contraint de garder l’Égypte, Kléber, raffermi par la victoire d’Héliopolis, débarrassé des Turcs, n’avant rien à craindre des Anglais, dont l’attention se concentrait sur l’Europe, émue par la victoire de Marengo; soutenu d’ailleurs dans le pays même de l’alliance de Mourad-Bey, auquel il céda le gouvernement de la Haute-Égypte, consolidait de plus /LIV/ en plus sa domination, lorsque, victime de la gloire qu’il avait imprimée au nom français, qu’il représentait si noblement, il tomba sous le poignard d’un assassin fanatisé par les ulémas.

Kléber était peut-être le seul général qui eût pu conserver l’Égypte. Sa belle renommée agissait sur le moral des soldats, et la confiance de l’armée dans son chef doublait ses forces. Mais aucun gouverneur n’était plus fait pour perdre notre conquête que celui qui lui succéda, Menou. Ce général n’avait aucun mérite comme militaire, aucune aptitude pour l’administration. Il mécontenta les officiers supérieurs que leur capacité aurait appelés à occuper dignement sa place. Il voulait faire en toutes choses le contraire de ce qu’avait fait Kléber. Du reste, il fut loin de satisfaire les indigènes, que vexaient ses innovations puériles. Hautement blâmées par la partie la plus considérable de l’armée, ses opérations, souvent ridicules, ne furent jamais exécutées qu’avec mollesse ou avec défiance. Il était bien évident que, sous un tel chef, l’Égypte était perdue pour nous. Les Anglais le comprirent: ils firent une descente à Aboukir, débarquèrent six mille cipayes à Kosseyr, appelèrent une nouvelle armée turque, et forcèrent l’indolent et inhabile Menou, enveloppé par une coalition formidable, à capituler dans Alexandrie.

Vers la fin de septembre 1801, les débris de notre armée s’embarquèrent pour la France.

/LV/ Ce serait un intéressant travail que de constater tous les résultats de la conquête française, je ne parlerai que des plus généraux. Les victoires des Français ruinèrent l’influence des Mamelouks; elles montrèrent aux Arabes la faiblesse et l’infériorité de leurs oppresseurs, et préparèrent ainsi la reconstitution de leur nationalité. Ils virent l’Europe à travers Bonaparte, et leur haine fanatique pour les infidèles s’émoussa. Le général français frappa leurs imaginations impressionnables (1); la sage tolérance de Bonaparte, le respect habile qu’il témoigna pour la religion et les mœurs du peuple conquis, disposèrent celui-ci à avoir plus tard des contacts plus multipliés /LVI/ avec l’Europe, et à se tourner vers la civilisation occidentale, pour lui demander les éléments d’une organisation nouvelle. Cette régénération serait achevée, si la domination française eût duré plus longtemps. Bonaparte en avait jeté les bases. Il voulait réveiller la nationalité arabe. Il avait tout fait dans ce but. Il avait établi dans toutes les villes des divans, espèces de conseils municipaux, composés des principaux cheiks et des habitants les plus notables. Ces divans étaient consultés par le gouvernement; les affaires du pays se faisaient avec leur participation, et ils envoyaient des députés au Caire, où devait se former le grand divan national, représentation générale de l’Égypte entière. Les Français montrèrent aussi la plus grande sollicitude pour les intérêts matériels de l’Égypte: ils la purgèrent des Bédouins qui l’infestaient; ils veillèrent à l’entretien de ses précieux canaux, et l’entourèrent de fortifications sur la Méditerranée, du côté de la mer Rouge et sur la lisière du désert.

(1) Napoléon, le sultan Kebir (le grand sultan), occupera toujours une place immense dans les traditions populaires de l’Orient; j’ai souvent entendu des Égyptiens en parler avec enthousiasme. Dans un voyage que je fis à Suez, en 1834, je logeai dans la maison où Napoléon se reposa. Rien n’y est changé, pas même la couche où il a dormi; je ne voulus pas avoir d’autre lit. Mon hôte était le même qui avait reçu le grand capitaine. Ce vénérable vieillard semblait rajeunir en racontant ce qu’il avait vu, ce qu’il avait appris du sultan français. « Abounaparte, disait-il, n’était pas l’ennemi des musulmans; car, s’il l’avait voulu, il pouvait, avec la pointe d’une aiguille, renverser toutes les mosquées. Il ne l’a pas fait, que son nom soit toujours grand parmi les hommes. » Puis il ajoutait en finissant: « On nous assure qu’à l’heure de sa mort, là-bas sur un rocher de la vaste mer, où douze rois des pays chrétiens étaient parvenus a l’enchaîner, après l’avoir endormi au moyen d’un breuvage, les guerriers qui l’entouraient virent son âme se poser sur le fil de son sabre... Ou’il repose en paix! »

Ibrahim-Pacha a fait traduire en turc une histoire abrégée de Napoléon. Elle a paru sous le titre de l’Histoire de l’illustre Napoléon, empereur de France, dans un recueil appelé Definei asrar hukkami Evropa (Trésor des secrets des souverains de l’Europe).


/LVII/

§ XII.

Élévation et gouvernement de Méhémet-Ali.

État de l’Égypte après le départ des Français. — Le pacha, les Mamelouks, les Albanais, les Anglais. — Les Mamelouks ont le dessus. — Ils se divisent. — Les Albanais, sous la conduite de Méhémet-Ali, les chassent du Caire. — Méhémet-Ali. — Sa popularité. — Il est nommé vice-roi par les cheiks et confirmé par la Porte. — Tentatives des Anglais et des Mamelouks contre lui. — Descente des Anglais dans la Basse-Égypte. — Ils échouent. — Guerre contre les Wahabites. — Destruction des Mamelouks. — Intrigues de la Porte. — Leur insuccès. — Organisation des troupes régulières. — Conquêtes de l’Arabie, du Sennàr et du Kordofan. — Prospérité et puissance de l’Égypte. — Guerre de Morée — Nouvelles menées de la Porte contre le vice-roi. — Conquête de la Syrie. — Victoires de Homs, Beylan et Koniah. — Intervention des puissances entre la Porte et Méhémet-Ali. — Arrangement de Kutayeh. — Dernière tentative du sultan Mahmoud. — Victoire de Nezib. — Le statu quo. — But de Méhémet-Ali. — Érection de ses possessions en une vice-royauté héréditaire.

29. Lorsque les fautes du général Menou eurent forcé les débris de nos troupes à abandonner les conquêtes de Bonaparte, de Desaix et de Kléber, l’Égypte se trouva occupée par l’armée de la Porte, dont l’élément principal était un corps de quatre mille Albanais, par les troupes anglaises débarquées par l’amiral Keith, et par les Mamelouks. Les conquérants partis, il s’agissait de savoir à qui allait échoir la conquête, des vice-rois représentants de Constantinople, ou des Mamelouks, anciens maîtres du pays. Les pertes que ceux-ci avaient souffertes dans leur lutte avec les Français, pertes qu’ils n’avaient pu /LVIII/ réparer, car la Porte, prohibant l’importation des Circassiens et des Géorgiens en Égypte, avait empêché qu’ils ne recrutassent leurs rangs décimés, les avaient assez affaiblis pour donner au gouvernement ottoman la volonté et la force de se débarrasser de leur importun vasselage. Les instructions que reçut le premier pacha chargé de la vice-royauté d’Égypte, après le départ des Français, lui enjoignirent de détruire la puissance qui restait aux Mamelouks. Ce pacha était Mohammed-Khosrew, le même qui, sadrazam de l’empire ottoman, attirait naguère sur lui, par la haute position qu’il occupait el par sa rivalité contre Méhémet-Ali, l’attention de l’Europe. Exécuteur fidèle, mais inhabile, des ordres de son gouvernement. Khosrew s’empressa de faire la guerre aux Mamelouks, dont les deux principaux beys, rivaux d’ambition et de puissance, étaient alors Osman-Bardissy et Mohammed l’Elfy. Les premières troupes qu’il envoya contre eux furent battues. Méhémet-Ali, qui devait jouer bientôt un si grand rôle, commandait un corps d’Albanais dans cette armée malheureuse. Eloigné du champ de bataille, il ne put prendre part à l’action. Son général, irrité de sa défaite, voulut lui en faire supporter la responsabilité. Il l’accusa auprès de Khosrew; celui-ci n’eut pas assez de perspicacité pour découvrir la calomnie, et résolut de perdre le chef albanais, qu’il commençait à craindre. Mais l’habile Méhémet prévint ses coups. Appelé pendant la nuit chez Khosrew, il refusa de s’y rendre, car il savait que la mort l’y attendait. Il pro- /LIX/ fita d’une insurrection que le retard de la paye fit éclater au milieu de ses soldats et des autres Albanais, pour s’allier avec les Mamelouks et leur ouvrir le Caire. Puis, se joignant à Osman-Bardissy, il marcha contre Khosrew, l’accula dans Damiette, dont il s’empara, le fit prisonnier, et le conduisit au Caire, où le Nestor des Mamelouks, Ibrahim-Bey, surveilla sa captivité (1803).

Lorsque la Porte fut instruite de ces événements, elle envoya en Égypte Ali-Gézaïrli-Pacha pour remplacer Khosrew et punir ceux qui l’avaient renversé. Gézaïrli fut moins heureux encore que son prédécesseur. Il employa la ruse contre les Mamelouks et les Albanais, qu’il ne pouvait réduire par la force; mais étant tombé entre leurs mains, il les irrita par sa duplicité obstinée, et fut mis à mort par ordre de leurs chefs.

Les Mamelouks ne tardèrent pas à se diviser, et à rendre inutile leur double triomphe. Peu de temps après la mort de Gézaïrli, le rival d’Osman-Bardissy, Mohammed l’Elfy, qui était allé en Angleterre demander au cabinet de Saint-James son intervention en faveur des beys dans les affaires d’Égypte, débarqua à Aboukir. Bardissy ne put voir sans ombrage un bey qui l’égalait en influence arriver en Égypte pour lui ravir peut-être le pouvoir dont il venait de se rendre maître après tant d’efforts. Méhémet-Ali, qui, depuis le renversement de Khosrew, était l’intime allié de Bardissy, attisait encore sa jalousie. La haine de Méhémet contre l’Elfy n’était pas /LX/ sans fondements. Protégé de l’Angleterre, ce bey avait acheté son appui en lui faisant des promesses qui compromettaient, pour l’avenir, l’indépendance de l’Égypte. Bardissy tenta de se défaire de son rival par un guet-apens, mais son perfide coup de main ne réussit pas. L’Elfy s’échappa et alla reformer son parti dans la Haute-Égypte.

La scission ouverte des deux chefs des Mamelouks, qui, au lieu de partager le pouvoir, comme l’avaient fait sagement, avant la conquête française, Mourad et Ibrahim-beys, aimaient mieux s’entre-détruire, et user dans une lutte intestine les dernières forces de leur caste, redoubla l’inquiète audace des Albanais, sur lesquels Bardissy s’était appuyé jusqu’à ce jour. Ils réclamèrent à grands cris huit mois de solde que leur devait ce bey et le menacèrent de se soulever contre lui, s’il ne faisait pas droit à leurs justes demandes. Bardissy, voulant s’efforcer de les satisfaire, frappa de contributions énormes les habitants du Caire; il excita, au sein de la population, de violents mécontentements contre son autorité spoliatrice, et ne put parvenir à apaiser les Albanais qui, sous la conduite de Méhémet-Ali, vinrent assiéger son palais et celui des autres beys. Il ne dut son salut qu’tà son courage, et sortit du Caire pour ne plus y rentrer (1804).

Grâce à cette soudaine révolution, à la tète de laquelle il s’était mis avec adresse, Méhémet-Ali, qui avait su acquérir l’amilié des ulémas et se rendre populaire au Caire, se trouva maître de l’autorité. /LXI/ Son premier mouvement fut de faire restituer la vice-royauté à son prisonnier Khosrew-Pacha. Mais les autres chefs albanais n’approuvèrent pas cette résolution. Ils dirigèrent Khosrew sur Rosette, d’où ils le firent embarquer pour Constantinople. Méhémet-Ali ne s’opposa pas à la nouvelle déchéance de Khosrew, mais persistant dans son dessein de confier le pouvoir à un pacha turc, il fit nommer vice-roi Kourschyd-Pacha, gouverneur d’Alexandrie. Les cheiks et les chefs des troupes le chargèrent lui-même des fonctions de kaïmakan. Cette double nomination fut approuvée par la Porte (1804).

C’est depuis ce moment que Méhémet-Ali exerça sur les affaires d’Égypte une influence supérieure. Il convient de rappeler ici les circonstances qui l’avaient conduit sur le théâtre de sa grandeur future.

Méhémet-Ali était né, en 1769, à la Cavalle, petit port de la Roumélie. Orphelin dès son bas-âge, il fut recueilli par un aga dont il mérita la bienveillance. Son courage et son habileté furent remarqués de bonne heure. Il fit un bon mariage, et s’étant adonné au commerce des tabacs, se créa une position honorable et indépendante. Lorsque les Français eurent envahi l’Égypte, la Porte, levant une armée pour aller disputer cette province à Bonaparte, ordonna à la ville que Méhémet habitait de mobiliser trois cents hommes. Il fit partie de ce corps et en devint bientôt le byn-bachi. Il assistait à la bataille d’Aboukir; il s’y distingua et fut nommé, après cette jour- /LXII/ née, saré-chesmé (commandant de mille hommes). Il avait ce grade, lorsque, après que les Français eurent évacué l’Égypte, Khosrew l’envoya combattre les Mamelouks. Nous avons vu comment ce pacha essaya depuis de le perdre, et comment Méhémet-Ali, forcé d’agir dans l’intérêt de sa conservation, devint en peu de temps, grâce aux circonstances qu’il sut exploiter, l’arbitre de l’Égypte.

La position du nouveau vice-roi Kourschyd était difficile; il avait à combattre les Mamelouks et à contenir ses soldats. Cette tâche n’était pas de sa force. Poursuivi sans cesse par les réclamations des turbulents Albanais, dont la solde était toujours arriérée, il perdit bientôt, par les exactions qu’il commit pour satisfaire ses troupes, toute chance de popularité. Méhémet-Ali au contraire augmentait chaque jour la sienne, soit en combattant les Mamelouks, dont le peuple du Caire redoutait les vengeances, soit en jouant le rôle de pacificateur au milieu des émeutes militaires qui mettaient fréquemment en émoi la capitale de l’Égypte. Kourschyd, en garde contre les chefs albanais, leur avait fait ordonner, par l’organe de la Porte, de retourner dans leurs foyers. Méhémet-Ali commença par ne pas obéir à cette injonction: puis il feignit devant les cheiks de se préparer au départ. Mais ceux-ci, qui voyaient en lui un protecteur, firent tout pour le retenir. S’étant assuré par cette feinte adroite des sentiments de la population du Caire, Méhémet attendit l’occasion /LXIII/ d’en profiter. Elle ne tarda pas à se présenter. Des soldats de Kourschyd mirent le Caire au pillage; les cheiks poussés à bout se réunirent et déposèrent le pacha, qui ne savait ou ne pouvait plus protéger la tranquillité publique. Ils conférèrent la vice-royauté à Méhémet-Ali, que la Porte venait depuis peu de nommer pacha de Gaddah, afin de l’éloigner de l’Égypte. Méhémet refusa d’abord, mais se rendit à des instances réitérées. Le 9 juillet 1805 un firman de la Porte vint le confirmer dans sa dignité de vice-roi d’Égypte.

Poussé au pouvoir par les cheiks qui, par leur influence religieuse et traditionnelle, étaient les représentants naturels des populations, Méhémet-Ali y prit dès le principe de vigoureuses racines. Du reste, il sut tourner l’écueil contre lequel avaient naufragé ses prédécesseurs, le besoin d’argent, besoin sans cesse alimenté par l’avidité insatiable des troupes. Il était soutenu par le peuple qui l’avait vu, faisant lui-même la police du Caire, souvent arrêter et punir quelquefois de sa main ses soldats qui se livraient au pillage. Plein de déférence envers les cheiks, il leur faisait part des difficultés de la situation, et les forçait ainsi à lui procurer les moyens d’y parer. Leurs intérêts étaient identifiés avec ceux du vice-roi, dont la puissance était leur ouvrage. Aussi se prêtèrent-ils aux levées de contributions qu’il fut obligé de faire, et qui l’auraient dépopularisé s’il n’eût obtenu leur sanction et leur concours.

Si Méhémet-Ali n’avait pas eu d’appui dans la population du Caire, il eut probablement succombe. /LXIV/ Dès que Kourschyd fut renversé, l’Elfy, qui avait puissamment réorganisé son parti, lui offrit de se joindre à lui pour combattre le nouveau vice-roi. Il envoya aussi des députés au capitan-pacha, qui se trouvait alors à Alexandrie, et lui promit de se soumettre à la Porte si elle voulait prendre des mesures pour chasser Méhémet-Ali de l’Égypte. Il fut soutenu dans cette négociation par des agents anglais, qui menacèrent l’amiral turc d’une invasion anglaise en Égypte si cette province restait au pouvoir des Albanais et de Méhémet-Ali, qu’ils peignaient sous des couleurs odieuses. Mais le consul français à Alexandrie, M. Drovetti, se fit noblement auprès du capitan le défenseur de Méhémet, et commença cette politique bienveillante que notre pays a toujours employée à l’égard du vice roi. Les tentatives de l’Elfy et des Anglais échouèrent; ceux-ci ne se tinrent pas pour battus. L’Elfy leur avait promis les ports de l’Égypte dans le cas où il viendrait à bout de ses projets. Attiré par cet appât, le gouvernement britannique fit demander à la Porte par son ambassadeur à Constantinople le rétablissement des Mamelouks, à la tête desquels il voulait mettre l’Elfy; il allait même jusqu’à se faire caution de celui-ci pour le tribut qu’il s’engageait à payer. La Porte céda à ses sollicitations: elle envoya en Égypte une flotte commandée par un nouvel amiral, qui devait travailler à la restauralion des Mamelouks et portait à Méhémet un firman par lequel il était nommé au pachalik de Salonique. Le vice-roi feignit de vouloir se soumettre /LXV/ aux ordres du gouvernement ottoman; mais les cheiks et les soldats le retinrent. D’ailleurs les beys du parti de Bardissy, qui, fidèles à la politique de Mourad-Bey, étaient demeurés les alliés de la France, ne pouvaient assister paisiblement au triomphe de leur ennemi l’Elfy, fort de l’appui des Anglais. Menacés comme Méhémet, le péril commun les porta à se rapprocher de lui. Le consul de France aidait aussi le vice-roi, qu’il continuait à servir de ses bons offices. Il détacha de l’Elfy vingt-cinq Français qui marchaient sous le drapeau de ce bey; il écrivit à l’ambassadeur de France à Conslantinople de prendre auprès du divan la défense du vice-roi. Quant au capitan-pacha, dès qu’il se fut mis au courant des affaires d’Égypte, il ne tarda pas à voir que les rivalités qui divisaient les Mamelouks étaient un obstacle radical à la réédification sérieuse de leur puissance. Il contribua pour sa part à faire changer la politique de son gouvernement envers Méhémet-Ali, et la Porte finit par envoyer à celui-ci un firman qui le rétablissait dans la vice-royauté d’Égypte, à condition qu’il enverrait au sultan un présent de 4,000 bourses (7,500,000 fr.).

Sorti de cette crise, Méhémet-Ali vit son pouvoir se fortifier de jour eu jour. Les deux chefs des Mamelouks, Osman-Bardissy et Mohammed l’Elfy, moururent tous deux presque en même temps (19 novembre 1806, – 30 janvier 1807), et lui laissèrent le champ libre. La même année les Anglais, qui avaient vu avec peine la Porte se réconcilier avec le /LXVI/ vice-roi, et qui voulaient entretenir en Égypte l’anarchie des Mamelouks, firent à Alexandrie une descente dont la malheureuse issue est devenue célèbre. Après s’être emparés d’Alexandrie le 17 mars, ils furent complètement défaits le 21 à Rosette, le 30 à Hamad. Les Mamelouks, sur lesquels ils comptaient, leur firent défaut; les uns en effet traitèrent avec le vice-roi, et les autres, battus à plusieurs reprises, furent refoulés dans la Haute-Égypte, où Méhémet les livra à la poursuite des Bédouins. Les troupes britanniques occupèrent Alexandrie pendant six mois et l’évacuèrent le 14 septembre 1807. Dans cette circonstance, le consul de France, M. Drovetti, aida utilement le vice-roi de ses avis. Ce fut lui qui traça le plan de défense dont les résultats furent si heureux. A la gloire de ses succès Méhémet-Ali ajouta celle de la générosité: il rendit sans rançon aux Anglais les prisonniers qu’il leur avait faits.

Il n’entrait pas dans la politique de la Porte de laisser jamais le vice-roi jouir paisiblement de la puissance qu’il avait si laborieusement acquise. Déjà à plusieurs reprises, elle lui avait ordonné de faire marcher des troupes contre les Arabes wahabites. Les Wahabites, hérétiques de l’islamisme, qu’ils voulaient reporter à sa simplicité primitive, s’étaient produits au milieu du XVIIIe siècle et s’étaient rapidement emparés de toute l’Arabie. Médine, la Mecque, ces lieux saints des musulmans, étaient tombés entre leurs mains; ils on avaient pillé les richesses. /LXVII/ Les pieuses caravanes qui allaient accomplir le pèlerinage de la Mecque et de Médine n’étaient plus en sûreté; souvent elles ne pouvaient atteindre le but religieux de leur voyage. Aussi le monde musulman était-il plongé dans la désolation. Animés d’ailleurs de toute la verve d’un fanatisme novice, les Wahabites pouvaient se rendre redoutables aux sultans au delà même des limites de l’Arabie. Déjà ils avaient menacé le pachalik de Bagdad, lorsque les ordres de la Porte, qui enjoignaient à Méhémet-Ali de les combattre, devinrent plus pressants que jamais.

Avant de commencer cette guerre sainte et de dégarnir l’Égypte de troupes, le vice-roi devait anéantir dans leur source tous les dangers qui menaçaient son autorité et la tranquillité du pays. Les Mamelouks avaient repris les armes en 1808. Méhémet-Ali en défit une partie et accepta les offres d’alliance de la puissante maison de l’Elfy. Mais on ne pouvait jamais compter avec eux sur une paix sûre. Voyant que le pacha allait être privé de ses meilleurs soldats, ils complotèrent de l’attaquer et se flattèrent d’avoir bon marché de lui, lorsqu’il ne serait plus soutenu par ses défenseurs naturels. Leur trame fut découverte. C’était une question de vie ou de mort qui s’agitait entre eux et Méhémet-Ali. Le vice-roi usa du droit de légitime défense: menacé par les Mamelouks, il les prévint. Le 1er mars 1811 fut le jour choisi pour cet acte de terrible justice. Ce jour-là, les Mamelouks furent invités à assister, dans la citadelle du Caire, à l’investiture du fils du vice-roi, Tous /LXVIII/ soun-Pacha, qui allait commander l’expédition contre les Wahabites. Cernés au défilé par les soldats albanais, ils furent fusillés sans merci. Cette exécution eut de l’écho dans toute l’Égypte. La plupart des Mamelouks furent exterminés dans les provinces. De faibles débris de ce corps se réfugièrent en Abyssinie. Du reste, lorsque la masse fut détruite, le vice-roi empêcha que l’on poursuivit ceux qui avaient échappé au premier mouvement. C’était à la caste qu’il faisait la guerre, non aux individus. Il reprit à son service plusieurs de ceux qui survécurent. Il leur laissa les richesses qu’ils possédaient; il accorda même des pensions aux femmes et aux enfants de ceux qui succombèrent. Ainsi Méhémet-Ali atteignit en une seule et terrible journée le but auquel tendait, depuis deux siècles, la politique de la Porte Ottomane.

La guerre contre les Wahabites fut longue, difficile et mêlée d’abord de succès et de revers. Après six années de lutte, ces sectaires furent beaucoup affaiblis, sinon entièrement domptés par Ibrahim-Pacha. Méhémet-Ali fit lui-même une campagne dans l’Hedjaz; mais pendant qu’il défendait de sa personne la cause de l’islamisme, la Porte, qui tramait sourdement son renversement, donna secrètement un firman d’investiture de l’Égypte à Lathif-Pacha, qui devait sa fortune à Méhémet-Ali. Cet ingrat parvenu essaya, pendant l’absence de son bienfaiteur, de se faire un parti au Caire. Mais le ministre de la guerre du vice-roi, Mohammed-Bey, qui feignit d’entrer dans ses /LXIX/ vues, l’amena à se déclarer publiquement et le fit décapiter (déc. 1813).

Les guerres d’Arabie ont sans doute beaucoup coûté au vice-rui. Il faut reconnaitre cependant que sous plusieurs rapports elles lui ont été très utiles. Ses victoires contre les Wahabites rendirent son nom populaire dans l’empire. D’un autre côté le déploiement de forces qu’elles exigèrent fut le prétexte à l’abri duquel il put organiser son armée régulière, base de sa puissance.

Méhémet-Ali avait compris, dès son avènement au pouvoir, l’importance de la tactique européenne. Une première tentative qu’il fit en 1815 pour organiser des troupes régulières ne réussit pas. Un moment même, son autorité fut sérieusement compromise par le soulèvement des soldats turcs et albanais qu’il voulait discipliner, il fut obligé de différer l’exécution de ses projets à cet égard et d’employer d’autres moyens. Il se débarrassa de ses bandes factieuses à son double profit, en leur faisant faire des conquêtes dans l’Arabie, le Sennâr et le Kordofan. Ces deux dernières contrées furent soumises pendant l’année 1820. Méhémet-Ali perdit dans le Sennâr son fils Ismaïl-Pacha, qui périt d’une mort cruelle dans un guet-apens que lui tendit un chef indigène. Le Defterdâr-Bey, gendre du vice-roi, tira une éclatante vengeance de cet assassinat.

Dès lors, Méhémet-Ali, dont l’empire s’étendait sur un immense rayon, travailla à développer toutes les ressources intérieures que contenaient ses posses- /LXX/ sions. Déjà il avait donné à la propriété la constitution unitaire qui a été entre ses mains son moyen d’action le plus puissant. Par l’introduction de la culture du coton, il opéra une révolution agricole sur le sol de l’Égypte. Il donna au commerce une large extension, et ses revenus s’accrurent rapidement. C’était le moment d’organiser l’armée. Il établit à Assouan un camp d’instruction (1) où par ses efforts persévérants et grâce à la direction active de M. Sèves (Soliman-Pacha), plusieurs régiments disciplinés à l’européenne furent formés. Il appela de France des généraux, des officiers, des médecins, et fonda des écoles, des hôpitaux et des fabriques. Il connaissait trop bien la politique de la Porte pour se fier jamais à ses intentions, pour travailler à son profit exclusif. Il savait que, quelque service qu’il lui rendît, elle ne le respecterait qu’autant qu’il serait fort. Il savait que le jour où il viendrait à chanceler, le divan n’hésiterait pas à lui envoyer le cordon ou un successeur. Acquérir de la puissance était donc pour lui moins une affaire d’ambition qu’une question vitale. Il a pris bientôt envers Constantinople une position semi-indépendante; mais tout ce qu’il a fait sous ce rapport lui a été commandé par le besoin de sa conservation, et non, comme on l’a prétendu, par une soif insatiable d’agrandissement. En présence de la tortueuse politique de la Porte, un homme de cœur et de génie ne pouvait agir autrement que Méhémet-Ali.

(1) Voyez le § consacré à l’armée, t. ii.

/LXXI/ Les rapports de l’Égypte avec l’Europe devenaient de jour en jour plus directs et plus fréquents; le vice-roi commençait à attirer sur lui l’intérêt de l’Occident, auquel il demandait les modèles de ses réformes et d’utiles auxiliaires; novateur éclairé et hardi, il envoyait à Paris, pour s’instruire à l’école de la France, de jeunes musulmans destinés à répandre plus tard nos lumières sur les bords du Nil, lorsqu’il fut obligé par le sultan à faire contre l’insurrection grecque une guerre qui faillit compromettre en Europe la belle réputation qu’il s’y était faite. Il obéit aux ordres du chef de l’islamisme. Il envoya d’abord un léger secours; mais plus tard, lorsque les progrès de la glorieuse révolution hellénique furent devenus plus menaçants, il dut faire un déploiement de forces plus considérable. Il avait alors vingt-quatre mille hommes de troupes réglées; s’il avait refusé d’en faire marcher une partie contre les Grecs, il se serait rendu odieux parmi les musulmans. Le 16 juillet 1824, son escadre forte de soixante-trois voiles et de cent transports de toute nation (excepté du pavillon français), partit pour la Morée. Elle portait seize mille hommes d’infanterie régulière, sept cents chevaux, quatre compagnies de sapeurs et de l’artillerie de siège et de campagne. Ibrahim-Pacha commandait l’expédition; il pacifia la Candie, ses armes furent heureuses en Morée, où, quoi qu’on en ait dit, sa conduite envers les Grecs fut humaine et ne viola jamais les lois de la guerre. Mais on sait de quelle manière déplorable pour l’empire ottoman la guerre de Grèce se termina. /LXXII/ La bataille de Navarin anéantit la marine de Méhémet-Ali comme celle de la Porte.

On ne peut parler de la révolution hellénique, sans faire honneur au vice-roi d’Égypte de la généreuse tolérance qu’il montra envers les Grecs. Les autres pachas, charmés de trouver une occasion de satisfaire contre des chrétiens les inspirations grossières de leur fanatisme, exercèrent sur eux des persécutions de tout genre. Le pacha d’Acre fit détruire l’église du Mont-Carmel; les chrétiens de Syrie furent frappés d’avanies; le gouverneur de Chypre fit mettre à mort ou emprisonner quiconque professait la religion grecque; dans toutes les autres parties de l’empire, le sang coulait également; mais en Égypte les Grecs continuèrent à jouir de la protection de Méhémet-Ali, et ses Etats servirent d’asile hospitalier à un grand nombre de familles, forcées de fuir d’atroces persécutions.

L’échec de Navarin ne découragea pas le vice-roi: la guerre de Morée lui apprit le parti qu’il pouvait tirer de ses troupes; elle lui servit à mesurer ses forces. Il se hâta de réparer ses pertes et, pour se préparer à de plus grands événements, fit construire à Alexandrie, avec une rapidité incroyable, une nouvelle escadre plus importante que celle que la journée de Navarin lui avait enlevée (1).

(1) V. le § sur la marine, t. ii.

Lors de l’expédition de Morée, le divan avait promis la Syrie à Méhémet-Ali; au lieu de cette pro- /LXXIII/ vince, la Candie lui fut abandonnée; mais le vice-roi avait des griefs contre le principal pacha de Syrie, Abdallah, gouverneur de Saint-Jean-d’Acre. Ce pacha qui avait, en 1822, encouru la disgrâce de la Porte, ne dut son pardon qu’à l’intervention officieuse de Méhémet-Ali; au lieu d’être reconnaissant de ce service, il ne perdit aucune occasion d’agir contre le vice-roi avec hostilité. Il encourageait sur ses frontières la contrebande avec l’Égypte, il débauchait les habitants de la Charqyeh; six mille fellahs de cette province s’étaient retirés dans le pachalik d’Acre. Méhémet-Ali écrivit à Abdallah de les lui envoyer. Celui-ci lui répondit qu’ils étaient les sujets du sultan et qu’ils se trouvaient aussi bien dans l’empire de leur maître en Syrie qu’en Égypte. Le vice-roi, blessé de cette réponse, lui écrivit qu’il irait reprendre ses six mille fellahs et un homme de plus. Du reste, il savait que la Porte avait l’intention de l’attaquer; en homme habile il la prévint.

Le 2 novembre 1831, une armée d’invasion forte de vingt-quatre mille hommes d’infanterie, de quatre régiments de cavalerie, de quarante pièces de campagne et d’un plus grand nombre de siège, se mit en marche vers la Syrie. Ibrahim-Pacha en était le généralissime; Gaza, Jaffa, Caïffa tombèrent bientôt en son pouvoir. Saint-Jean-d’Acre, contre lequel échoua Napoléon dans son expédition de Syrie, résista pendant six mois à Ibrahim. Il s’en empara enfin le 27 mai 1832. Lorsque la nouvelle de ce succès, que l’on commençait à croire impossible, fut connue à Constantinople, /LXXIV/ Méhémet-Ali fut proclamé rebelle. Déjà une nombreuse armée avait été envoyée contre son fils; le 8 juillet 1832, Ibrahim en battit, à Homs, un corps considérable. La bataille d’Homs était la première qui se livrât entre des troupes orientales réglées d’après la tactique européenne; les Turcs y perdirent deux mille hommes tués et deux mille cinq cents prisonniers. Les Arabes n’eurent que cent deux morts et moins de deux cents blessés. Aussi Ibrahim écrivit-il à son père, dans le premier moment d’enthousiasme: «Je n’hésite pas à dire que deux ou trois cent mille hommes de pareilles troupes ne me donneraient pas d’inquiétudes.» Peu de temps après, il mettait en déroute en quelques heures, aux défilés de Beylan qui lui ouvraient le Taurus, l’armée du grand vizir Husseyn-Pacha, et enfin le 22 décembre 1832, il détruisait, à Koniah, avec moins de trente mille hommes, une nouvelle armée ottomane de soixante mille hommes, dont le général, Rechy-Pacha, tombait en son pouvoir.

La victoire de Koniah ouvrait Constantinople à Ibrahim. Toutes les populations musulmanes appelaient Méhémet-Ali à l’empire; s’il l’eût voulu, il eût pu renverser la race d’Othman. Mais le vice-roi, sage et modéré, demanda, après comme avant la victoire, l’investiture de la Syrie. Déjà Ibrahim était à Kutayeh, à cinquante lieues de la capitale, lorsque le sultan éperdu confia sa cause à la Russie, qui envoya vingt mille soldats à Constantinople et gagna, à son intervention, le traité d’Unkiar-Skelessi. La crise était /LXXV/ menaçante; la question, d’exclusivement orientale qu’elle était dans le principe, devenait européenne. Les puissances et la France surtout, dont l’aimable et habile représentant à Alexandrie. M. Mimaut, avait encouragé Méhémet-Ali, s’interposèrent activement entre le vice-roi et Mahmoud. Sous leur garantie, la Syrie et le district d’Adana furent cédés à Méhémet, qui se reconnut vassal du sultan, et s’engagea à lui payer annuellement le même tribut que les anciens pachas de Syrie; cet arrangement fut conclu le 14 mai 1833.

L’adjonction de la Syrie à l’Égypte était nécessaire à la sûreté des possessions du vice-roi. Du moment où l’on est persuadé qu’il est utile à la civilisation en général que les bords du Nil soient le siège d’une puissance indépendante, il faut reconnaître que ce but ne peut être atteint qu’en unissant la Syrie à l’Égypte. Nous avons vu en effet que la topographie militaire de cette contrée ne lui permet pas de se garantir, par l’isthme de Suez surtout, des invasions étrangères. Excepté les Mores fathimites et les Français de Bonaparte, tous les envahisseurs: Cambyse, Alexandre, les premiers musulmans, les Ayoubites et les Turcs, ont débordé sur elle par la Syrie. On ne peut donc assurer la vitalité de l’Égypte indépendante qu’en lui donnant des limites syriennes. Ses vraies frontières ne sont pas à Suez, elles sont au Taurus.

Ainsi, par la guerre de 1832, Méhémet-Ali avait tracé la configuration naturelle du nouvel empire /LXXVI/ arabe; il lui restait, pour donner à son œuvre cette permanence qui est, en politique, la propriété et la condition des grandes choses, à asseoir solidement la dynastie qui devait présider aux destinées de cet empire.

De son côté, le sultan Mahmoud, dont la jalousie contre l’heureux vice-roi d’Égypte s’irritait chaque jour davantage, ne songeait qu’à le renverser de sa haute position. Il fomentait les troubles de la Syrie, qui ont occupé pendant plusieurs années Ibrahim-Pacha. Il s’efforçait d’opposer les intérêts des puissances européennes à ceux du vice-roi en leur accordant un traité de commerce, dont il espérait que l’application à l’Égypte ferait naître des difficultés insurmontables. Enfin, après une lutte sourde de cinq ans, lorsqu’il eut réorganisé son armée et sa flotte, lorsqu’il se crut prêt à écraser son vassal, au commencement de l’année 1839, il fit marcher sur la Syrie le séraskier Hafiz-Pacha, dont les troupes sont venues se briser contre l’armée égyptienne dans la belle journée de Nezib.

Les événements imprévus, soudains, dont l’Orient a été, il y a un an, le théâtre, la mort de Mahmoud au moment où son armée était détruite, le passage de la flotte ottomane à la cause du vice-roi, le trouble dans lequel cette brusque péripétie a jeté la politique européenne, les désastres que le prolongement du statu quo entraînerait pour la Turquie et l’incertitude à laquelle il livrerait la paix générale, toutes ces causes ont rendu absolument né- /LXXVII/ cessaire la réalisation du but final de Méhémet-Ali. Ce grand homme a délivré l’Égypte de l’anarchie; il lui a inoculé de puissants germes de civilisation; il l’a dotée d’une force militaire imposante à laquelle elle a dû le principe de son indépendance; puis il lui a donné les conditions géographiques de cette indépendance en lui conquérant les frontières syriennes. Que manque-t-il encore au nouvel empire égyptien qu’il a fondé? Un gage de durée, une sécurité pour l’avenir, une simple sanction diplomatique. Que son existence soit mise sous la garantie des traités cautionnés par les puissances, et que Nel testo: le pouvoir fort qui l’a créé;
Corr. negli Errata
le pouvoir fort qu’il a créé soit solennellement accordé, dans l’intérêt de sa conservation, à Méhémet-Ali et à sa race. Voilà ce que demande Méhémet-Ali, ce que la justice et la civilisation, j’espère le démontrer plus d’une fois dans le cours de cet ouvrage, réclament avec lui, pour lui; voilà ce que la force des choses finira infailliblement par lui donner.


§ XIII.

Méhémet-Ali et sa famille.

30. Je crois qu’il convient de faire connaître la glorieuse famille à laquelle sont irrévocablement attachées les destinées de l’Égypte.

Méhémet-Ali, je l’ai déjà dit, est né en 1769, à la Cavalle; il a, par conséquent, aujourd’hui 71 ans.

Sa taille est peu élevée; elle ne dépasse pas cinq /LXXVIII/ pieds deux pouces; il est fortement constitué; son tempérament est éminemment sanguin-nerveux. Dans son jeune âge, ses cheveux et sa barbe étaient blonds; il a le front saillant et découvert, les arcades sourcilières très-prononcées, les yeux châtain clair enfoncés dans leur orbite, le nez moyen un peu renflé vers le bas, une petite bouche, de petites moustaches retroussées, la barbe blanche et peu fournie, le teint châtain clair. L’ensemble de ces traits forme une physionomie agréable au plus haut point; vive et mobile, animée d’un regard scrutateur, elle présente un mélange heureux de finesse, de noblesse et d’amabilité.

Méhémet-Ali a une très-jolie main, petite et potelée, un petit pied. Il est bien fait. Sa démarche, très-assurée, a quelque chose de la précision et de la régularité militaires. Il porte, en marchant, la pointe des pieds en dehors, et balance un peu son corps. Il se tient très-droit: il a souvent les mains croisées derrière le dos. Il aime, chose remarquable, car elle est inusitée chez les Turcs, à se promener dans ses appartements. Son turban ou son bonnet sont inclinés d’ordinaire du côté gauche. Sans porter jamais d’insigne ni de ces vêtements enrichis d’or que recherchent tant les osmanlis, il est très-soigné dans sa tenue. Il a toujours eu les manières faciles et distinguées d’un grand seigneur.

La vice-roi est très-vif, il est très-impressionnable et cache difficilement les sensations qu’il éprouve; aussi a-t-il beaucoup de franchise, beaucoup de /LXXIX/ loyauté: la dissimulation doit lui être chose pénible. Chatouilleux sur le point d’honneur, religieusement fidèle à la parole donnée, il est incapable de trahison. Sa générosité est peu commune, il l’a poussée quelquefois jusqu’à la prodigalité. On dit qu’il a été très-galant. Excellent père de famille, il chérit ses enfants et vit dans son intérieur avec la simplicité de mœurs d’un bon bourgeois. Sa sensibilité est extrême; je m’en serais fait difficilement une idée, ainsi que de la bonté de son cœur, si je n’avais été témoin de leurs effets. On l’a vu inconsolable de la ßperte de ses enfants, et verser des larmes à la mort de ses compagnons d’armes. Il porte la sollicitude jusqu’à la tendresee pour ceux de ses employés auxquels il est attaché. Difficilement il se décide à punir, et, en général, il pardonne et oublie les fautes, même les plus graves.

Méhémet-Ali est épris de la gloire. Il pense beaucoup, non-seulement à la réputation qui entoure son nom pendant sa vie, mais à celle qu’il laissera après sa mort. Il se fait traduire et lit tous les journaux; il n’est pas insensible aux calomnies qu’ils ont souvent lancées contre lui. Son activité est au-dessus de tout ce qu’on peut dire. Non-seulement il s’occupe toute la journée, mais il ne dort que quelques heures pendant la nuit, et encore son sommeil est-il très-agité. A quatre heures du matin, il est sur pied. Il reçoit tous les jours les rapports de ses différents ministres, et dicte toutes les réponses: puis il passe des revues, visite les chantiers, les grands travaux, etc. Doué /LXXX/ d’un tact précieux pour les affaires, d’un jugement droit, d’un coup d’œil sûr et rapide, généralement, dans les discussions les plus difficiles, et même sur des matières qui lui sont étrangères, c’est lui qui a la meilleure manière de voir les choses, et qui se forme sur elles les opinions les plus justes. L’histoire de sa longue carrière politique le prouve à chaque instant.

Il calcule admirablement, sans avoir jamais étudié les mathématiques. On sait qu’il n’a commencé à apprendre à lire qu’à quarante-cinq ans. Ce fut là un beau trait de sa vie. Il n’eut, du reste, ni beaucoup de temps, ni beaucoup de peine à dépenser pour arriver à son but. Il s’adonna ensuite à l’étude de l’histoire. Celles d’Alexandre et de Napoléon l’ont le plus occupé. Il ne connaît aucune langue étrangère; mais telle est sa perspicacité, que dans ses conversations avec les Européens il devine souvent dans leurs yeux ce qu’ils ont voulu dire, avant que la traduction n’en soit achevée. C’est, au surplus, un grand et vrai plaisir pour lui que de causer avec des Européens et des hommes instruits. Il traite avec eux les questions les plus relevées, et les saisit avec une précision remarquable.

Le vice roi observe sa religion sans fanatisme ni bigoterie. Il a toujours montré la plus grande tolérance pour tous les cultes. Il est le premier souverain musulman qui ait couvert les chrétiens d’une large protection, qui les ait fait sévèrement respecter, qui ait accordé à plusieurs d’entre eux confiance et amitié, /LXXXI/ qui leur ait donné des grades, des commandements, et les ait élevés à la dignité de bey. Pour se placer ainsi au-dessus des préjugés les plus enracinés, il lui fallut braver avec courage les critiques de sa cour et de son peuple, jaloux des faveurs qu’il accordait à des étrangers.

Comme je l’ai déjà dit, Méhémet-Ali est simple dans sou intérieur. Il s’y livre aux plaisirs les plus innocents. Il aime beaucoup les jeux d’échecs et de dames, dans lesquels il est assez fort. Il joue sans prétention avec des officiers de grades peu élevés, quelquefois même avec de simples soldats. J’ai eu plusieurs fois l’honneur de faire avec lui la partie aux cartes. Il se plaît à monter à cheval, et s’y tient fort bien, avec beaucoup de grâce et d’élégance.

Je n’ai pas parlé des qualités guerrières du vice-roi. Il me semble que, sur ce point, son histoire, qui nous l’a montré sortant des rangs de l’armée et parvenant par sa bravoure et son mérite à la première position, en dit assez. J’aurais pu ajouter néanmoins que le courage poussé jusqu’à la témérité non-seulement à la guerre, mais dans les circonstances ordinaires de la vie, a toujours été l’un des traits les plus saillants du caractère de Méhémet-Ali. Il semble que le sentiment de la peur lui soit inconnu. Dans le commencement de sa carrière, il a affronté tous les périls. L’année derrière ne l’a-t-on pas vu, malgré son âge, entreprendre le voyage de Fazoglou, c’est-à-dire aller à six cents lieues de sa capitale braver les écueils du Nil, briser sa barque, se jeter à la nage, et /LXXXII/ faire sur un dromadaire, à travers les déserts, une grande partie de cette route longue et dangereuse?

La crise politique qui attire aujourd’hui l’attention de l’Europe sur l’Orient a grandi encore Méhémet-Ali. Jamais cet homme extraordinaire ne s’était trouvé dans des circonstances aussi solennelles, sur un théâtre d’opérations aussi vaste. Depuis un an, le rayon sur lequel son influence se faisait sentir s’est élargi jusqu’à embrasser l’Europe entière. Comme le Romain antique, dans un pli de sa toge il tient la guerre ou la paix; de lui dépend l’équilibre européen. Or, dans ces imposantes conjonctures, il s’est placé par son habileté pratique et par sa prudente et généreuse modération, plus encore qu’il ne l’aurait fait par des coups d’éclat, au niveau des hommes d’Etat les plus consommés de l’Occident. Sage et retenu comme doit l’être tout bon politique dans l’ère pacifique sous laquelle nous vivons, il a prouvé que sa prudence n’était pas de la pusillanimité, et déployant avec vigueur des ressources inattendues, il a deviné avec son instinctive sagacité la vieille maxime: Si vis pacem, para bellum. Seul, il prévoit tout, il fait face à tout. Que l’on ne croie pas qu’il trouve un très-grand appui dans ses ministres: sans doute, plusieurs d’entre eux sont des hommes capables de lui donner de bons conseils, mais, dans une position aussi difficile, ils n’oseraient pas prendre la responsabilité d’une détermination importante. Le vice-roi ne trouve ses ressources /LXXXIII/ qu’en lui, ne demande ses inspirations qu’à son intelligence ou à son cœur.

Méhémet-Ali, on peut donc l’affirmer sans exagération, est, sous tous les rapports, un homme des plus remarquables, et l’un des plus grands génies que l’Orient ait produits.

Ibrahim-Pacha.

Ibrahim-Pacha est le fils aîné de Méhémet-Ali. C’est à tort qu’on avait répandu qu’il n’était que le fils adoptif du vice-roi; il est né en 1789, à la Cavalle, deux ans après le mariage de son père.

Ibrahim-Pacha a donc cinquante et un ans; il est de taille moyenne (il a environ cinq pieds deux pouces); il est fortement constitué, les fatigues de la guerre ont fait blanchir de bonne heure ses cheveux et sa barbe qui étaient d’un blond ardent; sa figure est allongée; son nez long et effilé; il a les yeux gris et le visage gravé de petite vérole.

Son tempérament est sanguin-bilieux; il est naturellement sérieux quoiqu’il se livre parfois à l’hilarité. Sa voix est forte. Il n’a pas l’amabilité de manières qui distingue son père; son abord, sans être dur ni désagréable, intimide.

Ibrahim a reçu l’éducation que l’on donnait de son temps aux princes orientaux. Il possède les langues turque, persane et arabe, qu’il parle, lit et écrit avec facilité. Il connaît très-bien l’histoire de l’Orient.

/LXXXIV/ Dès l’âge de seize ans, il a été chargé de commandements de troupes et d’administrations de province. Livré sitôt à la pratique des affaires, on comprend qu’elles lui soient devenues très-familières, qu’il y ait appris tous les détails du gouvernement de l’Égypte, et que l’expérience lui ait suggéré, sur l’administration, une foule d’idées positives. En 1816, il fut mis à la tète d’une expédition contre les Wahabites, qu’il mena à bonne fin et au retour de laquelle ses victoires lui valurent d’être reçu triomphalement au Caire. Lorsque son père commença à organiser ses troupes à l’européenne, Ibrahim-Pacha fut des premiers à s’instruire dans les exercices et les manœuvres militaires, qu’il dut ensuite diriger comme général en chef. Il apprit tout, depuis les premiers détails du maniement des armes jusqu’aux évolutions les plus compliquées. Il s’était ainsi préparé, lorsqu’il fut nommé général de l’expédition de Morée. C’est pendant cette expédition que les journaux, égarés sur son compte par des mouvements qui avaient leur source dans leur zèle pour une belle cause, l’ont faussement représenté comme un homme féroce et sanguinaire. Il est impossible de citer un fait avéré qui fasse peser sur lui une accusation méritée de cruauté. Ce sentiment ne peut s’allier d’ailleurs avec la bravoure calme et généreuse que l’on connaît à Ibrahim-Pacha. L’expédition de Morée lui fut une école utile. Il s’y trouva dans des positions difficiles, et sa présomption de jeune général, habitué à vaincre et se croyant tou- /LXXXV/ jours maître de la victoire, reçut des leçons qui, en lui présentant la guerre sous des faces qui lui étaient inconnues, ont porté leurs fruits en mûrissant son jugement. Ce qu’il vit des troupes françaises lui fit le plus grand plaisir. Il eut l’occasion de connaître le général Maison, le général Sébastiani et beaucoup d’autres officiers français qui conçurent une haute idée de sa capacité militaire. Il sut au reste tirer un excellent parti de ses revers. Jusqu’alors on croyait en Orient que la cavalerie turque était supérieure à la cavalerie régulière des Européens. Ibrahim-Pacha comprit bientôt la fausseté de cette opinion, et que des cavaliers en ligne, se formant en pelotons et manœuvrant par masses, d’après une tactique précise, devaient obtenir, sur un champ de bataille, les mêmes avantages que l’infanterie façonnée à de savantes et sévères évolutions. Aussi, dès son arrivée en Égypte, s’occupa-t-il immédiatement de l’organisation de la cavalerie régulière. Il voulut avoir les principales armes, et il a formé des régiments de chasseurs, de lanciers, de dragons et de cuirassiers.

Peu de temps après son retour de la Grèce, Ibrahim-Pacha commença l’expédition de Syrie. On sait combien cette conquête et les victoires qu’il remporta ont fait honneur à son courage et à ses talents guerriers.

La conquête des armes achevée, Ibrahim-Pacha en entreprit une autre qui, pour avoir moins d’éclat et de renom, n’en était ni moins difficile ni moins ho- /LXXXVI/ norable. Je veux dire qu’il organisa complètement les pays conquis; il opéra pour cela plusieurs actes de haute politique, il soumit toute la Syrie à l’unité de gouvernement et à la centralisation de l’administration. Il la débarrassa d’une infinité de petits chefs féodaux qui étaient autant de tyrans et entretenaient, dans cette grande et riche province, une anarchie sans fin. Il désarma toutes les tribus, qui ne se servaient de leurs armes que pour se combattre entre elles et compromettre la tranquillité publique; c’est par ces actes et par la fermeté avec laquelle il les a soutenus qu’il a doté la Syrie d’une sécurité qui lui était inconnue jusqu’alors, et que Méhémet-Ali, c’est son plus beau titre de gloire, a su introduire, grâce à la vigueur de son gouvernement, dans tous les pays sur lesquels il a étendu sa domination.

Ibrahim-Pacha a eu à réprimer, en Syrie, plusieurs révoltes, notamment celles de Naplouze et des Druses; cette dernière surtout fut terrible, nous avons été témoin oculaire de sa répression, et nous y avons vu de près la bravoure d’Ibrahim et sa clémence envers les vaincus. On ne peut lui reprocher, dans cette circonstance, un seul trait d’inhumanité.

Au fond Ibrahim-Pacha est très humain, quoi qu’en aient dit de calomnieuses et anonymes accusations. L’établissement des hôpitaux et des autres instilutions charitables l’a toujours beaucoup intéressé. Il s’attache aisément, et ses démonstrations d’amitié vont souvent jusqu’à la familiarité. Il n’aime pas du /LXXXVII/ reste les courtisans et les flatteurs serviles. Au premier rang parmi ses qualités morales, je placerai sa prodigieuse activité. Il est très-perspicace et se distingue par un amour excessif de l’ordre, de l’économie et de la discipline. Endurci à toutes les fatigues, il méprise trop, à cet égard, les soins et les précautions; car c’est en bivaquant en tout lieu, comme un simple soldat, en dormant couché sur la terre, malgré le froid, la pluie, la neige, qu’il a contracté des douleurs rhumatismales. Il est adoré de ses troupes; il produit sur elles cette fascination magique que l’empereur exerçait sur ses soldats.

Outre ses qualités militaires, Ibrahim-Pacha en possède une qui est surtout excellente dans un prince destiné à gouverner l’Égypte; c’est l’amour de l’agriculture. Dans les intervalles de repos que la guerre lui a laissés, il s’en est toujours occupé avec prédilection et s’en est fait le protecteur éclairé.

Le dernier fait d’armes d’Ibrahim a été la victoire de Nezib. Elle a consolidé définitivement dans la race de Méhémet-Ali la vice-royauté égypto-syrienne, qu’Ibrahim saura dignement diriger lorsque le destin l’appellera à succéder à son illustre père.

Autres princes de la famille de Méhémet-Ali.

Le second fils de Méhémet-Ali fut Toussoun-Pacha, né à la Cavalle. Ce prince se faisait surtout remarquer par sa générosité, poussée quelquefois jusqu’à la /LXXXVIII/ prodigalité. Cette qualité est des plus appréciées chez les peuples orientaux. Aussi Toussoun-Pacha en était-il vivement aimé. Il est mort laissant un fils, Abbas-Pacha, né en 1813, aujourd’hui gouverneur du Caire.

Méhémet-Ali eut encore à la Cavalle, de la même épouse, Ismaïl-Pacha, qui a péri malheureusement dans la guerre du Sennâr, sans laisser d’enfants, et une fille aujourd’hui âgée de quarante ans. Elle ressemble beaucoup, dit-on, à son père physiquement et moralement. Elle est veuve de Méhémet-Defterdar-Bey. Elle était très-attachée à son époux, et, pour donner à sa mémoire un pieux témoignage de regrets, elle n’a pas voulu se remarier. Elle passe sa vie dans l’exercice des vertus qui parent le plus les femmes et se fait aimer surtout par sa bienfaisance.

Méhémet-Ali a eu en Égypte un grand nombre d’enfants. Le plus âgé de ceux qui survivent est Saïd-Bey, né en 1822.

Ce jeune prince est d’un fort bon caractère, d’un physique agréable, et qui plairait davantage si ses yeux n’avaient quelques taches, suite d’une maladie de ces organes, affection très-commune en Égypte chez les enfants. Il a reçu une très-belle éducation. Après avoir étudié les langues orientales, il s’est appliqué aux mathématiques, au dessin, à la nautique, et a reçu toute l’instruction que l’on donne aux officiers de marine. Il a passé au concours par tous les grades de cette arme. Il parle notre langue comme un Français et a tout à fait nos manières. Saïd-Bey est /LXXXIX/ destiné probablement à être à la tête de la marine égyptienne, soit comme ministre, soit comme amiral.

Les autres enfants de Méhémet-Ali sont: une fille née en 1824; Hussein-Bey, né en 1825; Halim-Bey, en 1826; Méhémet-Ali-Bey, en 1833.

Ces jeunes princes out tous des figures très-agréables. Ils ont beaucoup d’intelligence. Personne plus que moi, qui les ai vus si souvent, n’a pu être témoin de leur gentillesse et des traits charmants de leur vivacité enfantine.

Ibrahim-Pacha a trois fils, dont l’aîné, Achmed-Bey, est né en 1825. Il ressemble beaucoup à son père; mais il sera moins grand que lui. Il a fait de bonnes études. Il a plus de bon sens que n’en comporte son âge. Ibrahim-Pacha l’a déjà fait voyager avec lui. Ses autres fils, Ismaïl-Bey, né en 1830, et Mustapha-Bey né en 1832, sont de gentils enfants; mais ils sont trop jeunes pour qu’on puisse porter encore sur eux un jugement précis.

Abbas-Pacha, fils de Toussoun dont nous avons parlé tout à l’heure, a hérité des manières de son père, auquel il ressemble beaucoup. Ce jeune prince a été mis très-jeune dans les affaires: il a été intendant général de province. Le poste de gouverneur du Caire, qu’il occupe aujourd’hui, est des plus importants, et il le remplit à la satisfaction générale. C’est à tort qu’on l’a représenté comme en rivalité, sur la question d’hérédité, avec Ibrahim-Pacha. Il est au contraire très-attaché à son oncle, qui ne /XC/ peut pas avoir d’ailleurs de concurrent sérieux; car il a pour lui le droit de naissance, l’armée, la puissance de l’opinion publique et l’ascendant de son nom consacré par la victoire.

Je me contente d’indiquer les autres membres de la nombreuse famille de Méhémet-Ali; car leur position ne les appelle pas à jouer les premiers rôles. Ce sont tous neveux du vice-roi, Achmet-Pacha, gouverneur de la Mecque (quarante ans); Ibrahim-Pacha, général de division; Ismaïl-Pacha, gouverneur d’Alep (trente-deux ans); Hussein-Bey, sans fonctions (quarante-deux ans); deux autres neveux assez jeunes.