Montalembert
Le testament
du
P. Lacordaire

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Chapitre II

L’abbé de la Mennais et le journal l’Avenir.

Trois mois avant la révolution de 1830, persuadé que ma carrière sacerdotale n’aurait jamais en France son libre développement, je résolus de chercher aux Étals-Unis d’Amérique, un théâtre d’action plus analogue aux sentiments qui me préoccupaient. Une fois cette résolution bien arrêtée, l’idée me prit de me rapprocher de M. l’abbé de la Mennais, et dis lui rendre visite en Bretagne, dans sa maison de la Chesnaye. Je ne l’avais vu que deux fois, pendant quelques instants, mais enfin c’était le seul grand homme de l’Église de France, et le peu d’ecclésiastiques avec qui j’avais eu des relations particulières étaient ses amis. Arrivé à Dinan, je m’enfonçai seul par des sentiers obscurs à travers les bois, et après quelques indications demandées, je me trouvai en face d’une maison solitaire et sombre, dont aucun bruit ne troublait la mystérieuse célébrité. C’était la Chesnaye. M. l’abbé de la Men- /52/ nais, prévenu par une lettre qui lui annonçait ma visite et mon adhésion, me reçut cordialement; il avait près de lui M. l’abbé Gerbet, son disciple le plus intime, et une douzaine de jeunes gens qu’il avait réunis à l’ombre de sa gloire comme une semence précieuse pour l’avenir de ses idées et de ses projets. Dès le lendemain, de bonne heure, il me fit appeler dans sa chambre et voulut que j’entendisse la lecture de deux chapitres d’une théologie philosophique qu’il préparait, l’un sur la Trinité, l’autre sur la Création. Ces deux chapitres, par la généralité et la singularité de leur conception, étaient la base de son œuvre. J’en entendis la lecture avec étonnement: son explication de la Trinité me parut fausse, et celle de la Création encore plus. Après le dîner, on se rendit dans une clairière, où tous ces jeunes gens jouèrent très-simplement et très-gaiement avec leur maître. Le soir, on se réunit dans un vieux salon sans aucun ornement; M. de la Mennais se coucha à demi sur une chaise longue; l’abbé Gerbet s’assit à l’autre extrémité, et les jeunes gens en cercle autour de l’un et de l’autre. L’entretien et la tenue respiraient une sorte d’idolâtrie dont je n’avais jamais été témoin. Cette visite, en me causant plus d’une surprise, ne rompit pas le lien qui venait de me rattacher à l’illustre écrivain. Sa philosophie n’avait jamais pris une possession claire de mon entendement; sa politique absolutiste m’avait toujours repoussé; sa théologie venait de me jeter dans une /53/ crainte que son orthodoxie même ne fût pas assurée. Néanmoins il était trop tard: après huit années d’hésitation, je m’étais livré, sans enthousiasme, mais volontairement, à l’école qui jusque-là n’avait pu conquérir mes sympathies ni mes convictions. Cette démarche fausse et peu explicable décida de ma destinée.

Même après la révolution de 1830, j’avais persisté dans mon dessein de me rendre en Amérique et j’étais allé en Bourgogne faire mes adieux à ma famille et à quelques anciens amis de l’École de droit. Une lettre de M. l’abbé Gerbet m’apprit à Dijon que M. de la Mennais acceptait franchement les événements qui venaient de s’accomplir et qu’il préparait les bases d’un journal destiné à réclamer pour l’Église sa part dans les libertés désormais acquises au pays. Il m’invitait au nom de son maître à ne point quitter la France et à me joindre aux collaborateurs d’une œuvre tout à la fois catholique et nationale, d’où l’on pouvait attendre l’affranchissement de la religion, la réconciliation des esprits et par conséquent une rénovation de la société.

Cette nouvelle me causa une joie sensible et comme une sorte d’enivrement; elle justifiait à mes yeux le rapprochement peu compréhensible qui avait eu lieu entre M. de la Mennais et moi. M. de la Mennais n’était plus le complice des doctrines absolutistes repoussées par l’opinion générale, mais, transformé tout à coup, je trouvais en lui le défenseur des idées qui m’avaient toujours été chères et auxquelles je n’avais /54/ pas cru possible que Dieu envoyât jamais un tel secours et une si magnifique manifestation. Qu’on le remarque bien, il ne s’agissait pas d’une œuvre purement humaine et patriotique, mais d’une œuvre religieuse. Au temps de ma jeunesse, la question libérale ne se présentait à moi qu’an point de vue de la patrie et de l’humanité; je voulais, comme la plupart de nos contemporains, le triomphe définitif des principes de 1789, par l’exécution et l’affermissement de la Charte de 1814. Tout était là pour nous. L’Eglise ne se présentait à notre pensée que comme un obstacle; il ne nous venait pas à l’esprit qu’elle eût besoin elle-même d’invoquer sa liberté et de réclamer dans le patrimoine commun sa part du droit nouveau. Quand je fus chrétien, ce second point de vue m’apparut; mon libéralisme embrassa tout ensemble la France et l’Église, et je souffrais d’autant plus de la lutte civile que désormais j’avais deux causes à soutenir dans une seule, deux causes qui paraissaient ennemies irréconciliables, et ne devoir jamais entendre une voix qui essayât de les rapprocher. M. de la Mennais se présentait tout à coup, et on pouvait croire qu’il allait être → Daniel O'Connell l’O’Connell de la France et obtenir, après de glorieux combats, l’acte d’émancipation qui tout récemment avait couronné les efforts et la tête du grand libérateur. La cause était la même, les moyens semblables, le talent égal entre l’homme de l’Irlande et l’auteur de l’Essai sur l’indifférence. Cependant les difficultés /55/ étaient plus grandes pour M. de la Mennais que pour O’Connell. O’Connell avait une nation derrière lui, M. de la Mennais n’avait à sa suite qu’un petit bataillon lentement formé par son génie et ses vertus. O’Connell avait toujours été le même, enfant de l’Irlande, patriote libéral et chrétien; M. de la Mennais avait commencé par être un simple royaliste de 1814, → Le Conservateur → Ferdinando VII di Borbone un écrivain du Conservateur, un absolutiste faisant l’éloge du roi Ferdinand VII d’Espagne, et un ultramontain réputé fanatique, le tout enveloppé dans une philosophie abstruse, qui semblait nier les droits de la raison. C’était un malheur. L’unité de conviction sera toujours une des armes les plus respectées et le signe d’une belle intelligence dans un grand caractère. Si M. de la Mennais eût été en 1818, dès l’apparition de son premier volume del’Essai sur l’indifférence, ce qu’il fut en 1830, il n’eût pas obtenu en un seul jour, grâce au parti royaliste, une immense renommée: il eùt fait lentement son chemin dans la gloire, il se fût accoutumé peu à peu aux épreuves, aux revers, à cette croix enfin qui, même avant Jésus-Christ, couronna toujours les cimes de l’humanité, et, l’heure venue, il eût opposé aux dernières tentatives la fermeté d’une âme mûrie tout ensemble dans la douleur et dans l’illustration; il eût aussi pris place dans la confiance de ses contemporains, et, mieux que M. de Chateaubriand, il eût été le symbole vivant de la vraie religion unie à la vraie /56/ liberté. L’Avenir, d’ailleurs, commit des fautes; il ne marqua pas d’une manière assez précise la limite de ses opinions, et il parut toucher à l’excès des pensées par l’excès du langage. La liberté, comme tout ce qui est de la terre, a des limites. S’il s’agit de la presse, elle ne saurait avoir le privilège de l’injure, de la diffamation, de la calomnie ni de l’immoralité; s’il s’agit de la conscience religieuse, elle ne saurait demander d’ériger des temples publics aux passions les plus honteuses du cœur de l’homme; s’il s’agit des rapports de l’Eglise avec l’Etat, ils ne peuvent être rompus entièrement ni être resserrés jusqu’à la servitude. L’Avenir admettait loutes ces réserves, mais il les cachait trop souvent sous une déclamation où la jeunesse trahissait son inexpérience. Il eut aussi, contre le pouvoir issu de 1830, une attitude trop agressive, pour ne pas dire trop violente. Sans doute, ce pouvoir méconnaissait les droits réclamés par les catholiques; il entendait fermer sur eux les portes d’airain qu’une législation exceptionnelle avait forgées à leur détriment. C’était une erreur. Si le roi Louis-Philippe, suivant les traces de son aïeul Henri IV, eût accordé aux catholiques un édit de liberté, comme le Béarnais avait accordé aux protestants un édit de tolérance, il eût probablement fondé sa dynastie, au lieu de lui créer dans la logique et aux yeux des chrétiens de redoutables ennemis. Mais, soit comme homme, soil comme roi, soit comme chef de parti, Louis-Philippe était incapable de se /57/ mettre à ce point de vue. Henri IV tenait de son siècle une foi vacillante peut-être, mais qui n’était pas éteinte; Louis-Philippe, élevé au dix-huitième siècle, n’avait rien appris de Dieu, ni dans l’exil, ni dans la prospérité. Henri IV avait compris qu’un roi ne doit sacrifier aucune partie de ses sujets et accorder à tous les grandes satisfactions de l’âme et du droit; Louis-Philippe, sur le trône, croyait avoir des ennemis et ne leur devoir, au lieu de l’équité qui rallie, que le mauvais vouloir qui contient. Henri IV, le jour où il entra dans Paris sur les barricades renversées, cessa d’être un chef de parti; Louis-Philippe ne vit jamais dans la nation que la bourgeoisie qui lui avait donné la couronne, et il demeura fidèle aux préjugés et aux passions dont la victoire aurait dû l’affranchir. Tout cela était vrai, mais il eût mieux valu qu’une parole moins âpre honorât nos plaintes et que notre style se ressentît plus du christianisme que de la licence des temps.

Malgré ses défauts et malgré son chef, l’Avenir obtint un retentissement formidable. Il se composait, en quelqlie sorte, de deux générations: les anciens, que représentaient M. de la Mennais et M. l’abbé Gerbet, les nouveaux, qui avaient en M. de Montalembert et en moi leur milice la plus ardente. Les abonnés n’allèrent jamais au delà de douze cents, moitié prêtres, moitié laïques, mais ils suppléaient à leur nombre par l’exaltation de leur dévouement. 80,000 francs d’ac- /58/ tions ou de souscriptions aidèrent à fonder le journal; une pareille somme fut obtenue pour l’Irlande affamée, lorsque nous intervînmes en sa faveur, et plus tard un fonds de 20,000 francs nous permit de créer ce que nous appelâmes l’Agence de la défense de la liberté religieuse. Le gouvernement et l’opinion s’émurent. Traduits devant une cour d’assises, nous fûmes acquittés, M. de la Mennais et moi, à la surprise générale. Plus tard, appelés devant la Chambre des pairs, comme coupables d’avoir ouvert une école sans autorisation, nous fîmes retentir les voûtes du Luxembourg d’accents qui leur étaient inconnus. C’était l’avènement prématuré du comte de Montalembert à la pairie, par la mort de son père, qui nous avait attirés à cette haute juridiction. O’Connell avait ébranlé davantage l’Irlande, mais notre cause, la même que la sienne, franchissait les bornes de notre pays, et la Belgique en particulier ne fut pas sans recevoir dans sa constitution les traces visibles de nos sentiments.

Toutefois, ce mouvement n’avait pas une base assez étendue, il avait été trop subit et trop ardent pour se soutenir pendant une longue durée. Un succès suivi suppose de longues racines jetées dans les esprits par le temps. Bien qu’O’Connell nous eût précédés, la France l’ignorait en quelque sorte, et nous apparaissions au clergé, au gouvernement, aux partis, comme une troupe d’enfants perdus sans aïeux et sans posté- /59/ rité. C’etait la tempête venant du désert, ce n’était pas la pluie féconde qui rafraîchit l’air et bénit les champs. Il fallut donc, après treize mois d’un combat de chaque jour, songer à la retraite. Les fonds étaient épuisés, les courages chancelants, les forces diminuées par l’exagération même de leur emploi. Le même jour où cette résolution fut prise, je descendis de bonne heure dans la chambre de M. de la Mennais et lui exposai que nous ne pouvions pas terminer ainsi, mais que nous devions nous rendre à Rome pour justifier nos intentions, lui soumettre nos pensées et donner dans cette démarche éclatante une preuve de sincérité et d’orthodoxie qui serait toujours, quoi qu’il arrivât, une bénédiction pour nous et une arme arrachée des mains de nos ennemis.

M. de la Mennais eût dû répondre: «Mon cher enfant, vous n’y pensez pas. Rome n’a pas coutume de juger des opinions que Dieu a livrées à la dispute des hommes et surtout des opinions qui touchent à la politique variable des temps et des lieux. Avez-vous vu O’Connell se rendre à Rome pour y consulter le pape? Le pape, au milieu de cette terrible agitation causée en Irlande au nom de la liberté nationale et de la liberté religieuse, est-il intervenu pour la diriger ou pour la faire cesser? Non; Rome s’est tue, et O’Connell a parlé trente ans. Nous ne pouvons faire comme lui, parce que comme lui nous n’avons pas derrière nous une nation unanime; mais, en nous retirant de la /60/ lutte, notre silence même aura sa force et sa dignité. Le temps n’était pas avec nous, laissons-le couler. Nos pensées germeront dans les esprits, elles y prendront la forme calme que nous n’avons pu leur donner, et un jour, peut-être bientôt, nous morts ou nous vivants, nous verrons notre parole renaître de ses cendres, des écoles s’ouvrir librement, des religieux s’établir sur tous les points de notre sol, des conciles provinciaux s’assembler, et l’antipathie du pays contre nous se changer en ce bon vouloir dont Dieu et l’homme ont besoin toujours et qui est la porte véritable de toutes les libertés. Il n’est pas besoin d’aller à Rome pour cela; notre chute même, en satisfaisant nos ennemis, leur ôtera un grand ressort, et plus elle sera profonde, plus elle hâtera peut-être le jour où tout ce que nous avons voulu se réalisera. Se taire et souffrir, ce sont des armes moins éclatantes que la parole, mais qui comme elles ont été trempées dans l’éternité.»

Au lieu de cette réponse, qui eût été celle d’un sage, M. de la Mennais accepta sans hésiter ma proposition: «Oui, me dit-il, il nous faut partir pour Rome.»

Cette résolution fut annoncée au public dans le dernier numéro de l’Avenir, sous la signature de tous les rédacteurs et avec une pompe où les promesses de soumission se mêlaient singulièrement aux derniers accents de notre exaltation de journalistes. Nous nous /61/ mîmes en roule, M. de la Mennais, M. de Monlalembert et moi, comme trois soldats foudroyés par la guerre et allant chercher sous le toit paternel le repos des combats.

Note del curatore

Daniel O'Connell 1775 - 1847 cattolico irlandese, eletto nel 1828 alla Camera dei comuni, dal 1841 sindaco di Dublino, promosse e guidò la campagna per la libertà dei cattolici irlandesi. Convinto della necessità del metodo non violento, ebbe un vastissimo seguito fra i suoi correligionari, che erano la grande maggioranza della popolazione irlandese, anche se tentò di evitare una rottura con i principali esponenti del partito whig britannico. Ciononostante nel 1843 fu arrestato, e passò quasi un anno in carcere; quando la Camera dei Lords annullò la condanna, il consenso che si era formato intorno a lui cominciò a declinare, e alcuni suoi sostenitori fondarono il movimento della Giovane Irlanda, decisi ad adottare, se necessario, anche la lotta armata. Morì a Genova mentre era in viaggio per Roma. Torna al testo ↑

Le Conservateur giornale pubblicato con cadenza irregolare dal 1818 al 1820, espressione del partito ultrarealista. Torna al testo ↑

Ferdinando VII di Borbone 1784 - 1833 fu re di Spagna per breve periodo nel 1808 e poi dal 1813 alla morte.
Figlio di Carlo IV, tentò di sottrargli il trono; nel 1808 in seguito ad una insurrezione popolare C. abdicò in favore di Ferdinando; ma la Spagna fu occupata dai Francesi, e Napoleone mise sul trono il fratello Giuseppe. Durante l'occupazione francese della Spagna, F. visse in Francia, nominalmente in esilio, di fatto conducendo una vita di lusso sfarzoso. I realisti spagnoli, con l'appoggio delle truppe inglesi, occuparono Madrid nel 1813, e richiamarono F., chiedendogli di giurare fedeltà alla Costituzione emanata dalla Corte di Cadice nel 1812, che era divenuta il manifesto della rivolta antifrancese. Ma F. respinse la costituzione, e governò in modo assolutistico, sopprimendo ogni libertà. Torna al testo ↑