Montalembert
Le testament
du
P. Lacordaire

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Chapitre III

Voyage à Rome. – Dissentiments et separation.

Nous arrivâmes à Rome l’avant-veille du jour qui devait clore l’année 1831. Après quelques visites peu nombreuses que M. de la Mennais fit avec nous à d’anciens amis, et où un accueil très-réservé nous indiqua l’état général des esprits à notre égard, nous sollicitâmes une audience du souverain pontife.

Grégoire XVI, avant de nous l’accorder, nous demanda un mémoire qui put l’éclairer sur nos vues et nos intentions. Je fus chargé par mes compagnons de le rédiger. Grégoire XVI le lut attentivement et consciencieusement, puis il permit que nous lui fussions présentés par le cardinal de Rohan. Le pape nous fit un accueil bienveillant, mais sans dire un seul mot de l’affaire qui nous avait amenés. Quelques semaines plus tard, de très-bonne heure, le secrétaire du cardinal Pacca vint apporter une lettre de son maître. Je la remis immédiatement à M. de la Mennais, qui était /64/ encore au lit. Elle disait en substance que le Saint-Père rendait justice à nos bonnes intentions; que nous avions traité des questions souverainement délicates sans y mettre toute la mesure désirable; que ces questions seraient examinées; que nous pouvions cependant retourner dans notre pays, où l’on nous ferait savoir en son temps ce qui aurait été décidé.

Cette réponse, il me le sembla du moins, était honorable, et, tout en annonçant une décision, elle permettait de croire qu’on voulait n’en donner aucune, mais laisser le temps couvrir de ses plis nos personnes, nos doctrines et nos actes. Nous avions d’ailleurs promis solennellement une obéissance sans réserve au premier mot du souverain pontife, et cette obéissance devenait d’autant plus nécessaire qu’on ne nous demandait rien de significatif. M. de la Mennais ne le jugea point ainsi. Il lut froidement la lettre du cardinal Pacca et m’annonça qu’il restait à Rome pour y attendre la décision qu’on nous promettait. Je courus dans la chambre de M. de Montalembert; je le trouvai disposé à suivre l’exemple de notre commun maître. A mon sens, la résolution était fatale; elle manquait à nos promesses, elle devait attrister le Saint-Père, et pouvait le contraindre à des rigueurs dont il n’avait pas la pensée.

Après plusieurs jours d’une réflexion douloureuse, je crus me devoir à moi-même de ne pas accepter la solidarité de ce que j’estimais une grande faute, et, /65/ le 15 mars 1832, je partis seul pour la France avec les plus tristes pressentiments et après les plus tristes adieux. M. de la Mennais n’était pas habitué à la résistance, et un dissentiment lui paraissait presque une trahison; M. de Monlalemhert, uni à moi par une amitié jeune encore, était blessé de voir ma raison dominer ma tendresse.

Revenu à Paris sans pouvoir m’expliquer avec personne, j’y passai quelques mois dans l’incertitude et l’abandon. Enfin, vers la mi-juillet, j’appris que M. de la Mennais avait quitté Rome, en annonçant qu’il allait reprendre l’Avenir, et, puisqu’on lui refusait une décision, qu’il se regardait comme libre des engagements qu’il avait contractés dans cette espérance légitime et non réalisée.

C’était une troisième faute plus grave que les deux premières. J’en prévis aussitôt les conséquences, et, afin d’échapper à la nécessité de rompre publiquement avec mes compagnons d’armes ou de les suivre à contre-cœur dans la ruine qu’ils se préparaient, je courus en Allemagne avec la pensée de m’y cacher quelques mois. Je choisis Munich, sans autre raison que ce que j’avais entendu dire du peu qu’y coûtait la vie; mais la Providence avait d’autres motifs de m’y envoyer.

J’étais à peine installé dans un hôtel, que ma porte s’ouvrit et que je vis entrer M. de Montalembert. C’était l’habitude des journaux de donner chaque jour /66/ dans leurs feuilles le nom et la demeure des étrangers. C’est en les parcourant que M. de Montalembert avait connu mon arrivée et mon logement. Il me conduisit près de M. de la Mennais, qui me reçut avec un ressentiment visible. Cependant la rencontre était solennelle; la conversation s’engagea, et pendant deux heures je m’efforçai de lui démontrer combien était vaine son espérance de reprendre la publication de l’Avenir, et quel coup il allait porter tout ensemble à sa raison, à sa foi, à son honneur. A la fin, soit que mon discours l’eût convaincu, soit que ma séparation plus prononcée lui eût fait impression, il me dit ces mots: «Oui, c’est juste, vous avez bien vu.» Le lendemain, les écrivains et les artistes de Munich nous donnèrent un banquet aux portes de la ville. Vers la fin du repas, on vint prier M. de la Mennais de sortir un moment, et un envoyé du nonce apostolique lui présenta un pli au sceau de la nonciature. Il y jeta un coup d’œïl et reconnut qu’il contenait Enciclica Mirari Vos 15 Agosto 1832
[Testo latino]
Testo italiano
une lettre encyclique du pape Grégoire XVI, datée du 15 août 1852. Une lecture rapide lui eut bientôt révélé qu’il y était question des doctrines de l’Avenir dans un sens défavorable. Son parti fut pris aussitôt, et, sans examiner quelle était la portée précise des lettres pontificales, il nous dit à voix basse en sortant: «Je viens de recevoir une encyclique du pape contre nous; nous ne devons pas hésiter à nous soumettre.» Entré chez lui, il dressa immédiatement en quelques lignes /67/ courtes, mais précises, un acte d’obéissance dont le pape fut satisfait.

Dieu nous avait donc réunis à Munich pour signer ensemble une adhésion sincère à la volonté du Père des fidèles, sans distinction, sans restriction, sans même faire la réserve de la manière dont nous avions entendu nos doctrines et dont elles pouvaient concorder avec la prudence théologique dont avait usé le rédacteur de l’acte pontifical. Plus tard, dans d’autres temps, un évèque français devait prendre celle peine pour nous et démontrer sans obstacles quelle latitude l’encyclique du 15 août 1832 laissait à la liberté des opinions1.

Pour nous, contents d’avoir combattu pour l’affranchissement de l’Eglise et sa réconciliation avec le droit public de notre patrie, nous traversâmes la France en vaincus victorieux d’eux-mêmes et attendant de l’avenir l’équité que nous refusait l’ardeur des partis. Le sacrifice de M. de la Mennais était plus grand que le nôtre: nous étions jeunes, il avait cinquante ans; il était chef, nous n’étions que soldats; son autorité était éclipsée, sinon perdue. Mais l’exemple de → François de Salignac de La Mothe-Fénelon Fénelon, qui naturellement se présentait à notre esprit, pouvait le consoler, en lui prouvant que des torts théologiques, même constants, ne sont pas incompa- /68/ tibles avec une renommée sans tache de science et de vertu. Si M. de la Mennais eût été fidèle à ce beau mouvement de Munich, il ne lui eût pas fallu dix ans pour reconquérir toute la splendeur de sa renommée; il eût grandi dans les générations contemporaines par le seul effet de son silence, et la postérité, mieux instruite encore, lui eût fait dans sa mémoire une place à jamais respectée. Montaigne a dit: «Il y a des défaites triomphantes à l’envi des victoires.» Ce mot sublime s’applique aux chutes morales comme aux revers des champs de bataille, et il ne faut jamais se lasser de dire aux hommes que tant que la conscience et l’honneur sont saufs, la gloire l’est aussi.

J’accompagnai M. de la Mennais en Bretagne, avec l’abbé Gerbet. En descendant pour la seconde fois dans ce solitaire manoir de la Chesnaye, je crus y ramener un beau génie sauvé du naufrage, un maître plus vénéré que jamais, et une de ces infortunes qui ravissent l’âme au-dessus d’elle-même en mettant sur le front d’un homme Jacques Bénigne Bossuet 1627 – 1704 Oraison funèbre de Louis de Bourbon Prince de Condé ce je ne sais quoi d’achevé que le malheur ajoute aux grandes vertus, selon la parole de Bossuet.

L’illusion était profonde, mais elle me remplissait, jusqu’au fond du cœur, et encore aujourd’hui je demeure à comprendre comment M. de la Mennais fut infidèle, à la bonne fortune que la Providence lui avait envoyée. Il ne fallait pas même de la foi pour l’accep- /69/ ter, il suffisait d’une haute raison éclairée par l’expérience des choses humaines.

Bientôt quelques-uns des jeunes disciples du maître tombé vinrent le rejoindre à la Chesnaye. Cette maison reprit son caractère accoutumé, mélange à la fois de solitude et d’animation; mais si les bois avaient leurs mêmes silences et leurs mêmes tempêtes, si le ciel de l’Armorique n’était pas changé, il n’en était pas ainsi du cœur du maître. La blessure y était vivante et le glaive s’y retournait chaque jour par la main même de celui qui aurait dû l’en arracher et y mettre à la place le baume de Dieu. Des images terribles passaient et repassaient sur ce front déshérité de la paix; des paroles entrecoupées et menaçantes sortaient de cette bouche qui avait exprimé l’onction de l’Evangile; il me semblait quelquefois que je voyais Saül; mais nul de nous n’avait la harpe de David pour calmer ces soudaines irruptions de l’esprit mauvais et la terreur des plus sinistres prévisions s’accroissait de jour en jour dans mon esprit abattu. Enfin ce spectacle navrant fut au-dessus de mes forces, et j’écrivis à M. de la Mennais la lettre qu’on va lire:

«La Chesnaye, 11 décembre 1832.

«Je quitterai la Chesnaye ce soir. Je la quitte par un motif d’honneur, ayant la conviction que désormais ma vie vous serait inutile, à cause de la diffé- /70/ rence de nos pensées sur l’Église et sur la société, différence qui n’a fait que s’accroître tous les jours, malgré mes efforts sincères pour suivre le développement île vos opinions. Je crois que, durant ma vie et bien au delà, la république ne pourra s’établir ni en France, ni en aucun autre lieu de l’Europe, et je ne pourrais prendre part à un système qui aurait pour base une persuasion contraire. Sans renoncer à mes idées libérales, je comprends et je crois que l’Église a eu de très-sages raisons, dans la profonde corruption des partis, pour refuser d’aller aussi vite que nous l’aurions voulu. Je respecte ses pensées et les miennes. Peut-être vos opinions sont plus justes, plus profondes, et en considérant votre supériorité naturelle sur moi, je dois en être convaincu; mais la raison n’est pas tout l’homme, et dès que je n’ai pu déraciner de mon être les idées qui nous séparent, il est juste que je mette un terme à une communauté de vie qui est foule à mon avantage et à votre charge.

«Ma conscience m’y oblige non moins que l’honneur, car il faut bien que je fasse de ma vie quelque chose pour Dieu; et ne pouvant vous suivre, que ferais-je ici que vous fatiguer, vous décourager, mettre des entraves à vos projets et m’anéantir moi-même?

«Jamais vous ne saurez que dans le ciel combien j’ai souffert depuis un an par la seule crainte de vous causer de la peine. Je n’ai regardé que vous dans toutes mes hésitations, mes perplexités, mes retours, et quel- /71/ que dure que puisse être un jour mon existence, aucun chagrin de cœur n’égalera jamais ceux que j’ai ressentis dans cette occasion. Je vous laisse aujourd’hui tranquille du côté de l’Église, plus élevé dans l’opinion que vous ne l’avez jamais été, si au-dessus de vos ennemis qu’ils ne sont plus rien; c’est le meilleur moment que je puisse choisir pour vous faire un chagrin qui, croyez-moi, vous en épargne de bien plus grands. Je ne sais pas encore ce que je deviendrai, si je passerai aux États-Unis ou si je resterai en France, et dans quelle position. Quelque part que je sois, vous aurez des preuves du respect et de l’attachement que je vous conserverai toujours, et dont je vous prie d’agréer cette expression qui part d’un cœur déchiré.»

Je quittai la Chesnaye seul, à pied, pendant que M. de la Mennais était à la promenade qui suivait ordinairement le dîner. A un certain point de ma route, je l’aperçus à travers le taillis avec ses jeunes disciples; je m’arrêtai, et regardant une dernière fois ce malheureux grand homme, je continuai ma fuite sans savoir ce que j’allais devenir et ce que me vaudrait de Dieu l’acte que j’accomplissais. N’avais-je commis que des fautes? Cette vie publique, ces combats passionnés, ce voyage à Rome, ces amitiés si fortes la veille et aujourd’hui rompues, les convictions enfin de toute ma vie de jeune homme et de prêtre, n’étaient-elles autre /72/ chose qu’un rêve insensé? N’eût-il pas mieux valu que je me fusse caché comme vicaire dans la plus obscure des paroisses et que j’y eusse appelé à Dieu, par des devoirs simplement remplis, des âmes ignorées? Il y a des moments où le doute vous saisit, où ce qui nous a paru fécond nous semble stérile, où ce que nous avons jugé grand n’est plus qu’une ombre sans réalité. J’étais dans cet état; tout croulait autour de moi et j’avais besoin de ramasser les restes d’une secrète énergie naturelle pour me sauver du désespoir.

Arrivé à Paris, mon premier soin fut de voir l’homme qui m’avait toujours été propice. Je courus chez M. de Quélen, qui m’avait à peine entrevu depuis près de deux années. Royaliste et gallican, éloigné par sa nature de toute nouveauté philosophique et politique, il n’avait vu dans nos entreprises qu’une saillie mal réglée d’un zèle intempestif, et simple spectateur dons son propre diocèse il ne nous avait condamnés qu’avec circonspection. Il me reçut à bras ouverts comme un enfant qui a couru quelque aventure périlleuse et qui revient meurtri au logis paternel: «Vous avez besoin d’un baptême, me dit-il, et je vous le donnerai.» Presque aussitôt il m’offrit un asile et du pain en me rendant à ma première solitude de la Visitation. Ma mère qui n’avait pas quitté Paris vint m’y rejoindre une seconde fois, et je me retrouvai comme au début de ma carrière ecclésiastique, seul, pauvre, étudiant Platon et saint Augustin, heureux /73/ de cette paix qui m’était rendue, mais non pas telle qu’elle était autrefois. Je rapportais là de bien divers souvenirs, une célébrité où il me semblait que j’avais perdu ma virginité sacerdotale bien plus que je n’avais acquis de renom, une apparence de trahison à l’égard d’un homme illustre et malheureux, enfin mille incertitudes, mille contradictions dans le cœur, aucun ancien ami et pas un nouveau. Les anciens étaient déjà trop loin dans ma jeunesse, les nouveaux étaient éloignés par ma séparation. Cependant, grâce à Dieu, la paix prit le dessus. Des marques de sympathie vinrent me chercher et m’apprendre que des affections et des vœux m’avaient suivi dans ma retraite.

Un jour M. de Montalembert, qui s’était refroidi pour moi, mais qui cependant m’avait conservé un reste d’amitié que le cours des années devait raffermir et rendre aussi douce qu’inébranlable, M. de Montalembert, dis-je, me proposa de me présenter à une dame du faubourg Saint-Germain qui désirait me voir. Le faubourg Saint-Germain m’était inconnu. Sans naissance et sans fortune, je n’avais jamais pénétre dans les salons d’aucune aristocratie et je n’avais pas même eu la pensée d’y parvenir. Toutes mes ambitions étaient internes; content de peu, sobre en tout, sans envie, je m’étais à peine aperçu qu’il y eût au-dessus de moi toute une société qui m’était étrangère, et elle n’existait pas plus pour moi que je n’existais pour elle. /74/ La proposition de M. de Montalembert me fut donc une surprise tout à fait inattendue. Je le suivis. La personne à laquelle il me présenta n’était point Française; née en Russie dans la foi grecque, puis convertie à la religion catholique, elle était venue chercher en France ce premier bien des âmes, la liberté intérieure et extérieure de la conscience. Liée à tout ce qu’il y avait de plus illustre dans son ancienne et nouvelle patrie, elle connaissait parfaitement les affaires du monde et celles de l’Église, et un tact souverain achevait dans son intelligence la lumière qu’elle tenait de ses magnifiques relations. Madame Swetchine, c’est elle que je viens de nommer, m’accueillit avec une bienveillance qui n’était pas celle du monde, et je m’habituai vite à lui faire part de mes peines, de mes inquiétudes et de mes projets. Elle y entrait comme si j’eusse été son fils, et sa porte me fut ouverte même aux heures où elle ne recevait ses plus intimes amis que par exception. Par quels sentiments fut-elle poussée à me donner ainsi son temps et ses conseils? Sans doute quelque sympathie l’y porta; mais, si je ne me trompe, elle y fut soutenue par la pensée d’une mission qu’elle avait à remplir près de mon âme. Elle me voyait entouré d’écueils, conduit jusque-là par des inspirations solitaires, sans expérience du monde, sans autre boussole que la pureté de mes vues, et elle crut qu’en se faisant ma providence elle répondait à une volonté de Dieu. Depuis ce jour en /75/ effet je ne pris aucune résolution sans la débattre avec elle, et je lui dois sans doute d’avoir touché à bien des abîmes sans m’y briser.

Un autre événement ne tarda pas à m’ouvrir des perspectives nouvelles.

[Nota a pag. 67]

(1) Pierre-Louis Parisis 1795 - 1866 Mgr Parisis, évêque de Langres, dans ses Cas de conscience, en 1847. [Torna al testo ]

Note del curatore

François de Salignac de La Mothe-Fénelon 1651 – 1715, ecclesiastico e scrittore francese. Si distinse nella predicazione nelle regioni ancora a maggioranza protestante. Introdotto da Bossuet a corte, divenne precettore di Luigi di Borbone-Francia, il figlio del Gran Delfino, divenuto erede al trono dopo la morte del padre. Per lui scrisse il romanzo Les Aventures de Télémaque, fils d'Ulysse, che molti interpretarono come una velata critica alla politica di Luigi XIV.
Entrato in urto con il potente Bossuet, F. fu condannato dal papa Innocenzo XII per un suo scritto sulla questione del quietismo, che prontamente abiurò.
Nel frattempo il Télémaque, che fino ad allora era circolato manoscritto, fu pubblicato senza la sua autorizzazione. F. fu cacciato dalla corte, e visse isolato nel suo arcivescovado di Cambrai fino alla morte. Torna al testo ↑