Montalembert
Le testament
du
P. Lacordaire

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Chapitre V

Retraite à Rome. — Résolution de rétablir l’ordre
des Frères-Prêcheurs en France.

Mon séjour à Rome fut de dix-huit mois, du mois de mai 1836 au mois de septembre 1837. Dans cet intervalle, M. de la Mennais qui, dès 1834, s’était séparé de l’Église par ses Paroles d’un croyant, mit entre elle et lui une nouvelle barrière par la publication d’un volume qu’il avait intitulé: Affaires de Rome. Lors de l’apparition du premier ouvrage, j’avais moi-même mis au jour un écrit qui avait pour titre: Considérations sur le système philosophique de M. de la Mennais, et dont le but était de faire voir qu’en plaçant dans la raison générale l’autorité la plus élevée qui pût guider l’homme sur la terre, l’auteur de l’Essai sur l’indifférence avait dès lors posé le principe qui devait un jour lui faire sacrifier l’Eglise à l’humanité. En 1837 je publiai un nouvel écrit avec le titre de Lettre sur le Saint-Siège, où j’essayais de justifier la politique romaine dans les /88/ affaires du temps. Ces pages furent les dernières où je me préoccupai du passé.

Mon long séjour à Rome me permettait beaucoup de réflexions, je m’étudiais moi-même et j’étudiais aussi les besoins généraux de l’Église. Quant à moi, parvenu déjà à ma trente-quatrième année, entré dans le clergé depuis douze ans et ayant paru deux fois, avec quelque éclat, dans ce qui avait été tenté pour la défense et le progrès de la religion en France, je me voyais seul encore, sans lien avec aucune institution ecclésiastique, et plus d’une fois la bonne volonté de M. de Quélen avait essayé de me faire comprendre que le ministère des paroisses était le seul où il pût me soutenir et m’élever. Or je ne me sentais aucune vocation pour ce genre de service, et je voyais bien en même temps que, dans l’état actuel de l’Eglise de France, aucune autre porte n’était ouverte au désir naturel de sécurité et de stabilité qu’éprouve tout homme raisonnable.

Si de ces considérations personnelles, je passais aux besoins de l’Église elle-même, il me semblait clair que, depuis la destruction des ordres religieux, elle avait perdu la moitié de ses forces. Je voyais à Rome les restes magnifiques de ces institutions fondées par les plus grands saints, et sur le trône même pontifical siégeait alors, après tant d’autres, un religieux sorti du cloître illustre de Saint-Grégoire le Grand. L’histoire plus expressive encore que le spectacle de Rome /89/ me montrait, dès la sortie des catacombes, cette suite incomparable de cellules, de monastères, d’abbayes, de maisons d’étude et de prière, semés des sables de la Thébaïde aux extrémités de l’Irlande, et des îles parfumées de la Provence aux froides plaines de la Pologne et de la Russie. Elle me nommait saint Antoine, saint Basile, saint Augustin, saint Martin, saint Benoît, saint Colomban, saint Bernard, saint François d’Assise, saint Dominique, saint Ignace, comme les patriarches de ces familles nombreuses qui avaient peuplé les déserts, les forêts, les villes, les camps et jusqu’au siège de saint Pierre, de leurs héroïques vertus. Sous cette trace lumineuse, qui est comme la voie lactée de l’Eglise, je discernais pour principe créateur les trois vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, clef de voûte de l’Évangile et de la parfaite imitation de Jésus-Christ. Jésus-Christ avait été pauvre, vivant dans son enfance d’un travail manuel et durant le cours de sa vie apostolique de la seule charité de ceux qui l’aimaient; il avait été chaste comme un lis uni à la divinité; il avait pratiqué l’obéissance envers son Père jusqu’à la mort de la croix. C’était là le modèle souverain laissé par lui à ses apôtres et le germe fécond qui avait fleuri plus tard le long de tous les siècles dans l’âme des saints fondateurs d’ordres. C’est en vain que la corruption avait, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, rongé ces vénérables instituts. Là où la chair avait passé, l’esprit ramenait son souflle, et la /90/ corruption elle-même n’était que la flétrissure de longues vertus, comme on voit, dans les forêts où la hache n’entre point, tomber des arbres séculaires sous le poids d’une vie qui vient de trop loin pour résister encore à la caducité. Fallait-il croire que l’heure était venue où l’on ne reverrait plus ces grands monuments de la foi et ces divines inspirations de l’amour de Dieu et des hommes? Fallait-il croire que le vent de la révolution, au lieu d’être pour eux une vengeance passagère de leurs fautes, avait été l’épée et le sceau de la mort? Je ne pouvais le croire. Tout ce que Dieu a fait est immortel de sa nature et il ne se perd pas plus une vertu dans le monde, qu’il ne se perd un astre dans le ciel.

Je me persuadais donc, en me promenant dans Rome et en priant Dieu dans ses basiliques, que le plus grand service à rendre à la chrétienté au temps où nous vivions, était de faire quelque chose pour la résurrection des ordres religieux. Mais cette persuasion, tout en ayant pour moi la clarté même de l’Évangile, me laissait indécis et tremblant quand je venais à considérer le peu que j’étais pour un si grand ouvrage. Ma foi, grâce à Dieu, était profonde: j’aimais Jésus-Christ et son Église par-dessus toutes les choses créées. Je n’avais aucune ambition des honneurs ecclésiastiques et je n’en avais jamais eu d’aucune sorte, même avant d’être converti à Dieu, qui portât sur les objets ordinaires où s’attache l’espérance des hommes.

/91/ J’avais aimé la gloire avant d’aimer Dieu, et rien autre chose. Cependant, en descendant en moi, je n’y trouvais rien qui me parut répondre à l’idée d’un fondateur ou restaurateur d’ordre. Dès que je regardais ces colosses de la piété et de la force chrétienne, mon âme tombait sous moi comme un cavalier sous son cheval. Je demeurais par terre, découragé et meurtri; l’idée seule de sacrifier ma liberté à une règle et à des supérieurs m’épouvantait. Fils d’un siècle qui ne sait guère obéir, l’indépendance avait été ma couche et mon guide; comment pourrais-je me transformer subitement en un cœur docile et ne plus chercher que dans la soumission la lumière de mes actes?

Puis, je me prenais à considérer ceci: la difficulté de réunir des hommes ensemble, la diversité des caractères, la sainteté des uns, la médiocrité des antres, l’ardeur de ceux-ci, la grâce de ceux-là, les tendances si opposées des esprits et tout ce qui fait même pour les saints qu’une communauté religieuse est à la fois le plus consolant et le plus douloureux des fardeaux. Après les difficultés des âmes, se présentaient à moi celles des corps. J’étais sans fortune, je mangeais à Rome les derniers restes d’un faible patrimoine; comment acheter de grandes maisons et y pourvoir aux besoins d’une foule de religieux aussi nécessiteux que moi? Devais-je donc, sur la foi de la Providence, me jeter dans les hasards d’une tentative aussi périlleuse?

Ce n’était pas tout, les obstacles extérieurs se dres- /92/ saient devant moi comme des montagnes. Rome ne pouvait m’être favorable même en un si pieux dessein; j’étais pour elle un libéral orthodose, mais un libéral, et elle était accoutumée à reconnaître sous ce nom ses propres ennemis. Je ne pouvais donc espérer d’elle aucun secours, mais tout au plus une tolérance mal assurée. Et cette même tolérance, devais-je l’attendre du gouvernement français? Bien que les lois de la révolution n’eussent fait que deux choses, déclarer que l’Etat ne reconnaissait plus les vœux religieux et enlever aux communautés leur patrimoine héréditaire; bien que le vœu soit de sa nature un acte de conscience libre et insaisissable et que la vie commune soit un des droits naturels de l’homme, cependant, même dans cette limite et sous cette forme, le gouvernement de 1830 était évidemment peu disposé à laisser les Ordres religieux renaître sur le sol français. Il y supportait les Jésuites comme un fait accompli et encore ces religieux n’y avaient qu’une existenee précaire, à tout moment menacée par le cours de l’opinion. Cette opinion était le dernier et le plus difficile obstacle à franchir; elle avait conservé sur les ordres religieux toutes les traditions du dix-huitième siècle et ne discernait pas la différence fondamentale qui existe entre des communautés vivant au jour le jour de leur travail, et ces associât ions puissantes reconnues par l’État, elles et leurs biens. Aucune association, même littéraire ou artistique, ne pouvant s’établir en Fiance /93/ sans une autorisation préalable, cette servitude extrème, mais acceptée, donnait aux préjugés un moyen facile de se couvrir contre toute invocation de droit naturel ou de droit public. Que faire dans un pays où la liberté religieuse, admise de tous comme un principe sacré du monde nouveau, ne pouvait cependant protéger dans le cœur d’un citoyen l’acte invisible d’une promesse faite à Dieu, et où cette promesse, arrachée de son sein par des interrogations tyranniques, suffisait pour lui ravir les avantages du droit commun? Quand un peuple en est là et que toute liberté lui paraît le privilège de ceux qui ne croieuL point contre ceux qui croient, peut-on espérer d’en rien obtenir et ne faut-il pas désespérer d’y voir régner jamais l’équité, la paix, la stabilité et une civilisation qui soit autre chose que le progrès matériel?

On le voit, ma pensée ne rencontrait nulle part que des écueils; et, moins heureux que Christophe Colomb, je ne découvrais pas même une planche pour me porter aux rivages de la liberté. Ma seule ressource était dans l’audace qui animait les premiers chrétiens, et dans leur inébranlable foi à la toute-puissance de Dieu. Le christianisme, me disais-je, n’existerait pas dans le monde s’il ne s’était rencontré des gens obscurs, des plébéiens, des ouvriers, des philosophes, des sénateurs, des petits et des grands, pour suivre l’Évangite malgré toutes les lois des Césars. La croix n’a pas cessé d’être une folie et ce qu’il y a de plus faillie en /94/ Dieu n’a pas cessé, selon la parole de saint Paul, d’être plus fort que toutes les forces de l’homme. Celui qui veut faire quelque chose pour l’Église et qui ne part pas de cette conviction, tout en ne négligeant rien des moyens que les circonstances lui permettent d’employer, sera toujours impropre au service de Dieu. Les premiers chrétiens ne mouraient pas seulement, ils écrivaient et parlaient, ils s’efforçaient de convaincre le peuple et les empereurs de la justice de leur cause, et saint Paul annonçant Jésus-Christ à l’Aréopage, se servait des ruses de la plus ingénieuse éloquence pour le persuader. Il y a toujours dans le cœur de l’homme, dans l’état des esprits, dans le cours de l’opinion, dans les lois, les choses et les temps, un point d’appui pour Dieu; le grand art est de le discerner et de s’en servir, tout en mettant dans la vertu secrète et invisible de Dieu lui-même le principe de son courage et de son espérance. Le christianisme n’a jamais bravé le monde; jamais il n’a insulté la nature et la raison; jamais il n’a fait de sa lumière une puissance qui aveugle à force d’irriter; mais aussi doux que hardi, aussi calme qu’énergique, aussi tendre qu’inébranlable, il a toujours su pénétrer l’âme des générations, et ce qui lui restera fidèle jusqu’au dernier jour ne lui sera conquis et gardé que par les mêmes voies.

Je m’encourageais par ces pensées, et il me venait à l’esprit que toute ma vie antérieure jusqu’à mes /95/ fautes m’avait préparé quelque accès dans le cœur de mon pays et de mon temps. Je me demandais si je ne serais pas coupable de négliger ces ouvertures par une timidité qui ne profiterait qu’à mon repos, et si la grandeur même du sacrifice n’était pas une raison de le tenter.

Après la question générale, venait la question secondaire qui était de savoir à quel Ordre je me donnerais. Les Ordres religieux se divisent en deux branches parfaitement distinctes; les uns consacrés dans l’ombre des cloîtres à la perfection intérieure du religieux lui-même et n’entrant dans le service public de l’Eglise que par la prière et la pénitence; les autres voués au salut commun par l’action extérieure de la science, de la parole et de vertus qui nées dans la retraite, en sortent comme Jésus-Christ pour le Calvaire ou le Thabor. Entre ces derniers, les seuls où mon choix pouvait se prendre, l’histoire ne me montrait que deux grands instituts, l’un né au treizième siècle pour la défense de l’orthodoxie contre l’invasion des premières hérésies latines, l’autre suscité au seizième siècle pour être une barrière à la diffusion du protestantisme, forme suprême de l’erreur religieuse en Occident. Rivaux partout et toujours, parce que leurs armes étaient les mêmes et leur but identique, il y avait cependant entre ces deux instituts des différences notables. Saint Dominique avait chargé le corps en donnant beaucoup de latitude à /96/ l’esprit; saint Ignace avait resserré l’esprit dans des liens plus étroits, mais en affranchissant le corps des prescriptions qui peuvent l’affaiblir et le rendre moins propre au ministère actif de l’enseignement et de la prédication; saint Dominique avait donnée son gouvernement la forme d’une monarchie tempérée par des élections, d’où sortaient les supérieurs, et par des chapitres, d’où sortait la législation; saint Ignace avait donné au sien la forme d’une monarchie absolue. Il me fallait donc choisir entre la Compagnie de Jésus et l’Ordre des Frères Prêcheurs, ou plutôt je n’avais pas de choix à faire, puisque les Jésuites existant en France n’avaient pas besoin d’y être rétablis. La force des choses ne me laissait donc aucun doute sur ce second point, mais on me mettant face à face avec la nécessité d’être un religieux dominicain, elle augmentait pourtant mes craintes et mes irrésolutions. Les austérités matérielles de cet ordre, telles que l’abstinence perpétuelle de chair, le long jeûne du 14 septembre à Pâques, la psalmodie de l’office divin, le lever de nuit, se présentaient à moi comme impraticables avec nos corps énervés et avec les travaux de l’apostolat si prodigieusement accrus par la rareté des missionnaires et des prédicateurs. Je savais par expérience la prostration de forces où jette un seul discours sorti de l’âme devant une nombreuse assemblée et je me demandais comment l’abstinence et le jeûne étaient compatibles avec de tels efforts de la nature /97/ et un si profond épuisement. En étudiant néanmoins les constitutions de l’Ordre, je vis qu’elles présentaient des ressources contre elles-mêmes, ou plutôt que l’austérité générale y était sagement tempérée par le pouvoir qu’ont les supérieurs d’accorder des dispenses non-seulement pour cause de maladie, mais pour cause de faiblesse et même par le seul motif du salut des âmes. Je remarquai que la seule limite imposée aux supérieurs dans l’usage de ces dispenses était qu’elles n’allassent jamais jusqu’à embrasser la communauté tout entière. Cette latitude me fit comprendre que là comme ailleurs la lettre tue et l’esprit vivifie. Je m’attachai à connaître la vie de saint Dominique et des saints mémorables qui ont été derrière lui comme l’éclatante poussière de ses vertus. Les saints sont les grands hommes de l’Eglise et ils marquent sur les sommets de son histoire les points les plus élevés où la nature humaine ait atteint. Plus un ordre en a produit, plus il est manifeste que la grâce de Dieu a été dans sa fondation et persiste dans son immortalité. Tout cela me rassurait et des quatre éléments qui composent tout institut religieux, une législation, un esprit, une histoire et une grâce, aucun ne refusait à saint Dominique sa part de grandeur.

Néanmoins en rentrant en France vers la fin de 1837, je n’étais point décidé. Après avoir prêché à Metz pendant l’hiver de 1838 une station qui fut très-suivie, je revins à Paris. Là je m’ouvris plus ou moins /98/ à ceux qui m’aimaient. Nulle part je ne rencontrai d’adhésion. Madame Swetchine me laissait faire plutôt qu’elle ne me soutenait. Les autres ne voyaient dans mon projet qu’une chimère. Selon celui-ci, le temps des ordres religieux était passé; selon celui-là, la Compagnie de Jésus suffisait à tout et il était inutile d’essayer la résurrection de sociétés qui n’étaient plus nécessaires; quelques-uns ne voyaient dans l’ordre de saint Dominique qu’un institut décrépit empreint des idées et des formes du moyen âge, dépopularisé par l’Inquisition, et me conseillaient si je voulais tenter l’aventure de créer quelque chose de nouveau. Cependant, il fallait se déterminer. J’avais perdu ma mère quelques années auparavant, le 2 février 1836, et je ne pouvais m’abriter sous sa vieillesse protectrice; d’une autre part, le retour à Rome n’avait plus de sens. Pressé par la situation même et sollicité par une grâce plus forte que moi, je pris enfin mon parti, mais le sacrifice fut sanglant. Tandis qu’il ne m’en avait rien coûté de quitter le monde pour le sacerdoce, il m’en coula tout d’ajouter au sacerdoce le poids de la vie religieuse. Toutefois, dans le second cas comme dans le premier, une fois mon consentement donné, je n’eus ni faiblesse ni repentir, et je marchai courageusement au-devant des épreuves qui m’attendaient.

Mgr de Quélen ne connaissait point encore mon projet, et me croyait revenu à Paris pour y reprendre le cours des conférences de Notre-Dame. Je dus aller /99/ l’instruire. Il habitait alors au pensionnat des Dames du Sacré-Cœur. Après m’avoir écouté il me dit froidement: «Ces choses-là sont dans la main de Dieu, mais sa volonté ne s’est point manifestée.» Or il allait à l’instant même m’en donner une manifestation et avec elle le premier encouragement que j’eusse reçu. Comme je me levais pour prendre congé, je lui dis que si nous rétablissions en France l’Ordre des Frères Prêcheurs, sans doute → San Giacinto (Jacko) Odrovaz saint Hyacinthe nous serait favorable. Saint Hyacinthe était un de ses noms de baptême et en même temps un des plus grands saints de la famille dominicaine. «Sans doute, me répondit-il, et peut-être est-ce vous qui accomplirez mon songe. — Quel songe, Monseigneur? — Quoi, vous ne connaissez pas mon songe? — Non, Monseigneur, — Eh bien! je vais vous le raconter, asseyez-vous.» Et alors d’une manière charmante, comme un homme tout à coup changé, il me fil le récit qu’on va lire:

«J’avais été nommé coadjuleur de Paris, avec le titre d’archevêque de Trajanople. Au mois d’août 1820, M. le cardinal de Périgord voulut donner dans son palais une retraite particulière aux seuls curés de Paris, et à cette occasion je vins prendre un appartement à l’Archevêché. Dans la nuit du 5 ou 4 août, veille de la fête de saint Dominique, comme l’horloge de Notre-Dame sonnait deux heures du matin, du moins il me le parut, je me crus transporté dans les jardins du palais en face du petit bras de la Seine qui /100/ coule entre les bâtiments de l’Hôtel-Dieu; j’étais assis dans un fauteuil. Au bout de quelques moments je vis une grande multitude qui s’amassait sur les bords du fleuve et qui regardait vers le ciel. Le ciel était pur et sans nuage, mais le soleil y paraissait couvert d’un voile noir, d’où ses rayons s’échappaient comme du sang; sa course était rapide et il semblait se précipiter vers l’extrémité de l’horizon. Bientôt il disparut et tout le peuple s’enfuit en s’écriant: «Oh! quel malheur!» Resté seul, je vis les eaux delà Seine s’enfler par un reflux qui venait du côté de la mer et monter à gros bouillons dans l’étroit canal qu’elles remplissaient. Des monstres marins arrivaient avec des flots, s’arrêtaient en face de Notre-Dame et de l’archevêché et faisaient effort pour se précipiter du fleuve sur le quai. Alors une seconde vision arriva, je fus transporté dans un couvent de religieuses vêtues de noir où je demeurai très-longtemps. Cet exil fini je me retrouvai au même lieu où mon songe avait commencé. Mais le palais archiépiscopal avait disparu et, à sa place, s’étendait sous mes yeux une pelouse fleurie. Les eaux de la Seine avait repris leurs cours naturel; le soleil brillait de son éclat accoutumé; l’air était frais et comme parfumé des baumes du printemps, de l’été et de l’automne mêlés ensemble; c’était dans toute la nature quelque chose que je n’avais jamais senti. Pendant que j’en jouissais avec une sorte d’ivresse, j’aperçus à ma droite dix /101/ hommes vêtus de blanc; ces dis hommes plongeaient leurs mains dans la Seine, en retiraient les monstres marins que j’y avais vus et les déposaient sur le gazon transformés en agneaux. — Tous le voyez, ajouta M. de Quélen, tout ce songe de 1820 s’est fidèlement accompli. La monarchie représentée par le soleil couvert d’un voile noir, est tombée précisément au milieu de la confiance et de la joie causées par la prise d’Alger; le peuple s’est jeté sur Notre-Dame et sur mon palais. Le palais a été détruit et une pelouse semée d’arbres en couvre l’emplacement; j’ai longtemps habité et j’habite encore ici même où je vous parle dans une maison de religieuses vêtues de noir; que reste-til pourque mon songe ait tout son accomplissement, sinon de voir à Paris ces hommes vêtus de blanc et occupés à en convertir le peuple? Or c’est peut-être vous qui les y amènerez.»

Chose singulière! quelques mois après, lorsque j’eus revêtu l’habit des Frères Prêcheurs au couvent de la Minerve, à Rome, j’en fis part à M. de Quélen par une lettre pleine de reconnaissance et de respectueuse affection. Il resta deux mois sans me répondre, contre son habitude. Enfin je reçus de lui un mot où il m’annonçait que le lendemain même du jour où ma lettre lui était parvenue, il avait été atteint d’une maladie grave, dont il n’était pas encore remis et dont il mourut vers les derniers jours de l’année 1839.

/102/ Ainsi, dans ce songe de 1820, il avait vu tous les grands événements de sa carrière épiscopale, et le terme lui en avait été indiqué par l’apparition de ces religieux qui devaient bientôt, en ma personne et du haut de la chaire de Notre-Dame, évangéliser son peuple.

Note del curatore

San Giacinto (Jacko) Odrovaz 1183 - 1257 nativo di Cracovia, conobbe San Domenico nel 1221 e fu da lui incaricato di diffondere l’Ordine in Polonia. Nel 1230 Gregorio IX lo incaricò di sostenere la crociata dei Cavalieri Portaspada contro i Prussiani pagani. Torna al testo ↑