Montalembert
Le testament
du
P. Lacordaire

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Chapitre IV

Conférences du collège Stanislas et de Notre-Dame de Paris.

Dans le cours du mois de novembre ou du mois de décembre 1833, M. l’abbé Buquet, alors préfet des études →  collège Stanislas du collège Stanislas, vint me proposer de donner des conférences religieuses aux élèves de son établissement. C’était un homme droit, sincère, étranger à tout esprit de parti.l’acceptai son offre. C’était une vieille idée en moi que ce genre de ministère à cause de la privation où avait été ma jeunesse de toute parole chrétienne capable de m’éclairer. Une seule lois, au collège de Dijon, quelques accents d’éloquence m’avaient ému et depuis j’avais été toujours possédé de cette pensée que si la religion pénétrait jusqu’à la jeunesse par une bouche aimée et puissante, elle y créerait, malgré l’indifférence du siècle, de fortes convictions.

Le premier dimanche où je parlai à la chapelle du collège Stanislas, il ne s’y trouva que les élèves et /78/ quelques amis de la maison. À la seconde conférence, les auditeurs du dehors furent beaucoup plus nombreux, et enfin le troisième jour il fallut renvoyer la plus grande partie des élèves pour donner place à une multitude d’hôtes imprévus. Cette affluence dura trois mois; elle me révéla ma véritable vocation, qui était l’enseignement apologétique de la religion du haut de la chaire.

M. l’abbé Frayssinous en avait donné en France le premier exemple, et son succès avait justifié l’à-propos de sa tentative; mais il s’était borné au vestibule du temple et n’avait pas pénétré dans les profondeurs mystérieuses du dogme chrétien. Esprit clair et sensé, écrivain correct, orateur par la majesté du port et des traits, il avait été plus disert qu’éloquent, et le génie créateur n’avait point gravé sur son œuvre le sceau parfait de l’immortalité. Il avait ouvert une route neuve, il y avait marché honorablement, mais il n’avait pas été jusqu’au bout, et sa noble carrière encourageait à le suivre sans désespérer de l’atteindre.

Un autre siècle d’ailleurs nous séparait du sien; il avait parlé sous le despotisme, qui n’avait même pas supporté longtemps son exquise prudence; nous avions à parler sous l’empire de la liberté. Il était par son âge et ses traditions une image vénérable de l’ancien clergé français; nous étions par le nôtre l’image d’une génération ardente, passionnée, et demandant à l’Église cette jeunesse de formes et d’idées qui ne /79/ fut jamais incompatible avec son immuable antiquité. À la différence de ces sociétés mortes qui vivent d’un dogme comme on vit dans un tombeau, la société chrétienne a toujours ressemblé à ces astres du firmament qui se meuvent dans un espace indéfini, sans jamais rompre pourtant l’ordonnance de leur marche et des lois qui la régissent sous la main de Dieu.

Rencontre singulière! à l’heure même eu sans dessein préconçu et par l’effet d’un appel que je n’avais pas cherché je reprenais à la chapelle du collège Stanislas les traces respectées de M. l’abbé Frayssinous, l’archevêque de Paris avait songé aussi à les reprendre dans la chaire de sa métropole, mû à cette inauguration par une demande respectueuse d’une partie de la jeunesse des écoles de Paris. C’était sur deux points à la fois que le sillon se rouvrait, et on ne tarda pas à se demander à qui resterait l’empire et la moisson. Personne n’avait songé a ce concours entre deux œvres, dont l’une nécessairement devait remporter sur l’autre. La station de Notre-Dame n’avait duré que sis semaines; celle de Stanislas, nous l’avons dit, dura trois mois. Je me retirai poursuivi par l’accusation d’avoir prêché des doctrines empreintes de l’esprit de révolution et d’anarchie; ce devait être longtemps l’arme de mes adversaires, et encore aujourd’hui elle n’est pas brisée dans leurs mains. M. de Quélen ne me fit aucun reproche. Mais lorsque je lui demandai l’autorisation expresse de continuer mes conférences, /80/ il me la refusa, ne voulant, disait-il, assumer sur lui ni la responsabilité de mon silence ni cette de ma parole. Cette sorte de liberté, outre qu’elle me laissait sans défense, me causait aussi l’appréhension de blesser un évoque auquel je devais tant de reconnaissance et de filiale piété. Le temps s’avançait et je ne savais à quoi me résoudre. Un jour que je traversais le jardin du Luxembourg, je rencontrai un ecclésiastique qui m’était assez connu; il m’arrêta, et me dit: «Que faites-vous? il faudrait aller voir l’archevèque et vous entendre avec lui.» A quelques pas de là, un autre ecclésiastique qui m’était beaucoup moins connu que le premier, m’arrêta pareillement et me dit: «Vous avez tort de ne point voir l’archevêque. J’ai des raisons de penser qu’il serait bien aise de s’entretenir avec vous.» Cette double invitation me surprit, et accoutumé que j’étais à un peu de superstition du coté de la Providence, je me dirigeai lentement vers le couvent de Saint-Michel, non loin du Luxembourg, où l’archevèque demeurait alors. Ce ne fut point la portière qui vint m’ouvrir, mais une religieuse de chœur qui me voulait du bien parce que, disait-elle, tout le monde m était opposé. Monseigneur, selon ce qu’elle m’apprit, avait absolument défendu sa porte, «mais ajouta-t-elle, je vais le prévenir et peut-être vous recevra-t-il.» La réponse fut favorable. En entrant chez l’archevêque, je le trouvai qui se promenait dans sa chambre avec un air triste et préoccupé. Il ne me /81/ donna qu’un faible témoignage de bienvenue et je me mis à marcher à ses cotés, sans qu’il prononça une parole. Après un assez long intervalle de silence, il s’arrêta tout court, se tourna vers moi, me regarda d’un œil scrutateur et me dit: «J’ai le dessein de vous confier la chaire de Notre-Dame, l’accepteriez-vous?» Cette ouverture si brusque dont le secret m’échappait complètement ne me causa aucune ivresse. Je répondis à l’archevêque que le temps était bien court pour me préparer, que le théâtre était bien solennel et qu’après avoir réussi devant un auditoire restreint, il était facile d’échouer devant uneassemblée de quatre mille âmes. La conclusion fut que je lui demandais vingt-quatre heures de réflexion. Après avoir prié Dieu et consulté madame Swetchine, je répondis affirmativement.

Que s’était-il donc passé? M. l’abbé Liautard, ancien supérieur du collège Stanislas et alors curé de Fontainebleau, avait depuis quelques semaines fait circuler dans le clergé de Paris un mémoire manuscrit, où il inculpait vivement l’administration archiépiscopale. Ce mémoire avait été porté à l’archevêque le jour même de la scène que je viens de raconter, et il en achevait la lecture à l’heure où la Providence m’envoyait vers lui. Bien entendu que, dans cette pièce accusatrice, il était question des conférences de Stanislas et que l’archevêque y était taxé d’inintelligence et de faiblesse à propos de la conduite qu’il avait tenue à mon /82/ égard. J’ignore si jamais auparavant la pensée lui était venue de m’ouvrir la chaire de Notre-Dame, mais quand il me vit arriver à l’heure même où il était ému du jugement porté sur son administration par un homme d’esprit, il est probable que cette coïncidence, presque merveilleuse tant elle était imprévue, le frappa comme un avertissement de Dieu et qu’un éclair rapide traversant son esprit lui montra dans mon élévation à la chaire métropolitaine des conférences une réponse éclatante à ses ennemis personnels. Quand il eut fait connaître autour de lui l’engagement qu’il avait contracté à mon égard, il fut surpris du peu d’opposition qu’il rencontra. C’est que mes adversaires, dont il était entouré, espéraient que ce triomphe sérait l’occasion de ma chute, persuadés que je n’avais ni les ressources théologiques ni les facultés oratoires capables de me soutenir dans une œuvre où les unes et les autres étaient nécessaires à un haut degré. Ils ne savaient pas que depuis quinze ans je n’avais cessé de me livrer à de sérieuses études philosophiques et théologiques et que depuis quinze ans aussi je m’étais exercé au ministère de la parole dans les situations les plus diverses. Il en est d’ailleurs de l’orateur comme du mont Horeb: avant que Dieu l’ait frappé, c’est un rocher aride; mais quand Dieu l’a touché de son doigt, c’est une source qui féconde le désert.

Le jour venu, Notre-Dame se remplit d’une mul- /83/ titude qu’elle n’avait point encore vue. La jeunesse libérale et la jeunesse royaliste, les amis et les ennemis, et cette foule curieuse qu’une grande capitale tient toujours prête pour tout ce qui est nouveau, s’étaient rendus à flots pressés dans la vieille basilique.

Je montai en chaire, non sans émotion mais avec fermeté, et je commençai mon discours l’œil fixé sur l’archevêque, qui était pour moi, après Dieu, mais avant le public, le premier personnage de celle scène. Il m’écoutait la tète un peu baissée, dans un état d’impassibilité absolue, comme un homme qui n’était pas simplement spectateur ni même juge, mais qui courait des risques personnels dans celle solennelle aventure. Quand j’eus pris pied dans mon sujet et mon auditoire, que ma poitrine se fut dilatée sous la nécessité de saisir une si vaste assemblée d’hommes, et que l’inspiration eût fait place au calme d’un début, il m’échappa un de ces cris dont l’accent, lorsqu’il est sincère et profond, ne manque jamais d’émouvoir. L’archevêque tressaillit visiblement; une pâleur qui vint jusqu’à mes yeux couvrit son visage, il releva la tète et jeta sur moi un regard étonné. Je compris que la bataille était gagnée dans son esprit; elle l’était aussi dans l’auditoire. Rentré chez lui, il annonça qu’il allait me nommer chanoine honoraire de sa métropole; on eut beaucoup de peine à le retenir et à le faire attendre jusqu’à la fin de la station.

/84/ Depuis ce jour, M. de Quélon s’honora de moi et tout le passé de ma vie depuis dix ans lui apparut comme une préparation de la Providence à l’œuvre qu’il venait de me confier. Il était heureux de voir son affection justifiée et d’avoir tant hasardé sans s’être trompé. Tout proche encore des jours où il avait vu tomber son palais, caché encore dans les murs étroits d’une cellule de couvent, il reparaissait à Notre-Dame avec la majesté d’un évoque entouré de son peuple et lui faisant entendre sous une forme populaire, par une bouche acceptée, les enseignements d’une religion vaincue la veille avec une monarchie de dix siècles et incapable, croyait-on, de ressaisir jamais l’empire des esprits. C’était une noble réponse au sac de l’archevêché. M. de Quélen venait après M. de la Mennais pour étonner et désarmer l’opinion publique, et disciple de l’un après avoir été disciple de l’autre, j’ajoutais par cette singularité même à l’éloquence du triomphe.

M. de Quélen sentait cela vivement; il en était heureux et fier; il me prit un jour dans sa voiture au sortir d’une conférence pour me conduire chez madame Swetchine et il lui dit en entrant dans son salon: «Je vous amène notre géant.» Une autre fois, du haut de son siège, à Notre-Dame, il ne craignit pas de m’appeler publiquement un nouveau prophète.

Grâce à Dieu, ces témoignages de la faveur épiscopale et de la sympathie populaire ne m’éblouissaïent /85/ point. Outre qu’une portion du public me demeurait toujours hostile, j’avais été préparé par trop de misère à demeurer maître de moi en présence du succès.

Un autre genre de joie d’ailleurs s’adressait à mon âme et l’élevaitdans des régions plus pures que celles de la renommée. Jusque-là ma vie s’était passée dans l’étude et la polémique; elle était entrée par les conférences, dans les mystères de l’apostolat. Le commerce avec les âmes se révélait à moi, commerce qui est la véritable félicité du prêtre quand il est digne de sa mission, et qui lui ôte tout regret d’avoir quitté pour Jésus-Christ les liens, les amitiés et les espérances du monde. C’est à Notre-Dame, au pied de ma chaire, que j’ai vu naître ces affections et ces reconnaissances dont aucune qualité naturelle ne peut être la source et qui attachent l’homme à l’apôtre par des liens dont la douceur est aussi divine que la force. Je n’ai pas connu toutes ces âmes rattachées à la mienne par le souvenir de la lumière retrouvée ou agrandie; tous les jours encore il m’en revient des témoignages dont la vivacité m’étonne, et je suis semblable au voyageur du désert à qui une amitié inconnue envoie dans un vase obscur la goutte d’eau qui doit le rafraîchir. Quand une fois on a été initié à ces jouissances qui sont comme un arôme anticipé de l’autre vie, tout le reste s’évanouit et l’orgueil ne monte plus à l’esprit que comme un souffle impur dont le goût amer ne peut le tromper.

/86/ Après deux années de conférences à Notre-Dame, je compris que je n’étais pas assez mûr encore pour fournir la carrière d’un seul trait, et que j’avais besoin de me recueillir pour achever dignement l’édifiée commeneé. Je demandai donc à l’archevêque la permission de me retirer et d’aller passer quelque temps à Rome. Il fut peiné de celle ouverture, me dit que c’était une faute, que je ne retrouverais pas quand je voudrais le poste d’honneur dont j’entendais m’éloigner, et que, s’il y avait un certain avantage à interrompre mes conférences, il était plus que compensé par les inconvénients. Je ne cédai point à ces instances. Au fond ma retraitée Rome n’était pas ce que je croyais: elle avait un but qui m’était caché à moi-même et qui ne devait se révéler que plus tard.

Note del curatore

Il Collège Stanislas è una scuola privata fondata nel 1804 da P. Claude Liautard col nome di Maison d'éducation de la rue Notre-Dame-des-Champs. Nel 1821 viene riconosciuto come Collegio Reale Universitario, e riceve il suo nome da Stanislas Leszczinski 1677-1766, re di Polonia dal 1704 al 1709 poi dal 1733 al 1735, suocero di Luigi XV e bisnonno di Luigi XVIII. Torna al testo ↑