Montalembert
Le testament
du
P. Lacordaire

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Chapitre VII

Inauguration de l’ordre a Notre-Dame de Paris. — Retour à Rome. — Disgrâce et dispersion.

Je traversai la France avec ce froc religieux qu’elle n’avait pas vu depuis cinquante ans. Çà et là quelques marques d’étonnement m’accueillirent. Deux ou trois fois ces marques de surprise revêtirent un caractère quelque peu agressif. Je n’y fis aucune attention et j’habituai le public à me voir comme je m’habiluai moi-même à paraître devant lui sous l’armure d’une antiquité oubliée. On était dans l’hiver de 1841. → Denis-Auguste Affre C’était Mgr Affre qui occupait le siège archiépiscopal de Paris, et cette circonstance me promettait qu’aucune crainte pusillanime ne mettrait obstacle à la manifestation dont j’étais préoccupé. Le nouvel archevêque, homme droit et courageux, m’avait toujours été favorable; il m’accueillit comme l’eût fait son prédécesseur, mais peut-être avec une nuance de virilité de plus. Quandj’eus parlé de paraître dans la chaire de Notre-Dame avec mon vieil habit du moyen âge, il /112/ n’y fit aucune objection et me laissa désigner le jour qui m’agréerait le plus. Il y avait cinq ans que ma parole n’avait été entendue à Paris. Était-elle toujours la même, le froc ne l’étoufferait-il point sous son impopularité? Le R. P. de Ravignan, mon successeur à Notre-Dame, ne m’avait-il pas enlevé par ses succès le prestige de ceux que j’avais obtenus? Que dirait le gouvernement, le peuple, les journaux, bravés en quelque sorte par la sanglante réapparition d’un moine inquisiteur? Toutes ces questions que chacun s’adressait, faisaient à mon discours un exorde éloquent, mais abrupt et dangereux.

Je parus enfin à Notre-Dame avec ma tète rasée, ma tunique blanche et mon manteau noir. L’archevêque présidait; le garde des sceaux, ministre des cultes, M. Martin (du Nord), avait voulu se rendre compte par lui-même d’une scène dont personne! ne savait bien l’issue; beaucoup d’autres notabilités se cachaient dans l’assemblée, au milieu d’une foule qui débordait de la porte au sanctuaire. J’avais pris pour sujet de mon discours → Discours sur la Vocation de la nation française la Vocation de la nation française, afin de couvrir de la popularité des idées l’audace de ma présence. J’y réussis et le surlendemain le garde des sceaux m’invitait à un dîner de quarante couverts qu’il donnait à la Chancellerie. Pendant le repas, M. Bourdeau, ancien ministre de la justice sous Charles X, se pencha vers un de ses voisins et lui dit; «Quel étrange retour des choses de ce monde! Si, quand j’étais garde /113/ des sceaux, j’avais invité un dominicain a ma table, le lendemain la Chancellerie eût été brûlée.» Il n’y eut pas d’incendie, et même aucun journal ne réclama contre mon auto-dà-fé la vengeance du bras séculier.

Je ramenai à Rome, à l’issue de cette démonstration, cinq nouvelles recrues. Quelques autres se firent à Rome même, parmi les jeunes gens qui s’y trouvaient de passage, et j’eus le bonheur de voir réunis autour de moi, dans le vieux cloître de Saint-Clément, où l’on nous avait transférés, douze Français prêts à revèlir l’habit des Frères Prêcbeurs.

Après avoir eu une audience favorable de Grégoire XVI, nous commençâmes une retraite dé préparation à la prise d’habit; nous avions orné de fleurs et de branchages le sanctuaire de Saint-Clément et tout respirait autour de nous la joie dont nous étions remplis. Mais c’était là que l’ennemi nous attendait. Tant que mon dessein n’avait paru à tous que la chimère d’un esprit aventureux, personne n’avait songé à y mettre obstacle. On espérait du temps seul la ruine d’un projet extravagant. Mais il n’en était plus ainsi; la publication de mon Mémoire et de la Vie de saint Dominique, le succès éclatant du discours de NotreDame, ma prise d’habit personnelle et ma profession, et enfin cette brillante jeunesse qui n’attendait plus quie l’heure d’en suivre l’exemple, tout cela avait ému la jalousie et la crainte de mes adversaires quels qu’ils fussent. Un soir que nous rentrions de la promenade /114/ dans le cloître de Saint-Clément, un ordre nous vint de la secrétairerie d’État de quitter Rome et d’aller où nous voudrions pour y prendre l’habit et y faire notre noviciat. Je répondis que dès le lendemain l’ordre serait exécuté. Mais le lendemain, de bonne heure, un second ordre nous vint qui m’enjoignit de rester à Rome, pendant que la moitié de mes compagnons se rendrait à la Quercia et l’autre moitié au couvent Bosco Marengo AL, sede del grande convento domenicano di Santa Croce e Ognissanti fondato da Pio V. de Bosco, dans le Piémont. L’intention était visible; on espérait, en nous séparant, nous dissoudre, et que ces trois tronçons ne pourraient plus conserver leur séve privés de racines et d’unité. Mais c’était une erreur. Notre dispersion fut comme la captivité de Babylone; elle enflamma les âmes d’une générosité plus fervente, et pas une défection n’eut lieu dans ce petit troupeau arraché à son pasteur.

Ma présence à Rome n’était plus nécessaire. Vers la fin de l’automne de 1841, je demandai la permission de rentrer en France pour y prêcher. On me l’accorda. Je visitai en passant nos exilés de la Quercia et de Bosco et les encourageai de mon mieux par la perspective de notre prochain établissement en France, à quoi j’allais travailler.

Note del curatore

Denis-Auguste Affre 1793 - 1848, arcivescovo di Parigi dal 1840. Allo scoppio della rivoluzione di giugno, pensò che la sua presenza sulle barricate potesse pacificare gli animi; ottenuta una tregua nei combattimenti si presentò vestito da operaio; fu colpito a morte da un colpo partito dalle file nella Guardia Nazionale. Torna al testo ↑