Montalembert
Le testament
du
P. Lacordaire

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Chapitre VIII

Prédications à Bordeaux et à Nancy — Le Frère
de Saint-Beaussant. — Première fondation à Nancy.

Ma prédication de Bordeaux dura cinq mois, et nulle ville après Paris ne me parut aussi sensible à la parole. J’y conquis de telles sympathies, qu’il m’eût été facile d’y asseoir la première maison de notre ordre. Mais, outre que je n’avais pas encore assez de religieux à ma disposition, l’archevêque ne parut pas disposé à nous prêter son concours.

Je passai à Bosco l’été de 1842 et tout l’hiver suivant à Nancy. Il s’en fallait bien que cette ville eût l’ardeur de Bordeaux, et cependant c’était elle que la Providence avait choisie pour être le lieu de notre première fondation. Il s’y rencontra parmi mes auditeurs un homme jeune encore, libre de sa personne, possesseur d’une fortune qui n’était pas très-considérable, mais qui lui donnait pourtant une grande latitude pour la satisfaction de goûts élevés et généreux. Artiste, voyageur, doué d’un esprit de salon remarquable et d’une amé- /116/ nité qui charmait tout le monde, il avait vécu jusque-là dans les plaisirs honnêtes mais inutiles d’une société qui l’aimait, étranger du reste aux sérieuses pensées de la religion. Et néanmoins il était marqué du signe invisible des prédestinés. Quelques mois auparavant, au retour d’un voyage d’Italie, entré par hasard dans une église de Marseille, il y avait entendu le premier appel de Dieu. Depuis lors son âme portait le trait fatal, et elle errait sur ces confins brûlants où le monde et l’Evangile se livrent les derniers combats. La lumière n’était plus douteuse, mais elle ne régnait encore qu’imparfaitement sur sa nouvelle conquête. M. Thierry de Saint-Beaussant, ainsi s’appelait-il, compta bientôt parmi les jeunes Lorrains qui faisaient de ma prédication une affaire de cœur en même temps qu’une affaire de foi. Circonspect sous le feu d’une vive imagination, il me charmait à la fois par son ardeur et sa solidité, et je fus longtemps à pressentir le dessein qui travaillait son esprit. Tous les disciples qui m’étaient venus jusque-là, parmi les laïques, avaient été emportés par un enthousiasme dont ils n’étaient pour ainsi dire pas les maîtres; M. de Saint-Beaussant se dominait sans effort. Enfin il s’ouvrit à moi de la pensée où il était de nous établir à Nancy, et tous deux d’accord nous sondâmes le chef du diocèse, qui était alors Mgr Menjaud, coadjuteur du siège avec future succession. Il eut le courage de nous donner sa parole sans prendre l’avis du ministère, et tout en prévoyant bien que notre /117/ projet ne se réaliserait pas sans difficulté, soit du côté de l’opinion, soit du côté du gouvernement.

M. de Saint-Beaussant nous acheta donc une petite maison, capable tout au plus de loger cinq ou six religieux. Nos amis la garnirent des meubles les plus indispensables, on dressa un autel dans une chambre, et le jour même de la Pentecôte 1843, j’en pris possession. Tout était petit, étroit, aussi modeste que possible; mais en songeant que depuis cinquante années nous n’avions en France ni un pouce de terre sous nos pieds, ni une tuile sur notre tête pour nous couvrir, j’étais dans un inexprimable ravissement. Quelques jours après, nous reçûmes une magnifique bibliothèque de dix mille volumes, que M. l’abbé Michel, curé de la cathédrale, avait léguée à ses neveux, avec l’ordre exprès d’en faire don au premier corps religieux qui s’établirait à Nancy. Plus lard, M. de Saint-Beaussant compléta lui-même sa fondation en y ajoutant une chapelle, un réfectoire et quelques cellules pour loger des hôtes. Il en fut le premier, et comme autrefois d’illustres fondateurs venaient reposer leur vie à l’ombre des cloîtres qu’ils avaient bâtis, il se fit une joie d’habiter parmi nous. Quoique d’une santé faible, qui exigeait des ménagements infinis, il voulut s’astreindre à notre nourriture et essayer peu à peu ses forces dans des austérités qu’il souhaitait embrasser un jour. J’eus le bonheur de le voir novice. Ce grand changement dans sa vie n’en apporta aucun dans le charme de /118/ son commerce; il conserva sous le froc toutes les grâces de sa belle nature: gai, simple, entraînant, faisant aimer Dieu avec lui. Nous ne le gardâmes pas longtemps, il mourut en l853, à notre collège d’Oullins, et fut enseveli clans la chapelle de cet établissement. Je plaçai une inscription sur sa tombe comme je l’avais fait pour le frère Réquédat. L’un et l’autre, dans un ordre différent, furent les prémices de notre résurrection; le frère Réquédat me donna la première âme de l’édifice, le frère de Saint-Beaussant m’en donna la première pierre.