Montalembert
Le testament
du
P. Lacordaire

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Chapitre XI

Troisième fondation a Flavlgny de Bourgogne. — Quatrième fondation à Paris. — Loi sur la liberté d’enseignement. – Coup d’État de 1851.

Je me retrouvais avec mes occupations ordinaires, ou plutôt, je ne les avais jamais interrompues. Deux jours après le 24 février 1848 j’étais remonté dans la chaire de Notre-Dame et, si ma mémoire ne me trompe, c’est la seule fois où j’y fus applaudi malgré la sainteté du lieu. Une partie de l’hiver qui suivit fut consacré à la cathédrale de Dijon, où je fus heureusement entouré des amis et des souvenirs de ma jeunesse. J’y revis ces beaux clochers qu’admirait Henri IV; ces rues larges et propres relevées par un grand nombre d’hôtels des seizième et dix-septième siècles; la tour et le palais des ducs de Bourgogne; le parc dessiné par Le Nôtre sur les ordres du prince de Condé, et cette magnifique ceinture de montagnes et de collines où la vigne de Bourgogne commence à étendre ses pampres généreux. Ce spectacle m’a tou- /144/ ours touché, et nulle part je ne respire un air qui me fasse mieux sentir ce que c’est que la patrie. A quinze lieues de Dijon, vers le nord-ouest, sur une hauteur au pied de laquelle se rencontrent plusieurs vallées et d’où l’on découvre ce sommet de l’ancienne Alise, dernier boulevard de la liberté des Gaules s’élève comme sur un promontoire, la petite ville de Flavigny. Flavigny possédait autrefois une abbaye de Bénédictine, une collégiale de chanoines, un château seigneurial, et le parlement de Bourgogne y avait siégé au temps de la Ligue. Toute cette splendeur n’existait plus. L’Eglise abbatiale avait été détruite, la collégiale changée en paroisse et le château s’était transformé en on simple pensionnat d’Ursulines. Entre ces restes d’une gloire éteinte, ou découvrait sur une longue terrasse un bâtiment modeste qui avait servi autrefois de petit séminaire au diocèse de Dijon. Quelques ecclésiastiques de ce diocèse, sensibles aux souvenirs de leur jeunesse, l’avaient pieusement racheté et attendaient l’occasion de le consacrer de nouveau à un but religieux. Ils vinrent me l’offrir, et après en avoir conféré avec Mgr Rivet, évêque de Dijon, je le reçus d’eux à des conditions honorables pour leur désintéressement. Dès 1845 notre couvent de Chalais avait été érigé en noviciat, et j’avais cessé d’envoyer à Bosco les postulants qui se présentaient pour entrer dans notre ordre. Nous n’y laissâmes que les restes du pauvre frère Piel, l’un de mes pre- /145/ miers compagnons que nous avions perdu dès la fin de l’année 1842. Quoique le climat de Flavigny fût assez rude, il l’était moins que celui de Chalais, et j’y transportai nos jeunes novices, en réservant la montagne du Dauphiné pour être le séjour de nos étudiants.

Les commencements de Flavigny furent très-pauvres. Je me rappelle que dans les premiers jours il n’y avait que sept chaises dans toute la maison; chacun portait la sienne parout où il allait, de la cellule au réfectoire, du réfectoire à la salle de récréation et ainsi du reste. Mais cet état de détresse ne dura pas. Un comité d’ecclésiastiques et de laïques se forma à Dijon sous la présidence de l’évèque pour nous assurer quelques ressources, et pendant plusieurs années en effet, nous lui dûmes une charité que nous n’avions point encore rencontrée sous cette forme.

Jusque-là cependant Paris nous était resté fermé. En 1845, j’avais essayé d’y fonder une résidence où je demeurai six mois avec un seul religieux. Nous avions loué à cet effet une petite maison non loin du séminaire de Saint-Sulpice. Cet essai fut abandonné par l’impuissance de suffire aux nécessités d’une fondation dans la capitale. Mais la Providence y pourvut en une manière que nous n’attendions pas. Mgr Affre, avant de mourir glorieusement sur les barricades, avait eu la pensée de créer dans l’ancien couvent des Carmes, là même où avaient eu lieu les massacres du /146/ 2 septembre 1792, une école de hautes études ecclésiastiques en même temps qu’un corps de prêtres auxiliaires pour en desservir l’église. Après sa mort, → Marie Dominique Auguste Sibour Mgr Sibour, son successeur, m’offrit l’église avec une partie du couvent. C’était, il est vrai, une position précaire, assurée seulement par des baux susceptibles de renouvellement; mais comme il y avait pour l’archevêché de Paris une obligation de conscience d’avoir là un corps de prêtres ou de religieux, j’acceptai les offres de Mgr Sibour et je pris possession le 15 octobre 1849.

On touchait alors à l’un des plus grands événements politiques et religieux qui se fut réalisé depuis l’édit de Nantes. La révolution de 1848 avait enfin éclairé une notable portion de la bourgeoise française et elle avait entendu que trois cent mille hommes d’esprit ne suffisent pas pour gouverner une nation de 34 millions d’hommes, si elle n’est pas préparée d’en haut par des lois qui s’imposent à la conscience et y créent, avec le respect de Dieu, le respect de l’homme lui-même. Cette lumière était tardive, mais elle s’était faite et elle permit à M. le comte de Falloux, ministre de l’instruction publique et des cultes, de présenter à l’Assemblée législative un projet de loi sur la liberté d’enseignement, élaboré par une commission qu’il avait nommée lui-même et qui révélait, par sa composition seule, le progrès des esprits. On y voyait M. de Montalembert à coté de /147/ M. Cousin, M. l’abbé Dupanloup à côté de M. Thiers, M. Laurentie en face de M. Dubois, les noms catholiques mêlés aux noms universitaires, et tout un ensemble d’hommes honorables, mais rapprochés de loin, et qui indiquait que la raison, la logique et l’équité allaient enfin traiter cette suprême question. En effet, tous ces hommes si divers d’origine et de croyance, parvinrent à s’entendre sur le principe et le mode de la liberté d’enseignement, sans même excepter de son bénéfice les ordres religieux, et la loi fut adoptée le 15 mars 1850, à une grande majorité, après que la France eût gémi quarante ans sous le monopole d’une institution laïque. Il avait fallu trois révolutions pour briser cette servitude, comme au seizième siècle il avait fallu trente-six ans de guerres civiles et religieuses pour arriver à l’édit de tolérance et de pacification, qui fut la gloire de Henri IV, encore plus que ses victoires. La loi sur la liberté de l’enseignement a été l’édit de Nantes du dix-neuvième siècle. Elle a mis fin à la plus dure oppression des consciences, établi une lutte légitime entre tous ceux qui se consacrent au sublime ministère de l’éducation et de l’enseignement, et donné à tous ceux qui ont une foi sincère, le moyen de la transmettre saine et sauve à leur postérité. La foi n’est pas un sentiment dénué d’expansion, une sorte de trésor occulte et avare qu’on garde pour soi dans le secret de son cœur. C’est, au contraire, tout ensemble, le plus profond et le plus /148/ communicatif des sentiments de l’homme. Le repousser en lui, en déshériter ses enfants, le contraindre même à les vouer à une incroyance précoce; n’est-ce pas un supplice contre nature qui surpasse tous ceux que les tyrans ont inventés contre leurs victimes? Et lorsqu’on vient à réfléchir que ce supplice était infligé dans un pays catholique aux familles chrétiennes, on ne peut qu’admirer la patience inexplicable d’un si grand peuple et admirer aussi cette main de Dieu qui fit choir successivement trois dynasties, pour amener enfin M. Thiers à défendre, du haut de la tribune, cette liberté qu’il nous avait refusée en disant autrefois: «L’éducation c’est l’empire.»

Oui, c’est l’empire: mais lorsque le monopole n’existe plus, lorsque la concurrence est ouverte entre tous, croyants et incroyants, c’est l’empire donné au plus digne, au plus dévoué, et, puisqu’il faut toujours qu’il y ait lutte ici-bas entre le bien et le mal, entre l’erreur et la vérité, quoi de plus juste que de leur dire: Combattez et règne qui peut! Comme l’édit de Nantes fut pendant un siècle l’honneur de la France et le principe fécond de l’élévation intellectuelle et morale de son Église, ainsi la loi sur la liberté d’enseignement sera-l-elle la borne sacrée où nos dissentiments, au lieu de se résoudre en haines et en oppression, ne se livreront plus qu’une guerre légitime, d’où sortira le progrès naturel de la société. Si une main téméraire, quelque puissante qu’elle fût, osait un jour loucher /149/ à cette borne plantée d’un commun accord au milieu de nos discordes et de nos révolutions, qu’elle sache bien que Louis XIV, dans toute sa gloire, n’a révoqué l’édit de Nantes qu’en déshonorant son règne, en préparant le dix-huitième siècle et la ruine de sa maison. Il y a des points dans l’histoire des peuples qu’on ne doit plus remuer; ledit de Nantes en était un, la loi sur la liberté d’enseignement en est un autre.

Si maintenant je jette un regard en arrière, de 1830 à 1850, je verrai un spectacle bien digne d’être médité. Qu’avions-nous voulu dans l’Avenir? Ces choses principales: la liberté d’enseignement, le rétablissement des ordres religieux, la tenue des conciles provinciaux et enfin la réconciliation de l’Église de France avec ce qu’il y avait de sincère et de généreux parmi ses ennemis. Or toutes ces conquêtes étaient alors assurées et elles subsistent encore aujourd’hui malgré les fautes sans nombre et le retour de beaucoup de catholiques aux doctrines les plus extrêmes. Le rapprochement qui avait eu lieu n’est pas détruit et l’on entend encore tous les jours la cause de la papauté romaine éloquemment soutenue par des voix qu’on n’avait pas coutume de rencontrer en de semblables occasions. M. de la Mennais était encore vivant, et, de son banc à L’Assemblée législative, il put voir le succès des vœux qu’il avait formés et des doctrines dont il avait été le premier propagateur; mais ce qui était pour tous une joie, n’était pour lui qu’une amertume, sem- /150/ blable au triomphateur descendu volontairement de son char avant d’atteindre le Capitule, et le regardant de loin s’avancer vide et inanimé entre les trophées de la victoire et les acclamations du peuple. Je ne sais si personne fit alors ce rapprochement, mais jamais la chute de mon infortuné maître, ne me parut plus profonde et porter plus visiblement le sceau de ce que l’Ecriture appelle la seconde mort. Qu’eût-il fallu à M. de la Mennais pour être des nôtres en ce temps-là? Un peu de patience, du silence et de la foi, l’acceptation de sa première chute et, au-dessous de ces sentiments divins, une fidélité naturelle à ses amis.

Un autre événement ne tarda pas à se produire. Le 2 décembre 1851, la république cessa d’être, et un nouvel empire commença. Je compris que dans ma pensée, dans mon langage, dans mon passé, dans ce qui me restait d’avenir, j’étais aussi une liberté et que mon heure était venue de disparaître avec les autres. Beaucoup de catholiques suivirent une autre ligne et, se séparant de tout ce qu’ils avaient dit et fait, se jetèrent avec ardeur au-devant du pouvoir absolu. Ce schisme que je ne veux point appeler ici une apostasie a toujours été pour moi un grand mystère et une grande douleur: l’histoire dira quelle en fut la récompense.

Note del curatore

Marie Dominique Auguste Sibour 1792 - 1857 arcivescovo di Parigi dal 1848. Si mostrò favorevole alla Seconda Repubblica e poi al Secondo Impero. Pur avendo sconsigliato Pio IX dall'introdurre il dogma dell'Immacolata Concezione, lo pubblicò solennemente nella sua diocesi, dove cercò di introdurre il rito romano. Fu assassinato da un ex prete contrario a queste che considerava innovazioni illegittime. Torna al testo ↑