Montalembert
Le testament
du
P. Lacordaire

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Chapitre X

Révolution de 1848. — Election à l’Assemblée constituante. — Retraite de l’Assemblée.

L’année 1845 et les deux suivantes s’écoulèrent sans incident remarquable; je continuai mes prédications à Paris et en province. Lyon, Liège et Toulon m’entendirent successivement. Rien en apparence ne faisait pressentir la nouvelle révolution qui se préparait dans les profondeurs de la société. Mais ce n’était pas en vain que la monarchie avait été ébranlée en 1830, ce n’était pas en vain non plus que la bourgeoisie victorieuse avait méconnu la loi de son triomphe en renfermant la liberté civile, politique et religieuse, dans le cadre étroit de l’esprit et des institutions de 1814. Ses préjugés, ses passions et ses erreurs n’avaient point fléchi, et elle n’avait pas rencontré dans le roi sorti de son sein un génie capable de la porter plus haut qu’elle-même. Aucune brèche n’avait été faite à la centralisation administrative, aucune ouverture laissée à l’esprit d’association, aucune part accor- /134/ dée aux pères de famille dans l’éducation de leurs enfants; la Chambre des pairs, en perdant l’hérédité, avait perdu le principe de son indépendance, et la seconde Chambre n’était que le résultat du vote de trois cent mille citoyens sur trente-quatre millions d’hommes qui composaient la nation. La tribune et la presse avaient continué d’être le seul foyer de la vie publique, foyer qui absorbait tout et auquel ni les provinces, ni la magistrature, ni l’armée, ni l’Église, ni la royauté, ne pouvaient ensemble ou séparément opposer aucun contre-poids. Mélange incroyable de despotisme et d’anarchie, la France s’avançait ainsi entre deux périls dont la profondeur lui échappait; elle pouvait d’un moment à l’autre devenir une république confuse ou la proie tranquille d’une seule intelligence et d’une seule volonté.

Ce fut la république qui l’emporta la première. Celle forme de gouvernement, quand elle est dans les mœurs, n’a rien en soi de contraire aux lois de la nature ou de la religion; elle suppose même plus de vertus dans le peuple, parce qu’elle ne saurait subsister que par un grand dévouement à la chose publique et par un grand désintéressement dans ceux qui remplissent les hantes charges. Mais, quand la république n’est pas l’état naturel d’une nation, elle n’est guère qu’une transition à un autre état; elle ne trouve pour la servir et la représenter ni consuls, ni sénat, ni chefs d’armée, ni comices vraiment populaires, et le /135/ respect lui faisant défaut avec l’autorité, il n’est besoin que d’une intrigue ou d’une conspiration pour la faire retomber dans le néant. Rome mit cinq siècles pour arriver de Brutus à César; les républiques dont je parle n’ont pas de Brutus, et il faut beaucoup moins qu’un César pour en être l’héritier.

Quoi qu’il en soit, la royauté de Louis-Philippe tomba au 24 février 1848, comme celle de Charles X était tombée au 29 juillet 1830, Il était difficile de savoir ce qu’il y avait à faire, parce qu’il était difficile de comprendre où était le salut. Rétablir une monarchie tempérée après les deux terribles chutes de 1830 et 1848, n’était pas possible; fonder la république dans un pays gouverné depuis treize à quatorze siècles par des rois, paraissait impossible aussi; mais il y avait cette différence entre les deux situations, c’est que la monarchie venait de tomber et que la république était debout. Or ce qui est debout a une chance de plus pour vivre que ce qui est à terre, et encore qu’on n’eût pas l’espérance d’asseoir à jamais le nouveau régime, on pouvait du moins relayer franchement comme un abri et s’en servir aussi franchement pour donner à la France quelques-unes des institutions dont l’absence avait très-évidemment causé la ruine de deux trônes et de deux dynasties. C’était la pensée de M. de Tocqueville. Il n’était pas républicain; mais la ruine de la République, et surtout sa ruine immédiate, ne lui laissait entrevoir que l’avéne- /136/ ment du pouvoir absolu. Il fallait choisir entre ces deux extrémités, et il n’y avait d’habiles politiques que ceux qui allaient travailler pour l’un ou pour l’autre. Le reste était illusion. Il est facile aujourd’hui de le voir; mais peu le voyaient alors, et on peut dire que la meilleure partie des esprits suivait de loin le fantôme qui leur montrait le retour de la monarchie tempérée au terme de la république. Pour les uns, c’étaient les Bourbons, pour les antres, c’étaient les d’Orléans; pour les plus avisés, c’était la réconciliation des deux grandes branches de la maison capétienne. Mais ces deux branches ne virent pas que leur séparation avait fait leur faiblesse, ou, si elles le virent, elles n’eurent pas le courage de se rapprocher, et l’étoile des Capets ne put reprendre à l’horizon politique l’éclat de sa lumière et l’ascendant de son unité.

J’étais moi-même fort incertain. Partisan, depuis ma jeunesse, de la monarchie parlementaire, j’avais borné tous mes vœux et toutes mes espérances à la voir fondée parmi nous; je ne haïssais ni la maison de Bourbon ni la maison d’Orléans et n’avais considéré en elles que les chances qu’elles présentaient à l’avenir libéral du pays, prêt à soutenir les premiers si la Charte de 1814 leur avait été chère, prêt à soutenir les seconds si la Charte de 1830 avait reçu d’eux ses développements naturels. En supposant ces deux grandes maisons rapprochées pour donner enfin à la France une monarchie solidement assise sur des institutions /137/ qui ne fussent pas contradictoires à elles-mêmes, personne ne leur eût été plus dévoué que moi. Mais tout cela n’était qu’un rêve dans le présent comme dans le passé. Homme de principes, jamais homme de parti, les choses et non les personnes avaient toujours conduit ma pensée; or, s’il est aisé de suivre un parti là où il va, il est difficile de suivre des principes quand on ne voit plus clairement où est leur application. Libéral et parlementaire, je me comprenais très-bien; républicain, je ne me comprenais pas de même. Et cependant il fallait se décider. Pendant que je délibérais avec moi-même, → Henry Louis Charles Maret → Antoine-Frédéric Ozanam M. l’abbé Maret et Frédéric Ozanam frappèrent à ma porte; ils venaient me dire que le trouble et l’incertitude régnaient parmi les catlioliques; que les points de ralliement disparaissaient dans une confusion qui pouvai devenir irrémédiable, nous rendre hostile le régime nouveau et nous ôter les chances d’obtenir de lui les libertés que le gouvernement antérieur nous avait obstinément refusées. «La république, disaient-ils, est bien disposée pour nous; nous n’avons à lui reprocher aucun des actes d’irréligion et de barbarie qui ont signalé la révolution de 1830. Elle croit, elle espère en nous; faut-il la décourager? Que faire, d’ailleurs? et à quel autre parti se rattacher? Qu’y al-il devant nous, sinon des ruines, et qu’est-ce que la république, sinon le gouvernement naturel d’une société quand elle a perdu toutes ses ancres et toutes ses traditions?»

/138/ Mes deux interlocuteurs ajoutaient à ces raisons de circonstances d’autres vues plus hautes et plus générales puisées dans l’avenir de la société européenne et dans l’impuissance où était la monarchie d’y retrouver jamais des principes de solidité. Je n’allais pas de ce côté aussi loin qu’eux; la monarchie tempérée me paraissait toujours, malgré ses foutes, le plus souhaitable des gouvernements, et je ne voyais dans la république qu’une nécessité du moment, qu’il fallait accepter avec sincérité jusqu’à ce que les choses et les idées eussent pris naturellement un autre cours. Cette divergence était grave et ne permettait guère un travail commun sous un même drapeau. Cependant le péril pressait, et il fallait s’abdiquer dans un moment aussi solennel, ou bien élever franchement sa bannière et apporter à la société ébranlée jusque dans ses fondements le concours de lumières et de forces dont chacun pouvait disposer. Jusque-là, dans tous les événements publics, je m’étais nettement posé; devais-je, parce que les difficultés étaient plus sérieuses, me rejeter dans l’égoïsme d’un lâche silence. Je pouvais me dire, il est vrai, que j’étais religieux et me cacher sous mon froc comme derrière un bouclier; mais j’étais religieux militant, prédicateur, écrivain, environné d’une sympathie qui me créait des devoirs autres que ceux d’un Trappiste ou d’un Chartreux. Ces considérations pesaient sur ma conscience. Appelé par des voix amies à me prononcer, pressé par elles, je cédai enfin à l’empire /139/ des événements, et quoiqu’il me répugnât de rentrer dans la carrière de journaliste, j’arborai, avec ceux qui s’étaient offerts à moi, un drapeau où la religion, la république et la liberté s’entrelaçaient dans les mêmes plis. Nous pûmes croire un moment qu’il serait suivi; M. de Montalembert ne refusait pas d’écrire avec nous et il en exprima même le vœu; le journal l’Univers, qui avait été pendant les dernières années l’organe principal des catholiques libéraux, parla quelque temps comme l’Ere nouvelle; un pressentiment général semblait avertir tous les esprits qu’au delà de la république il y avait un abîme, et sans doute si elle eût eu de meilleurs chefs, sa destinée eût élé tout autre qu’elle ne fut. Son sort allait dépendre de sa conduite en face de l’Assemblée constituante que le suffrage universel se préparait à lui donner pour représentant.

Sept ou huit collèges électoraux me portèrent, sans que j’eusse sollicité leurs suffrages. A Paris même, le comité de mon arrondissement électoral me fit demander de paraître dans deux réunions publiques pour y répondre aux questions qui me seraient adressées au sujet de ma candidature admise par les uns, rejetée par les autres. Je parus en effet au grand amphithéâtre de l’Ecole de Médecine et dans la grande salle de la Sorbonne, et dans l’une et l’autre de ces assemblées, je déclarai franchement que je n’étais pas un républicain de la veille, selon le langage du temps, mais un simple républicain du lendemain. Mon succès /140/ fut très-grand à l’École de Médecine; on l’empêcha de se renouveler à la Sorbonne par des cris et un tumulte venus du dehors. J’obtins un grand nombre de suffrages dans les divers collèges où mon nom avait été produit; mais ce fut Marseille à qui je dus l’honneur de siéger comme constituant. Je m’assis à l’extrémité supérieure de la première travée de gauche. C’était une faute assurément, car j’étais un républicain trop jeune encore pour prendre une place aussi tranchée, et la république était trop jeune elle-même pour que je lui donnasse un gage aussi éclatant de mon adhésion.

Ce qu’est la personne du prince dans une monarchie, l’Assemblée nationale l’est dans une république. C’est le respect et l’amour du sénat romain qui avaient fait la Rome républicaine; comme c’est le respect et l’amour du parlement d’Angleterre qui ont fait la liberté britannique. Le jour donc où la France vit siéger son Assemblée nationale librement élue par le suffrage universel, les républicains plus que les autres eussent dû comprendre que le salut de leur œuvre résidait dans la majesté souveraine de ce grand corps, dans le calme de ses délibérations et dans sa royale inviolabilité. Il n’en fut pas ainsi. → Manifestation du 15 mai 1848 (Wikipedia) Dès le 15 mai 1848, quelques jours seulement après l’inauguration solennelle de la Constituante, une multitude aveugle envahit la salle de ses réunions et nous demeurâmes trois heures sans défense contre l’opprobre d’un spectacle où le sang ne fut pas versé, où le péril peut-être n’était pas grand, /141/ mais où l’honneur eut d’autant plus à souffrir. Le peuple, si c’était le peuple, avait outragé ses représentants sans autre but que de leur faire entendre qu’ils étaient à sa merci. Il n’avait pas coiffé l’Assemblée d’un bonnet rouge comme la tète sacrée de Louis XVI, mais il lui avait ôté sa couronne, et il s’était été à lui-même, qu’il fût le peuple ou qu’il ne le fût pas, sa propre dignité. Pendant ces longues heures je n’eus qu’une seule pensée qui se reproduisait à toute minute sous cette forme monotone et implacable: la république est perdue.

Je ne pouvais plus, sous l’empire de cette conviction, demeurer à la place que j’avais choisie, et je ne pouvais pas davantage en prendre une autre, car une autre m’eût rapproché du parti monarchique, ou m’eût laissé dans les liens de la solidarité républicaine. La force des choses m’ordonnait donc d’abdiquer, quelque dure qu’en fût la résolution. Jamais, à aucune époque, la faveur populaire n’avait été plus visible autour de moi; j’allais nécessairement la perdre en très-grande partie: on devait m’accuser d’inconséquence, d’inhabileté politique et même de manque de courage; mais je trouvais dans ma conscience une compensation à cette chute. Il faut savoir descendre devant les hommes pour s’élever devant Dieu.

Quelques semaines après avoir envoyé ma démission à l’Assemblée, je quittai pareillement l’Ère nouvelle, dont je laissais la direction à M. l’abbé Maret.

Note del curatore

Henry Louis Charles Maret 1805-1884, fin dal seminario si entusiasma per le idee liberali di Lamennais. Nel 1841 è nominato docente di dogmatica alla Sorbona. Nel 1848-49 con Ozanam e Lacordaire pubblica il giornale L’Ère nouvelle favorevole alla democrazia cristiana.
Nel 1860 il governo lo nomina vescovo di Vennes, ma il Vaticano si oppone; si arriva ad un compromesso con la nomina a vescovo i.p.i. Nel Concilio del 1870 fa parte della minoranza contraria all’infallibilità. Torna al testo ↑

Antoine-Frédéric Ozanam 1813-1853, nasce a Milano, figlio di un ex ufficiale napoleonico datosi al commercio. Studente liceale a Lone, a quindici anni si converte al cattolicesimo, e mostra un precocissimmo talento da giornalista.
A Parigi si laurea in legge e lettere. Nel 1833 fonda le Conferenze di Carità, poi intitolate a Saint-Vincent-de-Paul. Per promuovere l’educazione religiosa della gioventù nel 1834 ottiene dall’arcivescovo de Quélen di organizzare delle conferenze quaresimali a Notre-Dame; dal 1835 vi parla Lacordaire, con enorme successo.
Nel 1839 ottiene il dottorato in lettere con una tesi su Dante Alighieri; ma opta per una cattedra di diritto commerciale a Lione. Passa però subito all’insegnamento delle leterature straniere, e nel 1841 è alla Sorbona. Lo stesso anno, dopo aver rinunciato all’idea della professione religiosa, si sposa. Si dedica allo studio delle letterature medievali, ed è considerato uno dei fondatori della letteratura comparata. Applica con rigore metodologie di ricerca diverse, la filologia, la linguistica e la storia materiale; anticipa l’idea di Pirenne di una continuità fra antichità e medioevo e sostiene che il cristianesimo ha permesso alla tradizione classica di fondare il medioevo.
Contemporaneamente accentua il impegno politico, appassionandosi alla questione sociale. Prevede la prossima esplosione di una guerra di classe, e chiede che la Chiesa “passi ai barbari”, abbandoni cioè il campo monarchico per “andare al popolo”. Durante la rivoluzione di giugno 1848 chiede all’arcivescovo di presentarsi come pacificatore; ma monsignor Affre giunto sulle barricate è colpito a morte da una pallottola.
Nel 1852-53 tenta di rinvigorire le sue precarie condizioni di salute viaggiando in Spagna e in Italia, ma il suo male si aggrava; muore poco dopo il rientro in Francia.
È beatificato nel 1997 da Giovanni Paolo II che lo indica come precursore della dottrina sociale della Chiesa. Torna al testo ↑