Massaja
Lettere

Vol. 2

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Al barone Giuseppe Crépin du Havelt
procuratore di M. a Parigi – Parigi

F. 26rMonsieur le Baron

Sandabo le 15 avril 1853.

Je veux vous écrire deux lignes du fond de ma solitude pour vous prouver que je pense à vous et à tous mes amis de Paris. Voilà tantôt quatre mois que, par la grâce de Dieu, je suis entré dans le pays Galla qui est le rendez-vous commercial de tous les Gallas. Je ne vous en ferai pas la description parce que le temps et le papier me manquent; je vous dirai seulement que j’ai déjà fait plus de 30 baptêmes, et dans deux semaines doit avoir lieu, dans la partie orientale, une cérémonie où j’en ferai peut-être une centaine. Je dois cependant vous avouer franchement que le baptême n’est pas pour moi un grand sujet de consolation, parce qu’il ne suffit pas pour faire les bons chrétiens, c’est plutôt l’instruction pour laquelle le peuple n’a pas un goût bien prononcé. Tout adonné au commerce, il est devenu un peu indifférent par le contact des musulmans qui se multiplient en quelque sorte par le moyen du commerce qui est tout entier dans leurs mains. D’un autre côté, une foule de préjugés les plus grossiers et les plus superstitieux, ne laisse pas que de m’opposer de grandes difficultés. C’est peut-être ici le seul pays au monde où le démon reçoit un culte public, direct et formel, sous son propre nom. Ici les magiciens et [f. 26v] les sorcières me représentent au vif la scène que nous regardons dans nos histoires comme des contes et des romans. La théologie est ici tout à fait inutile, mais je tire parti de l’argumentation si fine et si adroite de saint Paul aux Athéniens. Pour être écouté, je dois répandre l’instruction par le moyen de récits édifiants de ce qui se passe dans les pays chrétiens. Contre les musulmans, je dois me contenter de réfuter les contes absurdes, et m’appuyer sur la loi naturelle, puisque la révélation est une marchandise inconnue. La lutte est rude, mais je combattrai jusqu’à la mort. Je ne sortirai plus d’ici que par un ordre formel de mes Supérieurs, ou par une force plus puissante que la mort. Il /12/ paraît que la politique de l’Europe ne m’a pas compris. Je ferai, de mon côté, tout ce qui sera en mon pouvoir pour obéir à Dieu qui m’a envoyé ici, et pour tenir la promesse que j’ai faite en public dans mes écrits. Si à ma mort, mon nombreux cortège de chrétiens ne pleure pas sur ma tombe, la terre est ici à bon marché pour ensevelir mes indignes restes. Si avant de mourir je parviens à planter la croix au milieu des flammes du feu évangelique qui brûle déjà dans le coeur de quelques personnes, tout le pays Galla sera sauvé à 15 journées de circonférence. Je pourrais faire beaucoup de baptêmes, car on me demande dans plusieurs autres pays, à titre de médiateur ou de médecin; mais je pense rester ici pour me livrer à l’éducation de jeunes gens que j’enverrai plus tard en d’autres lieux avec lesquels j’entretiens des relations amicales. Je jouis ici de toute la liberté [f. 27r] du Saint Ministère; je crains seulement que la politique de l’Abyssinie ne vienne à troubler mon repos ou à empêcher, pour le moins, le passage des missionnaires et des moyens de subsistance. Encore quelques années de patience et j’ouvrirai des relations immédiates avec le Sennaar.

Je vous prie, Monsieur le Baron, de dire à M. le Chevalier d’Abbadie que nous parlons de lui tous les jours. Cet excellent ami et bienfaiteur naturel de cette mission fondée par lui, ne manquera pas de vous aider à plaider ma cause auprès du conseil central de Paris. Envoyez moi des médecines de tout genre, et des médailles de la S.te Vierge, dont je tirerai bon parti. Mes respects à Madame de Havelt, à M. et à M.me Faugère et à tous mes amis, les priant de me croire etc. etc.

F. G.[uillaume] Evêque de Galla

P. S. J’ai déjà construit deux maisonnettes et une petite chapelle où accourent soir et matin quelques personnes pour la prière traduite en langue galla. J’ai deux écoliers, l’un abyssinien et l’autre galla. Celui-ci commence déjà à lire et il est d’une grande ferveur. Dans un an, je l’ordonnerai prêtre. C’est un ancien esclave que nous avons acheté 12 tallars. Quelle belle âme! Priez Dieu de m’accorder, avant ma mort, une centaine de sujets semblables à celui-là, et le diable aura affaire à moi.