Massaja
Lettere

Vol. 4

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Al padre Domenico Gouttes da Castelnaudary OFMCap.
ministro provinciale – Tolosa

[F. 1r]Très Révérend Père, très cher Dominique,

Gilogow, 17 septembre 1873

Je vous ai écrit au mois de Juin une longue lettre dans laquelle je vous ai parlé en détail de tout ce qui concerne l’administration. Maintenant qu’un de nos domestiques part de nouveau pour la côte, se rendant à Massawah, j’en profite pour vous envoyer encore la présente, dans laquelle j’ai à vous parler particulièrement de plusieurs choses que j’ai oubliées dans ma première lettre.

Avant tout, vous vous rappellerez qu’étant en France, j’avais ordonné qu’on achetât une caisse contenant les objets les plus nécessaires pour officier Pontificalement. C’était à l’occasion de la consécration de Mgr l’Evêque Copte d’Egypte pour lequel elle était destinée. La dite caisse a été achetée si je ne me trompe, par vous, et a été expédiée en Egypte à Mgr Wicicc pour le susdit Evêque Copte; mais celui-ci ayant refusé de l’acheter, la dite caisse resta entre les mains du Vicaire Apostolique, et moi-même, je l’ai vue chez lui et la lui ai laissée. Venant en Egypte, vous pourrez vous informer de cette caisse et si vous voyez que Mgr ne la désire pas, vous pourrez me l’envoyer; dans le cas contraire, vous pourrez en acheter une autre en y ajoutant des dalmatiques, des chasubles et autres vêtements sacrés, légers et de peu de volume. Que les mitres soient de forme antique et basse mais larges. Que la Crosse soit solide et bien dorée, le tout dans une cassette peu volumineuse et facile à transporter par ces pays-ci dont les chemins sont difficiles.

La seconde chose que j’avais oubliée dans l’autre lettre a rapport à la Mission d’Aden. Cette mission, c’est moi qui l’ai établie; j’ai fait construire l’Eglise et la maison. Notre mission d’Aden a néces- /248/ sité plus de trente mille francs de dépense. J’ai fait cet établissement parce que Aden sert de point d’appui à la Mission des Gallas; mais ensuite j’en ai abdiqué la responsabilité, parce que d’ici, je ne puis surveiller cette mission; je n’ai pas entendu pourtant m’en défaire entièrement. Quand vous irez à Rome, vous pourrez donner communication de ma présente lettre au Reverendissime Père Procureur Général et à la Propagande en disant qu’au premier changement du missionnaire, il sera bon que la dite mission d’Aden passe sous votre commissariat. S’ils le veulent, la mission restera toujours sous la surveillance immédiate de la Procure générale, mais le missionnaire doit toujours être nommé par vous, et placé sous votre dépendance dans l’administration temporelle, parce qu’au moyen de cette [f. 1v] administration, vous pourrez plus facilement correspondre avec nous et nous faire passer ce qui nous est nécessaire. D’après l’exemple de notre Père Louis de Gonzague je vois que cela peut être avantageux à la mission d’Aden elle-même, laquelle pourra toujours profiter du service de nos missionnaires de passage.

L’arrivée du Père Louis de Gonzague en notre pays est un véritable événement pour cette mission non seulement par l’acquisition d’un nouveau missionnaire mais par dessus tout par l’espérance qu’après lui d’autres pourront venir encore. Donc, la route de la mission pour l’Abyssinie, que l’on croyait jusqu’à ce jour impraticable, est rendue désormais praticable, moyennant la prudence requise.

Quant à la route pour Tadjoura elle est toujours la même qu’elle était quand j’y suis passé avec le Père Vice préfet, et n’est nullement impraticable à quiconque prendra toutes les mesures que demande la prudence, elle est même devenue plus facile, parce que notre présence ici nous permet d’exercer pour cela une certaine influence.

Il ne reste donc plus pour vous, mon bien aimé Père Commissaire que de songer sérieusement à nous envoyer des sujets, comme il nous les faut. Mon bien cher Père, ne vous laissez pas illusionner par l’intérêt de la Province et envoyez-nous de bons sujets d’une vocation plus que sûre. Dans ces pays, un missionnaire douteux pourrait ruiner la mission. Si grande que soit l’espérance du bien que pourra faire un prêtre dans sa Province, il faut toujours faire marcher avant tout l’intérêt de la mission comme une affaire qui touche l’avenir d’un peuple.

En Europe, un saint prêtre peut faire un grand bien, mais à son défaut, il y en a mille autres aux coeurs desquels Dieu inspire le zèle à mesure qu’il en est besoin. Tandis qu’ici parmi des millions d’Infidèles sauvages où le pauvre missionnaire doit diviser ses forces physiques et morales pour assurer sa propre subsistance, sous tous les rapports, si les quelques missionnaires qui arrivent sont plutôt un embarras qu’autre chose imaginez la fâcheuse condition qui est faite à un ou deux missionnaires bien disposés qui seront avec eux. L’homme de peu de vertu, du moment qu’il est inutile ou presque inutile pour le ministère devient plus exigeant que les /249/ autres, en tout le reste; et c’est beaucoup s’il ne détruit pas le bien produit par les autres. Pour le moins il sera un embarras pour ses confrères en toutes manières et à ceux-ci qui sont des hommes de coeur, il ne leur restera qu’à porter tout le poids du travail et de la souffrance. Mon bien cher Père, un saint missionnaire qui passerait ici toute sa vie à exciter au bien une quarantaine ou une cinquantaine d’indigènes devenus de fervents apôtres, je le mettrais au dessus d’un autre qui en Europe aurait consumé toute sa vie à prêcher et à confesser même avec un grand fruit; car ici, ces cinquante convertis peuvent décider de l’avenir de ces populations, à savoir, si elles [f. 2r] seront ou ne seront pas chrétiennes, chose qui mérite assurément d’être prise en grande considération. Dans cette affaire d’une souveraine importance, permettez-moi une comparaison. En 1853, me trouvant à Gudru, j’ai reçu une moitié de patate ou pomme de terre dans une lettre de Mgr de Jacobis défunt, je l’ai divisée en cinq morceaux et l’ai semée; or dans l’année j’en ai récolté une bonne mesure qui m’a suffi pour en semer un grand nombre; et maintenant nos patates ont pénétrés dans toute la mission, et les pauvres s’en nourrissent abondamment partout. Nous avons obtenu déjà le même résultat pour d’autres légumes. C’est pour cela que nous vous avons envoyé une note de légumes et de plantes que je vous recommande expressément parce que plus tard ces pauvres peuples nous seront certainement bien reconnaissants, quand ils seront en état d’apprécier ce service et qu’ils en éprouveront les avantages. Si donc vous ne preniez point à coeur cet envoi; ou bien si quelque malintentionné le jetait dans la mer pendant le voyage, ne serait-ce pas encourir la responsabilité de tout le bien futur perdu pour cette nation. Le bon missionnaire est le noyau et la graine que nous vous avons demandée, parce qu’il contient dans son coeur tout l’avenir de cette pauvre nation, laquelle se sauvera ou ne (se) sauvera pas suivant qu’elle manquera ou ne manquera pas de vrais apôtres qui portent en eux le vrai germe et le principe régénérateur de nouveaux chrétiens. La génération matérielle est une surabondance de forces vitales suffisantes pour la création d’un nouvel être. C’est pourquoi l’être humain est incapable d’engendrer tant qu’il n’est pas arrivé à la plénitude de son développement physique et il retourne à sa première impuissance dans la vieillesse, par l’affaissement de ces mêmes forces. Il en est de même de la génération spirituelle qui exige dans un sujet vigueur spirituelle au delà de ce qui est nécessaire à sa propre sanctification, dans la vie ordinaire du chrétien ou du religieux.

Si donc pour ne vouloir envisager que les intérêts particuliers de la Province on néglige d’envoyer de vrais champions de vertu ou si l’on ne nous envoie que des religieux quelconques d’une vertu à peine suffisante pour l’observance essentielle de la vie religieuse, d’abord l’âme de ceux-ci court grand risque de se perdre dans ces pays infidèles où il est besoin d’une bien autre vertu que celle qui suffit dans le couvent. De là il est [f. 2v] facile d’induire une foule d’autres conséquences désastreuses qui peuvent résulter du mal que /250/ de tels religieux peuvent faire comme dépenses inutiles, découragement de leurs confrères bien disposés, scandales qui peuvent survenir, toutes choses plus capables de détruire le peu de bien opéré par les autres. En Europe nous avons passé plus d’un an presque toujours ensemble, et [par mon] entretien vous avez pu connaître la position et prendre une expérience suffisante des graves difficultés que présente le ministère en ces pays. C’est pourquoi, personne n’est mieux à même que vous de connaître ce qui peut et ce qui ne peut pas être l’oeuvre de Dieu. Pour cette raison, j’ai fait tout au mieux, Dieu m’a exaucé, pour vous faire nommer commissaire, office plus grave que le Provincialat lui-même. Pour nous, ça a été une véritable fête d’apprendre votre nomination. C’est donc sur vous que notre coeur se repose, après cela, nous avons tous les motifs d’espérer que vous donnerez toute votre attention au choix des missionnaires. Ce qui est le point le plus important. Je ne vous parle point des intérêts matériels pour lesquels je suis certain de vous, connaissant l’affection que vous avez pour la mission, au delà même de celle des missionnaires eux-mêmes. Je vous demande des nouveaux apôtres que nous espérons recevoir de vous; car ce sera d’eux que dépendra l’avenir des âmes à sauver et la couronne réservée à vos sollicitudes. De bons missionnaires pourront aussi résister aux privations de la pauvreté, au cas que les ressources temporelles viennent à manquer. Au contraire des missionnaires de peu de vertu se précipiteront plus vite encore dans le gouffre de la misère et ils seront moins capables que les autres de la supporter, tandis qu’ils serviraient à rendre plus accablante la pénible condition des bons eux-mêmes. Le Père Vice-préfet s’occupe dans sa lettre de vous proposer quelques individus qu’il connaît et qui se trouvent dans l’ancienne liste. Pour le moment ne les perdez pas de vue; quant à l’avenir vous aurez tout le temps nécessaire [d’]en préparer d’autres peut-être meilleurs encore. Si la Mission d’Aden nous est confiée, ils y feront un peu de noviciat et nous verrons par là s’ils sont vraiment appelés. Ainsi nous éviterons l’inconvénient de les faire venir ici avec beaucoup de peine pour les renvoyer ensuite, en soulevant contre nous l’opinion publique et en compromettant les intérêts matériels de la Mission. Puis, faisant vous même de temps en temps quelque petit voyage à Aden, vous verrez de plus près les signes de leur vocation, et vous pourrez mieux vous entendre avec nous sur ce point.

Pour ce qui concerne l’administration temporelle, le vice-préfet vous écrit et cela me suffit. Quant à moi [f. 3r] je vous donne toutes les autorisations et vous enverrai celle de vendre l’immeuble de S. Barnabé aussitôt que vous m’en écrirez. N’oubliez pas les graves affaires que je vous ai recommandées dans l’autre lettre qui ne manquera pas de vous parvenir, comme je l’espère. Je ne vous réponds pas quant à votre dernière lettre sur l’affaire d’Abba Mikael parce que je vous ai répondu dans mon autre lettre laquelle vous servira de règle pour parler à Rome. En votre qualité de commissaire, vous êtes plus que missionnaire, vous êtes le vrai Père de la mission et j’espère que Dieu vous récompensera plus abondamment encore à ce /251/ titre que si vous aviez pu réaliser le désir que vous aviez de vous consacrer à cette mission.

Nous ne nous re verrons plus dans ce monde; mais je vous attends devant Dieu pour vous embrasser et partager avec vous le mérite de nos fatigues.

En attendant, qu’il me suffise de vous assurer que je suis toujours votre fidèle associé.

Fr: G. Massaja