Gaëtan Bernoville
Monseigneur Jarosseau
et la Mission des Gallas

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XI

L’expédition du Kaffa

Qu’est au juste cette population du Kaffa, avec laquelle Mgr Jarosseau va reprendre le contact, perdu par les vicaires apostoliques depuis le temps de Mgr Massaïa et du P. Taurin? Sur un territoire dont la superficie n’excède pas, en cette année 1902, celle qu’occupe une tribu galla et qu’un bon piéton peut traverser en cinq jours de marche du nord au sud et de l’est à l’ouest, elle représente un élément nettement différencié des Gallas. La langue des Kaffetchos est un curieux mélange de portugais, d’amarah, de galla et de quelques autres langues primitives. Ils ont de leur tribu un sens et un culte, plus poussés que ceux que porte à la sienne le Galla, au point de ne se nommer entre eux que du nom de la tribu. Ils se gardent de tout mélange avec les peuplades qu’ils se sont asservies — notamment les Wals, les Sjos, les Mindjos et les Bousasos — qu’ils méprisent, au point que certaines en sont réduites à l’état d’intouchables et sont, de droit, esclaves.

Car l’esclavage est la plaie du Kaffa. Les sévères ordonnances de Ménélick, interdisant la traite des esclaves, sous peine de mort, l’a atténuée mais non fait disparaître. L’édit impérial prohibe la seule traite publique; on exécute sans ménagements ou on mutile affreusement ceux qui s’y livrent sans avoir pris leurs précautions, /213/ mais, en sous-main, le honteux marché continue par mille artifices. Les autorités d’ailleurs vendent, à titre individuel, la permission d’acheter des esclaves. L’empereur lui-même a prélevé sur cette opération, au dire de Mgr Jarosseau, un tribut considérable — témoignage, soit dit en passant, de la persistance de certaines tares primitives, en une personnalité, par ailleurs évoluée et affinée.

Le Kaffa, la plus belle, la plus fertile région de l’Abyssinie, n’est en fait cultivée que par l’esclave. Le travail est tenu pour chose humiliante. Des quatre catégories qui composent la population: les riches et la classe simplement aisée — dont les biens proviennent de la traite des esclaves — les pauvres et les esclaves, les deux premières ne groupent que de grands chasseurs devant l’Eternel. Les pauvres, obligés de s’assurer une subsistance, réduisent au minimum leur effort. Comme il en va des gens qui n’ont rien à faire, ou si peu, les disputes sont fréquentes, les procès en honneur. Ceuxci deviennent une véritable distraction, fort prisée, et l’art de la plaidoirie est poussée au chef-d’œuvre.

Pour processifs qu’ils soient, les Kaffetchos ne soumettent jamais à la discussion un point quelconque de leurs croyances religieuses. Ces croyances, quelles sont-elles? On ne sait exactement de quelle époque date l’implantation du catholicisme en ce pays, mais il est certain qu’elle est fort ancienne. La plus sérieuse hypothèse la situe au milieu du XVIIe siècle. A la suite de leur victoire mémorable en 1542, sur le musulman Gragne qui avait envahi l’Ethiopie, un certain nombre de Portugais se seraient établis dans le pays, notamment dans la province d’Ennerea, proche du Kaffa, et y auraient fait souche. Quand les Abyssins, ingrats à leur accoutumée — « La reconnaissance, disait Mgr Taurin, est une fleur qui ne pousse pas en Ethiopie. » —- se /214/ mirent, en 1632, à exécuter férocement les catholiques, parmi lesquels les descendants des Portugais, ceux-ci se seraient réfugiés dans le Kaffa. L’origine, incontestablement portugaise, de nombre de mots de la langue kaffetcho apporte à cette hypothèse un renfort de poids.

Faut-il remonter plus haut et se demander si, au moment où le christianisme pénétra au Kaffa, l’Ethiopie était encore unie à Rome? Le P. Léonce, celui-là même qui pérégrine, en cette année 1902, aux côtés de Mgr Jarosseau, s’est posé ces questions et il ajoute, dans ses notes, ceci qui est frappant: « Comment comprendre l’attachement qu’ils (les Kaffetchos) ont si éloquemment prouvé en tant de persécutions successives? La seule haine du vainqueur abyssin donnera-t-elle jamais aux victimes de la force une telle puissance de convictions religieuses? Non, certes! Et bien que cet attachement aussi filial qu’édifiant n’ait d’égal que leur antipathie pour l’Eglise abyssine, dont ils connaissent parfaitement le faible, on ne saurait l’attribuer à des sentiments naturels qui s’effacent avec le temps, comme le prouve enfin l’histoire de l’humanité. Il y a, comme cause de ce fait, un sentiment intime plus puissant. Il m’a été traduit à moi-même par ces mots bien significatifs: « Pourquoi adhérerions-nous à une Eglise (l’abyssine) où l’on ne trouve ni communion, ni confirmation, ni mariage religieux, ni confession? » Comment comprendre cela, si le Kaffa qui a longtemps manqué et manque encore d’instruction avait été hérétique, des siècles durant, à la façon de l’Ethiopie? D’où est venu à ce peuple, resté chrétien de nom, infidèle malgré lui, le désir ardent des mystères le plus exclusivement catholiques? D’où lui est venu enfin le courage surhumain avec lequel il confesse si énergiquement sa foi, à l’encontre des Gallas et des Abyssins, si prompts à plier devant la première menace? »

/215/ Plus ou moins tributaire de l’Ethiopie, depuis les temps reculés, le Kaffa a toujours compté sur son territoire des églises abyssines. Quand Mgr Massaïa y pénétra en 1855, il n’y avait plus trace de clergé. Il ne trouva que des païens et des chrétiens, à la manière hérétique, mais absolument dépourvus d’instruction religieuse. Expulsé dans les circonstances que j’ai contées, il laissait derrière lui près de dix mille catholiques, groupés en chrétientés vivaces, magnifiquement obstinées, autour des églises élevées par les missionnaires, surtout Sappa-Mariam, cœur de la mission. Un magnifique clergé indigène les soutint dans la foi. Son action à elle seule constitue une épopée qui mériterait son historien. Abba Haylou, dont la mémoire est restée en particulière vénération, abba Paolos, abba Mathéos, abba Loukas, abba Fescha... Ils ont assuré, sans une faille, la continuité de la mission, de 1855 à cette année 1902. Leurs noms font, à la mission du Kaffa, une couronne de gloire. Ces prêtres, ces confesseurs de la foi n’ont pas fléchi, ni leurs fidèles, dans les persécutions.

Elle fut pourtant particulièrement cruelle, celle qui suivit la reconquête du Kaffa par le ras abyssin Adal en 1891. Une lettre adressée à la mission de Harar par abba Fescha, en 1892, s’apparente, par les sentiments qu’elle exprime, aux plus beaux textes du martyrologe chrétien. Elle a, par endroits, la fulgurance de certains passages des Epîtres de saint Paul, dont elle s’inspire d’ailleurs, visiblement: « Voici que, sans aucun méfait de notre part, nous sommes enchaînés, éprouvés et maltraités, comptés comme des esclaves, des infirmes et même comme des morts. Dans la peine, dans la prison, dans la faim, dans la soif, dans l’exil, dans les insultes des infidèles, dans la mort par les mains coupées, dans les tortures. Cependant, c’est pour la cause de Jésus-Christ. Voilà pourquoi nous ne sommes pas trop affligés. /216/ Notre-Seigneur nous soutient dans notre espérance. Tout cela nous est arrivé à l’occasion de l’administration du baptême. En prêchant le jour de Noël, je prononçais ces paroles: « Recevez le baptême, confessez-vous, car des mauvais jours approchent. » A la Micarême, une épidémie ravagea les troupeaux de bœufs et de chevaux; alors les cœurs se convertirent. Le jour ne me suffisait pas pour donner le baptême et j’en donnais même la nuit; les païens eux aussi accouraient. En peu de temps, mille cent vingt-sept âmes furent régénérées par l’eau sainte du baptême... Le 10 juillet de l’année Saint-Matthieu, j’eus des discussions avec le roi qui m’interpella ainsi: « Tu prétends que le Ciel et la terre passeront et tu as baptisé mes esclaves. » — « J’ai donné le baptême à ceux qui, animés de la charité divine, se sont présentés à moi. » — « Donne-le aux tiens, riposta le roi, à ceux de ta race et non pas à mes sujets païens. » — « Je le donnerai à tous ceux qui se présenteront: il ne m’est pas permis de le refuser. » C’est là-dessus que la persécution éclata.

Voilà de quelle trempe apostolique étaient ces prêtres indigènes. Maintenant, il n’en reste que trois: abba Mathéos, abba Loukas, abba Fescha, les trois colonnes, encore debout, des églises dévastées, trois vieillards qui continuent de se consumer au service du Christ, parmi les sévices sans cesse renaissants. Ils furent les jeunes contemporains de Mgr Massaïa, dont ils ont soutenu, puis continué l’apostolat durant un demi-siècle. Abba Fescha, qui a maintenant quatre-vingt-deux ans, était d’abord prêtre schismatique. Puis il se convertit, reçut sous conditions l’onction sacerdotale et rejoignit le vicaire apostolique. Abba Mathéos, qui a soixante-dix ans, a été racheté et baptisé à Asandabo par Mgr Massaïa, comme il avait dix-huit ans, et, après quelques années de séminaire à Lagamara, ordonné prêtre. Abba /217/ Loukas, d’un an moins âgé que lui, avait été reçu à la mission le même jour et il suivit le destin du coadjuteur de l’abouna Messias, Mgr Félicissime, dont il assista, avec un dévouement admirable, les infirmités et souffrances de ses dernières années. Hommes de Dieu, dont la vie, profondément évangélique, est d’une pureté de cristal, ils composent une trinité sacerdotale insigne, magnifique vitrail, patiné par le temps, au fronton de l’Eglise de Kaffa.

Comment, après tout cela, ne pas comprendre l’attraction irrésistible qu’exerce ce pays sur la grande âme de Mgr Jarosseau? A peine en a-t-il foulé le sol qu’il précipite ses pas. Le 2 décembre, il est à Diria, d’où il envoie un message de salut et d’arrivée au ras Wold Guiorguis. Le 3, vers onze heures du matin, il arrive à Kaïa: « Heureuse surprise, écrit-il dans son journal, que nous cause l’affluence du grand nombre de nos catholiques. Leur joie est extrême, on pourrait dire délirante; avec quelle joie ils reçoivent notre bénédiction! Comme il est touchant de les voir, le front humilié dans la poussière! Les uns vont jusqu’à se remplir la bouche de terre ou à couper l’herbe du chemin avec leurs dents, voulant marquer par là que, puisqu’ils ont eu le bonheur de nous voir, ils ne sont plus dignes que de mourir! »

Le vendredi 5 décembre, Mgr Jarosseau, accompagné du P. Léonce et du P. Joachim, rend visite au ras en son campement de Guida. Wold Guiorguis est un type de tyran fort répugnant, aussi hypocrite et sournois que cruel. Sa correction trop tendue ne donne aucun sentiment de sécurité. Le vicaire apostolique ne s’y trompe pas. « Nous sommes reçus, écrit-il, avec une politesse irréprochable, mais qui revêt des formes affectées. Evidemment, ici, on obéit à l’étiquette, mais l’absence de cordialité n’en ressort que davantage. Nos salutations /218/ terminées, je procède à l’offre de nos présents pour Son Altesse et sa dame. Tout est bien reçu. Au sujet des douloureux événements passés, le ras ébauche quelques nuageuses explications. Quand j’essaie de l’entretenir de nos stations et de nos églises, il se montre assez maussade et ne veut entendre parler que de Sappa-Mariam. On le sent, nous sommes avec lui sur terrain de guerre. Dès cette première entrevue, le corps à corps n’est pas engagé, mais il y a une mesure de forces réciproques. »

Le lendemain, Mgr Jarosseau pénètre dans l’enclos de Sappa-Mariam. Quel émoi! Il s’agenouille sur le seuil de l’église, comme faisait autrefois Mgr Massaïa, il prie sur les tombes de abba Haylou et de Mgr Félicissime. Il entre dans le monument sombre, froid, encombré des malpropretés qu’y ont entassées les hérétiques. Vers la voûte humiliée, les missionnaires n’en font pas moins monter le chant triomphal du Magnificat. Et voici que surgit un vieillard de haute stature, avec une face ravinée d’ascète, une longue barbe blanche. C’est abba Fescha. Le passé s’unit au présent pour conjurer l’avenir.

Mgr Jarosseau va-t-il, en raison de l’attitude inquiétante du ras, procéder à un ministère prudent et camouflé? Point du tout. Il va au-devant des âmes, drapeau déployé. Le 7 et le 8 décembre, fête de l’Immaculée-Conception, dans l’église remise en état décent, ce sont offices solennels, chants, allocution, devant une nombreuse assistance. Au reste, le vicaire apostolique pourrait-il procéder autrement? Les chrétiens sont déchaînés. « Un souffle extraordinaire de l’Esprit Saint, notera le P. Léonce, passant sur le Kaffa, notre enclos, je ne dis pas notre église, menaçait de devenir trop petit. » En quelques jours, dans la seule station de Sappa-Mariam, furent conférés six cent soixante-quatre baptêmes, la plupart d’adultes, données sept cent trentetrois confirmations, bénis cent soixante mariages, distribuées /219/ mille sept cents communions. Le flot emporte à grande allure la barque apostolique.

Mais, déjà, voici l’écueil. Le dimanche 21 décembre, église bondée, enclos recouvert de fidèles, Mgr Jarosseau et ses missionnaires, jubilants, ont déjà distribué deux cents communions et donné la confirmation à cent quarante-sept personnes, quand surgit un messager du ras Wold Guiorguis, porteur d’une lettre de son maître: « Que cette missive arrive à l’honorable abba Andréas... Beaucoup, comment vous portez-vous? Moi, grâce à Dieu, je vais bien. Et votre santé, comment vat-elle? Vous êtes-vous fortifié? Voici que le Kaffa tout entier s’étant réuni et venant, j’ai entendu dire qu’il reçoit le baptême. Recevoir, donner le baptême d’au delà (d’outre-mer), quand est-ce que c’est bon pour vous et pour moi? Voici qu’une œuvre pareille n’est pas une bonne affaire. Et maintenant, désormais, si je viens à apprendre que l’on reçoit le baptême d’au delà (d’outre-mer), je traiterai le Kaffa en ennemi. Une pareille chose n’est pas bonne et, vous, fâchez-vous fortement contre les Kaffa, ne les laissez pas approcher. » La cordialité des formules protocolaires, d’usage immuable en toute circonstance, forme avec le reste de la missive un contraste d’un humour fort amer. Mgr Jarosseau n’est sensible qu’à la consigne qui est péremptoire. Elle interdit de baptiser: c’est arrêter net l’apostolat commencé si brillamment.

Il demande au ras une audience. Ce n’est point qu’il nourrisse des illusions; il est bien trop au fait des violences et de l’acharnement de l’hérésie pour s’abuser. Mais il entend épuiser tous les moyens de surmonter, de tourner du moins l’obstacle. Et d’abord, toutes manifestations publiques du culte sont supprimées. Les sacrements sont administrés dans le secret, toutes portes closes. Le 31, Mgr Jarosseau et le P. Joachim sont reçus /220/ par le ras. Quelle amertume! Quelle dérision! « Quelles qu’eusent été nos préventions, écrira le P. Léonce, elles furent dépassées. Dans une salle pompeusement ornée de tapis rouge écarlate, le ras mollement et ironiquement assis sur son trône, garni de draperies en velours, entouré d’une partie de sa cour, attendait, avec des résolutions cruelles, le noble apôtre, l’évêque conciliant, le pasteur inquiet, le pilote prévoyant, décidé à jeter à la mer tout ce qui pourrait alléger son navire battu par cette tempête furieuse. Hélas! Tout fut inutile... Après une heure d’audience, le ras leva l’entretien et proclama officiellement, en présence des autorités abyssines et kaffetchos: « Il est interdit par moi, ras Wold Guiorguis, gouverneur du Kaffa, à toute personne du Kaffa, de s’approcher de la demeure de abba Andréas, sous quelque prétexte que ce soit, même pour le saluer. Ceux qui seront pris en contravention seront saisis et amenés en ma présence par la main. »

Mais enfin, Ménélick?... Eh bien! Il est abusé, et surtout il voit avec ennui se gonfler une affaire qui peut lui apporter des difficultés de toutes sortes. Wold Guiorguis a eu soin, une fois encore, de voiler l’âpreté de ses consignes des plus calomnieux prétextes qui sont colportés à Addis-Abeba. Lui-même, d’ailleurs, appelé par Ménélick, va lui porter tous les mensonges propres à provoquer le départ de abba Andréas. Dès le 21 janvier, il quitte le Kaffa et, cauteleux à son ordinaire, commet à son intendant Wold Marijam le soin de protéger, pendant son absence, les missionnaires. De son côté, Mgr Jarosseau s’empresse d’informer l’empereur et M. Lagarde de la situation et de réclamer leur intervention.

L’ami dévoué de la mission, M. de la Guibourgère, le fait prévenir, en réponse, que M. Lagarde et M. Roux s’occupent énergiquement de sauvegarder les intérêts /221/ de la mission, engagée en si fâcheuse impasse. Quant à l’empereur, il écrit à Mgr Jarosseau: « J’avais précédemment écrit au ras Wold Guiorguis au sujet de vos affaires. Mais je constate que, par lettre, ça n’aboutit pas. J’ai appelé le ras Wold Guiorguis. Vous aussi étant venu, il est mieux que tout cela se termine ici. »

L’admirable, c’est que, entre temps, les Kaffetchos n’ont cessé de se rendre auprès des missionnaires. Leur foi est émouvante d’élan et d’héroïsme simple. L’ancienne reine, veuve du roi Kamo, qui régna sur le Kaffa avant 1868, se rendit auprès de Mgr Jarosseau, communia de sa main et reçut de lui, sur sa demande, le bonnet cénobitique. Mais Mgr Jarosseau doit laisser là, du moins pour un temps, cette belle moisson qui partout lève impétueusement. Il lui faut se rendre, comme Ménélick l’y convie, à Addis-Abeba.

Le 10 mars, il en prévient Wold Marijam et lui demande le billet de passage. Il appuie sa demande de présents: une coupe, un coupon de soie. Wold Marijam, qui est avisé, garde les cadeaux et refuse le billet, avec mille démonstrations de regret. Le droit d’en délivrer, dit-il, relève du ras. Mgr Jarosseau passe outre et s’en va, après avoir confié au P. Joachim l’intérim de la supériorité, durant une absence qui durera, pense-t-il, trois mois. Mais, arrivé à Oppa, le gardien de la région frontière lui interdit le passage. Le 19, le vicaire apostolique est de retour à Sappa-Mariam. Il envoie une volumineuse correspondance à l’empereur, à Wold Guiorguis, à la Propagande, à Rome, au journal de Djibouti, à quelques amis bien placés et il attend les événements.

Comme si de rien n’était, le vicaire apostolique et ses missionnaires poursuivent leur ministère, avec le même éclatant succès. Le 15 avril, Wold Marijam écrit. Il a reçu une lettre de son maître, le ras, qui transmet à /222/ Mgr Jarosseau une invitation de l’empereur à se rendre auprès de lui. Wold Marijam le prie néanmoins de l’avertir du jour de son départ, de lui faire savoir ce dont il aurait besoin, de désigner un des enfants de la mission pour lui faciliter les relations tant avec Monseigneur qu’avec celui qui le remplacera en son absence, enfin de lui envoyer ses jeunes gens pour recevoir quelques vivres, à l’occasion des fêtes pascales. Que d’amabilités! Que de prévenances! Est-ce, de la part de Wold Guiorguis, un changement heureux de dispositions? Ou bien, sous les roses, l’aspic? Le journal de Mgr Jarosseau reflète, ces jours-là, un optimisme renaissant. Cette âme si sensible s’échauffe au plus pâle rayon de soleil.

Le 3 avril, le ras Wold Guiorguis le prévient, directement cette fois, qu’il a donné tous ordres pour faciliter son départ. Après quoi, il lui reproche d’être parti une première fois sans avoir prévenu ses représentants, ce qui est manifestement faux. « Il est triste, note Monseigneur, d’avoir à constater pareille mauvaise foi chez des personnages dont la situation demanderait le respect de soi et le sentiment de l’honneur. » On sent qu’une ombre recouvre de nouveau son espérance. Elle s’épaissira le 9 mai où lui parvient une lettre de M. Lagarde. Celui-ci lui assure bien avoir reçu, tant de Wold Guiorguis que de l’empereur, l’assurance qu’on le laisserait tranquille au Kaffa, mais il ajoute: « Les temps sont tellement difficiles que je ne saurais trop vous recommander une prudence de tous les instants. Vous savez que des difficultés nouvelles ont surgi pour le Deftera Salhi, ailleurs également. »

De fait, l’orage est partout, et, même, il crève sur Harar. « Les nouvelles les plus désolantes, note Mgr Jarosseau ce même jour, me sont communiquées par les uns et les autres. Notre pauvre Deftera Salhi /223/ (un des prêtres indigènes) a dû se cacher pour éviter d’être pris par nos ennemis et traduit devant l’empereur. Plusieurs de nos autres catholiques en vue sont également menacés. A Harar, sans la bienveillance du ras Mekonnen, nos écoles seraient déjà fermées et nos catholiques traduits devant les tribunaux. » Et le vicaire apostolique d’écrire à M. Roux, à M. Lagarde, à M. Delcassé, à l’empereur, au ras. Mais quoi! Autant chercher à arrêter le vent. Le 3 mai, il avait reçu de Wold Guiorguis une nouvelle sommation d’avoir à se mettre en route. Le 3 juin, troisième sommation. Il faut obéir à l’ordre de l’empereur, dit le ras: « Ne passez pas la nuit, ne passez pas le jour, sans vous être mis en route. »

Aucun atermoiement n’est plus possible. Le 11 juin, Mgr Jarosseau confirme deux cent cinquante-huit chrétiens, administre deux cents communions. C’est — il l’ignore encore — la dernière effusion de l’évêque, du prêtre, du père sur le cher Kaffa. Ces chrétiens, qu’il vient de confesser, de communier, tombent à genoux et s’écrient: « Chantez sur nous l’absoute des morts, car nous n’aurons personne pour la chanter, quand nous mourrons. » Le 12, il s’en va, n’amenant avec lui que cinq enfants. Or, en cours de route, une estafette lui apporte une lettre du ras, remplie de calomnies, et une autre de l’empereur lui enjoignant de n’avoir pas à passer l’hiver au Kaffa et de « partir immédiatement avec ses gens et ses bagages. » Partir? C’est déjà fait pour lui. Quant à ses missionnaires, ils tenteront désespérément de s’accrocher.

Il poursuit, escorté des enfants, le douloureux itinéraire qui l’éloigné des lieux où tant d’espoirs s’épanouissaient en surnaturelles floraisons. Sa pensée chemine en sens inverse de ses pas. A l’une ou l’autre des étapes, il épanche dans le cœur de ses compagnons, restés là-bas, la complainte de son propre cœur meurtri. De /224/ Banti-Manné, il écrit, le 4 juillet, au P. Joachim: « Adorons, bien cher Père, la sainte volonté de Dieu; unissons, comme vous le dites si bien, notre Fiat à celui du divin Maître. Sous le coup terrible qui nous frappe, je n’ai le courage d’aucune parole, car à peine ai-je celui de la résignation. Si je me prenais à me plaindre, peut-être m’égarerais-je dans mes gémissements devant Dieu. Je me tiens donc en silence, en attendant la consommation du sacrifice. Peut-être serais-je moins atterré si le poids de la peine dont je vous sens tous opprimés n’entrait point, pour la plus forte part, dans l’excès de la mienne. Je vois tous vos travaux, toutes vos privations, toute cette suite de dévouements avec lesquels vous vous êtes si généreusement employés à l’œuvre du salut des âmes; je vois tout cela, maintenant, comme dépouillé des merveilleux fruits qui en avaient été la récompense.

« Ce matin, en cheminant par un sentier couvert de débris de feuilles qu’un ouragan de grêle avait jetées à bas des arbres, je voyais en ce triste spectacle l’image douloureuse de notre situation actuelle. Puisqu’il nous faut passer par une si mortelle épreuve, inclinons-nous humblement sous la main toujours bénie de la divine Providence... Pensons à tant d’illustres devanciers qui nous ont précédés dans la voie du sacrifice à la suite de notre divin Maître et estimons-nous heureux d’être entrés dans la participation de leurs mérites. Nous voyons les apôtres sauter de joie et se proclamer heureux d’avoir été battus de coups sous le nom de notre divin Maître. Si je vous dis cela, bien cher Père, ce n’est pas que j’avais envie de sauter et de me livrer à la joie, car, je le confesse, mes sentiments sont loin d’être en conformité avec ceux des saints apôtres qui estimaient la souffrance comme un gain. Je tiens seulement par ce souvenir à vous encourager à la résignation dont le premier /225/ j’ai le plus besoin. Aussi me recommandé-je instamment à vos prières. »

Cette lettre nous livre vraiment son âme, dont l’épreuve exalte la simplicité, la grandeur, l’humilité. Mais il est loin d’avoir exprimé toute l’amertume de la situation. Arrivé à Kataba, le faubourg où il avait précédemment résidé, il trouve le courrier du Kaffa. Le 28 juin, tandis qu’il cheminait, une quinzaine de soldats abyssins ont pénétré dans l’église de Sappa-Mariam, en pleine messe, et en ont chassé les fidèles à coups de bâton, de fouet, de crosse de fusil. Le P. Léonce a eu beau intervenir énergiquement auprès du chef, les coups ont redoublé; il n’a pu sauver que abba Loukas. Les chrétiens ont été enchaînés deux à deux, jetés pêle-mêle dans une maison infecte où, après avoir subi du juge un semblant d’interrogatoire, ils attendent le retour du ras et sa sentence... Les mains de l’évêque tremblent, tandis qu’il lit cette lettre du P. Léonce: « C’est à peine, écrira-t-il au P. Joachim, si j’ai pu soutenir la lecture des détails navrants que vous me donnez. Quelle torture pour mon cœur et quel martyre vous avez enduré! »

Le consul, M. Roux, promet d’intervenir et, au besoin, d’en appeler au gouvernement français. Le 15 juillet, Mgr Jarosseau voit le ras Wold Guiorguis, qui se retranche derrière l’empereur. Le 19 juillet, il obtient audience de Ménélick. « Après les salutations toutes amicales, écrira-t-il au P. Joachim, Sa Majesté s’informa de mon voyage, des mauvais chemins, etc., etc.. M’excusant de n’être pas venu plus tôt, Elle me dit: « Mais vous étiez parti une première fois et on vous a arrêté, n’est-ce pas? » Je lui explique que, ayant reçu sa lettre en route, je n’avais pas amené mes prêtres, comme Elle m’y invitait. L’empereur me répondit: « Bien, bien, nous verrons tout cela. » Je me /226/ retirai après lui avoir serré la main qu’il m’offrit avec amabilité. »

Voilà qui laissait l’écheveau aussi embrouillé que devant. Dans cette même lettre au P. Joachim, Mgr Jarosseau note que le consul Roux a été heureux (on s’en étonne) de ce premier résultat. Il dénonce, comme auteurs de ce qui se passe au Kaffa, les Russes, fort actifs à la cour de Ménélick, et qui, hostiles à la politique française en Abyssinie, contrent, partout où ils le peuvent, les Français. Il raconte qu’un mystérieux personnage lui a été envoyé pour l’assurer que l’abouna n’est pour rien dans la persécution... Il y a bien de l’illusion dans tout cela. Il n’a rencontré, en Ménélick, le 19 juillet, que le diplomate, qui dissimulait un dessein bien arrêté, celui de liquider la mission du Kaffa. Le négus voit la tempête s’enfler parmi le clergé abyssin et ne veut à aucun prix de cette complication. Car, si les intrigues russes sont très vraisemblables, elles n’ont fait que soutenir l’action maléfique de l’abouna. Mgr Jarosseau, d’ailleurs, l’apprendra bientôt.

En attendant, il donne ses instructions au P. Joachim: résister tant qu’il se peut là-bas et, si la résistance doit entraîner pire conséquence que la soumission, se replier sur le Djimma, la province voisine, et s’y tenir; laisser au Kaffa les trois vieillards, s’il n’y a pas de danger pour leurs vies. Quant au ministère, s’en abstenir momentanément et prier les Kaffetchos « de demeurer chez eux sans paraître, comme la semence en terre qui attend le jour de la pluie du Bon Dieu pour pouvoir germer et lever ». Ainsi, sous la pression des circonstances, en revient-il à la prudence de Mgr Taurin. On songe à la recommandation de ce dernier en 1899: pas de ministère, pour le moment, au Kaffa; se horner, par des moyens opportuns et discrets, à encourager ces pauvres Kaffetchos, à les protéger, /227/ « afin de réveiller plus tard le feu qui est sous la cendre ». Mgr Jarosseau a trop tôt suscité la flamme: l’incendie maintenant consume la mission.

Le P. Joachim exécute à la lettre les vues du vicaire apostolique. Il y apporte son âme intrépide. Il ne les avait d’ailleurs pas attendues pour s’opposer aux persécuteurs jusqu’à l’extrême limite. Sommé, le 1er juillet, par les représentants de Wold Guiorguis, d’avoir à vider les lieux: « Je refuse de partir, répond-il, nous sommes venus au Kaffa avec la protection impériale; nous n’en partirons que dans des conditions honnêtes, dussions-nous y laisser la tête. » Deuxième sommation, le 4 juillet; nouveau refus. On convient, de part et d’autre, d’attendre de nouveaux ordres d’Addis-Abeba. Entre temps, les missionnaires, qui redoutent sagement le pire, préparent en sous-main le départ possible. Les Kaffetchos continuent d’affluer la nuit, et les missionnaires de confesser, de baptiser, de marier. Que ne feraient-ils, en ces heures qui leur sont comptées! S’en aller, alors que le grand vent de l’esprit de Dieu bat les collines! Du moins, l’auront-ils, jusqu’à la dernière minute, capté au passage dans les sacrements... Le 5 août, troisième sommation; même réponse. Entrepris de nouveau le 15 août, le P. Joachim reste sur ses positions: « Si vous avez des instructions d’Addis-Abeba, produisez-les. » Force est aux émissaires de reconnaître qu’ils ne les ont pas. Wold Guiorguis agit à bon escient en prolongeant son séjour dans la capitale. Il y a l’empereur, il y a le consul de France, on ne sait jamais... Il sera peut-être bon, quelque jour, de pouvoir rejeter la responsabilité de l’expulsion sur des subalternes.

Peu après, la bombe éclate. Une lettre de Mgr Jarosseau du 9 août transmet au P. Joachim la décision de Ménélick; elle découvre, entre autres choses, l’action prépondérante de l’abouna: « Je vous ai permis, a dit /228/ l’empereur au vicaire apostolique, d’aller au Kaffa; mais votre passage là-bas a suscité beaucoup de difficultés. Non seulement le ras Guiorguis a réclamé contre vous, mais mon abouna me fait de vifs reproches et je ne puis lui résister plus longtemps. Appelez vos gens qui sont au Kaffa; s’ils sont déjà en route, qu’ils se reposent à Djimma et, après la saison des pluies, rentrez avec eux dans la région de Harar. Je vous renouvelle la défense que je vous ai faite d’ouvrir des écoles. » Ainsi, non seulement le point final est mis à l’expédition, mais l’ensemble de l’œuvre missionnaire en pays galla se trouve en danger. Cette affaire, c’est comme une avalanche qui, dévalant des monts du Kaffa, risque de tout ensevelir jusqu’aux confins du désert somali.

« Partez donc, écrit en substance Mgr Jarosseau au P. Joachim, mais, arrivés au Djimma, tenez-y bon. Il faut gagner du temps jusqu’à l’arrivée de M. Lagarde, encore absent, et dont j’escompte l’influence et l’autorité... » Et Mgr Jarosseau d’écrire ensuite à M. Delcassé, à M. Denys Cochin. Sur ses instances, l’empereur l’autorise à laisser au Kaffa les trois vieux prêtres indigènes, avec l’assurance qu’ils ne seront pas inquiétés.

Le 15 septembre, les PP. Joachim et Léonce sont chez le ras Wold Guiorguis, de retour au Kaffa. Celui-ci leur signifie qu’ils doivent partir, avec les trois vieillards et tout leur personnel, le 21. A cette date, la triste caravane de départ campe à Baha, où se trouve le ras. Ce dernier se montre plus impitoyable que jamais. Couvert par l’ordre de l’empereur, il perd toute mesure. Les missionnaires ont amené avec eux trente-six personnes, pères et mères de famille, enfants rachetés par la mission ou reçus en dons, et qui les voulaient suivre à tout prix. Le P. Joachim, les larmes aux yeux, ne put revenir qu’avec un seul enfant à Sappa-Mariam. Dans les deux jours précédant le départ, ce fut encore un flot de confessions, /229/ de communions, de baptêmes. « Enfin, écrit le P. Joachim, le 22 septembre 1903, nous quittions Sappa. Je vois ces pleurs, j’entends ces sanglots, ces chants mortuaires par lesquels nous congédièrent ces néophytes, à jamais inoubliables. Comme notre âme était déchirée! Un dernier De profundis sur la tombe de Mgr Félicissime et de abba Haylou et nous partons. Les missionnaires ont avec eux les trois vieillards.

A leur première halte, à Bouga, ils donnent le baptême à six jeunes gens. Dernier acte de leur ministère au Kaffa, suprême adieu dans l’effusion de l’Esprit-Saint. Au début d’octobre, ils sont à Djimma. Ils pensent y rester en paix, suivant les instructions de Mgr Jarosseau. Ils commencent à tout aménager pour une installation définitive. Là, ils restent à proximité du Kaffa, prêts à y faire irruption, si la situation évolue favorablement. Mais, de cette arrière-pensée, Wold Guiorguis se doute bien, la fanatique impératrice Taïtou, épouse de Ménélick, aussi. Elle écrit au roi de Djimma, abba Djiffar, tous nerfs à fleur de peau: « Nous avons dit que les gens d’abba Andréas (Mgr Jarosseau) qui revenaient du Kaffa devaient venir ici (à Addis-Abeba); les trois vieillards, qu’ils restent chez toi. Veuillez bien empêcher que les amarahs ou autres s’approchent d’eux; qu’ils n’enseignent pas et ne retournent pas au Kaffa, je t’en prie, mon frère! » Abba Djiffar, tout musulman qu’il soit, est, à l’accoutumée, un sage, de cœur compatissant, d’esprit tolérant. Mais, pour l’heure, c’est un fonctionnaire apeuré qui ne veut pas avoir d’histoires.

Le 28 novembre, il fait appeler les PP. Léonce et Joachim et les avertit qu’il a reçu une lettre de l’empereur. Elle est formelle: les trois vieillards doivent rester à Djimma, sans exercer aucun ministère. Quant aux missionnaires européens, ils doivent rejoindre sur-le-champ Addis-Abeba. « Vous partirez donc lundi prochain, /230/ conclut abba Djifïar. Demain, à cause du dimanche, je vous laisse tranquilles; mais l’empereur est très étonné que vous ne soyez pas encore parti d’ici; j’ai peur de la colère de l’empereur et vous partirez sans faute lundi prochain. »

Les missionnaires s’accrochent, arguent des instructions de Mgr Jarosseau, déclarent qu’ils ne céderont qu’à la violence. Entre temps, le vicaire apostolique a multiplié les démarches. Paris a télégraphié que « les ennemis de la mission sont ses ennemis ». M. Roux a négocié à outrance. Rien n’y a fait. Ménélick, à part soi, céderait volontiers aux instances de Mgr Jarosseau. Mais il est harcelé par Taïtou, par l’abouna, par Wold Guiorguis. La paix dans son ménage, la paix dans le clergé, la paix dans l’Etat, il ne veut rien savoir d’autre. Tout ce qu’obtient M. Roux, c’est que les PP. Léonce et Joachim, que le roi du Djimma a fait emprisonner bien à contre-cœur, à la suite de leur résistance, regagnent librement la capitale abyssine.

Ainsi font-ils. Entre tous les traits qui les blessent, en est-il de plus lancinant que de laisser derrière eux, de nouveaux seuls, accablés par l’âge et les infirmités, abba Mathéos, abba Loukas, surtout abba Fescha? Ce dernier compte cinquante-cinq ans de ministère; il a quatre-vingt-quatre ans; une de ses jambes est cassée et il est presque aveugle. Tous trois, cuits et recuits dans la persécution, gardent l’âme simple, douce, intrépide, réfugiée en Dieu, qu’ils ont toujours dressée devant leurs persécuteurs; sous le coup, qui de nouveau les frappe, ils restent superbement disponibles pour d’autres épreuves, et, s’il le faut, pour le martyre. Comme on comprend le tourment du vicaire apostolique à leur propos, et ce leitmotiv angoissé qui revient et reviendra souvent dans sa correspondance: « Les trois vieillards... les trois vieillards!...  » Le 30 octobre encore, il écrivait /231/ au P. Joachim: « Si on vous invitait à vous mettre en route à mon insu, refusez dignement et fermement, en donnant pour raison que votre évoque, autorisé par Sa Majesté à réintégrer les trois vieillards au Kaffa, vous a chargé de ce soin... Plutôt que d’abandonner ces vénérables vieillards, montrez-vous disposés à subir toutes les violences... » Ils ne pourront pas réintégrer le Kaffa. C’est à Djimma qu’ils mourront, notamment abba Fescha, le 23 avril 1909, et abba Loukas, le 5 septembre 1918. Reliques vivantes, témoins, confesseurs indéfectibles de la foi, ils sont déjà comme entrés dans la légende, comme hors du temps.

Wold Guiorguis est si peu disposé à les laisser rentrer au Kaffa qu’il a déchaîné une nouvelle persécution, en prétendant obliger ceux qui avaient reçu le baptême catholique de se faire rebaptiser à l’église abyssine. Il ordonne même que croix, médailles, chapelets lui soient apportés pour être fondus et transformés en accessoires de harnais pour les mules du ras et de sa femme. Les Kaffetchos convertis s’égalent aux chrétiens des premiers âges de l’Eglise. Un jeune homme de quinze ans, amené devant le ras, lui déclare: « Ras, mon maître, vous avez à votre disposition l’épée, le fusil ou la corde, choisissez et faites de mon corps ce que vous voudrez, mais n’attendez pas de moi que je reçoive un second baptême... » La persécution, bientôt, devait tourner court, soit que Wold Guiorguis eût cédé à un ordre d’Addis-Abeba, soit qu’il craignît la réaction des autorités consulaires françaises. Mais les pauvres chrétiens du Kaffa restaient privés de leurs prêtres, de tout culte, de tous sacrements; ils se firent un tabernacle de leur fidélité.

Ainsi se terminait l’expédition apostolique du Kaffa. Les critiques, voire les plus acerbes, ne manqueront pas à Mgr Jarosseau, jusque dans son Ordre. A Rome, on /232/ devait parler « d’insuccès ». C’est vite dit. Certes, il a fallu abandonner la place, mais en y laissant, après six mois d’un labeur intense, quatre mille cent vingt-quatre nouveaux baptisés. Cinq mille confirmations avaient été administrées et douze mille communions distribuées. Et les faits sont là, qui prouvent que la persécution, loin de décourager la population chrétienne du Kaffa, l’a stimulée. Sur le plan surnaturel, ce sont résultats de première grandeur que l’avenir fera fructifier. Ils ne suppriment pas l’échec, mais le situent à son juste point.

Que cette sublime randonnée fût prématurée, qu’elle eût pu, à bien moindres risques du moins, réussir durablement plus tard, ce ne paraît pas contestable. Mais les résultats acquis, les antécédents admirables de la chrétienté du Kaffa, expliquent et même légitiment, dans une large mesure, le raz de marée intérieur qui souleva Mgr Jarosseau et le jeta sur cette terre, fécondée par l’apostolat de Mgr Massaïa et où fermentaient tant de lointaines hérédités chrétiennes. Le Kaffa, c’est un foyer et dont on pouvait escompter l’irradiation sur tout le vicariat du pays galla. Dans la mission, il n’est pas une région quelconque, mais un atout maître. Si l’action de Mgr Jarosseau a été inopportune, elle a bien visé le but essentiel.

Pour la même raison, l’abandon forcé du Kaffa est un événement très considérable, un événement-charnière. Au vrai, la mission tout entière a failli sombrer dans cette aventure, et les graves répercussions s’en feront sentir durant plusieurs années. Mgr Jarosseau a sous-estimé les oppositions qu’il allait rencontrer et leur force. Il en est cependant qu’il lui était difficile de prévoir. Il semble bien que l’abouna schismatique ait été éperonné par la Russie. Il venait de Saint-Pétersbourg, où on l’aurait incité à rentrer dans le circuit d’un large mouvement de l’orthodoxie, destiné à contrebattre âpre- /233/ ment le catholicisme, représenté par les Français. Russes, Grecs et Arméniens, autant d’alliés religieux pour lui, flanqués d’alliés politiques: les Italiens, jaloux de l’influence française, les Anglais qui voient dans les Français des continuateurs de la politique de Fachoda, des adversaires du pan-islamisme que, du Soudan aux Indes, soutient la Grande-Bretagne. Mgr Jarosseau, après son repli du Kaffa, a discerné et dénoncé ces hostilités. Il a pu s’en exagérer la connivence et la portée, mais, plus ou moins fortement, ces éléments ont dû jouer, sans parler de l’action néfaste de certains personnages français anticléricaux de la Compagnie des chemins de fer ou du Journal de Djibouti qui publia, contre l’expédition du Kaffa, des articles sordides. Au reste, l’abouna, pour son compte personnel, n’y avait pas été de main morte. Il s’était rendu à Diré-Daoua, afin d’y attiser les passions sectaires et même à Harar; là, sur la place publique, puis de la plate-forme qui domine la léproserie, il avait excommunié solennellement les missionnaires. Tant de tapage et de remous paralysèrent, chez Ménélick, les effets d’une bienveillance que Mgr Jarosseau pouvait raisonnablement escompter.

Le 20 avril 1904, le vicaire apostolique part pour Harar. Il est officiellement exilé d’Addis-Abeba et, durant vingt-cinq années, n’y pourra revenir. En cours de route, à Badessa, dans le Tchercher, il fait une rencontre mémorable: celle du ras Mekonnen, en marche pour Addis-Abeba, avec un gros groupe d’armée. Mgr Jarosseau va visiter le campement, le 19 mai. Il apporte au ras une lettre de Ménélick qui lui recommande de laisser toute tranquillité aux missionnaires dans son gouvernement de Harar, comme autrefois. Les salutations de Mgr Jarosseau sont émues; le ras Mekonnen lit, dans le regard de l’apôtre une désolation infinie; il l’écoute avec l’intelligent intérêt qui est sa marque, avec /234/ une compassion aussi qu’il ne cherche pas à dissimuler, puis: « En vous persécutant, dit-il, le ras Wold Guiorguis a moins obéi à ses sentiments intimes qu’au désir de flatter une certaine opinion et de se faire une réputation... Vous êtes venus pour porter la croix et mourir. Votre part est de boire, à l’exemple du Sauveur, le calice jusqu’à la dernière goutte... Jamais, je ne romprai l’amitié que j’ai conçue pour vous.

« Moi, poursuivit-il, je ne suis qu’un serviteur, un soldat qui doit obéir à son empereur. C’est au point que, si on me donnait l’ordre de vous tuer, je serais obligé de vous faire mourir. Si on me commandait de vous renvoyer dans votre pays, je me verrais forcé de vous renvoyer. A Dieu ne plaise que je me trouve dans une si cruelle nécessité. Mais ce qui doit vous rassurer et vous prouver toute mon amitié pour vous, c’est que je vous ai confié l’éducation de mon fils Taffari... J’espère qu’il fera pour vous ce que je ne puis faire moi-même. Sans ma présence dans le gouvernement de Harar, votre œuvre eût été réduite à néant. »

Et il conclut: « Quand je serai arrivé auprès de l’empereur, je ne manquerai pas de parler de vous. Je vais donner aussi une lettre pour vous présenter à Harar et recommander aux autorités de ne rien faire contre vous sans m’avoir prévenu. Ayez espoir en des jours meilleurs. »

Ces jours meilleurs, Mgr Jarosseau et les missionnaires de son Ordre ne les verront pas luire au Kaffa. Le 27 janvier 1913, ce royaume sera érigé, par décret de la Propagande, en préfecture apostolique et confié aux Pères de la Consolata de Turin. Mgr Jarosseau a vu là l’effet de manœuvres « italiennes plus qu’apostoliques ». Je passe sous silence ces démêlés — comme d’ailleurs ceux qui opposeront plus tard aux Lazaristes Mgr Jarosseau — car ils ne présentent pas d’intérêt /235/ majeur. Dans ces délimitations des zones missionnaires, non seulement en Abyssinie, mais ailleurs, il y a inévitablement un côté humain, trop humain, qui n’est d’ailleurs pas lui-même dépouvu de noblesse et de justification. En ce qui concerne le vicariat des pays gallas, il est hors de doute qu’il y avait en sa faveur primauté et, depuis un demi-siècle, continuité d’action apostolique. Et puis, tant de larmes, d’espérances, de déceptions, tant d’épreuves, le lien de paternité spirituelle qui unissait les missionnaires capucins aux héroïques chrétiens du Kaffa, c’était plus qu’il n’en fallait pour émouvoir jusqu’en ses entrailles Mgr Jarosseau. Il faut cependant considérer que le recrutement, toujours très précaire, de sa mission lui rendait difficile une évangélisation efficace sur une si vaste échelle. Lui-même le reconnaîtra un jour. Un bien analogue pouvait être fait, avec plus de stabilité, par d’autres, plus nombreux et dotés de plus abondantes ressources matérielles. Mais l’aliénation de ce que Mgr Jarosseau tenait pour la plus belle part de son héritage spirituel, lui fut vraiment l’éponge du fiel, dont ses lèvres n’ont jamais épuisé l’amertume.

Il reste que les paroles jaillies, pour lui, de l’âme du ras Mekonnen exprimaient la substance même de sa propre âme mortifiée: « Vous êtes venus pour porter la croix et mourir. Votre part est de boire, à l’exemple du Sauveur, le calice jusqu’à la dernière goutte. »