Gaëtan Bernoville
Monseigneur Jarosseau
et la Mission des Gallas

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XII

Le redressement

Mgr Jarosseau va maintenant nous apparaître dans sa plénitude. On juge un chef à son comportement au lendemain d’un désastre. Si nous nous en tenions à certaines de ses lettres, nous pourrions croire qu’il sombre dans la peine et y perd de sa force. Mais non. Tandis que par larges nappes, secouées de vagues et de remous, s’épanchent son imagination et sa sensibilité, tout est dominé par l’humble confiance en Dieu, le sentiment aigu du devoir, la conscience des responsabilités du commandement.

A peine de retour du Kaffa, son souci majeur avait été d’éviter les conséquences ruineuses qu’aurait eu un départ en déroute. C’est dans cet esprit qu’il était resté à Addis-Abeba, de juillet 1903 à avril 1904, allant, venant, donnant partout l’impression d’un homme maître de lui et qui continue de vaquer à sa tâche. Mieux: il avait négocié, avec la colonie française et la légation de France de la capitale, l’installation d’une aumônerie qui lui permettrait d’avoir au moins un missionnaire sur place. Les familles françaises désirant des Sœurs pour l’éducation de leurs jeunes filles, Mgr Jarosseau fit agréer cette proposition par l’empereur. La conjoncture internationale favorisa le dessein de l’évêque. C’est en cette période, en effet, qu’éclata la nouvelle du désastre /237/ naval infligé à l’amiral Rodjesvenski, à Tsouhima, par les Japonais. Le prestige des Russes à Addis-Abeba en fut fort atteint. Mgr Jarosseau y gagna, pour bonne part, les lettres de Ménélick à Mekonnen, qui sauvaient en définitive la résidence de Harar, si menacée.

Ce fut chance inespérée, car toutes sortes d’intrigues, au cours de ces dix mois, avaient fait passer Ménébck par les plus inquiétantes fluctuations. Wold Guiorguis ne voulait rien moins que se substituer au vainqueur d’Adoua, le ras Mekonnen. Discréditer celui-ci, éliminer la mission, il n’avait rien négligé dans ce double but, et, de peu, il manqua réussir. Une lettre fort irritée de l’empereur au ras, l’accusant d’enfreindre ses consignes, l’ordre donné par Mekonnen au Père Léonce de faire revenir tous les misionnaires à Harar et de fermer les autres stations, les vexations sans nombre infligées aux catholiques à Harar même, la résidence gardée par la police, sombre bilan dû pour bonne part aux intrigues de Wold Guiorguis.

Quand, le 15 juin, Mgr Jarosseau arrive à Harar, la période dangereuse est loin d’être close. Pour l’heure, règne une accalmie. L’interdiction d’enseigner les indigènes est maintenue, mais l’évêque trouve son monde au complet. Les PP. Léonce, Marie-Bernard, Bernardin, Séraphin, Césaire sont là, ainsi que les frères capucins Théotime, Marcellin, Adrien et les Frères de Saint-Gabriel. L’œuvre spirituelle a progressé. Les Sœurs franciscaines tiennent bien en mains orphelines et pensionnaires. L’atmosphère est excellente au petit séminaire. La léproserie est heureusement transformée. Dans cette vision réconfortante, Mgr Jarosseau trouve une douceur apaisante mais aussi une force nouvelle. La grande affaire du moment, c’est pour lui l’installation à Addis-Abeba d’un aumônier. Il a jeté son dévolu sur le P. Basile. Il ne pouvait mieux choisir. Originaire de Combrand, /238/ dans les Deux-Sèvres, de Combrand, un des lieux sacrés de la Vendée militaire, le P. Basile joint, à des qualités éminentes, notamment de doigté, d’habileté, de diplomatie, dans le meilleur sens du mot, l’allant de ses trente-quatre ans et les plus belles vertus de son terroir.

Dès le 15 juin, Mgr Jarosseau alerte à son sujet M. Lagarde par dépêche. Le 22 juin — reconnaissons là sa frémissante ardeur — il réitère télégraphiquement: « Voyageur Basile attend votre agrément. » Le 23 juin, lui arrive la réponse de M. Lagarde: « Missionnaire est autorisé à voyager temporairement, mais qu’il prenne grandes précautions pour ne point amener ruine finale et irrémédiable. » La recommandation n’est pas superflue. L’affaire du Kaffa est toute chaude, et M. Lagarde tient d’autant plus à éviter une irruption apostolique, bannières déployées, que cette affaire de l’aumônerie n’a pas été négociée avec le négus, mais seulement avec la Légation et certains personnages sûrs de la colonie française. Mgr Jarosseau se conforme scrupuleusement à ces instructions. Il recommande au P. Basile de pénétrer à Addis-Abeba sous un déguisement et de se faire passer pour un homme de M. Lagarde.

Le 23 juillet, le P. Basile arrive à Addis-Abeba. Outre l’appui de la légation et de certaines personnalités françaises, il y trouve des auxiliaires, les prêtres indigènes abba Jacob, abba Elias, abba Johannès, qui pourront exercer discrètement quelque ministère. Il bénéficie de l’intelligent dévouement d’Ato Wossanié, l’irremplaçable Wossanié, un enfant de la mission, auquel ses qualités et ses vertus ont valu une grande considération. L’aventure tourne fort bien. Dès le 5 août, une lettre du P. Basile à Mgr Jarosseau le confirme, non sans laisser discerner les écueils, entre lesquels il évolue avec adresse. « Avant-hier, écrit-il, a eu lieu le mariage de /239/ M. Terras, au cercle de l’Union, devant toute la colonie européenne. Les Français ont tenu à ce que je figure partout, même aux deux banquets. J’y ai été en habit religieux et les chants, à cause de moi, ont été supprimés. Somme toute, bonne, très bonne journée, tout à l’honneur de la colonie française. M. Chefneux, seul, m’a paru avoir une attitude hostile. Inutile de vous dire que les autres colons européens qui assistaient au mariage ont paru assez intrigués à mon sujet. Dimanche dernier, au commencement du déjeuner que donnait M. Trouillet et auquel assistaient tous ces messieurs du consulat, un certain M. Chanta, d’origine hongroise, dit à M. Trouillet qu’à Addis-Abeba tout le monde disait qu’il était question de bâtir une église catholique. Pour moi, a-t-il ajouté, en qualité de menuisier, je m’offre à fournir gratuitement tous les bois nécessaires à sa construction... Pour lui faire tomber ce bel enthousiasme, on lui mit devant les yeux la situation très précaire dass laquelle je me trouvais. Mais loin de se décourager, mon homme se mit à soutenir avec feu le projet d’une pétition à l’empereur avec l’appui de M. Lagarde pour la construction d’une église. Tout le monde a pris cet homme pour un espion... J’évite autant que possible de voir les catholiques indigènes qui, eux-mêmes, sachant les inconvénients, se présentent très peu. Mon arrivée ici les a grandement réjouis et réconfortés et cela leur suffit pour le moment. »

La sage attitude du P. Basile, la sympathie qu’il inspire portent leurs fruits. L’empereur se manifeste satisfait de la façon dont il se comporte. Le Père occupe trois pièces chez M. Trouillet, nommé déjà. Il dit la messe chez lui et se met en civil quand il va administrer les catholiques de la ville. Le dimanche, il célèbre le saint sacrifice dans un local du consulat. Cela ne va pas sans quelques à-coups. Ato-Wossanié est la bête /240/ noire des ennemis de la mission. Ceux-ci veulent le dénoncer à l’abouna comme enseignant chez un autre catholique, Ato Zoaga. Il doit se cacher, pendant quelques semaines, soit à la légation, soit chez le ras Mekonnen, alors à Addis-Abeha.

L’année 1904 va cependant se terminer en pleine euphorie. Ménélick, en septembre, donne officiellement l’autorisation, déjà accordée en principe, de faire venir deux Sœurs franciscaines pour instruire les enfants. Ne voyons pas là, chez l’empereur, sautes d’humeur, caprices. Son fond est inaltérable: il est de compréhension, de bienveillance, d’amitié pour la mission. Pour l’heure, règne un calme relatif et temporaire, dont il profite. Le 30 décembre, les Sœurs arrivent. Le 10 janvier 1905, elles s’installent dans un enclos parfaitement disposé; ce n’est pas tout: un Frère capucin, le Fr. Othon, est autorisé à se rendre à Addis-Abeba pour y seconder le P. Basile. On parle même déjà d’une école professionnelle. Mgr Jarosseau exulte.

Mais, de nouveau, passe un vent aigre. Le 14 février, toujours aiguillonné par l’impératrice, l’abouna et Wold Guiorguis, l’empereur relève de ses fonctions, parce que catholique, le haut fonctionnaire Ato-Atémié et confisque tous ses biens. « Ma consigne, écrit Mgr Jarosseau à ce propos, était d’aller toujours de l’avant et de naviguer quand même au milieu des épreuves. » Ato-Atémié le comprend ainsi: il se déclare très honoré de souffrir pour sa foi. Il recouvra ses biens, mais demeura destitué. En octobre, c’est la chrétienté de Loumé qui est assaillie. Le prêtre indigène Sahali est particulièrement visé; dix-sept chrétiens, ses parents pour la plupart, sont conduits, enchaînés, à Addis-Abeba. Un mois d’interrogatoires et de mauvais traitements les laissent fermes dans la foi. Dans le même temps, le ras Mekonnen, sur qui reflue toujours la vague hostile, envoie, /241/ excédé, le message suivant à Ato Wossanié: « Dites à Monseigneur que je me vois forcé de vous abandonner à cause de vos imprudences et de vos négligences. Pourquoi n’avez-vous pas tenu plus exactement compte de nos avis réitérés? Notre Mère Marie m’est témoin que je vous ai toujours traités en amis. On m’accuse d’avoir coopéré à la fondation de la léproserie, de vous y laisser enseigner et dire la messe et, pour ce motif, on me met en demeure de déclarer si je suis catholique ou non. Je vous en prie, ne me suscitez pas d’ennuis. Autrement, je serais obligé de vous abandonner. »

Y avait-il eu imprudences, négligences? Il ne le semble pas, mais, de quelque discrétion qu’on s’enveloppât, soit à Harar, soit à Addis-Abeba, les espions de l’abouna, de Taïtou, de Wold Guiorguis, quand ce n’était pas ceux de quelque puissance européenne, ne pouvaient manquer de repérer ou de flairer l’œuvre apostolique qui se poursuivait. C’est la caractéristique même de la mission d’Ethiopie que cette traque continuelle qui contraint les missionnaires à camoufler l’œuvre de conversion sous des dehors purement humanitaires ou culturels. Mgr Jarosseau se hâta de répondre au ras qu’il tiendrait compte le plus scrupuleusement possible de ses avis et que, quoi qu’il advînt, il ne cesserait de le considérer comme son père et protecteur. Mekonnen agréa cette réponse.

Il n’a plus longtemps à vivre. Le 23 mars 1906, vers cinq heures du matin, une immense clameur monte de la ville et de ses alentours, une clameur entremêlée de bruyants sanglots, traversée du fracas cuivré des trompettes, tandis que les horizons tressaillent des grondements espacés du canon. Mekonnen n’est plus. Il est mort, à Goulloubi, comme il se rendait auprès de l’empereur. Et la population, l’armée expriment, à la manière orientale, leur désolation. De toutes parts, les /242/ hauts personnages arrivent, entourent le jeune prince Taffari, lui baisent la main, la tête et les pieds. La douleur de chacun est profonde et sincère. Mekonnen, justement admiré comme le plus grand chef militaire peut-être qu’ait connu l’Abyssinie, comme le vainqueur d’Adoua, unanimement vénéré pour sa haute intelligence et ses vertus, était aussi très aimé pour sa justice et sa bonté, son âme religieuse. Avec lui, l’Abyssinie perd un des deux grands hommes, l’autre étant Ménélick, qui ont réalisé l’unité de l’empire et l’ont fait entrer dans le circuit mondial. Mgr Jarosseau, lui, reste toujours aux écoutes de cette âme dont il a connu et apprécié la grandeur morale.

Une commune et tendre ferveur pour la Mère de Dieu les rapprochait particulièrement. A l’un de ses voyages en Europe, Mekonnen, passant par Marseille, n’avait-il pas offert en ex-voto à Notre-Dame-de-la-Garde, ex-voto de reconnaissance pour la victoire d’Adoua, une très belle croix du pays, entourée de décorations et trophées de guerre, pris sur les officiers italiens tombés sur le champ de bataille? « Que Notre-Seigneur, note Mgr Jarosseau dans son journal, ait pitié de cette âme qui vivait dans la bonne foi et professait une piété toute filiale envers la Très Sainte Vierge. La mission perd en lui un ami et un bienfaiteur. Nous lui devons nos prières et bénir sa mémoire. »

Le 2 avril suivant, Ato Wossanié succombe à son tour à l’épidémie qui sévit depuis deux mois. L’émotion qu’il ressentit de la mort de Mekonnen avait aggravé son mal. Le ras, qui ne donnait pas sa confiance à la légère, en avait fait son intime confident. De cette situation exceptionnelle, Ato Wossanié ne chercha jamais à tirer profit pour lui-même, mais surtout pour la mission dont il résolut, en mille occasions, les difficultés grandes ou petites, la sauvant même parfois des pires embûches. /243/ Fidèle à Mgr Jarosseau, comme il l’avait été à Mgr Taurin, à Mgr Massaïa, qui le baptisa en 1871, son histoire se confond avec celle de la mission. Il avait rendu à la France de signalés services, par le concours qu’il apporta souvent à l’action de M. Lagarde. Il mourut dans la calme lumière de la foi. Ainsi, presque du même coup, étaient enlevés à la mission, Mekonnen et l’homme qui fut de celui-ci à celle-là le lien le plus sûr, l’interprète le plus intelligent et le plus loyal. Le grand souvenir de Mekonnen se concentrait maintenant sur Taffari, son fils, alors âgé de treize ans, le futur empereur Hailé-Selassié.

Dès l’âge de six ans, Taffari fréquentait l’école de la mission avec les autres enfants de Harar. En 1896, quand éclata la première guerre italo-abyssine, Mekonnen, partant pour Adoua, avait, on s’en souvient, confié son fils à Mgr Taurin. Ainsi, dès l’éveil de son esprit, Taffari grandit parmi les missionnaires, dans leur atmosphère. Mekonnen avait dit un jour à Mgr Jarosseau: « J’espère que mon fils Taffari fera pour vous ce que je ne puis faire moi-même. » Cette parole allumait une belle étoile, scintillante d’espérance, au ciel de la mission. Elle avait aussi valeur de testament spirituel. Dès la mort de Mekonnen, Mgr Jarosseau détache, auprès du jeune Taffari, un être d’élite, Samuel, séminariste indigène, qui devait être ordonné prêtre, cinq ans plus tard. C’est lui, non Mgr Jarosseau — contrairement à une assertion très répandue — qui fut au sens strict, direct et immédiat du terme, le précepteur et le tuteur spirituel de l’enfant. Au soir de sa vie, l’évêque devait le confirmer lui-même expressément, parlant à M. de Monfreid: « Taffari promettait de devenir un homme sublime sous la direction d’Ato Samuel, que je lui avais donné pour précepteur et qui resta son ami et son confident. » Avec autant de justesse, il pouvait dire encore: /244/ « Oui, je l’ai élevé et je l’ai surtout aimé comme mon enfant et je l’aime encore. » On voit en quel sens cela se doit entendre: Mgr Jarosseau a contrôlé de haut l’éducation de Taffari, de même qu’il intervenait, vigilant, efficace et bon, dans toutes les œuvres, essentielles ou secondaires de la mission. Il a reporté sur Taffari, avec cette nuance de tendresse paternelle qu’il portait aux enfants, l’affection qu’il avait vouée au ras Mekonnen. En tout cas, comme par le choix du P. Basile pour l’aumônerie d’Addis-Abeba, il a manifesté, par celui d’Ato Samuel, son don de discernement des hommes et de la place qui leur convenait. D’Ato Samuel, M. de Monfreid devait dire lui-même: « Je ne pouvais m’empêcher de comparer cet homme remarquable aux sages de la Grèce, tant sa pensée était profonde. » Ce précepteur insigne, d’ailleurs, qui donc le forma, sinon Mgr Jarosseau dont il est l’élève et le fils spirituel très cher?

Les nouvelles qui, de Harar, parviennent à Addis-Abeba, marquent toujours la même alternance de lumière et d’ombres. Le 14 février de cette même année 1906, le P. Basile annonçait que, malgré des complications multiples, il avait pu obtenir de l’empereur la concession d’un terrain et commencer de bâtir. Etonnant Père Basile! Cependant, l’abouna, d’autre part, s’agitait dangereusement. Une persécution, localisée mais violente, éclatait à Berrekhet, suscitée par lui, et entretenue par le dedjaz Wold Gabriel, qui arrêta trois chrétiens. L’un d’eux, Ato Etef Work confessa courageusement sa foi et fut jeté dans les fers. Les deux autres fléchirent et furent renvoyés chez eux. Les prétextes de cette nouvelle offensive du fanatisme schismatique sont toujours les mêmes: on a donné l’instruction religieuse, dit la messe, administré les sacrements. M. Lagarde ne peut intervenir, gêné aux entournures par les dernières élections françaises qui ont meublé la Chambre des /245/ députés d’une majorité, plus furieusement anticléricale que jamais. Les autres représentants européens se dérobent: tout ce qui dessert la mission française les sert. Mais le P. Basile n’en lâche pas pour autant la partie. Il fait agir un indigène catholique influent de la capitale: Ato Zoaga. Ménélick ordonne d’enlever au prisonnier ses chaînes et se réserve de trancher le cas. Sa libération sera bientôt définitive.

Mais, de façon générale, la balance penche du bon côté. A la fin de juillet 1906, un accord intervient entre la France, l’Angleterre et l’Italie sur la question abyssine et sur la Compagnie du chemin de fer Djibouti-Addis-Abeba. Ménélick demande quelque délai pour le sanctionner; il ne prend jamais une décision sans l’avoir mûrement pesée, mais il se montre visiblement favorable à la ratification. Voilà qui contribue à rasséréner l’atmosphère. D’autres faits sont prometteurs; le P. Basile les énumère dans une lettre à Mgr Jarosseau: l’empereur a nommé abba Joannès traducteur officiel des documents diplomatiques et Stephanos se voit confier par lui la charge d’interprète particulier. Deux catholiques en si bonne place, c’est un résultat de choix. D’autre part, leurs biens ont été restitués à Ato Estef Work et à la plupart des catholiques. Enfin, et surtout, le gouvernement éthiopien pense demander au Vatican une mission de savants à l’effet d’évaluer et utiliser les richesses du sous-sol éthiopien. Ménélick a de bonnes raisons pour la demander à cette source. L’afflux des Européens à Addis-Abeba ne va pas sans charrier des tripoteurs fort indésirables, qui s’offrent à monter des entreprises. L’empereur n’a confiance que dans les catholiques dont il a éprouvé la probité.

Cette dernière nouvelle est bien faite pour fortifier dans l’esprit de Mgr Jarosseau un dessein magistral qu’il a mis déjà, très secrètement, en action. En 1905, /246/ le P. Joachim avait gagné Rome pour traiter de certaines affaires de la mission et, notamment, pour obtenir une lettre du Souverain Pontife à Ménélick. L’emprisonnement, en haine du nom catholique, d’Ato Estef Work fournit au Père l’occasion d’une intervention efficace. Le 21 juillet 1906, il décide les cardinaux Merry del Val, Gotti et Vives à solliciter du Saint-Père une lettre pour le négus, implorant sa clémence et sa justice en faveur des catholiques de Loumé, de Salabé et de Berrekhet jetés en prison et dont les biens ont été confisqués.

Le 20 août, la lettre du Saint-Père est remise à Ménélick par le P. Basile au cours d’une audience solennelle. Et l’empereur, tout souriant: « Mais d’où vient donc cette lettre que vous m’apportez? » — « De Rome, Majesté, c’est une lettre de Notre Saint-Père le Pape. » — « Ah! très bien! J’en suis très heureux; nous aimons tous le pape, c’est notre père à tous, c’est le père de la chrétienté. » Le dedjazmatch Michacha, présent à l’audience, renchérit sur ces déclarations d’affection et de respect. « Malheureusement, fait Ménélick, il est triste que les Italiens lui aient confisqué ses Etats. » Et, prenant la lettre que lui tend le P. Basile, il s’incline profondément en disant: « Amen! Amen! Amen! » Le P. Basile soulignant que la politique n’a rien à voir dans cette démarche: « Je sais que vous n’êtes pas des hommes politiques, dit aussitôt l’empereur, que vous restez étrangers à ces sortes de questions. Cela me fait plaisir. Je reconnais aussi les bonnes dispositions et le dévouement désintéressé que vous professez pour ma personne et mon royaume; certainement, vous êtes mes amis. » Et, comme une lettre de Mgr Jarosseau accompagne le message du Saint-Père: « J’aime beaucoup les paroles d’abba Andréas, j’aime beaucoup ses lettres. »

/247/ Ménélick n’en fera pas moins attendre trois mois sa réponse. Tout bon Abyssin, s’il tourne sept fois, et davantage, sa langue dans sa bouche avant de parler, tarde bien plus à plonger sa plume dans l’écritoire avant de répondre à qui que ce soit. Il reste que la lettre du 12 novembre 1906 de l’empereur au Saint-Père est mémorable. Elle ouvre, dans l’histoire de l’Abyssinie comme de la mission, une nouvelle époque:

« Nous nous félicitons de voir que Votre Sainteté, qui entretient des relations amicales avec les autres puissances du monde, veuille bien nous honorer de la même faveur. Nous-mêmes, d’ailleurs, obéissant à un sentiment semblable, nous nous sommes plu autrefois à entourer de Notre bienveillance et à combler de Nos bienfaits Mgr Massaïa et Mgr Taurin... Et maintenant, dans le désir de donner à Votre Sainteté un témoignage authentique de notre amitié aour Elle, nous lui envoyons... la décoration de l’Etoile d’Ethiopie et le grand cordon qui est la plus haute décoration honorifique de Notre empire. »

A la suite de quoi, le cas des catholiques molestés sera réglé au mieux. Mais il se trouve ici dépassé. Mgr Jarosseau vient d’amorcer ces relations entre le Vatican et l’Abyssinie, dont il attend beaucoup pour l’Eglise et pour la mission. Il les développe sans tarder. En février 1907, il envoie à Rome le P. Marie-Bernard, porteur des décorations de Ménélick pour le Saint-Père. Leur remise à Pie X eut lieu, en grande pompe, le 22 mars, dans la salle du Trône. Le 8 août, le Père est de retour, avec le titre d’envoyé extraordinaire du Souverain Pontife près de Sa Majesté. Le 19 août, il est reçu par l’empereur et l’impératrice. Il remet à Ménélick le pli de remerciements du Saint-Père et, à Taïtou, une mosaïque, représentant la Vierge, offerte par le Pape. Ménélick est affable et radieux. Taïtou ne se tient /248/ pas d’aise. « J’écrirai moi-même à Sa Sainteté, dit-elle, pour la remercier de sa paternelle attention. » Pour qui connaît son attitude si hostile lors de l’affaire du Kaffa, le propos prend toute sa portée.

Cette fois, voilà le P. Marie-Bernard devenu ambassadeur extraordinaire de Ménélick, à l’effet de remettre au Saint-Père une lettre autographe de l’empereur, la décoration de l’Etoile d’Ethiopie en or massif et divers cadeaux, dont deux lionceaux. L’écusson papal comportant le lion de Saint Marc, et les armes du négus (qui s’institue d’ailleurs le Lion de Juda) un lion coiffé d’une tiare, ces lionceaux sont opportunément symboliques. Mais c’est un symbole bien encombrant. Le P. Marie-Bernard, cependant, « ce mousquetaire apostolique », comme l’appelle un de ses confrères, ne s’en émeut pas. Des lionceaux, il se fait des amis qu’il caresse bientôt impunément. Ce capucin de belle prestance débouchant à Rome avec ces deux fils sauvages de la brousse éthiopienne, quelle heureuse publicité, haute en couleurs, pour la mission des Gallas! Toutes les gazettes d’Europe en retentissent. Les lionceaux sont placés dans leurs cages à l’orangerie du jardin du Vatican. Quant au P. Marie-Bernard, il est reçu par le Souverain Pontife, le 19 février 1908, en audience aussi solennelle que la première fois. C’est le P. Joachim qui, à son retour de Rome, rapportera les lettres de remerciements du pape; celles-ci seront remises à l’empereur, le 7 juillet 1908, par le P. Augustin.

Les relations, désormais bien établies, entre l’Abyssinie et le Saint-Siège sont le fait non d’une rencontre de circonstance, qui fut le prétexte, mais d’un dessein bien délibéré de Mgr Jarosseau, un dessein tout animé des vues hautement surnaturelles qui le guident toujours. Le 25 juillet 1908, il écrit au curé de Saint-Mars (non plus à M. Cailleton qui, depuis la visite de l’évê- /249/ que à Saint-Mars a quitté ce monde, chargé d’ans, mais à son successeur l’abbé Blanchet): « Le but que je me proposais en ménageant ce rapprochement était d’abord de relever, dans l’idée des Abyssins, le prestige du nom catholique que les schismatiques de toute nuance, mais les Russes surtout, s’étaient appliqués avec une perfidie inouïe à déprécier et à calomnier auprès de ces pauvres populations dans l’espoir de se les attacher... Je nourrissais de plus l’intention, en gagnant Ménélick au Saint-Père, de faire constater, aux Garibaldiens du Quirinal comme aux sinistres athées qui nous gouvernent, que la grande figure du Vicaire de Jésus-Christ reste toujours l’attraction suprême et qu’elle domine de bien haut les misérables tourbillons de leur haine. Encore ici, le coup a porté... » Un autre effet, non le moindre, c’est la consolidation de la mission: « C’est de ces échanges de messages, a noté Mgr Jarosseau, qu’est sortie la paix — le calme après la tempête. »

Durant ce temps, inlassable, l’évêque pousse de front toutes les œuvres, ou lutte pour les maintenir. Ce dernier cas est celui de la léproserie qui est fort en peine, faute de ressources. La pauvreté, c’est l’âme franciscaine de la mission, c’est aussi son écharde. Heureusement, en décembre 1907, l’empereur, spontanément, fit don à la léproserie de 1.000 thalers; en février 1908, le Saint-Père remit, de son côté, 1.000 francs pour la même œuvre, au P. Marie-Bernard. Enfin, celui-ci, en cette même année, entreprit, à travers la France et l’Europe, une croisade pour ses lépreux; le prédicateur, dont l’éloquence et la voix chaude avaient naguère enflammé les Charentes, se retrouva dans la plénitude de ses moyens. Les aumônes plurent dans son escarcelle. Enfin, une petite imprimerie avait été fondée à Harar, dans le but de soutenir financièrement la léproserie.

Sans la détourner de ce but, bien au contraire, Mgr Jarosseau, /250/ judicieusement, en décide, le 6 décembre 1908, le transfert à Dirré-Daoua, clientèle et main-d’œuvre devant être trouvées plus aisément dans ce milieu européanisé. Le P. Marie-Bernard reste le directeur de l’œuvre jumelée de la léproserie et de l’imprimerie. Le P. Bernardin Azaïs, sous-directeur, s’ocupera de l’imprimerie, tout en assumant la supériorité de cette nouvelle station de la mission que devient Dirré-Daoua. Il en sera ainsi jusqu’à la fin de 1910, où le P. Bernardin partant pour la France, le P. Marie-Bernard, qui s’est initié durant son long séjour en France au métier d’imprimeur, le suppléera dans sa double tâche. Lui-même sera remplacé à la tête de la léproserie par le P. Charles qui inaugurera ainsi un apostolat de vingt-huit années où sa charité fera merveille.

Quant aux écoles, Sœurs franciscaines pour les petites filles, Frères de Saint-Gabriel pour les garçons poursuivent un effort fructueux. Même situation à Harar où s’élargit le premier contingent scolaire, formé des orphelins et orphelines, recueillis soit par Mgr Taurin, soit par le P. André, au cours de la famine de 1889-1890. A Addis-Abeba, les Sœurs franciscaines, dans des conditions de fortune, donnent les rudiments à de petits indigènes dont le nombre va croissant. L’école de garçons est instaurée dans la capitale par les Frères de Saint-Gabriel, à la fin de 1907. Le pluriel, à vrai dire, est encore de pure forme. Un seul Frère débouche à Addis-Abeba, le 31 octobre, le Fr. Félix de Noie, mais il est de qualité. Envoyé en Abyssinie, au cours de janvier 1904, à un âge trop avancé pour faire un missionnaire, il avait passé quatre ans, avec un groupe de Frères, à Alila, haut et beau plateau de 2.000 mètres, herbeux, aux flancs couverts de grands arbres, où une société agricole française, en ayant obtenu la concession, l’exploitait avec le concours des Frères; ceux-ci ne l’apportaient /251/ que dans un but d’apostolat: la fondation d’une école garantie par la société. Mais la promesse n’était pas encore tenue quand le Frère Félix de Noie reçut du Supérieur général de Saint-Gabriel l’ordre de se rendre à Addis-Abeba, comme le lui avait instamment demandé Mgr Jarosseau. Il lui en coûtait de quitter Alila au moment où deux ans d’efforts et de grandes peines allaient produire leurs résultats: « J’ai été un peu surpris, écrit-il à son supérieur, mais grâce à Dieu, j’étais prêt. La voix de Dieu est, pour moi, toujours sacrée de quelque manière qu’elle se manifeste. »

Ce qui l’attendait n’était pas léger. Pas de salle de classe pour les douze élèves du début; le Frère dut enseigner dans sa pauvre « toukoule ». Ses maigres ressources lui venaient tantôt de l’Alliance française qui patronait l’école, tantôt de la mission, si impécunieuse elle-même. Singulier patronage au surplus que celui du Comité de l’Alliance française, composé alors en partie de francs-maçons, aussi âprement hostiles à l’endroit de tout enseignement religieux que le pouvaient être, pour d’autres raisons, les schismatiques eux-mêmes. Ils cherchèrent même à éloigner les Frères de la mission. En janvier 1908, le Frère Sébastien, alors assistant général de la Congrégation, arriva, comme visiteur, amenant le Fr. Bernardin de Sienne pour seconder le Fr. Félix de Noie. S’étant rendu compte de la situation, il manque de fermer l’école et de repartir avec les deux Frères. Sur l’insistance du ministre de France et du P. Basile, il revint sur sa décision. Longtemps encore, la fondation restera besogneuse, précaire, menacée. Dans toute la mesure de ses moyens toujours contrariés, le P. Basile soutiendra le Fr. Félix de Noie. En 1912 seulement, un terrain pourra être acquis, une construction scolaire convenable s’élever, voire une petite chapelle. Aux deux Frères du début, viendra s’adjoindre le Fr. Tobie, actif, ingénieux. /252/ Le campement des premières années deviendra la belle école du ras Mekonnen, qui, avec son annexe d’apprentissage, groupera trois cents élèves. Au patronage de l’Alliance française, s’ajoutera celui du négus lui-même.

Ainsi, moins de quatre ans après l’échec du Kaffa, la situation paraît rétablie. Malgré le préjugé défavorable que fait toujours peser sur les esprits une défaite ou ce qui paraît tel, malgré les hostilités conjurées, la pénurie des ressources matérielles et l’insuffisance du nombre des missionnaires, Mgr Jarosseau a réussi un redressement dont l’ampleur et la vigueur imposent l’admiration. Sans doute, celle-ci doit-elle équitablement se répartir entre le vicaire apostolique et ses auxiliaires, dont l’intelligence et l’abnégation le secondent remarquablement. Mais, à l’origine de l’action commune, il y a la vue lucide, la volonté acharnée, jamais défaillante, du chef et surtout la flamme qui le porte sans cesse en avant.

Où s’alimente cette flamme, sinon dans sa vie intérieure? Ce qui en est visible, c’est une piété fervente, candide, comme translucide, celle-là même de ses premières années de vie religieuse; il a gardé l’esprit de son noviciat. Ceux qui l’ont vu dire sa messe quotidienne affirment que c’était « un spectacle du Ciel ». De sa correspondance, comme de ses propos, ruissellent les considérations surnaturelles dont s’inspire constamment son action. Son union personnelle à Dieu était certainement constante et profonde. Jusqu’où allait-elle? Sur ce point, il a toujours été très secret. Levé à quatre heures du matin, il consacrait, quelles que furent les circonstances, une heure à l’oraison, ses yeux extasiés fixés sur le tabernacle, dans une immobilité absolue qui en faisait comme un personnage de vitrail. De singulières intimités divines l’ont-elles illuminé et soutenu? En tout cas, il donne à tous, même à ses collaborateurs /253/ immédiats, qui savent certaines aspérités de son caractère, et même en pâtissent, une impression, comme physique, de sainteté, impression que renforcent une voix étouffée, une démarche si légère que les pieds semblent à peine poser sur le sol, un regard à demi-voilé par les paupières et comme éclairé par le dedans. Cette impression, fort saisissante, tous les Ethiopiens la partagent et cela est de grande conséquence en un pays où, pour dissolu qu’il soit, la sainteté jouit d’un incomparable prestige.

Cet aspect ascétique répond à la réalité d’une existence très mortifiée, dévorée par un labeur intense où la détente et la réfection du corps tiennent une place infime, à peine à la limite du strict nécessaire. Comme le chef de famille éthiopien qui s’occupe de tout, il absorbe presque toutes les fonctions de la résidence, notamment celle d’économe. Sitôt sa messe terminée, il inscrit les comptes, il fixe le menu des repas, donne l’argent pour les achats de la journée, distribue lui-même les denrées du petit magasin domestique. Sitôt le déjeuner pris au réfectoire, les enfants se présentent, baisent son anneau pastoral, puis attendent à la porte qu’il ait achevé de rédiger son journal de la veille, tâche à laquelle il ne faillira pas un seul jour. L’arrivée du courrier de toutes régions, c’est le grand événement. Ce courrier! « Je ne reçois pas une lettre qui me soit un repos » dit-il souvent. Et il écrit, il écrit d’abondance, sans une seule rature. La masse de sa correspondance est stupéfiante. Il répond à chacun, sur l’heure et longuement, avec précision, voire avec minutie, car, dans le train courant de la vie, il est fort méticuleux, et de son style coulant, aisé, rapide. L’après-midi, sa tâche maîtresse est le catéchisme.

Il fait place à la lecture. Saint-François de Sales, le P. Faber sont ses auteurs de prédilection. Les ouvrages /254/ qu’il lit encore sont de théologie, d’histoire de l’Eglise, de patristique, toujours en d’anciennes éditions. Il y joint des livres sur l’Abyssinie. Il se perfectionne sans cesse dans l’étude de la langue galla. Il composera plus tard une grammaire et un dictionnaire de cette langue, des manuels en oromo-galla, notamment un règlement de vie chrétienne pour les chrétiens oromos-gallas, un manuel dominical, plusieurs défenses de la foi catholique. Il rédige un mémoire, extraordinairement touffu et détaillé, sur les moeurs, la faune, la flore du pays galla. Tout ce qu’il écrit porte la marque d’un esprit soucieux de l’exactitude et du mot propre. Les enfants, à tout instant, viennent le harceler dans son bureau. Sa bonté les attire. Ils font partie de son atmosphère. Ils l’aiment et il les aime.

Cela, c’est le train ordinaire que surchargent encore les visites des personnalités locales, d’européens sédentaires ou de passage, parfois de célébrités. Il reçoit chacun avec la même affabilité, le même empressement touchant, et chacun rencontre en lui, en même temps que le grand connaisseur des choses d’Ethiopie, qui les éclaire et les guide, une âme dont rien n’altère la candeur, voire la naïveté charmante. Plus tard, il lui arriva de recevoir la visite de M. Pierre Benoit, et même de composer pour lui un résumé de l’œuvre missionnaire en pays galla. Il le sait célèbre, il le sait académicien, mais ne l’a jamais lu. Quand il est parti: « M. Pierre Benoit est-il catholique? » demande-t-il à la ronde. Puis: « Ecrit-il de bons livres? » Les bons romans, pour Mgr Jarosseau, restent dans la ligne de ceux de la comtesse de Ségur.

La pensée de ses chrétiens, disséminés sur de vastes espaces, ne quitte pas Mgr Jarosseau. Tel jour de chaque année, toutes choses étant bien disposées, il s’en va, pour sa visite pastorale. Ce que sont de tels voyages, /255/ une lettre au curé de Saint-Mars nous le dit. En décrivant l’un d’eux, il les décrit tous: « A Alila, où je me trouve en ce moment, je suis à plus de quatre cent cinquante kilomètres de Harar, ce qui fait qu’à mon retour, qui aura lieu en février, s’il plaît à Dieu, j’aurai accompli, avec les bifurcations nécessaires, plus de mille kilomètres. Mes jambes, quoique encore assez bonnes, ne suffiraient pourtant point à franchir de telles distances. J’ai donc à mon service un bon petit mulet gris que je laisse reposer aux descentes et dans les plaines, mais auquel je me confie pour gravir les nombreuses et hautes montagnes que je dois franchir pour passer d’une station à une autre. Sur un parcours de deux cent quatre-vingts kilomètres, nos stations chrétiennes s’échelonnent à une distance d’une ou deux journées de marche seulement, ce qui atténue beaucoup la fatigue à cause du repos que je trouve, arrivé dans chaque chrétienté, mais, entre la station d’Alila qui se trouve aux avantpostes et la précédente: Saint-François-de-Bilalou, j’ai sept jours de montagnes très hautes et de gorges très profondes qu’il me faut traverser en caravane... Le jour, on passe des sommets froids aux gorges torrides, et, la nuit, il faut monter la garde et sonner du cor contre les fauves et même les brigands de rencontre.

« Il faut bien aussi vivre; aussi, chaque soir, mon petit campement, habité par l’humble personnel qui m’accompagne, ressemble un peu au bivouac d’un détachement colonial en train d’explorer la brousse. On fait du pain avec une pâte de farine d’orge qu’on étend sur une plaque de fer posée sur trois pierres, entre lesquelles brûlent quelques brindilles. Quand le bois fait défaut, on a recours à la bouse de vache sèche qui fait si avantageusement l’office de charbon de terre. Notre cuisine se compose d’un peu de purée de pois du pays et le café, qui pousse dans les régions arrosées de notre /256/ Abyssinie où il est la boisson de tous, pauvres et riches, vient agréablement remplir le déficit de nos agapes improvisées. La nuit venue, si le temps est beau, on récite la prière en plein air, à la lueur des étoiles qui brillent au firmament, ou sous la tente, en pensant aux pavillons de Jacob tendus autour de l’arche du Seigneur. Puis, le règne de la nuit s’établit, avec son silence ténébreux, interrompu parfois par les sinistres hurlements de l’hyène ou du léopard. C’est alors que les sentinelles de planton font preuve de vigilance et de courage en lançant aux fauves les plus héroïques provocations. Aux époques où la lune brille, la garde est moins pénible et le campement se repose plus tranquille, sous la douce lumière de cette belle lampe du ciel... » La pensée qui soutient le vicaire apostolique en ses randonnées interminables, la voici: « Le pauvre missionnaire, dans ses courses à travers les immensités désespérantes du paganisme, serait parfois tenté de perdre courage s’il n’était persuadé qu’il n’est point seul à marcher mais qu’avec lui s’avance le nombreux cortège des prières et des vœux des saintes âmes qui s’intéressent à lui et l’aident à conquérir des cœurs à Jésus-Christ. »

Tel est Mgr Jarosseau en sa résidence de Harar; tel il est par monts et par vaux. Ces années 1907 à 1909 sont paisibles. Bien qu’il soit interdit à l’évêque, depuis l’affaire du Kaffa, de revenir à Addis-Abeba, la bienveillance de Ménélick s’étend sur la mission. Mais les forces de l’empereur déclinent; sa belle intelligence elle-même s’affaiblit. Il l’éprouve et songe à garantir l’avenir. Le 30 octobre 1909, il proclame solennellement que son successeur au trône sera Lidj Yassou, né de Choa-regga sa fille et du négus Mikaël, vice-roi des Wollos. Le tuteur de Lidj-Yassou sera le ras Tessamma Nado.

Autour de Ménélick, qui n’est plus qu’un glorieux /257/ symbole, fourmillent les intrigues. L’impératrice Taïtou, dépitée d’être écartée du pouvoir, négocie avec les Anglais, dont elle est la créature, pour s’emparer du trône, avec leur aide. Tous les ferments de dissociation politique, que l’autorité de Ménélick réduisait à l’impuissance, entrent en effervescence.

De nouveau, c’est l’inconnu.