Antoine Barthélémy Clot-Bey
Aperçu général sul l’Égypte

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Chapitre V.

Lois musulmanes et administration de la justice en Égypte.

§ I.

Lois civiles.

Jurisprudence musulmane. — Epoque de la majorité. — Mariage et divorce. — Droits du père. — Tuteurs. — Débiteurs et faillis. — Interdiction. — Prêt sur hypothèque. — Donations. — Héritages.

1. Jurisprudence musulmane. — Chez les musulmans, comme dans toutes les civilisations orientales, la source de la loi, c’est la religion: pour eux, le délit est toujours un péché, souvent le péché est un délit. Leurs lois civiles et criminelles sont principalement tirées du Coran; mais, dans beaucoup de cas, ce livre ne donne pas de décisions, et alors le juge s’éclaire dans les quatre espèces de traditions religieuses que je vais énumérer:

1° Le sunnet, qui renferme le récit des actions et /249/ des paroles du prophète. On interprète dans ce recueil les préceptes que le prophète a donnés sur certains actes et le silence qu’il a gardé sur d’autres.

2° Les lois orales d’une notoriété publique, qui ont été connues dans les trois premiers siècles du musulmanisme. On fonde le respect dont on entoure les traditions de cette époque sur ces paroles de Mahoniet: « Mon siècle est le meilleur, le plus heureux de tous les siècles; le second le sera moins, et moins encore le troisième, qui sera suivi de la propagation du mensonge et de l’erreur. »

On suit aussi d’autres lois orales moins sacrées, qui sont comme une espèce de droit coutumier.

3° Les recueils des gloses et interprétations des premiers disciples du prophète.

4° Le recueil des décisions canoniques prononcées par les imans des premiers siècles, et surtout les quatre grands imans, fondateurs des quatre rites orthodoxes.

2. Époque de la majorité. — La loi civile musulmane fixe l’époque de la majorilé pour les deux sexes à l’âge de la puberté: pour l’homme, à douze ans; pour la femme, à neuf, si à cet âge ils déclarent leur état de puberté avec serment. Dans le cas où ils ne remplissent pas cette formalité, c’est à quinze ans révolus que les jeunes gens des deux sexes sont déclarés majeurs. Alors l’homme de condition libre est maître de ses actions; s’il a perdu son père, son tuteur peut gérer ses biens jusqu’à ce qu’il ait accompli sa vingt-cinquième année. /250/ Mais, si le jeune homme a la disposition de sa fortune, tout emploi qu’il en fait conformément aux lois est un acte valide.

3. Mariage et divorce. — Nous avons déjà vu que la loi limite à quatre le nombre des épouses légitimes que peut avoir un musulman. Le mariage est légalement constitué par une déclaration de consentement faite devant témoins, et par le payement, en toutou en partie, d’une dot à l’épouse. La faculté du divorce repose principalement dans la volonté du mari. Les Arabes en font un abus énorme. Il en est qui ont changé de femmes plus de cinquante fois. Le divorce est extrêmement rare au contraire chez les Osmanlis. Le mari peut reprendre encore sa femme après deux divorces: mais, après la troisième séparation, il ne lui est permis de l’épouser une nouvelle fois que si elle a été mariée, dans l’intervalle, à un autre homme et qu’elle ait été répudiée par lui.

4. Droits du père. — Le père a la faculté de marier à son gré ses enfants mineurs sans qu’ils puissent jamais réclamer contre cet acte de son autorité. Les enfants majeurs ne peuvent être mariés qu’avec leur consentement. Cette règle est fondée sur l’exemple du prophète, qui consulta sa fille Fatima avant de l’accorder à Ali. Le père administre les biens des enfants mineurs sans être responsable des accidents. Il peut les engager s’il a des dettes ou des besoins réels.

5. Tuteurs. — Excepté ces deux derniers droits, le tuteur a sur son pupille la même autorité qu’un /251/ père. Le plus proche parent du père de l’orphelin est de droit son tuteur; si celui-ci n’avait point d’alliés, son tuteur naturel serait le magistrat du lieu.

6. Débiteurs et faillis. — La loi musulmane permet l’incarcération des débiteurs jusqu’à ce qu’ils aient été déclarés insolvables. Le failli, soumis à une interdiction formelle, a besoin de l’autorisation du magistrat pour tout acte civil et toute opération relative à ses biens.

7. Interdiction. — Sont interdits: les mineurs, les vieillards imbéciles, les insensés, les esclaves, les prodigues et les banqueroutiers. En cas de délit, ils sont tous soumis néanmoins à la pénalité imposée par la loi.

Le propriétaire d’un bien quelconque a le droit, s’il n’est pas interdit, d’en disposer de son vivant en faveur de qui il veut.

8. Prêt sur hypothèque. — S’il prête sur gage ou hypothèque, les frais nécessaires à leur conservation sont à sa charge. Sa créance, en cas de mort ou de faillite du débiteur, est privilégiée.

9. Donations. — En vertu du droit de propriété, il peut donner, de son vivant, ce qu’il lui plaît et à qui il veut; mais il est maître d’exiger la restitution entière ou partielle de sa donation. La légalité le lui permet, quoique la religion blâme cet acte, qui ne peut d’ailleurs s’effectuer si le donateur ou le donataire sont morts, ou s’il y a parenté entre eux, ou si le donataire n’est plus en possession de l’objet donné.

/252/ 10. Héritage. — En Égypte, comme dans tout l’empire ottoman, les fils héritent également du patrimoine de leurs pères. Il n’existe point de droit de primogéniture, il n’est fait aucune distinction entre les fils d’épouses légitimes, de concubines ou d’esclaves. La femme hérite de la moitié de la part dévolue à l’homme qui était dans la même relation de parenté qu’elle avec le défunt: ainsi la fille a la moitié de la portion du fils. Si le mort ne laisse que des filles, deux ou un plus grand nombre, d’après une loi du Coran, elles ont à se partager les deux tiers de l’héritage; s’il n’en laisse qu’une, elle reçoit, d’après la même loi, la moitié; mais le tiers ou la demie restant sont reportés sur lesdites filles ou fille, dans le cas où le décédé n’aurait point eu de parents à qui ils pussent être distribués. Si le père et la mère du mort lui survivent, ils ont, dans le cas où il laisse des enfants, un sixième de l’héritage; s’il ne laisse point d’enfants, le père en a les deux tiers et la mère le tiers; ou, s’il existe des frères du défunt, la mère n’a qu’un sixième, et le sixième restant leur est accordé. L’épouse ou les épouses ont un huitième de l’héritage si le mari laisse postérité, et un quart s’il n’en laisse point. Un mari hérite de la moitié de la propriété de sa femme si elle ne laisse point d’enfants, et d’un quart dans le cas contraire. Un homme ne peut disposer en legs que du tiers de sa fortune. Les dettes et les legs du mort doivent être la première chose payée.


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§ II

Lois criminelles et pénales.

Le blasphème. — Meurtre. — Coups et blessures. — Adultère. — Vol. — Apostasie.

11. Le blasphème. — D’après la loi musulmane, le blasphème est puni de mort; les factieux, les faussaires, les pirates, les brigands encourent la peine capitale.

12. Meurtre. — Le meurtre est puni par la peine du talion. Cette peine peut être commuée, suivant la volonté des héritiers de la personne assassinée, en une amende à leur profit. L’assassinat est du reste presque inconnu en Égypte.

13. Coups et blessures. — Les coups et les blessures sont punis aussi par la peine du talion, rigoureusement appliquée: œil pour œil, dent pour dent, etc.

14. Adultère. — L’adultère qui n’est pas marié est fustigé; la loi le condamne à être lapidé dans le cas contraire.

15. Vol. — La main du voleur doit, d’après le Coran, être tranchée; mais une loi du Sunnet ordonne que cette punition ne sera infligée que dans le cas de vol avec circonstances aggravantes. Les faux témoins, au civil, doivent être notés d’infamie et promenés dans la ville pour que leur honte soit publique; ceux qui ont porté de faux témoignages dans les affaires criminelles encourent la fustigation, /254/ et sont punis de la peine que leur crime a fait subir à l’accusé. Le prophète punissait l’ivresse de la bastonnade, mais quoique cette peine soit encore affectée à ce délit au Caire, elle est rarement infligée. Du reste, l’ivresse est peu commune.

16. Apostasie. — L’apostasie de la loi musulmane est considérée comme le crime le plus odieux; elle est punie de mort, à moins qu’après triple serment le coupable ne revienne à l’islamisme.


§ III.

Administration de la justice.

Les juges. — Le tribunal. — Execution des lois. — Actes publics. — Frais de procédure. — Code militaire. — Pouvoir arbifraire des pachas. — Pénalité. — Justice chez les Francs.

17. Les juges. — Du souverain seul émane la justice. C’est lui qui nomme les premiers juges, qui choisissent, à leur tour, leurs subordonnés en hiérarchie. Le sultan envoie par conséquent chaque année au Caire un grand cadi, dont la juridiction s’étend sur toute l’Égypte. Il a sous lui les cheiks, les muftis, docteurs de la loi, et les naïbs, espèces de substituts.

Les deux grandes qualités réclamées du juge par la loi musulmane sont la vertu et l’instruction. Le juge nommé ne doit pas refuser cette charge, qui n’est pas inamovible.

18. Le tribunal. — Le lieu où se rendent les juge- /255/ ments s’appelle mehkemé. A ce tribunal doit toujours être attaché un greffier, kiatib, dont la charge est de dresser protocole des plaidoiries. Il n’y a point d’avocats dans l’empire ottoman; chaque partie défend sa cause ou la fait défendre par l’homme instruit dans les lois qu’elle choisit. Généralement, dans toutes les affaires, la déposition de deux témoins fait une preuve complète. L’adultère seulement en demande quatre, et il faut que leurs dépositions soient entièrement identiques. Dans le jugement de ce crime, l’aveu quatre fois réitéré de l’homme et de la femme emporte aussi conviction; mais il est renversé par le désaveu. Dans aucune cause, le témoignage d’un seul homme n’est admissible; celui de la femme ne l’est qu’au civil. Les arrêts rendus par le juge sont en droit irrévocables, et l’on en appelle rarement avec succès. Néanmoins, les agents du pouvoir exécutif en suspendent ou en modifient quelquefois les effets, qui devraient être immédiats. Le respect professé par la loi musulmane pour la légalité est si grand, qu’elle justifie les conséquences de tout jugement, fût-il basé sur l’erreur avérée ou la déposition de faux témoins.

19. Exécution des lois. — Il y a dans les recueils juridiques ou dans le droit coutumier musulmans, des lois assez bonnes; mais encore faudrait-il qu’elles ne fussent pas annulées par des lois contradictoires, et qu’on les exécutât. Or, il faut avouer que la justice ne peut pas être plus mal rendue qu’elle ne l’est en Turquie. Les causes civiles surtout sont soumi- /256/ ses aux abus les plus monstrueux. C’est souvent par le rang des parties que le juge laisse influencer sa décision. Quelquefois, il vend ses arrêts au plus offrant; ce qu’il y a de scandaleux par-dessus tout, c’est la multiplicité des faux témoignages. Nous avons vu que les dépositions de deux témoins font preuve légale; le défendeur ou l’accusé trouvent toujours deux témoins à acheter. Avant Méhémet-Ali, la justice était dans un état pire encore, car elle était remplacée par l’arbitraire des pachas, des beys, des chefs subalternes qui usurpaient sur les prérogatives et les garanties judiciaires.

20. Actes publics. — Les attributions des notaires appartiennent aux juges; c’est le cadi qui passe, moyennant un droit de 2 pour 100, les contrats de vente d’immeubles entre les particuliers. Ces contrats, appelés heggeh, sont revêtus de son sceau, et leurs minutes restent dans les archives du tribunal.

21. Frais de procédure. — Les frais des procédures, qui sont fort peu compliquées, car la justice est très-expéditive, n’excèdent pas 4 pour 100. Le condamné les paye sur l’heure. Les revenus et les bénéfices illicites surtout que font les cadis en exploitant leurs charges, leur procurent un casuel important.

22. Code militaire. — Méhémet-Ali ne pouvait introduire de réformes dans l’administration de la justice, au civil, parce qu’elle est intimement liée à la religion. Mais il a bien compris tout ce qu’il y a de défectueux en elle et dans la législation. Aussi, en /257/ organisant son armée, a-t-il fait adopter le code militaire français. Il a également établi un tribunal de commerce mixte, composé de nationaux et d’Européens.

23. Pouvoir arbitraire des pachas. — On sait que dans quelques grandes circonstances, surtout au commencement de sa carrière, lorsque son autorité était mal affermie, le vice-roi a dû réprimer, par des exécutions faites sans procès, des émeutes d’Albanais ou des mouvements populaires. Une tête tombée prévenait de grandes calamités et sauvait des milliers d’existences. Que l’on ne croie pas, au surplus, que je veuille défendre, en principe, le système qui livre à la volonté d’un souverain ou d’un chef la vie d’un homme. J’apprécie trop, pour cela, la belle protection qu’exercent sur la société les formes judiciaires des nations civilisées. Mais chez les peuples barbares, l’arbitraire peut produire lui seul de bons résultats, et l’on ne doit pas hésiter à s’en servir, lorsqu’on l’emploie au nom de la cause de la civilisation. Nous faisons bien, en Algérie, l’expérience de l’insuffisance des moyens doux et formellement légaux. Un gouvernement exclusivement militaire et des cours prévôtales seraient nécessaires pour en dompter les tribus féroces et fanatiques. Les mesures de douceur qu’inspire la philanthropie à des personnes qui ne connaissent ni les lieux, ni les hommes, prodiguent le sang et les catastrophes qu’elles veulent au contraire épargner.

24. Pénalité. — Nous avons vu, en parlant des /257/ lois criminelles, les divers genres de peines qui sont infligés en Égypte. Ce sont la bastonnade et la peine du talion. Les femmes ne sont pas soumises à la même pénalité que les hommes. On ne les pend pas, on ne leur tranche pas la tête; quand elles sont condamnées à mort, elles sont renfermées dans des sacs et noyées. Nel testo manca sont.
Corr. negli Errata
La pendaison, la décollation et la peine du pal sont pour les grands crimes. Autrefois, la férocité des chefs ou des pachas inventait des supplices d’une cruauté raffinée. On ne peut se rappeler sans frémir, par exemple, les horreurs commises par le Djezzar, qui avait mutilé odieusement le tiers de la population de Saint-Jean-d’Acre.

25. Justice chez les Francs. — On sait que les Européens ne sont pas soumis en Orient à la législation turque; que les capitulations les mettent sous la juridiction des consuls. Les consulats français, par une récente ordonnance, ont l’autorité judiciaire; cette mesure a été excellente, car auparavant les consuls ne pouvaient qu’instruire les affaires qui devaient se juger dans la métropole où il était impossible de faire venir les témoins: cet état de choses, qui est maintenu encore par les autres nations pour leurs consulats respectifs, assurait l’impunité aux délinquants. On voit encore en effet, dans le Levant, des assassins libérés à cause de la difficulté qu’il y aurait à les faire juger dans leurs pays.