Antoine Barthélémy Clot-Bey
Aperçu général sul l’Égypte

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Chapitre VI.

Mœurs et usages des musulmans.

§ I.

Classes sociales.

Considérations générales. — Les deux races: les Turcs et les Arabes. — Classes sociales chez les Égyptiens: ulémas, classe moyenne, artisans, fellahs.

1. Considérations générales. — On dirait que l’Égypte devait porter, en toutes choses, une empreinte particulière, et que rien ne devait y ressembler à ce qui se passe dans les autres contrées. Ainsi, la formation de la société n’a pas suivi, chez elle, les développements auxquels elle paraît soumise ailleurs, et qu’elle a présentés plus particulièrement en Europe, dans les temps modernes. Les nations occidentales sont sorties de l’invasion et de la conquête. Elles sont le résultat de la fusion des races victorieuses avec les races vaincues. Les conquérants ont formé d’abord une aristocratie privilégiée; puis entre eux /260/ et le peuple s’est élevé une classe moyenne, la bourgeoisie, qui a progressivement accru son influence par ses lumières, son industrie et son infatigable application aux affaires, jusqu’à ce qu’arrivée au niveau de la caste noble, elle ait obtenu régalité civile, ou préparé cette magnifique conquête morale que les sociétés modernes sont destinées à opérer partout.

Rien d’analogue en Égypte: et pourtant les conquérants n’ont pas manqué aux populations qui habitent les bords du Nil. Elles semblent condamnées au contraire à une éternelle dépendance. Dans l’antiquité, les castes sacerdotales et guerrières les tinrent sous le joug. Puis vint la conquête des Perses; ensuite celle des Grecs, remplacés bientôt par les Romains; enfin les Sarrasins, les Mamelouks et les Turcs. Eh bien! sous toutes ces dominations, la masse de la nation égyptienne est demeurée courbée sous la main de ses maîtres; jamais elle n’a eu d’action elle-même sur ses propres affaires, sur ses destinées. Façonnée à la servitude, elle n’a jamais fait d’efforts pour obtenir la liberté, elle n’a jamais entrepris de lutter avec ses conquérants pour leur arracher des concessions et se placer à leur hauteur.

2. Les deux races: les Turcs et les arabes. — Ainsi, quoique le fondateur de l’islamisme n’ait pas établi de distinction sociale entre les musulmans, quoiqu’il n’existe pas dans l’empire ottoman de castes privilégiées, en Égypte, deux races, qui malgré leur religion commune ne se sont pas mélangées, sont en /261/ présence l’une de l’autre; la première a le pouvoir, jouit de ses honneurs et recueille ses profits; la seconde est condamnée à la dépendance, en subit la honte, et en supporte les charges. Celle-là est la race turque; celle-ci, la race égyptienne ou arabe.

Nel testo: Cet état actuel de choses.
Corr. negli Errata
Cet état de choses, c’est tout un passé de quarante siècles qui l’a produit, il est impossible qu’une révolution soudaine le change instantanément. Aussi faudrait-il bien se garder de faire peser sur Méhémet-Ali la responsabilité de son existence et de sa durée. Tous les esprits impartiaux reconnaîtront que le vice-roi, au contraire, a fait tout ce que lui ont permis ou commandé les nécessités de sa position pour en préparer la modification. Méhémet-Ali est le seul osmanli qui ait travaillé à relever la race arabe. D’abord, il a répandu sur elle les bienfaits de l’instruction. L’Europe et surtout la France ont vu, dans leurs écoles et dans leurs facultés, des Arabes étudier nos sciences, s’initier à nos idées, prendre l’empreinte de notre civilisation. Puis, et ceci a une haute importance, il a fait battre par les Arabes les Turcs, ces fiers dominateurs, qu’une servitude de trois siècles leur avait appris à respecter et à craindre. Les succès militaires réhabilitent un peuple. La gloire des armes est, si j’ose le dire, le sacrement qui institue les nations. A ce compte, les quatre victoires qui ont consolidé et illustré Méhémet-Ali doivent avoir de très-grands effets pour le rétablissement de la nationalité arabe. Ajoutez que le vice-roi a donné dans son administration un grand nombre d’emplois /262/ aux Égyptiens indigènes, qu’il a choisi parmi eux la plupart des chefs des départements (les mâmours), et presque tous les officiers de ses armées jusqu’au grade de chef de bataillon.

Méhémet-Ali ne pouvait pas faire plus pour les Arabes. On le comprendra aisément. Les Égyptiens ont les vices et les défauts des peuples longtemps asservis; ils n’ont point de personnalité; ils n’ont pas l’instinct du commandement. Voilà pourquoi le vice-roi n’a pas pu leur confier les premiers postes. Quoique très-intelligents, s’ils ne sont pas dirigés, ils ne savent rien mener à fin.

Les Turcs, au contraire, accoutumes à la supériorité, ont cette tenue, cette dignité, cette confiance en soi qui sont nécessaires à ceux qui gouvernent; aussi occupent-ils les premiers emplois dans l’administration et dans l’armée.

3. Classes sociales chez les Égyptiens. — La race égyptienne proprement dite se divise en plusieurs classes.

La première est celle des ulémas, les hommes de la loi et de la religion. L’importance et la noblesse de leurs fonctions, l’instruction qu’ils doivent avoir acquise pour être à même de les remplir, leur valent de la considération. Quoique tout musulman puisse entrer dans le corps des ulémas, ils se transmettent héréditairement leurs charges et forment une espèce de caste aristocratique. Autrefois ils avaient une grande influence sur l’esprit du peuple, ils dirigeaient l’opinion, ils excitaient ou arrêtaient /263/ souvent les mouvements politiques. Ce haut ascendant a été détruit par le vice-roi, qui leur a enlevé les grandes richesses territoriales Nel testo: qu’ils devaient à la superstition.
Corr. negli Errata
qu’ils devaient aux superstitions et à l’ignorance de leurs compatriotes. Ils ont maintenant peu d’influence et n’exercent aucune action sur le gouvernement, qui se trouve entièrement concentré entre les mains des Turcs.

La deuxième classe est formée par les propriétaires, les négociants, les marchands; elle est peu nombreuse, elle ne contient en général que des fortunes médiocres. La crise que traverse l’Égypte en ce moment parait avoir relevé son importance. C’est aux hommes les plus influents qu’elle renferme, qu’ont été confiés les principaux commandements de la garde nationale, improvisée par Méhémet-Ali dans les villes de la basse Égypte.

La troisième classe est celle des artisans. Elle forme une véritable caste. Tous les métiers, toutes les petites industries, sont divisés en corporations qui se régissent elles-mêmes dans le cercle qu’elles embrassent, qui ont leurs statuts, leurs coutumes, leurs chefs. Elle comprend encore la nombreuse corporation des domestiques.

Enfin, la quatrième classe est formée par les agriculteurs, les paysans, connus sous le nom de fellahs, qui composent la masse de la nation. Nous aurons à en parler plusieurs fois encore dans le cours de cet ouvrage.


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§ II.

La famille musulmane.

Autorité paternelle. — Déférence de l’épouse envers le chef de la famille. — Respect des enfants pour leur père. — Hiérarchie fraternelle. — Respect des jeunes gens pour les vieillards, et des inférieurs pour leurs supérieurs

4. On peut dire que les mœurs de l’Orient n’ont jamais changé fondamentalement. Le respect silencieux pour la tradition, et l’immobilité en fait d’idées, de religion, d’usages, forment toujours le caractère distinctif de la civilisation orientale; aussi, dans ses détails comme dans son ensemble, tranche-t-elle fortement avec la nôtre, si active, si mobile, si insubordonnée envers le despotisme des anciennes lois et des anciennes coutumes, et qui a appris à l’école des progrès modernes à n’avoir foi qu’au présent, à ne tourner que vers lui ou vers l’avenir ses regards et ses préoccupations.

5. Autorité paternelle. — C’est principalement dans la famille que l’Orient exhale ce parfum de traditions antiques qui nous rend quelquefois son étude attrayante à un haut degré; la famille a conservé, chez les musulmans, sa constitution patriarcale. Né au milieu d’un peuple qui faisait remonter avec orgueil son origine à un fils d’Abraham, et vivait encore presque tout entier de la vie nomade de ses ancêtres, le fondateur de l’islamisme dut faire, dans ses /265/ lois religieuses, une haute part à la famille, dont le rôle est si important chez les peuples pasteurs. C’est un des motifs pour lesquels l’autorité paternelle possède en Orient une partie de la puissante influence dont elle jouit pendant l’ère patriarcale. Le père est le chef suprême; il exerce un pouvoir absolu sur sa femme, sur ses enfants et sur ses esclaves; chacun d’eux témoigne la plus grande déférence pour ses ordres et l’entoure des égards les plus empressés. Cette autorité du père, cette soumission du reste de la famille existent dans toutes les classes de la société; on les rencontre chez les princes, de même que chez les plus indigents de leurs sujets.

6. Déférence de l’épouse envers le chef de la famille. — Dans ses rapports avec son époux, la femme se montre très-respectueuse; elle n’a pas avec lui cette familiarité, cet abandon, indices, en Occident, de l’égalité qui règne entre les deux sexes. Souvent elle se tient debout en présence de son mari; toujours elle l’appelle son maître. Elle a pour lui des soins, des prévenances qu’en Europe on exigerait à peine d’une servante; mais l’accomplissement de ces devoirs est loin de lui être pénible: elle est habituée à s’absorber dans son époux; elle n’a d’autre souci que de chercher à lui plaire, d’autre occupation que de travailler à embellir son existence. C’est la même affection humble et dévouée que nous voyons dans les récits bibliques animer les femmes des anciens jours.

/266/ 7. Respect des enfants pour leur père. — Le chef de la famille reçoit de ses enfants des marques analogues de vénération et de profond respect; ils lui baisent les mains, en signe de soumission; ils ne s’asseyent devant lui que lorsqu’il le leur permet, ne prennent la parole que lorsqu’il les interpelle, et se garderaient bien de fumer ou de boire du café en sa présence (1). Ce n’est qu’après leur mariage qu’ils ont avec lui un peu plus de liberté. Ils étendent à leur mère ce respect filial, et lui donnent à toute occasion des marques du vif sentiment de tendresse qu’ils nourrissent pour elle.

(1) Ibrahim-Pacha lui-même, homme à barbe grise, père de famille, vizir comme son père, plus élevé même que lui dans l’ordre hiérarchique, puisque, en qualité de gouverneur de la Mecque, il est le premier pacha de l’empire: Ibrahim, couvert de gloire militaire, donne néanmoins à Méhémet-Ali les mêmes témoignages d’humble soumission.

8. Hiérarchie fraternelle. — Entre les frères et les sœurs s’élève une hiérarchie basée sur l’âge, qui exige de la part des plus jeunes des témoignages de soumission et des égards envers les plus âgés. L’aîné occupe le second rang dans la famille; il en devient le chef à la mort de son père. Enfin, les liens de la parenté sont regardés comme si religieux, que le serment le plus sacré des musulmans est celui qu’ils font sur la vie de leurs parents, et, lorsque ceux-ci ne sont plus, sur leur mémoire ou sur leur tombe.

9. Respect des jeunes gens pour les vieillards, et des inférieurs pour leurs supérieurs. — Ces mœurs /267/ de famille ont profondément agi sur la société musulmane. Elles ont consacré le respect des vieillards auxquels les jeunes gens prodiguent presque les mêmes attentions qu’à leurs pères; c’est de ce nom qu’ils les appellent ordinairement ou de celui de cheik, qui veut dire vénérable. Les différences d’âge ne sont pas les seules à influer de cette manière sur les rapports sociaux. La différence des rangs a des effets semblables. La subordination des classes inférieures se révèle par des formules de politesse spéciales. Ainsi, toutes les fois que passe un personnage de distinction, les hommes du peuple quittent la pipe et leur travail, restent debout et attendent respectueusement son salut. Lorsqu’un individu adresse la parole à son supérieur, il l’appelle son maître ou son père; à son égal, il donne le titre de frère. On dirait que la société musulmane ne forme qu’une seule famille et qu’une parenté commune en réunit tous les membres dans le système hiérarchique de la tribu patriarcale.


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§ III.

De l’esclavage en Orient.

Esclavage occidental. — L’esclavage en Orient. — Esclaves blancs. — Esclaves noirs. — Condition des esclaves. — Femmes esclaves. — Religion des esclaves. — Conduite des Européens envers leurs esclaves en Égypte. — Extraits des livres du droit musulman relativement à l’esclavage, à la traite et à l’affranchissement des esclaves.

10. Esclavage occidental. — Les progrès que le christianisme a fait faire à la morale ont à jamais condamné le principe même de l’esclavage, comme un crime de lèse-humanité. Les atrocités que l’on a commises, soit dans l’antiquité, soit dans les temps modernes, contre les malheureux que le sort avait poussés dans cette condition dégradante, en ont rendu le nom odieux à tous les hommes de cœur. Aussi ne sera-ce pas l’un des moindres titres de gloire de notre siècle, que l’abolition du hideux trafic qui alimentait et alimente encore les marchés à esclaves des colonies européennes, et l’initiation à la liberté de ces Africains, transplantés en Amérique, au milieu de si horribles circonstances.

11. L’esclavage en Orient. — La cruelle soif du gain, qui a créé et entretenu l’esclavage des colonies, lui a imprimé un cachet si repoussant, que je ne voudrais pas me servir du mot esclavage en parlant de la servitude en Orient; il y a, en effet, une énorme différence entre l’esclavage américain et la servitude /269/ des Orientaux. Chez ceux-ci, cette institution n’est ni cruelle ni flétrissante; elle ne considère pas l’esclave comme une chose, un objet matériel, ainsi que le faisait la loi romaine; elle n’en fait pas non plus un article d’importation ou d’exportation, sur la livraison duquel on peut spéculer; une simple machine au fond, dont on évaluerait volontiers la puissance en forces de chevaux. Le colon occidental n’estime dans le nègre que sa valeur matérielle, il oublie en lui l’homme moral, il le dénature. Le musulman, au contraire, voit toujours un homme dans son esclave, et il le traite de telle manière, qu’on pourrait dire de l’esclavage oriental, qu’il est souvent une vraie adoption, et toujours une admission au cercle élargi de la famille.

12. Esclaves blancs. — On voit en Égypte des esclaves blancs et des esclaves de couleur. Les premiers, pris à la guerre ou vendus par leurs parents, viennent de la Géorgie et de la Circassie. On en trouve fort peu dans les bazars, depuis que la Russie a étendu ses conquêtes jusque dans ces contrées. On dirait que cette puissance est destinée à châtier les peuples du Caucase qui, au mépris des lois les plus sacrées, s’étaient faits depuis si longtemps les vils pourvoyeurs du harem. Il y a aussi, en Égypte, des esclaves grecs; ils ont été pris dans la guerre de l’indépendance.

13. Esclaves noirs. — Les nègres et les Abyssiniens sont très-nombreux. Ce sont des prisonniers que se font réciproquement, dans leurs luttes intestines, les peuplades de l’intérieur de l’Afrique. /270/ On n’a jamais entendu dire qu’ils fussent vendus par leurs parents: ainsi le sentiment des lois naturelles est plus profondément gravé au cœur de ces sauvages que dans celui des Géorgiens et des Circassiens, que des écrivains récents ont voulu cependant nous représenter comme une race de magnanimes héros.

14. Condition des esclaves. — La condition de ces esclaves est bien loin d’être malheureuse; souvent même elle les élève beaucoup au-dessus de celle dont la servitude les a tirés. Les blancs peuvent parvenir aux premiers rangs de la société et aux postes les plus considérables. Les nègres, quoique presque toujours condamnés par leur couleur aux postes inférieurs (1), obtiennent plus de bonheur qu’ils n’eussent pu en espérer dans l’état de nature. Cependant il n’est pas sans exemple d’en voir arriver aux grades supérieurs, même jusqu’à la dignité de bey. L’esclavage est d’abord pour eux comme une seconde naissance, car il les sauve de la mort; si, après avoir été faits prisonniers, ils n’étaient pas vendus, ils seraient impitoyablement massacrés.

(1) Parmi eux, les eunuques jouissent tous d’une très-grande considération. Mais c’est presque toujours dans les fonctions du sérail. On en a vu cependant parvenir jusqu’au rang suprême de vizir. On ne peut pas féliciter ces malheureux d’une fortune qu’ils ne doivent qu’à la honteuse mutilation dont ils ont été victimes. On ne doit pas en savoir gré à ceux qui ne la leur ont accordée qu’à ce prix.

J’ai dit que la servitude est souvent, en Orient, une adoption ou du moins une incorporation à la /271/ famille. Le musulman qui achète un esclave en bas âge le prend en effet dans le bazar, nu, sale, privé de tous les soins sous lesquels s’abrite l’enfance; c’est comme s’il recueillait un enfant abandonné. Il ne se contente pas, au reste, de l’autorité matérielle que lui donne le droit de propriété qu’il a acquis sur son jeune esclave en l’achetant; il légitime en quelque sorte ce droit par les soins qu’il apporte à son éducation. C’est par la religion qu’il la commence; il lui fait apprendre ensuite à lire et à écrire. Lorsqu’il l’a formé, il en fait son chiboukchi ou son cavedji (celui qui donne la pipe ou celui qui présente le café); il en fait encore son farâch (son valet de chambre). Chez un homme riche, l’esclave devient kasnadar (trésorier), kiatib (secrétaire), selickthar (porte-épée), kiayha (intendant); on le marie avec une esclave de la maison, quelquefois même il épouse la fille de son maître.

C’est ainsi que, au milieu des mœurs patriarcales des Orientaux, la servitude prend un caractère bien opposé à celui que nous lui avons fait en Amérique. La loi musulmane protège l’esclave contre l’injustice de son maître; elle lui donne des garanties contre sa violence et appelle d’ailleurs sur lui la bienveillante protection que les fidèles doivent aux êtres faibles, mais la différence de traitement n’est pas celle qui me frappe le plus. La servitude orientale se distingue avec honneur de notre esclavage, surtout par son respect pour la dignité humaine. L’esclave, en Turquie, n’est pas humilié de sa condition; souvent il /272/ répète avec fierté qu’il est de la maison de tel bey ou de tel pacha, et il donne à son maître le titre de père. Il sait d’ailleurs qu’il n’est pas éternellement enchaîné à son état par un lien de fer; il a devant lui assez d’exemples pour exalter son ambition et grandir son àme à l’espoir des plus brillantes destinées. Cette fameuse milice des Mamelouks qui a si longtemps gouverné l’Égypte ne se recrulait que parmi les esclaves: Ali-Bey, Mourad-Bey, Ibrahim-Bey avaient été achetés dans les bazars; Nel testo: le sadrazam actuel.
Corr. negli Errata
l’ancien sadrazam de l’empire ottoman, le vieux Khosrew, s’est élevé de la servitude à la puissante position qu’il occupe aujourd’hui; Khalil-Pacha et Saïd-Pacha, tous deux gendres du sultan Mahmoud, beaux-frères du padischah Abdul-Medjid et ministres de la Porte, ont été esclaves; le sultan Mahmoud ramassa dans les rues de Constantinople le Gircassien Hafiz, dont il devait faire plus tard le séraskier de sa dernière armée. De même, en Égypte, les officiers supérieurs sont la plupart des affranchis. J’ai vu, dans les bazars du Caire, les esclaves grecs arrachés à leur pays au moment où il allait renaître à la liberté; je les ai revus ensuite occupant presque tous les emplois les plus élevés dans l’ordre civil et dans l’armée. On serait presque tenté de croire que leur servitude n’a pas été un malheur, si l’on pouvait oublier les douleurs de leurs parents, qui se les sont vu ravir au moment où ils croyaient pouvoir leur léguer une religion libre de persécutions et une patrie régénérée.

/273/ 15. Femmes esclaves. — La femme esclave est élevée dans l’intérieur de la maison et employée au service du harem; souvent son maître la prend pour épouse ou la donne à son fils ou à l’un de ses officiers avec un trousseau et une dot. Le sultan n’épouse jamais que des esclaves; il en est de même du vice-roi d’Égypte et de ses fils.

On voit dans la même maison des esclaves noires et des esclaves blanches et le maître avoir pour femmes une Géorgienne, une Abyssinienne, une négresse du Darfour, et les entourer, elles et leurs enfants, des mêmes soins, des mêmes égards. Cependant il est rare qu’un blanc fasse son épouse d’une négresse; il y a même peu d’exemples qu’une fille de condition se soit mariée à un homme de couleur.

16. Religion des esclaves. — La servitude en Orient convertit à l’islamisme tous ces hommes et toutes ces femmes qui vont peupler les bazars. Le prosélytisme jaloux des musulmans nous explique qu’ils n’aient pas permis aux chrétiens d’avoir des esclaves. Cette sollicitude religieuse me plaît sous un point de vue: elle prouve que les Orientaux estiment que leurs esclaves sont dignes de partager avec eux les félicités futures que le prophète a promises aux fidèles; c’est reconnaître l’égalité devant Dieu, et cette égalité contient en germe toutes les autres. Cependant de tout temps, en Égypte, les raïas, qui jouissaient de plus de liberté que dans aucune autre partie de l’empire turc, ont eu la faculté d’acheter et de vendre des noirs; quelquesuns même /274/ ont pu, en usant de précaution, introduire dans leur harem une Circassienne ou une Géorgienne.

17. Conduite des Européens envers leurs esclaves en Égxpte. — Les Européens qui habitent l’Égypte peuvent avoir aussi des esclaves, ce qui est dû à la tolérance de Méhémet-Ali. On croirait volontiers, pour l’honneur de notre civilisation, que ce doit être un bonheur pour ceux-ci d’appartenir à des maîtres qui viennent de contrées où l’esclavage n’existe pas et dont le sol hospitalier donne la liberté à quiconque le touche; en général, on se tromperait. Ces Européens, qui, en parlant de la barbarie musulmane, ont toujours le mépris à la bouche, maintiennent peu souvent leur conduite au ton de leur verbeuse philanthropie; beaucoup vendent ou troquent leurs esclaves. Ces actes peuvent être justifiés jusqu’à un certain point et dans certains cas, tant qu’ils ne dégénèrent pas en trafic. Ce serait en effet une cruauté que de donner la liberté à un jeune esclave qui ne pourrait subsister par son travail et dont on serait forcé néanmoins de se débarrasser. En l’affranchissant, on serait aussi barbare qu’un père qui chasserait son enfant du foyer domestique. Mais vendre un esclave qui peut gagner sa vie en travaillant, c’est faire un marché qui déshonore; et pourtant bien des Francs spéculent sur cette infamie. On en voit qui vendent des femmes enceintes de leurs œuvres et qui abandonnent ainsi à l’esclavage leurs propres enfants, sur la naissance éventuelle desquels ils ne rougissent pas de percevoir une prime. Pour /275/ qualifier de si horribles immoralités, la langue est trop pauvre ou le cœur de l’homme d’honneur trop riche d’indignation. En les voyant, les Orientaux doivent s’enorgueillir de leur vertueuse barbarie et prendre en mépris notre civilisation, souillée par des misérables qui couvrent leurs bassesses de ses oripeaux. Hâtons-nous de dire que des Européens hommes de cœur traitent leurs esclaves, hommes et femmes, avec bienveillance, adoptent tous les enfants qu’ils ont de celles-ci et ne poussent point jusqu’au crime une faute que condamnent nos mœurs et notre religion.

La légèreté de plusieurs des voyageurs qui viennent en Égypte amène quelquefois des résultats aussi fâcheux que ceux dont je viens de parler. En visitant les bazars d’esclaves, curiosité dont le touriste est très-avide, si une négresse ou une Abyssinienne leur plaît, ils achètent avec un peu d’argent le moyen de satisfaire leur caprice; puis, cette boutade sensuelle apaisée, ils croient être généreux envers l’infortunée sur laquelle ils ont assouvi leur passion éphémère en lui donnant la liberté. Mais, dans un pays où la femme ne peut vivre que sous la tutelle de l’homme, la liberté place l’esclave affranchie dans la déplorable alternative de la misère ou de la prostitution. C’est ainsi que l’étourderie égoïste de quelques Européens nomades contribue à entretenir cette espèce de mépris que les musulmans ont pour nos mœurs.

J’insiste sur les tristes conséquences que le con- /276/ tact des Occidentaux avec l’esclavage oriental produit sur cette condition, envers laquelle les musulmans usent de ménagements religieux. Il importe en effet de stigmatiser les honteux écarts que des Européens se permettent au milieu d’une nation étrangère à nos mœurs. Il semble que, par respect pour la civilisation à laquelle ils sont fiers d’appartenir, et afin d’en montrer la supériorité, ils devraient, en face d’une civilisation opposée, se tenir sur la plus grande réserve. Le nom de Franc veut être porté avec dignité devant les musulmans; c’est un crime que d’attirer sur lui le mépris que l’on ne craint pas d’appeler sur soi-même, et de l’éclabousser de sa fange.

Je termine par des passages extraits des livres du droit musulman. On y trouvera des détails intéressants: on y verra que, pour l’islamisme, le point de départ légal de l’esclavage, c’est la guerre, et qu’en principe il n’est qu’une de ses vicissitudes (1).

(1) La traduction de ces morceaux est due à l’obligeance du cheik Refah, qui a été instruit en France, et qui est aujourd’hui directeur de l’école des langues.

18. Extraits des livres du droit musulman, relativement à l’esclavage, à la traite et à l’affranchissement. — Si les chances de la guerre faisaient tomber entre les mains des musulmans des prisonniers infidèles, le sultan aurait le droit d’employer envers ces prisonniers un des quatre moyens qui seraient à sa disposition et qui vont être énumérés:

1° Il pourrait leur faire couper la tête, excepté aux insensés, aux femmes, aux jeunes enfants, etc.;

/277/ 2° Il pourrait leur faire grâce, en leur donnant pleine liberté;

3° Il pourrait faire échange contre des prisonniers musulmans qui se trouveraient chez eux, ou bien traiter de leur liberté au moyen de l’argent;

4° Enfin il pourrait sanctionner l’esclavage.

Dans le choix qu’il fera d’un des quatre moyens dont il vient d’être fait mention, le sultan adoptera celui qu’il voudra, pourvu toutefois qu’il soit bon et conforme aux intérêts du gouvernement local. S’il se prononce pour l’esclavage, il devra, sous tous les rapports, bien traiter ces nouveaux esclaves. La tradition porte que, dans la mémorable journée de la grande bataille de Bâdre, des prisonniers, parmi lesquels se trouvait le nommé Abbas, se présentèrent devant le prophète, qui ordonna qu’on vêtît celui-ci sur-le-champ. On trouva par hasard les habits qui avaient servi au nommé Abdala Obey; comme ils n’étaient plus nécessaires et qu’ils lui allaient bien, on les lui donna. Le prophète a dit: Ayez pitié des deux faibles créatures. Il voulait, par ces paroles, faire allusion à la femme et à l’esclave. La tradition rapporte encore que, lors de la grande bataille de Bâdre, on demanda au prophète ses ordres relativement aux prisonniers, et qu’il répondit: « Dieu vous a donné plein pouvoir sur /278/ eux! » Alors le calife Omar parla en ces termes: « O envoyé de Dieu, décapitez-les. » Le prophète, se tournant vers les musulmans qui étaient présents, leur adressa la parole en leur répétant: « Dieu vous a donné plein pouvoir sur eux. » Omar répondit dans le même sens en se servant des expressions que nous avons rapportées. Aboubekr se leva, et dit au prophète: « Mon opinion serait que vous leur fissiez grâce en les rachetant. » On vit alors la joie et le contentement éclater sur la figure du prophète, et il reçut la rançon. Dieu alors révéla au prophète le passage suivant: Si vous n’eussiez pas agi d’après les volontés de Dieu, vous auriez été très-coupables et vous auriez mérité d’être punis rigoureusement. Mangez tout le butin que vous avez recueilli légalement et honnêtement, et craignez Dieu; car il est juste et clément. Comme le prophète exigea d’Abbas, son neveu, cent onces d’or pour rançon, tandis qu’il se borna à en demander quatre-vingts onces à un autre parent d’un degré inférieur, Abbas s’écria avec humeur: « Voilà les effets d’une bonne parenté! » Dans cette circonstance, Dieu révéla au prophète le passage suivant: O prophète! dites à ceux qui sont retenus chez vous comme prisonniers que, si je reconnais dans leurs cœurs des sentiments purs, non-seulement je leur pardonnerai volontiers leurs mauvaises actions passées, mais encore je leur accorderai une récompense d’une valeur plus importante que ce qui leur a été enlevé.

Comme la liberté est l’état primitif des hommes, et que l’esclavage n’est qu’une chose accidentelle, la foi musulmane considère comme très-louable l’affranchissement des esclaves. Il est certaines fautes qui seront expiées par la mise en liberté des esclaves, telles que le parjure, par exemple, l’inobservance /279/ du jeûne, etc. Le prophète a dit: « Celui qui affranchira un esclave musulman, Dieu préservera des tourments qu’on endure à l’enfer autant de parties de son corps qu’il s’en trouve dans celui de l’esclave mis en liberté. » De son vivant le prophète a affranchi soixante-trois esclaves; il est à remarquer qu’il a vécu le même nombre d’années; son épouse, fille d’Aboubekr, soixante-neuf; elle a vécu soixante-neuf ans. Un compagnon du prophète, appelé Zulkra, des tribus héméréites, a affranchi huit mille esclaves dans une seule journée; Abdala, fils d’Omar, mille; Haquim-Ebné-Hézan, cent, qui portaient à leur cou des colliers d’argent; Abdragman-Ebné-Of, trente mille. Tous ces personnages étaient des compagnons du prophète.

La foi musulmane est tellement favorable à l’affranchissement des esclaves, qu’elle ordonne expressément que, lorsqu’un homme achètera un esclave avec la condition qu’il lui donnera sa liberté, il est forcé de mettre à exécution sa promesse immédiatement après l’avoir acheté. S’il se refusait à le faire, on pourrait même employer envers lui la contrainte par corps. Un infidèle peut et doit aussi affranchir un esclave, lors même qu’il serait ennemi juré des musulmans. Que l’affranchissement d’un esclave soit fait par un musulman ou par un infidèle, l’esclave affranchi sera toujours sous la protection de son maître. Il y a en quelque sorte entre le maître et l’esclave des liens de parenté: le maître est le tuteur naturel de son affranchi, comme un père l’est de ses enfants.

/280/ Il existe plusieurs modes d’affranchissement. En suivant le premier, le maître doit déclarer par écrit, de son vivant, que l’esclave aura sa liberté après sa mort. Voici de quelle manière doit être conçue cette déclaration: « Apres ma mort tu seras libre. »

D’après le second, l’esclave rachète sa liberté pour une certaine somme, qu’il solde en deux payements.

Il peut aussi, après avoir fait le prix avec son maître, lui payer peu à peu la somme convenue; dès qu’il a acquitté sa dette, il obtient sa liberté.

Le dernier cas d’affranchissement, applicable seulement aux femmes, est celui où elles sont mères. Mais l’esclave qui sera dans une pareille position ne pourra jouir de sa liberté qu’après la mort de son maître.


§ IV.

Les hommes.

Séparation des hommes d’avec les femmes dans la société. — Caractère physique des hommes. — Caractère moral, qualités intellectuelles — Sobriété. — Charité. — Courage et résignation. — Attachement des Égyptiens pour leur pays. — Défauts et vices; cupidité. — Dissimulation, jalousie, ingratitude. — Paresse. — Orgueil religieux. — Ignorance. — Entêtement. — Querelles, vengeances. — Esprit satirique et licencieux. — Costumes: costume ancien. — Costume Mamelouk. — Costume nouveau. — Chaussure. — Réflexions sur le nouveau costume. — Costume fellah. — Usages des Égyptiens relativement aux cheveux, à la barbe, etc. — Propreté et malpropreté. — Emploi du temps, occupations. — Sommeil, manière de se coucher. — Exclamations ordinaires, jurons, serments. — Domestiques.

19. Séparation des hommes d’avec les femmes dans /281/ la société. — La religion de Mahomet et les mœurs traditionnelles des Orientaux ayant établi dans la vie sociale une infranchissable barrière entre les hommes et les femmes, chaque sexe a, en Égypte, des mœurs et des usages si tranchés qu’il est nécessaire de les étudier à part.

20. Caractère physique des hommes. — L’aspect de l’Arabe a quelque chose de noble, d’austère et de mélancolique. L’Égyptien musulman conserve, même sous les haillons, un caractère de distinction: il se tient très-droit, le corps cambré; sa démarche est mesurée, sans affectation; ses mouvements sont calmes; on dirait que toutes ses manières sont calculées avec précision, et pourtant elles ne sont pas étudiées; la vivacité et l’enjouement, naturels aux Européens, et surtout aux peuples méridionaux, n’en troublent jamais la régularité et la lenteur. Son regard est sérieux, son visage sévère. D’une imperturbable impassibilité, il ne trahit au dehors aucune des impressions intérieures qu’il éprouve, et laisse s’agiter, sous le même masque également froid, les sentiments les plus divers. Ordinairement ses paroles sont peu nombreuses et paraissent inspirées par la réflexion. Sa voix est forte et perçante; il parle sur un ton très-haut, si bien qu’on croirait souvent qu’il se dispute, lorsqu’il ne fait que causer.

21. Caractère moral; qualités intellectuelles. — Les Égyptiens sont intelligents; ils conçoivent rapidement, apprennent par cœur avec facilité, mais, soit insouciance, soit défaut de mémoire, ne se sou- /282/ viennent pas longtemps de ce qu’ils ont d’abord retenu. Ils sont très-malléables: on peut les employer aux travaux les plus divers. D’une imagination impressionnable, ils sont accessibles aux sentiments d’émulation, et, lorsqu’ils sont exaltés, ils sont capables des plus grandes choses. Ils sont doués d’une très-grande adresse manuelle. Pendant son enfance, l’Arabe est enjoué, vif, spirituel même; en arrivant à l’âge viril, il prend ce caractère froid et sérieux que révèle sa physionomie que je me suis efforcé d’esquisser plus haut. C’est sans doute l’influence de la religion qui produit cette modification.

22. Sobriété. — La sobriété des Égyptiens est une de leurs qualités les plus frappantes; on s’en convaincra lorsque je parlerai de leur nourriture. L’ivresse est très-rare parmi eux. Leur frugalité est extrême. Ils montrent un très-grand respect pour le pain; il se confond si étroitement, dans leur pensée, avec l’existence, dont il est le soutien pricipal, qu’ils lui donnent le nom de keysch, qui signifle littéralement vie. Ils n’en laissent jamais perdre par leur faute le moindre morceau; on les voit, lorsqu’ils en trouvent des fragments dans les rues, les ramasser soigneusement, et, après les avoir portés trois fois à leurs lèvres et à leur front, les placer dans un endroit où ils ne soient pas exposés à être foulés aux pieds et où un chien ou tout autre animal puisse s’en nourrir.

25. Charité. — Les musulmans sont en général /283/ charitables. La religion leur en fait un devoir: aussi un motif intéressé paraît guider la bienfaisance; ils font l’aumône plutôt en vue des récompenses célestes, qui leur sont promises en retour, que par sympathie pour les malheurs de leurs semblables.

L’hospitalité est une vertu qui est très-répandue en Égypte et mérite d’être hautement louée. Elle y conserve encore comme un reflet de la générosité patriarcale. Les voyageurs (mousafirs), de quelque religion qu’ils soient, sont hébergés et nourris partout où ils se présentent. Si, au moment où il va prendre son repas, un musulman reçoit une visite, il le fait partager au visiteur. Les personnes de la classe moyenne, qui habitent dans des quartiers retirés, soupent quelquefois devant la porte de leurs demeures; elles invitent à s’asseoir à leur table ceux des passants dont l’extérieur est convenable.

Les Égyptiens sont très-affables entre eux; ils mettent plus de froideur et de réserve dans leurs rapports avec les Européens. Ils font preuve quelquefois de générosité.

24. Courage et résignation. — Nés sous l’oppression, les habitants de l’Égypte montrent, dans les circonstances ordinaires, une grande timidité et redoutent d’appeler le danger sur leurs têtes. Toutefois en présence du péril, leur courage et leur énergie se réveillent. Dans les peines, dans les souffrances, leur résignation est inébranlable; respectueusement soumis aux événements comme aux décrets de la /284/ divinité, ils accueillent les épreuves qu’elle leur envoie avec cette phrase stoïque: « Dieu est bon (Allah-kerim). »

25. Attachement des Égyptiens pour leur pays. — Il n’est pas d’hommes qui poussent plus loin que les Égyptiens l’amour du sol qui les vit naître. Il est rare qu’ils puissent se résoudre volontairement à quitter leur terre natale. Sans le Nil, dont l’onde bienfaisante étanche leur soif et féconde leurs campagnes, sans les dattiers, qui leur procurent un aliment facile et délicieux, les fellahs ne peuvent concevoir l’existence; aussi demandent-ils souvent aux Européens si chez nous il y a aussi un Nil et des palmiers.

26. Défauts et vices; cupidité. — Le premier sentiment qui semble naître chez l’Égyptien, c’est l’amour de l’argent. Les idées d’honneur et de dignité personnelle lui sont si étrangères qu’il n’a pas de répugnance, s’il est d’une classe inférieure, à mendier les personnes plus haut placées que lui quelques misérables paras (1); afin d’obtenir ces pièces de monnaie, il tend toujours à représenter sa situation comme plus malheureuse qu’elle ne l’est réellement. Lorsqu’on lui donne de l’argent, soit en cadeau, soit en payement, il a l’habitude de remuer l’index de la main droite en disant: Kàman ouâhed (encore une autre pièce de monnaie). Cette cupidité /285/ instinctive porte souvent les Égyptiens à recourir à la fraude dans les transactions commerciales; elle les rend enclins à l’escroquerie et au vol. Il est facile de s’expliquer l’existence de ce bas sentiment chez ce peuple, lorsqu’on songe qu’il a été soumis pendant plus de dix siècles à toutes les extorsions qu’il a plu à ses tyrans de lui faire subir. Sans cesse volé par ses oppresseurs, l’argent, par cela même qu’il lui était plus difficile de le conserver, lui est devenu plus précieux, et il a du rechercher d’autant plus à se couvrir de l’apparence de la pauvreté que les dehors de la richesse attiraient sur lui plus de périls. C’est de là qu’est venue aux Égyptiens l’habitude d’avoir dans leurs maisons une cache, nommée mekhba, dans laquelle ils tiennent renfermé leur trésor.

(1) Quarante paras = une piastre; celle-ci vaut vingt-cinq centimes.

27. Dissimulation, jalousie, ingratitude. — Le mensonge, la dissimulation, l’envie, la défiance, ces vices que l’on rencontre toujours enracinés chez les hommes avilis par la tyrannie, dégradent le caractère des Égyptiens; le noble sentiment de la reconnaissance leur est presque inconnu. Ils commettent souvent des actes de la plus noire ingratitude.

28. Paresse. — Livrés à eux-mêmes, les Arabes se laissent aller à une honteuse indolence. Si une direction vigilante ne les aiguillonnait sans cesse, comme leurs désirs sont bornés, leurs besoins très-peu nombreux, et comme l’Égypte leur offre le moyen de les satisfaire aisément, ils passeraient leur vie dans une oisiveté complète et ne songe- /286/ raient pas à maintenir, par l’assiduité du travail, la fécondité du sol qui les nourrit. La voix de l’intérêt ne domine pas assez, dans leur cœur, leur apathique léthargie, pour distraire leurs regards du présent et les porter vers l’avenir. De même que les lazzaroni de Naples, les besoins du moment sont seuls capables de les faire mouvoir. Leur prévoyance ne s’étend pas jusqu’au lendemain.

29. Orgueil religieux. — La religion prend de bonne heure de l’empire sur l’Égyptien. Sans qu’il en fasse une étude particulière, son esprit en retient aisément les traits principaux. Son intelligence docile reçoit toutes les impressions que ses parents lui inculquent à cet égard, et le doute ne l’effleure jamais. Il ne tarde pas à devenir ridiculement vain de sa croyance. Se regardant comme sectateur d’une religion privilégiée, il n’a que du mépris pour ceux qui suivent un culte différent. Il les désigne par des termes insultants; au nom de juif et de chrétien il joint ordinairement l’épilhète de chien ou d’infidèle. Il ne sait pas de plus grand outrage à lancer à la face de celui avec lequel il se dispute que de l’appeler chrétien ou juif.

30. Ignorance. — La masse du peuple égyptien est plongée dans la plus profonde ignorance. Quelques personnes ont cru devoir en faire remonter la cause à la religion musulmane, mais c’est à tort. Il est en effet dans le Coran plusieurs passages où les sciences sont honorées et où leur culture est recommandée. On sait du reste ce que les califes de /287/ Bagdad et la civilisation moresque d’Espagne ont fait pour le développement de l’intelligence humaine. Ce sont les Mamelouks qui ont entièrement étouffé les lumières en Égypte. Aujourd’hui, il n’y a, outre les sujets formés par les écoles récemment fondées, que quelques personnes lettrées, et encore toute leur instruction se borne-t-elle à la connaissance des livres religieux et de quelques poésies.

31. Entêtement. — L’obstination est un des traits principaux du caractère des Égyptiens. On en voit souvent qui préfèrent recevoir cent, deux cents coups de courbach (1) plutôt que d’acquitter leur chétive imposition. Il est rare qu’ils consentent à la payer de plein gré; après qu’ils se la sont laissé arracher par la bastonnade, qu’ils endurent autant que leurs forces le leur permettent, ils ne manifestent souvent qu’un regret, c’est que s’ils avaient supporté quelques coups de plus ils auraient échappé, peut-être, au fisc. Ce n’est jamais qu’avec le courbach que l’on est venu à bout de leur entêtement. Il en était de même du temps d’Ammien Marcellin. Cet auteur rapporte en effet que les Égyptiens se faisaient un point d’honneur de ne payer leurs contributions qu’après avoir reçu des coups de bâton.

(1) Espère de cravache en cuir d’hippopotame.

32. Querelles; vengeances. — Les Égyptiens, principalement ceux des basses classes, sont enclins à se quereller. Ce sont presque toujours des motifs d’intérêt, souvent très-légers, qui provoquent leurs disputes. A voir l’acharnement avec lequel ils sou- /288/ tiennent leur querelle, les torrents d’injures, les vociférations qui sont lancées de part et d’autre, on s’imaginerait qu’une fâcheuse issue va terminer des débats aussi animés. Il n’en est rien. Il est rare que les coups suivent les gros mots. La dispute se termine comme d’elle-même. « La justice est contre moi, » dit celui qui cède; quelquefois une troisième personne intervient par une exclamation pieuse: Bénédiction sur le Prophète, s’écrie-t-elle, que Dieu le favorise! Les deux adversaires répètent à voix basse ces religieux souhaits; ils récitent alors ensemble quelques versets du Coran, et scellent souvent leur réconciliation par un embrassement.

Le sentiment de la vengeance est inné chez les Égyptiens. Il existe parmi eux des vengeances héréditaires entre familles; autrefois on en voyait entre villages. Le sang appelle le sang. La famille de l’homme assassiné doit se venger sur celle de l’assassin. Heureusement le meurtre est presque inconnu en Égypte.

33. Esprit satirique et licencieux. — Les Égyptiens sont naturellement satiriques; ils sont souvent spirituels. Leur langue se prête aux ambiguïtés et aux expressions à double sens qu’ils répandent volontiers dans leur conversation. Celle-ci est ordinairement très-licencieuse. Ils expriment avec les mots les plus crus les idées les plus scabreuses; il est même peu de femmes, entre les plus vertueuses, qui fassent régner la décence dans leur langage et évitent de salir leur conversation d’obscénités.

/289/ J’ai déjà parlé du libertinage des Arabes et des vices honteux qu’il entretient parmi eux.

34. Costumes: Costume ancien. — Les vêtements qui étaient généralement portés en Égypte avant ces dernières années se composaient: 1° d’une chemise; 2° d’un caleçon; 5° d’un gilet; 4° d’un caftan; 5° d’une ceinture; 6° d’un gebbeh; 7° d’un benich. Les caprices de la mode n’exerçant aucune action sur les Orientaux, leur costume demeurait invariablement le méme dans son ensemble comme dans ses détails.

Les chemises orientales diffèrent essentiellement des nôtres. Elles sont très-longues et très-larges; leurs manches, très-amples, le sont également dans toute leur longueur et ressemblent à celles d’un surplis. Les chemises des gens du peuple sont en toile de lin ou de coton; celles des personnes riches sont faites avec une toile fine appelée moghrabin ou avec une étoffe de soie. La chemise ne se met pas comme chez nous dans le caleçon, mais par-dessus.

Le caleçon (lebâs) est une large culotte; on dirait une jupe qui serait cousue dans la partie inférieure, de manière à laisser deux ouvertures pour les jambes. Le caleçon descend jusqu’au genou; il est fixé autour de la taille par une gaîne dont le cordon, plus ou moins richement brodé, suivant la fortune de l’individu qui le porte, est nommé dikkeh.

Le petit gilet, appelé sodeyry, est ordinairement de drap ou d’une étoffe de coton ou de soie.

Par-dessus le gilet on passe le caftan, espèce de robe de chambre à grandes manches.

/290/ La ceinture (hezam) est une longue pièce d’étoffe en mousseline, en laine ou en soie, large d’un mètre, longue de huit ou dix, Nel testo manca que l’on roule.
Corr. negli Errata
que l’on roule et dont on entoure la taille au-dessus des hanches. Les gens riches se servent pour le même usage d’un cachemire.

Le gebbeh est une espèce de surtout, doublé de fourrures en hiver, dont les manches sont plus courtes que celles du caftan, et que l’on revêt par-dessus celui-ci. On le laisse ouvert par devant.

Quelques personnes portent encore, outre le gebbch, une robe plus large nommée benich, dont les manches sont très-amples et très-longues et fendues à l’extrémité. Le benich est un vêtement de cérémonie dont se servent spécialement les hommes de loi et les ulémas.

Quoique l’Égypte soit un pays chaud, l’usage des pelisses y est très-répandu, et ce n’est pas simplement par luxe. J’ai souvent moi-même senti pendant l’hiver le besoin de me revêtir de ces surtouts à manches larges, garnis de fourrures. Les transitions brusques entre des températures différentes rendent en effet le froid plus sensible en Égypte. Les pelisses turques sont d’amples redingotes en soie ou en drap, que les grands seigneurs portent fourrées en hermine, en sâmour (martre), etc. Elles sont généralement regardées comme un signe d’honneur. Les ulémas en sont revêtus. Lorsque quelqu’un est nommé à une charge importante, c’est avec une pelisse qu’il en reçoit l’investiture.

La coiffure n’est pas la partie la moins distinguée /291/ et la moins élégante de l’ancien costume: elle est formée d’un tarbouch, bonnet rouge en laine, autour duquel est roulé le turban. Au-dessous du tarbouch, et pour le garantir de la sueur, les Égyptiens placent une petite calotte de toile appelée tackyeh. Le turban se fait avec un châl en mousseline simple ou brodée, en laine ou en soie. Les personnes riches se servent d’un cachemire.

Il y avait autrefois et il y a encore aujourd’hui, parmi les personnes qui ont conservé l’ancien costume, plusieurs manières d’arranger et de porter le turban. Après avoir plié le châle diagonalement, comme une cravate, on le roulait méthodiquement autour de la tête, le plus souvent en croisant les tours de manière à former au-dessus du front une espèce de X; quelquefois on plaçait les tours l’un sur l’autre en spirale; ou bien on portait le châle d’un seul côté. Chacune de ces modes diverses indiquait le rang, l’emploi rehgieux, militaire ou civil qu’occupait celui qui la suivait. Il y avait les turbans à la Militaire, à la Marchande, à la Marinière, à la Turque, à l’Albanaise, à l’Arnaoute, à la Cadi, à la Mufti, etc.

Les ulémas se distinguent par la grosseur de leur turban: il forme autour de la tête des chefs de la loi une sphère volumineuse. Quelques-uns placent pardessus une écharpe en mousseline ou en cachemire, en ramènent les deux pentes devant la poitrine où l’une demeure pendante, et d’où l’autre est rejetée sur l’épaule opposée. Ce voile flottant qui encadre leur figure caractérisée, et qu’ils portent avec no- /292/ blesse, leur donne l’aspect majestueux et sévère des prêtres de l’antiquité.

La couleur du turban servait autrefois à distinguer les castes. Les musulmans seuls étaient autorisés à l’avoir blanc ou rouge. Les Chérifs, ou descendants de la famille du prophète, avaient exclusivement le droit de se servir de la couleur verte. Aux raïas, juifs ou chrétiens étaient affectés le noir, le brun, le violet et le rouge foncé.

Tel est l’ancien costume, appelé costume à la longue. Il n’est plus guère conservé aujourd’hui que par les ulémas, les marchands, les écrivains des administrations; et surtout par les chrétiens et les juifs indigènes.

35. Costume Mamelouk. — Il est porté encore par quelques vieux survivants de cette milice. Il différait légèrement de celui dont je viens de parler. Le caftan des Mamelouks, au lieu d’être très-long, se terminait, comme une veste, à la hauteur de la ceinture. Ils en avaient deux, l’un à manches étroites, l’autre à manches larges, par-dessus lesquels ils revêtaient la salta, espèce de carmagnole dont les manches étaient très-amples, mais s’arrêtaient au coude. Leur pantalon, en drap de Venise, qu’ils mettaient par-dessus le caleçon, était retenu à la ceinture par le dikkeh. Il était très-large, descendait jusqu’à la cheville et ressemblait à un grand sac percé, dans le fond, de deux ouvertures. Ils serraient en outre autour de leur corps un cachemire.

36. Costume nouveau. — La métamorphose qui /293/ s’est opérée dans le costume des Égyptiens date de l’époque de l’organisation des troupes réglées, vers l’année 1823; elle en fut la conséquence. La première chose que l’on supprima dans l’armée fut le turban. En 1826, de nouvelles modifications eurent lieu: on laissa toujours subsister la culotte large jusqu’au genou et terminée par une espèce de guêtre; mais on adopta un gilet à manches, par-dessus lequel on plaça une carmagnole dans le genre des vestes de nos hommes du peuple, mais plus ample, espèce de dolman, dont les manches ouvertes flottaient en arrière. On n’a pas tardé à comprendre combien ces manches étaient embarrassantes pour les mouvements militaires, et on les a supprimées.

L’armée étant devenue la chose la plus importante on Égypte, son influence devait toucher à tout; le costume traditionnel s’en ressentit. Les hauts personnages, qu’ils eussent ou non des commandements dans l’armée, adoptèrent peu à peu l’habillement militaire. Ibrahim-Pacha fut le premier à prendre le tarbouch; son exemple fut bientôt suivi par tous, et le vice-roi lui-même revêtit le costume qu’il avait donné à ses troupes.

Autrefois les Orientaux aimaient dans leurs vêtements les couleurs éclatantes: le rouge, le rose, le lilas, le blanc, le violet, etc. Ils ne portaient jamais les couleurs foncées, réservées aux raïas. Le goût et l’usage ont changé, aujourd’hui, sous ce rapport. Les couleurs vives ont été abandonnées par les personnes de la haute classe, qui emploient maintenant /294/ les beaux draps noirs, bleus, marrons, etc. Les hommes du peuple les ont conservées.

La coiffure actuelle, qui consiste en un simple tarbouch, est bien plus commode, sinon aussi gracieuse que le turban. Je ne pense pas que de longtemps elle puisse être changée. Du reste, je ne sais par quoi on la remplacerait. Le chapeau européen n’a dans sa forme rien d’assez élégant ni d’assez noble pour faire souhaiter que le tarbouch lui soit sacrifié. Les musulmans nourrissent d’ailleurs contre lui une antipathie incroyable. Veulent-ils, dans un mouvement de colère, dirent qu’ils sont capables de tout, il s’écrient qu’ils prendront le chapeau, ce qui serait à leurs yeux une énormité presque aussi grosse que d’abandonner leur nationalité, que de renoncer à leur religion. Il serait à désirer, néanmoins, que les Égyptiens attachassent une visière au tarbouch, ce qui leur donnerait une couffure analogue à celle de nos troupes d’Afrique. Dans un pays où la lumière est très-vive, il serait important en effet de garantir les yeux et le front contre les ardeurs du soleil. Mais comme une visière ferait ressembler en quelque chose le tarbouch au chapeau, je doute que les musulmans se décident à l’adopter.

37. Chaussure. — En général les musulmans ne portent pas de bas. Les personnes aisées les remplacent par une espèce de chausson en peau jaune, nommé mezz: ce chausson est placé dans un soulier de maroquin rouge ou jaune, appelé markoub, qui est porté en pantoufle. La couleur jaune n’était per- /295/ mise autrefois qu’aux musulmans; les chrétiens pouvaient avoir des souliers rouges; mais le noir leur était principalement affecté. L’utilité de la double chaussure dont se servent les Orientaux est facile à comprendre. Grâce à elle, ils peuvent, en entrant dans un appartement ou dans une mosquée, déposer leurs souliers à la porte et marcher sur les nattes, les tapis, les divans, sans crainte de les salir et sans avoir néanmoins les pieds nus.

38. Réflexions sur le nouveau costume. — Ce costume, quoique introduisant des changements importants dans l’habillement ancien, n’en a pas altéré le type national. Il réunit aux avantages du costume franc, dont il n’est pas une absurde caricature, les traits les plus caractéristiques de celui des musulmans; il ne fut pas du reste une innovation, car il existait déjà en Albanie et dans la Roumélie. Méhémet-Ali a fait, en le choisissant, acte de prudence et de bon goût: de prudence, parce qu’il aurait eu à combattre les antipathies religieuses les plus vivaces, s’il avait voulu imposer à ses sujets l’habillement européen; de bon goût, parce que des hommes habitués à la commodité des vêtements amples, qui laissent toute liberté à leurs articulations et à leurs mouvements, n’auraient pu qu’être gênés dans nos habits et les porter d’une manière ridicule.

Ce qui est arrivé à ce sujet à Constantinople a prouvé que le vice-roi avait agi avec son bon sens et son habileté ordinaires. On sait que le sultan Mahmoud a fait prendre à ses troupes le costume euro- /296/ péen sans amendement. Chemise étroite, cravate, pantalon serré, redingote étriquée, souliers couverts, tout, excepté le tarbouch, est emprunté à l’Europe dans le costume actuel des Turcs. Or, Mahmoud a fait retomber par là sur ses réformes le dégoût qu’a soulevé chez les Osmanlis l’adoption des vêtements européens. Ces vêtements ont toujours été un objet de mépris et d’horreur pour les musulmans. Il a été imprudent de heurter de front leurs répugnances sur ce point; et puis les Turcs sont si mal accoutrés sous la redingote et le pantalon, ils entretiennent leurs nouveaux habits avec si peu de soin, que la réforme somptuaire de l’ancien sultan n’a abouti en réalité qu’à une grotesque mascarade.

Il serait injuste néanmoins de ne pas reconnaître qu’elle peut produire de bons résultats en effaçant un des traits qui séparaient radicalement les musulmans du reste de l’Europe. Celle de Méhémet-Ali, qui a rapproché le costume égyptien du nôtre sans les dénaturer néanmoins tous les deux, amènera, par une transition plus sûre, la même conséquence. Les différences de costumes, surtout lorsqu’ils sont, comme pour les musulmans, tout un symbole de traditions religieuses et nationales, élèvent entre les peuples d’insurmontables barrières, qu’il est bon de faire tomber. En envisageant les choses sous ce point de vue, on ne saurait regarder comme puérils ou déplorables les changements opérés par Méhémet-Ali et Mahmoud. Les artistes regretteront /297/ sans doute ce qu’avaient de majestueux et de poétique le turban, les robes flottantes, les riches ceintures; mais les hommes positifs se consoleront aisément d’une perte de pittoresque, en songeant aux heureux effets qui peuvent la compenser.

Quoique les livres saints défendent aux musulmans de porter des vêtements de soie ou enrichis d’or, des bijoux en or ou en argent, la puissance religieuse n’a pu vaincre le goût passionné qu’ils ont pour ces sortes de parures. C’est sans doute parce qu’il connaissait ce penchant des Arabes, que le législateur s’est efforcé, mais en vain, de le réprimer par une prohibition spéciale. Il n’y a pas de peuple qui fasse autant qu’eux profusion d’or et de pierreries; mais un goût délicat ne règle pas la splendeur de leur costume; ils ne savent pas mettre d’harmonie parmi les richesses qu’ils étalent; ils ne savent pas les assortir entre elles; ils les dégradent quelquefois par de ridicules et grossières disparates; il n’est pas rare, en effet, de voir un Oriental porter en même temps une veste brodée en or et des guenilles.

Les Égyptiens ne tiennent pas leur garde-robe aussi bien fournie que les Européens aisés; ils n’ont pas beaucoup d’habillements; cependant les riches en changent assez souvent. Le linge de corps est renouvelé ordinairement plusieurs fois par semaine. Les gens du peuple sont loin de suivre, sous ce rapport, les lois de la propreté. En Égypte on ne fait pas de lessive avec les cendres; tout est lavé à l’eau /298/ simple ou au savon. On n’y porte pas, comme chez nous, du linge plissé et repassé.

39. Costume fellah. — Il est très-simple: il consiste en une chemise et en un caleçon de toile de lin, pardessus lesquels se passe une grande chemise bleue (herie), qui descend au-dessous du genou, serrée autour du corps par une ceinture de peau ou d’étoffe. Le fellah porte le tarbouch et le turban ou une calotte feutrée, de couleur blanche ou grise, appelée lebdeh. Dans l’hiver, il revêt une capote à manches amples que l’on appelle zabout.

Il y a quelques modifications dans le costume égyptien, suivant les différentes parties du pays. Les habitants de la basse Égypte, obéissant aux exigences du climat, sont vêtus assez confortablement; ceux d’Alexandrie ont en général, comme les Barbaresques, des vêtements de drap. Au Caire, l’habillement est plus léger. Mais là, comme dans la basse Égypte, ceux qui n’ont pas les moyens de soutenir le luxe du drap ont des vêtements de coton, tandis que, par une singularité assez curieuse, les habitants du Saïd se couvrent d’étoffes de laine, même pendant les plus fortes chaleurs. Aux environs d’Assouan, l’habillement se réduit, pour les hommes et les femmes, à ces ceintures de peau coupée on bandelettes, que l’on voit chez tous les sauvages, et qui ne couvrent que le milieu du corps.

40. Usages des Égyptiens relativement aux cheveux, à la barbe, etc. — Le Coran ordonne aux musulmans de se raser entièrement les cheveux. La plu- /299/ part des Égyptiens n’en laissent subsister qu’une petite touffe appelée choucheh, au sommet de la tête; car ils craignent que si, venant à être pris par les infidèles, ceuxci leur tranchaient la tête, et ne trouvaient pas de cheveux pour la saisir, ils n’introduisissent leur main impure dans la bouche, la barbe pouvant ne pas être assez longue pour donner prise.

Les Égyptiens, comme les peuples des climats chauds, ont la barbe peu fournie; ils en rasent généralement la portion qui est au-dessus de la mâchoire inférieure, ainsi qu’une petite partie de celle qui vient sous la lèvre inférieure; ils laissent subsister cependant ce que nous appelons la royale. Ils rasent aussi une partie de la barbe, sous le menton, et tous les poils irréguliers qui peuvent se trouver sur le visage. Ils laissent ordinairement pousser leur barbe jusqu’à la longueur d’un travers de main (tel était l’usage du prophète). Ils coupent la moustache au niveau de la lèvre supérieure, tandis que les Osmanlis la laissent croître librement.

La barbe est très-considérée par les peuples orientaux. Elle est à leurs yeux un symbole de virilité, de liberté et de puissance physique et morale. Le serment par la barbe et par la moustache est une parole d’honneur. Pour parler d’un homme qui a peu d’intelligence: « On pourrait, disent-ils, compter les poils de sa barbe. » Les soins assidus avec lesquels ils la cultivent sont proportionnés à la considération qu’ils lui accordent. Après chaque ablution légale, ils la lavent, la savonnent et souvent la parfument. Autre- /300/ fois, on la teignait avec du henneh, parce qu’une barbe noire était estimée comme une très-grande beauté. Cet usage trop efféminé est aujourd’hui tombé en désuétude.

La barbe a été supprimée dans l’armée. Le vice-roi l’a défendue aux officiers comme aux soldats. Ainsi aujourd’hui, nous voyons des généraux, des pachas privés de cet ornement naturel auquel ils portaient autrefois un attachement superstitieux. Cette suppression, qui détruit encore un de ces traits caractéristiques qui marquaient entre les Européens et les Orientaux une différence profonde, me paraît très-importante. En effaçant les dissemblances extérieures, on prépare la fusion des peuples et leur assimilation morale.

Dans l’ordre civil, un jeune homme ne porte la barbe que lorsque son père le lui permet, ou à l’époque de son mariage. Les esclaves sont privés de cet honneur. Lorsqu’ils sont arrivés à l’âge mûr, quelquefois leurs maîtres le leur accordent sur leur humble et suppliante requête.

Ceux qui n’ont pas la barbe laissent toujours pousser leur moustache. En Orient, l’homme qui ne porte pas la moustache est stigmatisé par une épithète outrageante; aussi conseillerai-je aux Européens qui voyagent dans le Levant de ne pas la raser.

J’ai été témoin d’une anecdote assez piquante relative à la barbe; je la raconte, parce que je pense qu’elle pourra donner une idée du prix que les Égyptiens de vieille roche attachent à ce glorieux signe de virilité.

/301/ Dans une tournée que je fis en 1834, pour le service du recrutement, j’assistai, à Zagazie, petit bourg situé dans la basse Égypte, sur la rive droite du canal de Moeys, à un procès assez curieux qui s’était élevé à propos de barbe. Voici le fait: Un cheik-el-beled (maire de village) avait choisi pour l’armée un fellah trop avancé en âge que je réformai. Mais celui-ci ne se contenta pas d’avoir la permission de retourner dans ses foyers; il se présenta devant le mâmour, et regardant fixement le cheik-el-beled qui se trouvait auprès de lui: « Je te l’avais bien dit que je n’étais plus bon à être soldat. » Puis se tournant vers le mâmour: « Entends-moi, ô Hassan le redouté! dit-il, le cheik-el-beled est mon ennemi; il a voulu malgré mes quarante ans que j’allasse vivre au milieu des fusils, et il m’a dépouillé de ma barbe pour que je parusse plus jeune aux beys qui nous prennent. Comment retournerai-je auprès des miens sans l’honneur de mon menton? Je serai la risée des petits enfants, et les pères me regarderont en pitié. Par le prophète, rends-moi justice, fils d’Ibrahim le juste et le fort. » La harangue fit effet. Le mâmour ordonna au cadi qui était présent, d’écrire son hakem. Un coup d’oeil d’intelligence est échangé entre le cheik accusé et son juge. Celui-ci accroupi sur un tapis et imprimant à sa tête le mouvement oscillatoire favorable à l’inspiration, eut l’air de réfléchir quelques instants, puis il prononça, toujours en se balançant, la sentence suivante: « Il est écrit au chapitre de la vache, que celui qui coupe le nez, une oreille, /302/ qui arrache un œil, une dent à son frère, perdra le nez, une oreille, un œil, une dent. Mais le livre ne dit rien sur la barbe. J’ai jugé. » Le verdict plut fort au cheik, mais beaucoup moins au mâmour, qui répliqua, en caressant avec une malicieuse gravité sa barbe grise: « Gloire à Dieu! et respect aux paroles du prophète. Puisqu’il est licite de couper la barbe à son frère, vite qu’on la coupe au cadi. » Un cadi sans barbe! mais ce serait un juge dégradé, voué au ridicule. Le nôtre, épouvanté, s’excuse, supplie, réforme son jugement et applique la loi du talion. Le cheik, coupeur de barbe, tenait lui aussi à l’honneur de son menton; tournant ses regards caressants vers sa victime: « O Halil, mon frère, dit-il, est-ce que ma barbe coupée fera pousser plus rapidement la tienne? Arrangeons-nous plutôt. Tiens, que veux-tu pour le dommage que je t’ai causé? » Or, comme, d’après la loi musulmane, tout se rachète, la barbe du conscrit invalide fut évaluée à 60 piastres, ce qui fait à peu près 10 francs. Mais quoiqu’il eût obtenu justice, il ne voulut pas retourner dans son village; il demeura au service du mâmour jusqu’à ce que sa barbe fût repoussée.

Les chrétiens du pays ont pour la barbe la même considération et suivent les mêmes usages que les musulmans. C’est surtout chez les prêtres que l’entretien d’une belle et majestueuse barbe commande le respect. Une chose qui n’a pas peu nui aux progrès du catholicisme dans le Levant, c’est que ses ministres ont le menton dépouillé. Les musulmans et les /303/ chrétiens schismatiques ne pourraient pas se soumettre à des chefs spirituels, rasés comme les derniers de leurs esclaves, et l’idée que le pape est ainsi les fait sourire de dédain et de pitié. Je ne sais si j’ai cédé moi-même à l’influence du préjugé oriental; mais j’avouerai que lorsqu’à Rome j’ai vu officier S. S., au milieu de cette magnifique cérémonie, je me suis pris à regretter que l’auguste vieillard n’ajoutât pas à toutes les marques extérieures qui appellent sur lui le respect, l’effet que produirait infailliblement une vénérable barbe blanche. Je crois, du reste, que la barbe convient à la gravité sacerdotale, et je ne serais pas étonné qu’un jour quelque pontife l’enjoignit au moins aux cardinaux et aux évéques. Je suis persuadé que cette mesure, qu’approuvent également et l’art et la dignité du culte chrétien, amènerait des résultats dont on aurait beaucoup à se louer, auprès des Orientaux, sur lesquels les choses extérieures exercent plus d’influence qu’on ne saurait se l’imaginer en Europe.

Excepté la barbe, toutes les parties chevelues du corps sont soigneusement épilées par les musulmans. L’épilation se fait de trois manières: en rasant les poils, en les arrachant ou en les faisant tomber avec un cosmétique composé de chaux et d’orpiment. Les hommes de basse classe se tatouent quelquefois les bras et les mains.

41. Propreté et malpropreté. — Le prophète, qui sentait l’importance de la propreté sous un climat brûlant, eu a fait pour ses disciples un devoir religieux en leur prescrivant les ablutions. Les Égyptiens, /304/ et cela est rigoureusement recommandé, se lavent très-fréquemment les parties génitales et l’anus. Ils ne font jamais cette opération qu’avec la main gauche, qui est la main impure; la droite est exclusivement consacrée aux usages relevés, à manger, à saluer, etc. Ils prennent souvent des bains: nous en parlerons bientôt.

Les musulmans ne crachent jamais dans les appartements ni dans les mosquées. Lorsqu’ils sont avec plusieurs personnes et que le besoin de cracher les presse, ils le satisfont en se détournant et avec le plus de précaution possible.

Les éructations leur sont permises à table, lorsqu’ils parlent, même lorsqu’ils prient; ils les font avec une sorte de sensualité. Les Européens sont souvent très-choqués d’une pareille licence, lorsqu’ils ne sont pas prévenus que les mœurs l’autorisent. Il paraît que ce sont les Sarrasins qui ont transporté le même usage en Espagne.

Malgré toutes les mesures de propreté que la religion leur commande, les riches et les pauvres ont souvent des poux sur leurs vêtements. Ils n’en ont aucune honte, et ne tuent même pas ces dégoûtants insectes. Avec leur indolence accoutumée, ils les prennent et se contentent bénévolement de les jeter à terre. Les personnes aisées ont un instrument particulier qu’elles promènent sur le dos pour se soulager de leurs piqûres; c’est une espèce de râpe en bois, recourbée, qui ressemble à une grande cuiller. On a attribué l’existence des poux chez les Égyptiens, non /305/ seulement à la malpropreté, mais à la chaleur du climat, à l’usage qu’ils font de vêtements de coton, au repos dans lequel ils se complaisent, et à l’abstinence de liqueurs fermentées qu’ils observent en général très-sévèrement.

Quoiqu’ils se lavent la bouche plusieurs fois par jour, les Égyptiens aisés ont, presque tous, les dents gâtées. Les fellahs au contraire les ont très-belles. Hérodote (Euterpe, lxxxiv), en parlant des médecins de l’Égypte, cite parmi eux une classe qui s’occupait particulièrement de la cure de la bouche. Il paraît donc que cette infirmité a existé de tout temps en Égypte. C’est à tort qu’on l’a attribuée à l’usage du café et du tabac. La vraie cause en est sans doute le régime alimentaire des riches qui mangent des viandes, des légumes préparés au beurre, des mets chauds, et qui soumettent sans transition ces organes à de brusques alternatives de chaud et de froid.

Les musulmans ne se servent jamais de nos brosses en crin. Ils redoutent en effet qu’elles ne contiennent des soies de porc, animal immonde d’après leurs lois. Leurs brosses sont faites avec une racine ligneuse, nommée nisouaq, qui vient du Sennâr ou de l’Arabie.

Les Égyptiens ne se taillent pas eux-mêmes les ongles; ils se les font rogner par leurs barbiers qui les coupent très-ras.

Ils ont l’habitude, assis sur leurs divans, les jambes croisées, de passer la main sur la plante de leurs pieds; ils aiment beaucoup le chatouillement qu’ils se procurent ainsi.

/306/ 42. Bains. — La religion a prescrit comme un devoir, aux Égyptiens, l’usage des bains chauds, et l’ardeur du chmat leur a fait trouver un vif plaisir dans l’accomplissement du précepte du prophète; aussi le pratiquent-ils volontiers et fréquemment.

Nous avons déjà vu que le nombre des bains publics (hammans) est très-grand en Égypte, et que souvent ils sont annexés à une fondation religieuse. On en trouve au Caire soixante et dix, dont quelques-uns sont exclusivement consacrés aux hommes, d’autres aux femmes et aux enfants en bas âge, et le plus grand nombre aux deux sexes. Ceux-ci sont livrés le matin aux hommes et l’après-midi aux femmes. Lorsqu’un bain est occupé par les femmes, une étoffe de lin ou de drap est placée sur la porte d’entrée pour avertir les hommes qu’ils ne peuvent plus pénétrer dans son enceinte. Des domestiques mâles font le service des hommes; les femmes ne sont servies que par des domestiques de leur sexe.

La façade des bains est ornée en général dans le goût de celles de beaucoup de mosquées. Des combinaisons de couleurs parmi lesquelles dominent le blanc et le rouge, en décorent l’entrée. L’édifice est composé d’une série d’appartements pavés en marbres de diverses couleurs, comme le dourkah (1) des maisons particulières, et couronnés de dômes, percés de petites ouvertures rondes qui donnent passage à la lumière. Les murs et les dômes sont construits ordinairement en briques et en plâtre. Sur /307/ le niveau des parties les plus élevées de l’édifice, une sakié est établie afin d’alimenter la chaudière, de l’eau d’un puits ou d’un bassin.

(1) Voir le paragraphe de l’ameublement.

Le premier appartement dans lequel on entre se nomme meslukh. Il est entouré de divans; c’est là que l’on dépose ses habits. Si l’on a une montre, de l’argent ou un sabre, on les confie en entrant au gardien du bain (mallim).

Lorsque l’on est déshabillé, on s’entoure les reins d’une serviette; on prend des sandales de bois, et l’on arrive au bain par plusieurs couloirs étroits dans lesquels on s’habitue progressivement à la chaleur que l’on ne pourrait pas supporter sans transition. Le bain est une salle voûtée, pavée et revêtue de marbre; des nuages de vapeur qui se condensent au-dessus d’un bassin d’eau chaude, s’y forment sans cesse et se mêlent aux suaves exhalaisons des parfums que l’on y brûle. Couché sur un drap, la tête appuyée sur un petit coussin, et prenant les postures qui lui plaisent le mieux, le baigneur est entouré de nuages odorants qui flottent et roulent sur son corps et dilatent tous ses pores.

Après quelques instants de ce repos voluptueux, lorsqu’une douce moiteur s’est répandue sur la peau, un domestique du bain vient commencer le massage. D’abord, il presse mollement les membres, les plie, puis lorsqu’il leur a donné la flexibilité nécessaire, il fait craquer les jointures, et semble avec ses doigts pétrir la chair qu’il touche d’une manière délicate. Dans cette opération que l’on dirait violente et qui /308/ est faite pour alarmer les novices, quoiqu’il n’y ait pas d’exemple qu’elle ait amené quelque accident fâcheux, le cou lui-même doit craquer deux fois. Lorsque toutes les articulations ont été assouplies, le domestique frotte les calus des pieds avec une espèce de râpe en brique cuite, rude et poreuse, et la chair avec une pièce de laine nommée ris. Sous l’impression de cette friction vigoureuse, on croirait que la peau se détache; la crasse tombe, en petits rouleaux allongés, du corps inondé de sueur; les moindres parcelles qui obstruaient les pores sont enlevées, et la chair devient unie et douce comme du satin. On ne saurait se figurer la quantité de saletés que la main du masseur fait sortir du corps de la personne la plus propre qui ne prend que des bains ordinaires.

Le baigneur passe ensuite dans un cabinet où le même serviteur verse sur sa tête de l’écume de savon parfumée, et le lave encore avec un paquet de filaments de palmier semblables à du crin, nommés lyf. Il se plonge ensuite dans un bassin d’eau chaude; puis on lui couvre la tète et le corps de grandes serviettes, et il retourne dans la première salle; là, étendu sur un matelas, il est recouvert encore de linge sec, et on l’essuie en exerçant sur son corps un nouveau massage. Il passe ainsi une demi-heure dans un état de voluptueuse langueur, et savoure la pipe et le café. Enfin il s’habille; s’il l’a demandé, ses vêtements ont été parfumés à la vapeur du bois d’aloès.

Après avoir pris un bain oriental, on éprouve un /309/ sentiment de bien-être qu’il est impossible d’exprimer. On se dirait d’une souplesse et d’une légèreté inaccoutumées, et comme délivré d’un poids énorme. On croit renaître à une vie nouvelle, et on se nourrit avec bonheur de cette existence purifiée dont l’esprit et le cœur, comme toutes les parties du corps, ont la délicieuse conscience.

Plusieurs personnes vont au bain deux fois par semaine, d’autres une fois, quelques-unes moins souvent. Il en est qui se contentent de se baigner dans un bassinet de se faire laver avec l’eau savonneuse et parfumée. Le bain est ordonné aux musulmans, chaque fois qu’ils ont eu des rapports avec leurs femmes ou qu’ils ont éprouvé des souillures d’un autre genre.

Le prix des bains est très-modique, et à la portée de toutes les classes. Les pauvres ne donnent que de 5 à 10 paras (de 3 à 6 centimes). Il est vrai qu’ils ne sont à ce prix ni massés, ni savonnés. Les personnes un peu aisées payent pour le bain complet depuis 1 piastre jusqu’à 5 (25 cent, à fr. l,25). D’ailleurs cet usage est si important, qu’il n’est presque pas d’homme riche qui n’ait un bain dans sa maison. Il serait trop incommode en effet de conduire souvent au bain public une famille nombreuse.

Sous le point de vue hygiénique, je crois que les bains orientaux sont salutaires au plus haut point; d’abord parce qu’ils assurent l’entretien de la propreté, entretien absolument nécessaire dans un pays où la chaleur du climat, les sueurs abon- /310/ dantes et la poussière sont tout autant de causes très-fortes de saleté; de plus, la suppression de la transpiration étant en Égypte la source de la plupart des maladies, ces bains produisent un heureux effet, comme préservatifs, en tenant en éveil les fonctions cutanées. L’expérience a prouvé naturellement aux Orientaux leur efficacité sous ce rapport. Aussi, à peine éprouvent-ils une douleur, la plus légère courbature, de la sécheresse de la peau, etc., qu’ils se rendent au bain, y passent plusieurs heures et y reviennent plusieurs jours de suite. Ils doivent encore à cet usage de guérir d’assez graves maladies, telles que les affeclions syphilitiques, la gale, etc., si communes en Orient. C’est l’introduction des bains orientaux que l’on doit regarder comme la cause de la diminution des maladies de la peau, telles que les dartres, la lèpre, etc., qui exerçaient autrefois de si déplorables ravages. Je considère donc les bains des Orientaux comme l’un des moyens les plus efficaces de leur hygiène, et je fais des vœux pour que l’usage s’en répande en Europe. Quant à ceux qui y ont été établis jusqu’à ce jour, ils ne sont que de pâles et imparfaites imitations; généralement, la distribution des pièces y est mauvaise. Les transitions de la chaleur à la température fraîche y sont mal ménagées, et personne n’y entend le massage et les frictions, comme les Orientaux.

Si répandus qu’ils soient dans l’Égypte inférieure, les bains d’étuves ne sont pas connus dans la partie du Saïd située au-dessus de Girgeh. Là, hommes, /311/ femmes et enfants se plongent plusieurs fois par jour dans l’eau du Nil attiédie par les feux du soleil. La chaleur du climat y tient amplement lieu de celle que l’on irait chercher dans les bains de vapeurs.

43. Emploi du temps, occupations. — Les Égyptiens se lèvent de très-bonne heure. Il est du devoir du musulman qui tient à réciter la prière du matin, d’être sur pied et habillé avant l’aurore. La première chose qu’il fait, après avoir accompli son ablution et dit la prière, c’est d’allumer sa pipe et de prendre du café; la plupart se contentent pour le matin de cette boisson: quelques-uns mangent en outre un léger déjeuner.

L’homme de classe aisée, qui est maître de son temps, monte ensuite à cheval, va faire des visites, faire des emplettes, ou attend l’heure de son dîner en causant avec un ami. Il prend son premier repas une heure avant midi, fume ensuite et boit du café. Après le dîner, il se retire dans le harem où sa femme ou son esclave veillent à son repos. Il dort là deux ou trois heures. Dès qu’il se réveille, il se lave la figure et fait le kheff. Ce mot, intraduisible dans notre langue, désigne un état de quiétude physique et intellectuelle, aimé des Orientaux, situation indolente et béate, pendant laquelle toute vie active est interrompue, sorte de léthargie qui se complaît en elle-même, et réunit dans une voluptueuse langueur le far niente et le pensar niente des Italiens. Il fume ensuite plusieurs pipes, prend du café, joue aux dames ou aux échecs jusqu’à l’asr (trois heures après /312/ midi). A cette heure, il récite chez lui une prière ou va la dire à la mosquée. Ce devoir accompli, il fait une petite promenade à pied ou à cheval, et rentre ordinairement chez lui une heure avant le coucher du soleil: c’est le mahgreb, l’heure de la prière du soir et du repas. Après le souper, il sort encore et va quelquefois dans un café entendre les conteurs, quelquefois passer une heure ou deux chez un ami. Il se couche ordinairement à huit ou neuf heures, à moins que quelque fête particulière, une noce, par exemple, ne prolonge sa veille; ou qu’invité par la beauté de la nuit, il ne monte sur sa terrasse pour jouir de la fraîcheur.

Telle est la vie nonchalante de l’homme opulent: point d’activité; c’est presque le repos absolu. L’Égyptien semble avoir horreur du mouvement. Nel testo: La marche, la promenade n’est pas.
Corr. negli Errata
La marche ou la promenade n’est pas une de ses distractions ordinaires; il ne peut concevoir que les Européens y prennent plaisir.

Celui qui a la direction ou la surveillance de quelque travail ou qui est employé dans une administration se rend à ses affaires ou à son bureau le matin, y passe toute la journée, y prend son repas et revient chez lui le soir.

Les marchands vont également passer la journée dans leurs boutiques. Celles-ci ne sont presque jamais en effet dans la maison et le quartier qu’ils habitent.

Les artisans commencent leurs travaux de bonne heure.

Les fellahs vont aux champs le matin et ne ren- /313/ trent ordinairement chez eux que le soir. Le travail de l’agriculture est fort peu pénible; ils le font très-lentement et dorment une partie de la journée. Ils se couchent au soleil, en s’enveloppant de leurs manteaux, s’il n’y a pas d’arbres dans le voisinage du lieu où ils se trouvent. Ils sont tellement endurcis à la chaleur, que les feux du soleil le plus ardent ne troublent pas leur sommeil et ne leur causent jamais d’accidents.

44. Sommeil, manière de se coucher. — Les peuples qui occupent l’empire ottoman ont presque tous été nomades à leur origine. Ce n’était donc pas pour eux, dans le principe, une bien grande affaire que de dormir. Accoutumés à lever à tout moment la tente pour entreprendre de fréquentes pérégrinations, ils ne pouvaient avoir entouré le sommeil des précautions et des commodités créées par les habitudes de la vie sédentaire. Les Turcs et les Arabes actuels ont hérité, en ce point comme en tous les autres, des mœurs et des coutumes de leurs ancêtres.

Généralement ils ne connaissent pas l’usage des lits. Depuis plusieurs années il est vrai que l’on en a introduit quelques-uns; mais ils sont loin encore d’être répandus. Les Égyptiens étendent un ou plusieurs matelas sur leur tapis et dorment dessus, habillés. Ils prétendent que cette couche, improvisée chaque soir sur le parquet de leur appartement, est plus commode, parce qu’elle conserve sur tous les points le plan horizontal; ils disent aussi qu’elle est moins embarrassante que nos lits. Comme ils /314/ n’ont pas de pièces spéciales pour en faire leurs chambres, les matelas roulés sont aisément enlevés et permettent de donner, pendant le jour, à la pièce où l’on s’est reposé la nuit la destination que l’on veut.

Les matelas des Orientaux sont fourrés en coton; ils sont peu épais; les Égyptiens aiment mieux en augmenter le nombre que le volume. Les dimensions qu’ils leur donnent sont bien entendues, d’abord parce qu’elles les rendent plus aisés à ployer et à mouvoir, ensuite parce que, dans un pays chaud, une couche formée de matelas épais offrirait moins de prise à l’action rafraîchissante de l’air et concentrerait davantage la chaleur.

Chez les personnes riches, les draps de lit sont en soie ou en toile très-fine. Le drap supérieur est toujours attaché à la couverture.

Avant de se coucher, les personnes aisées des villes quittent l’habillement qu’elles ont porté pendant le jour; elles gardent leur chemise et leur caleçon et mettent par dessus une espèce de robe de chambre, dans le genre du caftan, qu’elles serrent avec une ceinture de cachemire ou de soie, fermée par des agrafes ou des boucles. Elles allègent aussi leur coiffure et se contentent d’une simple bonnet.

Parmi les artisans, beaucoup n’ont point de matelas et couchent sur leurs tapis. Les pauvres dorment sur des nattes. Ce n’est pas pour eux une grande formalité que de se coucher: ils s’enveloppent d’une large tunique ou roulent autour d’eux une couverture, et s’étendent sur le sol. Ils sont tous /315/ tellement habitués à ces sommeils à la dure, qu’en organisant l’armée, on n’a pas jugé convenable de donner aux soldats des matelas et des paillasses; ils ont seulement des lits de camp, qu’ils recouvrent d’un tapis en laine.

Les Égyptiens semblent avoir le sommeil à leurs ordres. Pour s’endormir avec plus de facilité et d’agrément, les riches se font faire par leurs esclaves, leurs domestiques, et même leurs femmes, des frottements sur les jambes et les pieds, qui exercent sur eux une action magnétique. S’il fait chaud, un esclave veille, toute la nuit, occupé à chasser les mouches et à ventiler l’appartement. Ceux qui sont dans l’aisance se font réveiller d’une manière toute particulière: on n’interrompt pas leur sommeil, en les secouant ou en faisant du bruit; un esclave s’approche d’eux avec précaution et leur caresse la plante des pieds avec la main jusqu’à ce que ce chatouillement les ait rappelés, par une douce transition, du repos à la veille.

45. Exclamations ordinaires, jurons, serments. — Les musulmans, tout imbus d’idées religieuses, jettent souvent dans leur conversation des exclamations où Dieu, le prophète, le Coran, sont invoqués ou célébrés. Ils sont très-portés à faire des serments; ce sont en général ces objets de leur respect qu’ils prennent à témoin. Ils prononcent souvent le mot ouallah (par Dieu). Avant de commencer quelque chose, ils s’écrient ordinairement: « Au nom de Dieu l’indulgent, le miséricordieux » et, après avoir /316/ terminé: « Honneur à Dieu. » « Dieu est bon, » disent-ils souvent, « Allah kerim. » Ils ne parlent jamais d’un événement futur sans dire d’abord: « Si c’est la volonté de Dieu, inchallah, » et d’un événement passé sans ajouter: « Dieu sait tout, Allaou dalem. »

Les musulmans ne blasphèment jamais; les imprécations contre la Divinité les rempliraient d’horreur.

Le vocabulaire des injures est très-riche. Il en est qui sont trop obscènes pour pouvoir être citées. Ils se traitent souvent de hanzir (cochon), thôr (bœuf). L’une de leurs fortes injures est: fils de chrétien ou fils de juif. Ils feignent quelquefois, et c’est le plus violent des outrages, de cracher sur la personne qu’ils invectivent.

46. Domestiques. — Les musulmans ont toujours à leur service un grand nombre de domestiques; ceux-ci se divisent en plusieurs classes, dont chacune a sa spécialité; ce sont: les farrachs, auxquels est confié le soin de l’intérieur de la maison, qui lavent les habillements, etc.; les sakkhas, ou porteurs d’eau; les tabbarhs, cuisiniers; les chiboukchi, qui ne s’occupent que de la pipe; les cavedji, du café; les saïs, ou palefreniers; chaque logement a un portier, bowab. C’est ordinairement le sakkha qui est le chef des domestiques. Dans les maisons même d’une médiocre aisance, il y a souvent un chef pour chaque classe de serviteurs.

Un domestique ne remplit jamais que les fonctions pour lesquelles il s’est placé et qu’il regarde comme constituant un métier, hors duquel il est tout à fait /317/ incompétent. C’est là un grave inconvénient pour les maîtres, qui sont sans cesse obligés d’avoir recours, même dans les plus petites choses, à des hommes différents. De plus, cet usage les force à entretenir un nombre démesuré de serviteurs, et leur occasionne des dépenses disproportionnées avec leurs besoins. Aujourd’hui, grâce à l’exemple salutaire donné par le vice-roi et Ibrahim-Pacha, le luxe des domestiques a beaucoup diminué; on s’en tient au nécessaire.

Les musulmans ont des égards pour leurs domestiques; ils les nourrissent, les habillent et les payent. Il est vrai que le salaire qu’ils leur donnent est très-peu considérable. Les domestiques s’acquittent assez bien de leur besogne, qui d’ailleurs, divisée comme elle l’est, n’est ni très-difficile ni très-fatigante. Un domestique, chez nous, fait sans efforts le travail de quatre ou cinq Égyptiens. Souvent néanmoins la crainte seule d’une punition est capable de dompter leur indolence.

Jamais les hommes n’ont à leur service des domestiques femmes, ni les femmes des domestiques hommes; cet usage européen est l’une des particularités de nos mœurs qui scandalise le plus les musulmans.

Les domestiques égyptiens sont très-avides d’argent; ils ont l’habitude de demander des étrennes à toutes les personnes qui viennent visiter leurs maîtres, particulièrement les jours de fête. A mesure que l’on sort d’une maison ils accourent pour vous aider à monter sur votre cheval ou votre baudet, /318/ et tendent la main pour demander le petit don, qu’ils appelent baschich. Le baschich est un usage aussi fatigant et aussi vexatoire que la bona mano dans certaines provinces de l’Italie. Les domestiques égyptiens poussent si loin leurs exigences, qu’ils réclament le baschich non-seulement pour les services qu’eux ou leurs maîtres vous ont rendus, mais aussi pour ceux que vous leur rendez. Avez-vous fait un cadeau, il faut donner l’étrenne à celui qui vient le chercher. Recevez-vous à dîner, il faut gratifier du baschich les domestiques de vos hôtes. Moi-même, médecin, après avoir fait une visite gratuite, je suis assailli par les domestiques de la maison que je quitte et forcé de jeter quelques pièces de monnaie à ces effrontés mendiants, si je veux me débarrasser de leurs cris importuns. Le vice-roi a donné des ordres sévères pour faire cesser cet abus: mais il est tellement enraciné dans les mœurs, qu’il ne sera pas facile de le détruire.

Les domestiques égyptiens sont du reste peu fidèles et peu scrupuleux; il faut se méfier de leur penchant au larcin.

Dans aucun pays musulman, il n’était permis aux chrétiens d’avoir des domestiques mahométans. On aurait regardé une infraction à cette loi comme un outrage à l’islamisme. L’Égypte seule a toujours fait exception à cet usage dicté par un grossier fanatisme. Il faut avouer que, sans la tolérance des Égyptiens à cet égard, les Européens qui habitent leur pays seraient fort embarrassés.


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§ V.

Des femmes.

Femmes arabes. — Pratiques de coquetterie: amoindrissement des sourcils. — Teinte des paupières, — des ongles, — des doigts. — de la plante des pieds. — Moyen factice de développer la gorge. — Tatouage. — Circoncision des femmes. — Femmes turques. — Age nubile des Égyptiennes, leur fécondité, leur vieillesse. — Costumes, — des femmes riches. — Modifications récentes apportées au costume des femmes riches, — des femmes du peuple, — de la classe moyenne. — Logement des femmes, harem. — Personnel du harem. — Vie du harem. — Prérogative chevaleresque accordée aux femmes. — Visites des dames du harem. — Occupation des femmes. — Leur opinion sur leur état. — Usage des bains. — Anecdote racontée par Napoléon, — Mœurs des Égyptiennes prostituées. — Eunuques.

47. Femmes arabes. — Les femmes arabes, qui sont la partie la plus nombreuse de la population féminine de l’Égypte, sont en général de taille moyenne et se font remarquer par l’élégance de leurs formes. Elles participent de la bonne constitution de l’homme; on sait qu elles partagent ses fatigues et que souvent elles le surpassent en vigueur. Elles ont la colonne vertébrale arquée, les membres réguliers et arrondis, les mains et les pieds petits et potelés. De grands yeux noirs, ombragés de longs cils et étincelants de vivacité, donnent à leur visage une belle expression. Leur nez est petit, souvent légèrement épaté. Elles ont les lèvres un peu épaisses; leurs dents, irréprochablement alignées et d’une éclatante blancheur, contrastent avec la teinte basanée de leur peau. Celle- /320/ ci est plus ou moins foncée, suivant qu’elles sont de la haute, de la moyenne ou de la basse Égypte, de la ville ou de la campagne. Un sein puissamment développé, ferme et bien placé, orne leur large poitrine, qui ne cède jamais aux artifices malentendus et souvent funestes de la coquetterie européenne. Leur démarche est élégante; leur pas sur et allongé; Nel testo un  ;  dopo majestueuses.
Corr. negli Errata
leurs poses majestueuses, leurs gestes pleins de grâce rappellent de suaves souvenirs de l’antiquité. On aime la douceur de leur voix qui se marie si bien à la charmante tendresse de leurs expressions familières. En vous adressant la parole elles vous appelleront: Mes yeux, mon cœur, mon âme (iah heny, iah kholbi, iah rohihï). Lorsqu’elles parlent à un homme elles lui donnent toujours le nom de maître ou celui de frère.

48. Pratiques de coquetterie; amoudrissement des sourcils; teinte des paupières, des ongles, des doigts, de la plante des pieds. — Les Égyptiennes se préoccupent beaucoup de leur toilette. Elles ont une ambition excessive de plaire, et dans ce but elles imaginent mille pratiques curieuses. Ainsi, au lieu de laisser croître librement leurs sourcils, elles en diminuent la largeur et n’en conservent qu’une ligne très-mince. Elles teignent en noir le bord de leurs paupières; elles se servent pour cette opératioti d’une poudre noire qu’elles appellent khôl (antimoine); elles la tiennent dans un petit flacon en argent ou en cristal; elles introduisent dans ce vase un stylet avec lequel elles portent la poudre sur le bord des /321/ paupières, qu’elles veulent par là rendre plus brillantes; elles atteignent assez bien ce résultat, lorsqu’elles ne surchargent pas trop la teinte. Elles placent aussi des mouches noires sur différentes parties du visage, au cou et sur la gorge. Elles se teignent ordinairement les ongles, l’extrémité de la face palmaire des doigts et la plante des pieds en noir ou en rouge, avec des feuilles de l’arbre appelé henneh. Ces feuilles, réduites en poudre, sont humectées avec de l’eau et forment une pâte qu’elles appliquent le soir sur leurs mains en découpures artistement façonnées, qui laissent l’empreinte de dessins très-gracieux. On voit que tous ces soins ont pour but de faire ressortir la blancheur de la peau.

49. Moyen factice de développer la gorge. — J’ai dit que les femmes égyptiennes ont une belle gorge; elles visent surtout à l’avoir très-développée; il en est qui, dans ce but, appliquent sur cette partie de la mie de pain, ce qui ne produit d’autre effet qu’un relâchement dans les tissus de l’organe.

50. Tatouage. — Les femmes du peuple se font tatouer la lèvre inférieure, le menton, les bras et les mains.

51. Circoncision des femmes. — On fait subir aux femmes égyptiennes une espèce de circoncision; on exécute cette opération sur les jeunes filles de sept à huit ans. Lorsqu’elles ont atteint l’âge voulu, on les conduit au bain, et ce sont les baigneuses, qui armées de mauvais ciseaux, les mutilent. J’ignore quelle peut être la cause d’un pareil usage. Il paraît /322/ cependant avoir pour but de modérer, dans son principe même, le penchant des femmes égyptiennes à la volupté, car il n’est point, comme on l’avait dit, une mesure hygiénique, qui aurait consisté à retrancher les nymphes, qui ne sont pas plus développées chez les Égyptiennes que chez les Européennes. La religion ne le prescrit pas. On dit qu’il était pratiqué dans l’antique Égypte.

52. Femmes turques. — Les femmes turques sont les plus belles que l’on rencontre en Égypte. La plupart sont des esclaves venues de Géorgie ou de Circassie. Ce sont les odalisques des sérails. Elles sont très-blanches, et la perfection de leur taille, la régularité et la noblesse de leurs traits les font passer à bon droit pour les plus belles femmes du monde.

53. Age nubile des Égyptiennes; leur fécondité; leur vieillesse. — En Égypte, les femmes sont nubiles à l’âge de dix ou onze ans. Elles sont souvent mères à douze ans, grand’mères à vingt-quatre, bisaïeules à trente-six, trisaïeules à quarante-huit. Enfin il n’est pas rare d’en voir contemporaines de leur cinquième génération. La grande précocité des femmes égyptiennes les fait vieillir rapidement; à vingt-cinq ans elles sont plus fanées que les Européennes ne le sont quelquefois dans leur cinquantième année. Leur fécondité a été citée par tous les historiens. Celles qui demeurent stériles sont en quelque sorte méprisées; aussi n’est-il aucun moyen qu’elles n’emploient pour devenir mères.

54. Costumes des femmes riches. — Les femmes /323/ des grands se distinguent par la richesse et la variété de leurs costumes. L’or, la soie, les broderies, les cachemires aux couleurs éclatantes, les tissus les plus recherchés se font remarquer dans leurs parures. Voici les divers vêtements qui composent celles-ci:

Une chemise faite ordinairement de mousseline, de toile très fine, de crêpe ou d’autres tissus également distingués. Cette chemise est blanche ou de couleurs éclatantes, telles que le rose, le violet, le jaune clair, le bleu de ciel; quelquefois elle est noire; souvent elle est brodée de soie ou d’or; quelques-unes sont parsemées de paillettes brillantes. Cette chemise est très-ample, ses manches sont larges; elle ne descend pas tout à fait jusqu’au genou; elle recouvre un caleçon de toile ou de mousseline.

Un pantalon (chintyan), auquel l’étoffe est prodiguée, est fixé par une gaine à la ceinture et lié à la jambe, d’où il retombe sur les pieds, ce qui lui donne l’aspect d’une jupe.

Une grande robe (yalek), serrant la taille sur les hanches, descend jusqu’aux pieds. Cette espèce de tunique est échancrée de manière que la gorge n’est recouverte et retenue que par la chemise; elle est boutonnée sur le devant, jusqu’au-dessous de la ceinture et ouverte des deux côtés depuis les hanches. Les manches pressent les bras, s’élargissent au coude et de là descendent jusqu’au bas de la robe, ou s’arrêtent au poignet.

Une ceinture est passée autour de la taille; elle /324/ consiste en un châle de cachemire ou en un carré de mousseline ou de toute autre étoffe et même d’indienne, suivant les rangs et les fortunes. Le carré est plié diagonalement; il est placé sur le bas des reins; l’un de ses angles reste derrière; ses deux extrémités ramenées sur le devant y sont flxées par un nœud ou une ganse. La ceinture qu’il forme entoure le corps sans le serrer.

Par-dessus le yalek les femmes portent un gebbeh, qui est en drap pendant l’hiver. Les manches de ce surtout s’arrêtent au coude; il est échancré dans le haut; il ne croise point sur la poitrine et reste ouvert; il est simple ou orné de broderies. Quelques dames le remplacent par une espèce de spencer appelé saltah.

La coiffure se compose d’une petite calotte rouge en laine autour de laquelle sont élégamment roulés, en forme de turban, un ou plusieurs mouchoirs de crêpe, de mousseline blanche ou peinte, plus ou moins richement brodée.

A la partie postérieure du bonnet est attachée une plaque ronde, bombée, de trois pouces environ de diamètre, nommée qours. Les femmes de classe inférieure ont cette plaque simplement en or; chez les dames riches, elle est garnie de pierreries.

Les cheveux de la partie antérieure de la tête tombent en boucles sur les tempes ou sont ramenés en bandeaux. Les Égyptiennes, de mêmes que nos dames d’Europe, rejettent la masse de leurs cheveux en arrière; mais, au lieu de les arrêter sur la tête, /325/ elles les laissent retomber sur leur dos; elles les divisent en petites tresses; elles en forment depuis onze jusqu’à trente-cinq, mais attachent assez d’importance à ce que le nombre soit impair. Elles font entrer dans la composition de ces tresses trois légers cordons de soie noire; de petites paillettes ou des bijoux en or sont attachés à ces cordons. Chacune des tresses est terminée par un ornement en or, une grappe de perles ou simplement une pièce de monnaie percée à son bord. L’ensemble de cette coiffure est appelé sefé.

Les bijoux, les perles, les diamants, employés à profusion, brillent du reste en riches pendants aux oreilles de la dame du harem, se roulent en nombreux colliers autour de son cou et chargent ses doigts de bagues étincelantes.

En général les dames égyptiennes ne portent point de bas. La peau de leurs pieds, souvent lavés dans une eau parfumée, est aussi douce que celle de leurs mains; leurs ongles, coupés très-ras, sont teints avec le henneh. Les plus recherchées dans leur toilette vont jusqu’à garnir leurs orteils d’anneaux aussi précieux que ceux qui parent leurs mains. Une espèce de soulier (mezz) en maroquin jaune ou en velours richement brodé chausse ce pied, dont la coquetterie aime encore à relever la beauté naturelle par l’éclat du luxe; mais, très-découvert, c’est à peine s’il en cache les extrémités; dépourvu de rebord par derrière, il laisse au talon toute sa liberté. Le mezz tient lieu de bas aux dames; /326/ elles le portent sur les divans et les tapis. Lorsqu’elles doivent marcher ailleurs, elles ont des babouches, espèces de pantoufles en maroquin jaune dont la pointe est aiguë et recourbée; quand elles sortent, elles passent leurs pieds et leurs jambes dans de petites bottes, également en maroquin jaune, dont le but est d’éviter que la jambe puisse être découverte.

Le costume que je viens de décrire est celui qui est porté dans l’intérieur du harem. Quelques parties en sont assez gracieuses et élégantes; mais celui qui couvre les femmes en public les fait ressembler à nos religieuses ou plutôt aux dominos de nos bals.

En effet, quand elles sortent, elles s’affublent d’une grande chemise en soie noire (sableh), par-dessus laquelle elles placent un immense voile en taffetas, nommé habbarah, qui enveloppe tout le corps. Un autre voile en mousseline cache de leur visage tout, excepté les yeux. Le habbarah des femmes mariées est noir; celui des jeunes filles est blanc. Les femmes de condition inférieure, qui n’ont pas de habbarahs en étoffe de soie, se servent du même vêtement en tissus de fil et de coton, à fond bleu et carrelé. Il porte alors le nom de milayeh.

55. Modifications récentes au costume des femmes riches. — Quoique la mode ne fasse guère plus sentir ses caprices aux femmes qu’aux hommes, néanmoins, depuis peu d’années, leur costume a éprouvé en Égypte des modifications, je dirai même des améliorations. Ainsi maintenant la coiffure n’est plus /327/ alourdie par des turbans massifs, surchargés, de bijoux. Le sefé n’est presque plus en usage; les cheveux sont tressés et relevés sur la tête. On ne laisse pas, comme autrefois, les chemises par-dessus les pantalons. Le yalek n’est plus aussi long; ses manches s’arrêtent au poignet; il n’est plus échancré sur la poitrine et se boutonne ou se croise sur cette partie du corps comme les robes des dames de l’Europe. Le gebbeh est entièrement abandonné; il n’est porté que par les vieilles femmes. L’usage des bas s’est répandu parmi les dames de la haute société. Les étoffes brochées d’or sont négligées; les tissus en mousseline simple les ont remplacées.

En un mot, toutes ces réformes de costume se sont opérées au profit du bon goût et aux dépens de la prodigalité et d’un luxe inintelligent.

56. Des femmes de classe moyenne. — Les femmes qui ne sont pas nées dans les dernières classes de la société portent, au lieu de la chemise en toile, une chemise de soie et des souliers (marqoubs), dans lesquels leurs pieds sont loin d’être emprisonnés.

57. Des femmes du peuple. — Le vêtement des femmes du peuple est beaucoup plus simple: il se compose d’une ample chemise en toile bleue, à manches très-larges; au-dessus elles portent une chemise blanche et un caleçon. En général elles n’ont point de chaussure.

58. Logement des femmes. — Harem. — Dans la maison turque, une partie, séparée de celles qu’habitent ou fréquentent les hommes, est spéciale- /328/ ment consacrée au logement des femmes. Elle est vulgairement appelée harem. On se fait en Europe une fausse idée du harem; ce mot est souvent confondu avec celui de sérail, par lequel les Turcs désignent proprement un palais. Les musulmans appliquent le mot de harem non-seulement à l’appartement qu’habitent les femmes, mais aux personnes mêmes que cet appartement renferme.

La distribution intérieure du harem n’a rien de particulier. Il contient, ainsi que le logement des hommes, le divan, salle de réunion où les dames de la maison se voient entre elles et reçoivent les visites de leurs amies; puis des chambres pour chacune d’elles, et d’autres pièces affectées à leurs esclaves, à leurs domestiques et aux besoins du ménage. On évite autant que possible d’avoir sur la rue les fenêtres de ces appartements; ils prennent le jour du côté du jardin ou de la cour de la maison. Des grillages en bois, travaillés avec art, en couvrent les fenêtres et opposent une barrière jalouse aux rayons du soleil et aux regards indiscrets.

On s’imagine généralement en Europe qu’un harem est une sorte de lieu de prostitution, où le libertinage d’un peuple énervé a placé le théâtre exclusif des jouissances sensuelles les plus nombreuses et de la plus abrutissante débauche. On se trompe; un ordre sévère, une rigoureuse décence, régnent dans le harem, et font que, à bien des égards, il ressemble à nos établissements monastiques.

/329/ 59. Personnel du harem. — Il ne faut pas croire que, même dans les harems qui renferment un grand nombre de femmes, toules soient destinées aux plaisirs du maître. Le harem d’un homme riche nécessite un grand train de maison et demande, pour les besoins du service intérieur, beaucoup de servantes. Celles-ci sont ordinairement des négresses, et on conçoit qu’elles doivent former elles seules la plus grande partie des femmes du harem.

De plus, chaque épouse a autour d’elle une espèce de petite cour: elle a des esclaves attachées à sa personne et qui remplissent auprès d’elle à peu près les mêmes offices que les esclaves dont se compose la maison d’un homme. Ainsi elle a une secrétaire, une trésorière, des dames de compagnie, chargées, l’une du service de la table, l’autre de la garde-robe, celle-ci du café, celle-là de la pipe, etc. C’est un honneur pour une dame d’avoir beaucoup d’esclaves. Lorsqu’elle sort elle les mène à sa suite et en fait parade comme d’un luxe brillant. C’est ainsi que les Mamelouks d’autrefois mettaient une grande gloire à se faire accompagner par un nombreux et splendide cortège, témoignage vivant de leur richesse et de leur puissance.

Mais ces esclaves mêmes, qui occupent auprès des épouses les charges d’honneur et de confiance, ont à leur tour des servantes, et l’on voit combien de cette manière le nombre des femmes du harem se multiplie. Ainsi on peut dire que, dans un harem de deux cents femmes, il y en aurait beaucoup plus de /330/ cent cinquante qui seraient inconnues du maître. Je n’ai pas besoin d’ajouter que les harems de deux cents femmes sont très-rares et que les premiers dignitaires de l’empire peuvent seuls prétendre à entretenir dans leur maison une population féminine aussi nombreuse.

60. Vie du harem. — Les femmes musulmanes sont loin de se considérer comme malheureuses de la réclusion du harem. Nées pour la plupart dans son enceinte, elles y sont parvenues jusqu’à leur jeunesse sans savoir qu’il pût exister pour les personnes de leur sexe un autre séjour et une manière de vivre différente. C’est le harem qui a été le théâtre des jeux de leur enfance, de leurs premières occupations, de leurs premières joies, de leurs premiers soucis. Or les vicissitudes de plaisir et de peine, de travail et de repos, forment tout aussi bien la trame de la vie dans le harem oriental que sur la scène libre que l’Occident a ouverte à l’existence de ses femmes. On a dit avec une profonde raison, depuis longtemps, que l’habitude est une seconde nature: la vie du harem est, à ce titre, la nature pour les femmes musulmanes, accoutumées à se mouvoir dans ce cercle, la pensée ne leur vient pas de le franchir: aussi leurs désirs et leurs pensées en respectent-ils sans effort les limites, consacrées par le temps, la religion et les mœurs. Lorsque arrivées à l’époque du mariage, elles ont passé du harem de leur mère dans celui de leur époux, elles sont entourées de jouissances nouvelles, et leur cœur, dans lequel une /331/ éducation raffinée n’a pas allumé des passions inquiètes et dangereuses, va au-devant du bonheur que leur offre la vie qui s’ouvre à elles. Les soins que leurs époux leur prodiguent rendent ce bonheur facile à atteindre. Tout ce qu’un musulman a de beau et de riche, il le consacre à son harem; il aime à répandre une somptueuse magnificence dans le logement de ses femmes, tandis qu’il se contente pour lui-même des appartements les plus modestes, et ne se permet du luxe qu’en armes et en chevaux. Du reste, quoique les femmes passent pour être esclaves en Orient, là, comme partout ailleurs, elles exercent une grande influence. Plus d’un événement politique a eu son ressort caché dans les mystères du harem. Plus d’un sultan a plus d’une fois accordé aux irrésistibles sollicitations d’une épouse favorite la nomination d’un grand vizir ou l’avancement rapide d’un officier de sa cour. L’empire que les femmes préférées exercent sur leur époux est souvent mis à profit. Les dames musulmanes se voient sans obstacle, et c’est dans leurs visites qu’elles se demandent réciproquement, pour leurs époux ou pour leurs familles, des faveurs que, sûres de l’ascendant dont elles jouissent auprès de leurs maîtres, elles savent bien pouvoir obtenir de leur complaisante soumission.

61. Prérogatives chevaleresques accordées anx femmes. — Pendant la guerre, les femmes sont toujours respectées; le combattant malheureux qui a pu se réfugier dans un harem est épargné. Autrefois /332/ cette prérogative tutélaire, accordée aux femmes dans un esprit chevaleresque, pouvait couvrir de sa protection les jours mêmes d’un criminel. Bien plus, du temps des Mamelouks, le coupable qui était condamné à la peine capitale était conduit au supplice les yeux bandés; car, s’il eut rencontré et pu voir un harem sur sa roule, en touchant la robe de l’une des femmes du cortège, il aurait sauvé sa vie.

62. Visites des dames du harem. — Les dames musulmanes ne reçoivent d’autre homme que leur maître. Si quelquefois le médecin est appelé dans le harem, on a soin de faire couvrir la malade sous ses voiles, et un eunuque assiste à la visite. Mais le harem est ouvert à toutes les femmes, quelle que soit du reste leur religion. C’est surtout par les dames chrétiennes et juives que l’on connaît beaucoup de détails intimes sur ces cloîtres des musulmans. Les visites des femmes se prolongent quelquefois pendant plusieurs jours; tant qu’une dame étrangère est dans le harem, le maître lui-même de la maison se fait un scrupuleux devoir de ne pas y entrer, quelque longque soit le séjour qu’elle y fasse.

63. Occupations des femmes. — Les femmes musulmanes ne reçoivent pas d’éducation intellectuelle. Les musulmans croient qu’elles sont, sous le rapport de l’inlelligence, dans un état d’infériorité très-grand en égard à l’homme. On sait que Mahomet, à cause de cette infériorité, ne leur a pas imposé la rigide observation des devoirs purement religieux. /333/ Plusieurs docteurs sont même allés jusqu’à douter qu’elles eussent une âme. Elles ne savent en général ni lire, ni écrire; mais elles s’adonnent à la couture, au tissage, à la broderie, aux soins domestiques, aux détails du ménage; elles égayent leurs loisirs par des jeux: elles font venir dans leurs appartements des chanteuses et des almées, sur les divertissements desquelles nous parlerons dans un des paragraphes suivants.

Les femmes de classe aisée ne sortent guère que pour se rendre aux bains, et visiter leurs parents et quelquefois leurs amies. On les rencontre à pied ou montées sur des baudets et suivies de domestiques.

Les femmes des fellahs vont librement: leurs maris les envoient quelquefois vendre leurs denrées dans les marchés.

64. Leur opinion sur leur état. — C’est avec étonnement que les femmes musulmanes se sont entendu dire plusieurs fois par nos dames européennes qu’elles sont malheureuses de ne pas pouvoir se montrer en public. Elles font des réponses naïves et piquantes au sentiment de commisération qu’on exprime sur leur état. Si nos dames leur demandent à quoi leur servent les parures qu’elles sont forcées de cacher, ainsi qu’elles-mêmes, à tous les yeux: « Elles nous servent. répondent-elles, à paraître convenables aux yeux de notre seigneur: et vous, ajoutent-elles, est-ce, non pour vos maris, mais pour les autres hommes et les autres femmes que vous vous parez? » Lorsqu’on leur dit qu’elles sont bien à plaindre de ne /334/ pas pouvoir sortir et aller partout: « Vous êtes bien plus malheureuses que nous, répliquent-elles; si nous avons besoin d’acheter quelque chose, nous faisons venir les marchands chez nous; vous, vous êtes forcées d’aller les chercher dans leurs boutiques, » etc.

65. Usage des bains. — Les femmes musulmanes vont souvent au bain. Les bains de vapeur sont pour elles des lieux de réunion où elles se racontent les petits incidents de leur vie domestique, où elles causent de tout ce qui les concerne, où elles nouent quelquefois des intrigues politiques et arrangent les mariages.

66. Anecdote racontée par Napoléon. — Napoléon raconte, dans ses Mémoires, une petite conjuration ourdie dans les bains publics, et que j’aime à rappeler, car elle prouve que le séjour de ce grand homme en Égypte avait ému tous les sentiments, excité toutes les imaginations, même celles des femmes, et paraissait devoir commencer pour tous, en Orient, un nouvel ordre de choses. « Le général Menou, ayant épousé une femme de Rosette, la traita à la française. Il lui donnait la main pour entrer dans la salle à manger; la meilleure place à table, les meilleurs morceaux étaient pour elle. Si son mouchoir tombait, il s’empressait de le ramasser. Quand cette femme eut raconté ces circonstances dans le bain de Rosette, les autres conçurent une espérance de changement dans les mœurs, et signèrent une demande au sultan Kébir pour que leurs maris les traitassent de la même manière. »

/335/ 67. Caractère des femmes. — Les femmes égyptiennes prennent, dans l’éducation qu’elles reçoivent, l’habitude de la soumission et du respect. Comme elles n’ont pas de rapport avec les hommes, il est rare qu’elles puissent nouer des intrigues amoureuses, et l’honneur des maris est plus en sûreté en Orient qu’en Europe. Toutefois, il faut l’avouer, forcées de rester vertueuses jusqu’à l’époque de leur mariage, parce qu’elles doivent donner à leurs parents et à leurs maris des preuves irrécusables de virginité, elles deviennent moins scrupuleuses lorsqu’elles sont mariées. L’honnêteté des femmes n’est jamais appuyée, en Orient, sur de solides principes de morale; la crainte seule les retient, mais non le respect d’elles-mêmes. Aussi leurs époux les tiennent-ils sous une étroite surveillance; la sûreté de leur honneur dépend de la continuité de leur vigilance et de la prudence de leurs précautions.

Les femmes égyptiennes ont beaucoup de penchant à la volupté. Elevées dans des habitudes d’indolence, il n’est pas étonnant qu’elles soient paresseuses et molles. Leur principal objet est de plaire à leurs époux. Il en est qui s’adonnent aux soins du ménage; mais un état de maison est bien moins difficile à conduire en Orient qu’en Europe.

On ne voit jamais, en Égypte, de femme mariée vivre en concubinage avec un autre homme.

68. Prostituées. — De même que la religion de Moïse et celle de Jésus-Christ, l’islamisme a sévèrement condamné la prostitution. Elle est rare en Tur- /336/ quie. Mais l’Égypte, qui se distingue des autres parties de l’Orient sur un grand nombre de points, et principalement par un extrême relâchement de mœurs, a fait plus encore que tolérer les femmes publiques. Ces malheureuses, qui y étaient très-répandues, avaient formé, jusquà ces derniers temps, une corporation qui avait ses chefs, ses règlements, et payait au trésor une redevance annuelle très-considérable. Le gouvernement a volontairement renoncé à cette branche de revenu. Il a supprimé la prostitution. Il est vrai qu’il existe encore beaucoup de femmes publiques; mais elles sont cachées. Quoique cette mesure ait eu un but moral, elle a produit un effet déplorable en faisant faire des progrès à un vice plus honteux, plus dégoûtant que le libertinage, la pédérastie. Je ne serais pas éloigné de penser que la considération d’un aussi triste résultat ne portât le gouvernement à tolérer de nouveau l’existence de la prostitution.

Je crois que cette plaie sociale est alimentée en Égypte plus encore par l’abus du divorce que par le tempérament voluptueux des Égyptiennes. Les prostituées sont en général des femmes répudiées qui ont pris en dégoût la servitude de la vie conjugale, ou qui, ne pouvant se remarier, n’ont eu d’autre moyen d’existence que la prostitution.

69. Eunuques. — C’est ici sans doute qu’il convient de dire un mot des déplorables argus des harems, les eunuques. Ce sont les seuls hommes qui entrent dans le logement des femmes, dont la vertu /337/ est confiée à leur garde. Il n’est pas rare de les voir jouir en même temps, pour tromper l’un ou les autres, de la confiance du maître et de celle de ses femmes.

L’horrible usage des eunuques remonte à l’antiquité la plus reculée. On attribue à une reine à demi fabuleuse, Sémiramis, l’invention de cette mutilation atroce. Tous les monarques asiatiques profitèrent, pendant l’antiquité, du legs que cette princesse avait fait à leurs sombres et jalouses amours.

Les Grecs du Bas-Empire conservèrent l’usage des eunuques. Un de ces infortunés, l’eunuque Narsès, fut, après Bélisaire, le meilleur de leurs généraux, et releva un moment leurs affaires en Italie.

Quoique la loi de l’islamisme condamne la mutilations, les musulmans ont continué à l’opérer; on dirait que cette barbare coutume est la compagne obligée de la polygamie.

Dans la Turquie d’Asie et d’Europe, les grands seigneurs sont les seuls à peu près à jouir du privilège d’avoir des eunuques. En Afrique, au contraire, et surtout en Égypte, il sont plus répandus, et c’est sans doute parce qu’il est plus facile de s’y procurer les sujets convenables.

70. Lieux où l’on fait des eunuques. — C’est exclusivement en Égypte que la mutilation est aujourd’hui pratiquée. C’est ce pays qui fournit les eunuques aux harems. Il en fait un trafic que la cherté des malheureux qui subissent cette horrible dégradation rend assez lucratif.

Syout, Girgeh sont les seules villes où s’accomplit /338/ l’opération de la castration. Croirait-on que les exécuteurs de cette œuvre ignoble sont des chrétiens, des prêtres même, des cophtes? Ces hommes, rebut et honte de la religion dont ils usurpent le nom glorieux, sont flétris par l’opinion, dans les lieux mêmes où ils exercent leur industrie, coupable de lèse-humanilé.

Le village de Zawy-el-Dyr, près de Syoul, est la métropole des mutilateurs; trois cents eunuques environ sortent annuellement de leurs mains. Leurs victimes sont de jeunes nègres de six à neuf ans, amenés par les caravanes du Sennâr ou du Darfour; on les vend ordinairement, suivant les chances de vie ou les qualités qu’ils possèdent, de quinze cents à trois mille piastres (de 325 à 750 fr.).

71. L’opération. — La mutilation est ordinairement pratiquée pendant l’automne; cette saison est regardée en effet comme la plus favorable. Les opérateurs ou plutôt les bourreaux ne se bornent pas, ainsi qu’on le croit généralement, à la castration; ils tranchent avec un rasoir toutes les parties extérieures de la génération. Puis ils versent de l’huile bouillante sur la blessure qu’ils ont faite et placent un tuyau dans la portion restante du canal de l’urètre. Ils répandent ensuite sur la plaie de la poudre de henneh; enfin, ils enterrent les patients jusqu’au-dessus du ventre et les laissent dans cet état pendant vingt-quatre heures. Lorsqu’ils les retirent, ils les pansent avec un onguent composé d’argile et d’huile.

72. Honneurs rendus aux eunuques. — Le quart /339/ des enfants qui subissent cette opération ne survivent pas à ses suites; ceux qui conservent la vie sont condamnés à une existence étiolée et souffrante. Il est vrai que les musulmans les entourent de beaucoup de considération. A Constantinople, par exemple, le chef des eunuques est l’un des personnages les plus importants de la cour; sous le sultan Mahmoud, on a vu un eunuque, élevé à la dignité de pacha, commander les armées de la Porte. Mais aucune marque de distinction, aucune faveur, ne saurait compenser pour ces êtres la perte de leur qualité d’homme, qui influe d’une manière si triste sur leur caractère moral.

73. Leur caractère. — On reconnaît, en général, un eunuque à sa physionomie extérieure: il est sans barbe, il a de l’obésité, sa voix est féminine. L’eunuque est orgueilleux; mais sa fierté a quelque chose de sombre. Il est méchant, ombrageux, irascible, et ces défauts sont la conséquence de la conscience qu’il a de sa dégradation. Il est ordinairement dévot; il cherche dans les pratiques austères de la religion un dédommagement au sentiment de son infériorité physique. Il est des eunuques qui aiment la société des femmes, on en voit même qui se marient.

74. Suppression des eunuques. — Certes, s’il a jamais existé des crimes dont la société entière soit coupable, aucun, parmi eux, ne surpasse celui par lequel l’usage des eunuques a été créé et maintenu. L’esclavage a été activement attaqué de nos jours, non-seulement par les philosophes, mais encore par les /340/ gouvernements, et l’Europe marche rapidement vers l’époque de son entière abolition. Mais l’usage des eunuques est un double outrage fait à la nature, une violation simultanée de ses lois physiques et de ses lois morales, et néanmoins je ne sache pas que les nations qui sont à la tête de la civilisation moderne, et qui ont réuni leurs efforts pour faire cesser la traite des nègres, aient rien tenté pour détruire l’usage des eunuques. L’intervention européenne si funeste aujourd’hui à l’empire ottoman qu’elle comprime sous le poids de mille intérèts politiques, dont la lutte sans issue l’énervé et le ruine; cette intervention aurait pu lui être utile, et bien mériter de l’humanité, en le dirigeant, en l’encourageant, en le soutenant dans ses réformes civilisatrices. Or, parmi celles-ci, l’une des plus louables eut été sans contredit l’abolition des eunuques. Pour l’honneur de l’Europe, je souhaite que les cabinets songent à l’obtenir du sultan et du vice-roi d’Égypte. Je suis persuadé qu’il leur suffirait d’exprimer à ce sujet leur désir philanthropique pour le voir promptement satisfait. Méhémet-Ali, qui est connu pour sa docilité aux utiles et nobles avis, mérite presque aussi précieux que la spontanéité des grandes idées, s’empresserait sans doute d’écouter leurs remontrances, et l’Égypte ne serait bientôt plus le théâtre d’une pratique qui ne peut pas être tolérée par notre siècle.


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§ VI.

Mariage, polygamie, divorce.

Mariage. — Polygamie en Égypte. — Divorce. — Causes de la polygamie et du divorce en Orient. — Leurs effets.

75. Mariage. — Dans une contrée où la polygamie et le divorce sont en vigueur, le mariage ne peut pas être une affaire d’une importance capitale, et, comme chez nous, où il contient en germe les destinées de l’homme et de la femme, être considéré comme l’acte le plus grave de la vie. En Orient, l’amour ne prélude pas à l’union des époux. La claustration du harem interdit à l’homme de connaître, même de vue, la femme qui lui est destinée. Souvent le mariage est arrangé par les parents, lorsque les fiancés sont encore enfants, et lorsqu’ils sont arrivés à l’âge nubile leur volonté est à peine consultée. Les noces amènent donc de fréquentes déceptions, dont la réparation est demandée à un prompt et facile divorce. Aujourd’hui, les inconvénients de cette manière illogique de contracter l’union conjugale ont été adoucis à certains égards. Les parents sont moins sévères; non qu’ils permettent jamais à un jeune homme de voir ni de parler à une jeune personne; mais ils consultent avec plus de soin les convenances d’âge et de caractère moral et physique. Avant le mariage, /342/ la mère et les parentes les plus proches du jeune homme vont rendre visite à sa future dans son harem, et peuvent prendre par elles-mêmes des informations précises sur sa beauté ou sa laideur, sur ses défauts ou sur ses qualités.

En Orient, les femmes n’apportent pas de dot à leurs maris; ceux-ci au contraire doivent leur faire un douaire (Mahr). Chez les personnes d’une certaine aisance, ce don s’élève ordinairement à la somme de dix bourses (plus de douze cents francs). Il est moindre pour les veuves ou les femmes divorcées (1).

(1) Toutes le cérémonies qui se rapportent au mariage sont indiquées dans l’un des paragraphes suivants.

76. Polygamie en Égypte. — Nous avons vu que la loi musulmane permet à un homme d’avoir quatre épouses et un nombre illimité de concubines, en d’autres termes qu’elle sanctionne la polygamie; mais on s’abuserait, si l’on croyait que la licence donnée par la religion est communément mise à profit. La plupart des Égyptiens n’ont qu’une femme. Il serait impossible qu’il en fût autrement, à moins que le nombre des femmes ne dépassât considérablement celui des hommes; or, en Égypte, la population féminine balance à peu de chose près la population mâle. D’ailleurs, l’entretien d’un nombreux harem exige de fortes dépenses, et n’est qu’à la hauteur d’une grande fortune; aussi la polygamie n’est-elle pratiquée que dans les sommités de la société. Un homme de classe inférieure a quelquefois deux ou plusieurs épouses dont chacune subvient par son /343/ travail aux frais de son entretien; mais en moyenne, on peut évaluer qu’en Égypte, il n’est pas plus d’un homme sur vingt qui jouisse de la prérogative de la pluralité des femmes.

77. Divorce. — Une institution qui a beaucoup d’analogie avec la polygamie, et dont la pratique est poussée jusqu’au scandale, c’est le divorce. La polygamie permet d’avoir un nombre illimité de femmes à la fois; le divorce, de les posséder l’une après l’autre. Il n’y a entre la première et le second d’autre différence que celle qui distingue la simultanéité des jouissances, de leur succession. Au fond, ils ont la même nature. Nés des mêmes causes, ils doivent produire les mêmes résultats.

J’ai déjà dit que l’on voit en Égypte des Arabes qui ont divorcé cinquante fois: c’est là une exception; mais ceux qui ont répudié dix, douze et même vingt femmes sont beaucoup moins rares. Les Turcs respectent davantage le lien conjugal; chez eux, la polygamie est très-peu pratiquée; ils ont encore moins recours au divorce.

78. Causes de la polygamie et du divorce en Orient. — Les rapports de l’homme avec la femme ont été de tout temps en Orient empreints d’un caractère particulier, entièrement opposé à celui qu’ils ont présenté en Europe. Ce contraste a été l’objet des méditations approfondies des philosophes, des publicistes et des physiologistes.

En Occident, tous les peuples, les Grecs comme les Gaulois, les Germains comme les Romains, ont /344/ observé la monogamie; en Asie, tous, depuis les Persans jusqu’aux Turcs, ont permis à l’homme d’entretenir plusieurs femmes.

Le christianisme, qui a donné à la civilisation européenne cette magnifique impulsion dont nous voyons aujourd’hui les admirables résultats, a prêché l’austérité des mœurs, l’unité et l’indissolubilité du mariage. L’Occident tout entier a écouté sa voix, a exécuté ses commandements. Le mahométisme, au contraire, a permis la polygamie, a consacré l’infériorité morale de la femme; un lot immense lui est échu. La plus grande partie de l’Asie, rebelle aux apôtres du Christ, s’est ralliée autour de l’étendard du Prophète.

Mais les rapports de l’homme avec la femme sont, au point de vue social, d’une importance fondamentale. Ils exercent une influence immense sur la famille et, par conséquent, sur la société tout entière. Il serait donc d’un haut intérêt de découvrir les causes qui les font varier, suivant les latitudes et les hémisphères.

La principale cause de la polygamie parait être exclusivement physique. Montesquieu a observé que, dans les pays chauds, il existe entre les deux sexes une inégalité naturelle: « Les femmes, dit-il, y sont nubiles à huit, neuf et dix ans. Ainsi, l’enfance et le mariage y vont presque toujours ensemble. Elles sont vieilles à vingt ans. La raison ne se trouve donc jamais chez elles avec la beauté. Quand la beauté demande l’empire, la raison le fait refuser; quand /345/ la raison pourrait l’obtenir, la beauté n’est plus. Les femmes doivent être dans la dépendance, car la raison ne peut leur procurer dans leur vieillesse un empire que la beauté ne leur avait pas donné dans la jeunesse même. Il est donc très-simple qu’un homme, lorsque la religion ne s’y oppose pas, quitte sa femme pour en prendre une autre, et que la polygamie s’introduise. »

L’illustre penseur me paraît avoir exposé avec sa profondeur habituelle la vraie cause de la polygamie, de la fréquence du divorce en Orient et de l’état d’infériorité dans lequel la femme s’y trouve placée vis-à-vis de l’homme.

79. Effets de la polygamie. — Mais cette cause, si matérielle dans son origine, a eu les conséquences morales et politiques les plus vastes; c’est à elle qu’il faut attribuer l’état d’infériorité dans lequel, depuis plusieurs milliers d’années, les peuples orientaux végètent eux-mêmes; c’est la polygamie qui les a pétrifiés dans cette apathique et abrutissante immobilité, signe certain de la décrépitude des nations; c’est elle qui les a abattus aux pieds de tous les conquérants occidentaux qui ont entrepris de les soumettre; c’est elle qui appelle sur eux l’action de l’Europe, sous la seule influence de laquelle ils pourront se retremper et se relever de leur abaissement actuel.

Les funestes conséquences de la polygamie ont été présentées avec une mâle éloquence par mon illustre ami le professeur Lallemand dans un tableau rapide et esquissé à grands traits. Je pense que mes lecteurs /346/ me sauront gré de citer ici ses énergiques paroles (1).

(1) Des pertes séminales involontaires, p. 635-39.

« Dès la plus haute antiquité, l’Orient et l’Occident sont en présence. C’est d’abord la guerre de Troie, due à l’enlèvement d’Hélène par le plus lâche des enfants de Priam; c’est plus tard l’impulsion en sens contraire qui amène l’invasion des Perses; puis, de nouveau, la réaction de la Grèce, la retraite des Dix mille, l’expédition d’Alexandre; puis, quand cette puissance est détruite, vient celle de Rome, qui étend aussi ses conquêtes en Afrique et en Asie...

« Au milieu de ces luttes renaissantes un phénomène caractéristique domine tous les autres. Partout on voit quelques poignées d’hommes libres renversées par des nuées d’esclaves conduits par des despotes efféminés.

« Ces caractères distinctifs, signalés par tous les auteurs de l’antiquité, se sont conservés jusqu’aujourd’hui sans altération.

« A quoi peut on attribuer une opposition si constante? A la race? Mais les Turcs, les Égyptiens, les Persans, etc., sont, comme nous, de race caucasique. Au climat? Mais les Anglais conservent leur énergie, leur activité, leur persévérance, au milieu des Indous, et c’est à cela seul qu’on peut attribuer l’étonnant succes d’une conquête aussi gigantesque. Faut-il s’en prendre aux institutions po- /347/ litiques ou religieuses? Mais elles sont l’ouvrage des hommes; d’ailleurs, de part et d’autre, les formes de gouvernement, les religions ont changé, sans amener aucune modification dans les deux types primitifs.

« Il n’y a qu’une chose qui soit resiée invariable des deux côtés, c’est ce qui concerne le mariage. Dans tout l’Orient la polygamie a toujours été admise; tous les peuples d’Occident, au contraire, se sont constamment montrés attachés aux principes de la monogamie.

« Pour peu qu’on réfléchisse à l’affaiblissement physique et moral produit par les excès vénériens, on comprendra facilement les différences que des institutions aussi opposées doivent amener dans l’existence des deux peuples. Je sais bien que ces excès ne sont pas rares chez nous; mais il est évident que la satiété doit plus tôt y mettre un terme; qu’elle doit faire rechercher davantage, dans les rapports conjugaux, les jouissances intellectuelles et morales.

« Chez les Orientaux, la variété rallume les désirs éteints, réveille les sens engourdis; tout gît pour eux dans les plaisirs physiques. S’ils rencontrent un Européen, ils le regardent comme médecin, et ne tardent pas à lui demander des secrets pour multiplier et prolonger leurs jouissances. Le commerce le plus important de leurs droguistes est celai des opiats, des pastilles, des préparations aphrodisiaques les plus variées; la vente en est publique; leur but est avoué; rien ne paraît plus naturel chez un peuple dominé par les idées erotiques.

/348/ « Il est vrai qu’il faut être riche pour avoir un harem nombreux, que les concussions des grands peuvent à peine suffire aux dépenses d’un sérail ruineux. Mais ce sont les sommités qui donnent l’impulsion: le peuple les imite toujours autant qu’il peut.

« D’ailleurs il faut des eunuques partout où il y a des femmes à garder. La prévoyance croît avec les motifs d’ombrage, et la mutilation finit par être portée jusqu’aux derniers raffinement de la jalousie la plus barbare. Certes, l’esclavage est bien odieux! mais il n’est pas comparable à ce lâche attentat contre l’humanité. L’esclave le plus avili peut un jour devenir un héros; quelle que soit sa misère, elle doit faire envie à l’eunuque.

« Ce n’est pas tout; la possession inutile, dangereuse, de tant de femmes par les privilégiés de la fortune, amène forcément la pénurie dans le reste de la société, par la même raison que les profusions, les dilapidations des cours ne se payent qu’aux dépens de la misère publique. Aussi la sodomie est-elle populaire dans tout l’Orient, elle s’y montre sans entraves et sans pudeur. Quelle énergie morale peut-il rester à des hommes vautrés dans de pareilles turpitudes?

« Enfin la femme, étant pour un Oriental un objet de trafic, ne peut plus lui paraître qu’un être abject, impur, de beaucoup inférieur à lui; c’est une marchandise à laquelle il demande la fraîcheur, des formes agréables; mais pour de l’intelligence, /349/ des qualités morales, de la vertu, il n’y pense seulement pas. D’ailleurs la dégradation produite par l’habitude de l’esclavage porte, chez elle aussi, ses fruils délétères.

« Entre de pareilles mains, quelle éducation morale la première enfance pourrait-elle recevoir? Quel respect le fils conserverait-il pour sa mère, quand il la voit rudoyée, frappée par le plus misérable des eunuques, avec l’approbation de son père? Quelle amitié peut-il exister entre des frères issus de femmes qui se détestent? Sans les vertus domestiques, que deviennent toutes les autres?

« Ainsi la polygamie n’agit pas seulement d’une manière directe sur les maîtres efféminés des harems et des sérails, elle étend son influence corruptrice à tout le reste de la population, et ceux qui ne sont exposés qu’à être énervés par des excès vénériens sont encore supérieurs, sous tous les rapports, à tout ce qui les entoure. C’est entre leurs mains que tombent l’influence et le pouvoir; ce sont eux qui ont encore le plus d’activité et d’énergie; eux seuls peuvent conserver quelque vie à la société orientale, il suffisait donc de s’occuper d’eux pour prendre une idée du reste.

« Tel est l’Orient, etc. »

Les fâcheux résultats de la polygamie ne pouvaient être présentés avec plus de force et de vérité que dans le fragment que je viens de citer. Mais il est impossible qu’un usage dont l’origine se perd dans les traditions les plus reculées d’une vaste contrée, /350/ que le climat encourage, que la religion autorise, puisse être supprimé de longtemps. L’influence seule de nos idées, en s’étendant sur l’Asie, en relevant la dignité des nations qui l’habitent, pourra le faire disparaître.


§ VII

Les enfants.

Premiers soins qu’on leur donne. — Leur education.

80. Premiers soins qu’on leur donne. — Le principal but du mariage en Égypte, c’est la progéniture; aussi, la naissance d’un enfant fait-elle une grande joie dans la famille. La stérilité est comme une malédiction du ciel pour une femme; elle est le sujet des plus grands reproches que puisse lui faire son mari. La considération dont jouit l’épouse est proportionnée à sa fécondité. L’opinion publique regarde comme inconvenant qu’un homme répudie la femme qui lui a donné un enfant, surtout si celui-ci vit encore.

L’amour maternel, s’il n’était pas, en Égypte comme partout, le sentiment le plus pur et le plus dévoué que la nature ait mis dans le cœur de la femme, y serait donc entretenu par l’intérêt. Les mères ont pour leurs enfants une tendresse, une indulgence, des attentions toutes particulières; elles les allaitent elles-mêmes. La loi mahométane leur défend de les /351/ sevrer avant l’âge de deux ans, à moins que leur mari ne les y autorise. Ceux ci leur permettent en général le sevrage à l’âge de dix-huit mois. Le décision du Prophète à cet égard me paraît inspirée par une haute raison. Dans un pays où les enfants succombent en très-grand nombre aux infections intestinales, le lait de la mère est certainement la meilleure nourriture qu’ils puissent recevoir.

Lorsque sa santé ne permet pas à la mère d’allaiter son enfant, elle prend une nourrice. L’esclave qui remplit cette fonction est considérée, en quelque sorte, comme faisant partie de la famille; elle acquiert des droits éternels au respect de ses nourrissons et à la reconnaissance de leurs parents.

Dans le plus bas âge, les enfants donnent peu de peine à leurs mères et à leurs nourrices. Ils poussent très-peu de vagissements. Ils ne sont pas emmaillotés comme les nôtres, ils croissent librement, et marchent dès l’âge de six mois.

Depuis l’âge de deux ou trois ans, jusqu’à sept ou huit, les enfants sont maigres, chétifs, et ils ont le ventre très-développé; ce qui vient sans doute de la mauvaise alimentation à laquelle ils sont soumis. Rien n’annonce en eux le beau type arabe qui les distingue lorsqu’ils arrivent à la jeunesse. En général, ceux de la haute société sont mal vêtus. Lorsqu’elles les font sortir avec elles, les mères, en enlevant au costume de leurs enfants tout ce qui pourrait faire supposer l’aisance, pensent les préserver du mauvais œil. Les enfants des pauvres restent tout /352/ nus. On voit souvent dans les rues et à la campagne leurs mères les porter en cet état, sur leurs épaules.

81. Leur éducation. — Jusqu’à l’âge de sept ans, dans la haute et moyenne classe, les enfants sont élevés dans le harem. La première éducation a une immense influence sur l’homme. Il est évident que celle que reçoivent ainsi les musulmans dans la société exclusive des femmes, doit laisser des traces profondes sur toute leur vie. En général, les enfants prennent dans le harem des mœurs très-douces. La pétulance n’anime pas leurs jeux; ils ne sont pas folâtres, espiègles. Dès l’âge le plus tendre, on forme leur caractère au calme et à la réserve. Dans les familles riches, on les initie au bon ton de l’étiquette musulmane, et l’on est souvent étonné de rencontrer dans les manières d’un enfant de cinq ou six ans l’aplomb et l’aisance d’un homme et d’un grand seigneur.

La circoncision s’opère à l’âge de six ans, et quelquefois plus tôt ou plus tard. C’est à peu près à la même époque que l’on commence à apprendre aux enfants à lire le Coran et à en écrire les versets. A huit ou neuf ans, ils ne sont plus sous la tutelle du harem. S’ils sont de famille riche, leurs parents font venir chez eux un maître pour les instruire. Leurs pères leur enseignent à s’acquitter des pratiques religieuses, à faire les ablutions, à réciter les prières. Le Prophète a ordonné aux enfants de dire leurs prières à l’âge de sept ans, et il a recommandé aux pères de battre leurs fils qui, à l’âge de dix ans, ne rempli- /353/ raient pas ce devoir. A peine ont-ils atteint leur douzième année, qu’on leur donne des fonctions militaires ou civiles qu’ils remplissent, dans le principe, sous la surveillance d’un gouverneur.

Dans les classes inférieures, les enfants sont envoyés à l’âge de sept ans dans les écoles publiques annexées aux mosquées; ils y apprennent à lire, on leur fait prendre ensuite un métier. Dès l’âge de sept ou huit ans, ils concourent activement aux travaux. Dans les campagnes, ils se rendent utiles en dirigeant les bœufs aux sakyès. Ceux que l’on destine à la carrière des ulé mas y entrent dans leur dixième ou douzième année. En un mot, les enfants sont très-précoces en Égypte. Ils parviennent bientôt à pouvoir gagner amplement leur vie.

Fin du tome premier.

Carte de l’Ègypte
avec l’indication des Villes Anciennes

Carte de l’Egypte
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[Mappa alla fine del I volume]