Aperçu général
sur
l’Égypte

Tome deuxième.

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Chapitre VI.

Mœurs del musulmans indigènes.

(Suite.)

§ 1.

Aliments et repas.

Nourriture. — Mets. — Ordre du service des mets. — Boissons. — Café — Sorbets. — Haschich. — Opium. — Repas. — Ustensiles employés dans les repas. — Étiquette du repas. — Imitation des Européens dans la manière de manger. — Nourriture des fellahs.

1. Nourriture. — Les musulmans font usage de beaucoup des aliments dont nous nous servons nous-mêmes. En fait de viande, ils aiment surtout celle du mouton; les personnes aisées mangent la chair du bœuf; les pauvres, celle du buffle; et les habitants du désert, quelquefois celle du chameau. Ils s’abstiennent des viandes prohibées, telles que celles du cochon, du cheval, de l’âne, etc. Ils se nourrissent peu de veau et d’agneau, parce qu’une loi musulmane recommande de ne pas tuer les jeunes animaux, de peur de nuire à la propagation de leurs /2/ espèces. Il y a rarement du gibier sur leur table; car, comme nous l’avons déjà vu, ils ne sont pas chasseurs, à cause de la difficulté qu’il y a d’égorger les animaux tués à la chasse. Ils usent du reste de beaucoup de précautions pour saigner complètement ceux dont ils font leur nourriture ordinaire; mais ils sont loin cependant de suivre les minutieuses cérémonies que prescrit à ce sujet la loi hébraïque. Ainsi il n’est pas nécessaire, chez eux, que la fonction d’égorgeur soit remplie par un homme revêtu d’un caractère particulier, muni d’un couteau spécial, etc. — Les Égyptiens mangent beaucoup de volailles, le poisson, mais non les coquillages et les crustacés, quoiqu’ils ne leur soient pas défendus. Ils aiment le lait et les œufs. Ils font une grande consommation de légumes, d’herbages de toutes sortes, et surtout de mauve, de bahmie, de meloukie, de méringeanes, de tomates, de courges, de choux, de lentilles, de fèves, de haricots, de lupins, de pois chiches. Les potagers qu’ils mangent crus sont: l’oignon, le concombre, le melon, la laitue, le pourpier (1). Ils font confire dans le vinaigre un grand nombre de végétaux (choux, colocases, concombres, etc.). Il est fâcheux qu’ils aient une espèce de prévention contre la pomme de terre, car ce légume leur serait très-utile. Les fruits du pays entrent aussi pour beaucoup dans leur alimentation.

(1) V. tome i, p. 102.
Ed. Bruxelles 1840: Tome I, chap. II, § II: Légumes ou plantes potagères.

/3/ Ils font la cuisine au beurre. Ils multiplient beaucoup les plats; mais il en est peu qu’ils préparent avec soin.

L’huile qui est consommée communément en Égypte est importée de la Syrie, de la Grèce, et notamment de i’île de Candie. Elle est de qualité très-inférieure; on ne l’emploierait, en Europe, que dans la fabrication. On fait bien venir de l’huile de Provence et de Lucques, d’excellente qualilé, mais les Européens et les gens riches du pays sont les seuls qui en fassent usage.

En Égypte, on ne fait que très-peu d’huile d’olive; les oliviers, nous l’avons déjà dit, y sont rares encore, et leurs fruits sont à l’huile et au sel. On extrait de l’huile des graines de laitue et de sésame. Quelquefois les Égyptiens pauvres se servent de l’huile de lin. Elle est très-grasse, acre par sa nature, et plus encore à cause des nombreux grains de moutarde qui s’y trouvent mêlés.

Les aromates sont employés en grande quantité dans la cuisine égyptienne; on consomme beaucoup de poivre, de piment rouge, de cardamome, de girofle, de cannelle, etc.

Les Égyptiens font un très-grand usage du citron, dont ils expriment le jus dans presque tous les mets. Leur vinaigre, fait avec des dattes, est de mauvaise qualité.

Le pain, pour lequel, comme nous l’avons déjà vu (1), ils professent le plus grand respect, est chez eux, /4/ comme en Europe, la base de l’alimentation; mais celui qu’ils pétrissent est loin de valoir le nôtre. Leur pâte est plus liquide; ils y mettent peu de levain et ne la font pas assez cuire. La forme de leurs pains diffère aussi de celle des nôtres: ce sont des gâteaux plats et massifs; cependant, depuis qu’il y a au Caire, à Alexandrie et dans plusieurs autres villes, des boulangers européens, on leur a donné les proportions usitées en Europe.

(1) V. tome i, p. 282.
Ed. Bruxelles 1840: Tome I, chap. VI, § IV: Sobriété.

2. Mets. — Le potage est peu varié: c’est ordinairement un bouillon fait avec une poule ou un pigeon chez les personnes riches, ou un morceau de mouton dans les maisons ordinaires. On y coupe des herbages, des légumes et quelquefois une espèce de pâte appelée chaeireh; le bouilli se mange mêlé à cette espèce de soupe.

Le rôti est le mets que les Égyptiens préfèrent: c’est celui qu’ils préparent le mieux. Ils ne rôtissent pas à la broche, mais dans des fours. Les Osmanlis et les Bédouins font cuire quelquefois à la broche un agneau entier, ou, l’attachant par une corde à une potence, ils le rôtissent en le faisant tourner devant le feu. Les Égyptiens ont une espèce de rôti formé de petits morceaux de viande réunis sur une brochette; comme ils ne mangent pas de lard, ils placent entre ces morceaux les portions grasses de la viande. — La volaille est rôtie au beurre, dans une marmite ou au four.

Les Égyptiens ont un grand nombre d’entrées préparées avec de la viande seule ou garnies de /5/ légumes et même de raisins secs et de verjus.

Ils aiment beaucoup les hachis. Ils en placent dans les volailles, dans les agneaux, dans les quartiers de mouton et de bœuf; ils farcissent aussi de petites courges, des concombres, eic.

Le riz est pour eux un aliment national. Ils le mangent en pilau, qu’ils appellent rouz moufelfel. Ce mets est préparé soit au beurre, soit au jus de viande. Ils mêlent quelquefois le riz avec de la chair hachée et en font des boulettes qu’ils recouvrent de feuilles de vigne et qui sont connues sous le nom de ouarouk machie et doul mâ.

Ils sont très-friands de pâtisserie. La leur, qu’ils composent de plusieurs manières, ne ressemble en rien à la nôtre. Ils ne font jamais que des espèces de gâteaux plats et ronds, dans lesquels ils placent tantôt de la viande, tantôt de la crème ou des herbages, du fromage blanc, ou de la confiture. Leurs pâtes sont le plus souvent très-bien feuillelées. Sous le rapport de la pâtisserie, comme sous tant d’autres, les Orientaux sont loin encore de pouvoir rivaliser avec l’Europe.

On trouve dans tous les quartiers des boutiques où l’on prépare des gâteaux plats, appelés foutyrs.

Les Arabes aiment beaucoup les confitures. Ils les font avec du miel qui est très-abondant en Égypte.

Les Égyptiens ne mangent pas en général de hors-d’œuvre; ils ont quelquefois cependant du poisson salé (fessyr), du caviar, de la poutargue, des anchois, /6/ de très-petits concombres préparés au vinaigre, des olives noires, des salades, etc. Ces espèces d’entremets sont rarement agréables au goût; ils sont presque toujours fortement salés et vinaigrés. D’ailleurs les Orientaux, qui ne trouvent pas de saveur à notre huile fraîche, ne les mangeîit qu’avec de l’huile rance.

Le dessert se compose de fruits du pays: abricots, pèches, raisins, dattes. etc., qui sont toujours cueillis avant d’être parvenus à leur maturité; sinon, les Égyptiens les trouveraient trop fades.

5. Ordre du service des mets. — Les mets ne sont servis que l’un après l’autre, jamais simultanément, ils ne suivent pas sur la table l’ordre de succession usité en Europe: après le potage, les Égyptiens commencent par le rôti; puis ils alternent les ragoûts de viande avec les légumes et les gâteaux. Le pilau n’est jamais mangé qu’après les autres plats.

4. Boissons. — Les musulmans ne boivent que de l’eau dans leurs repas. Mahomet leur a défendu, non-seulement le vin, mais encore toutes les boissons enivrantes. Cette prohibition est fort sage sous un climat tel que celui de l’Égypte, où sa violation est suivie de très-mauvais effets pour la santé.

Le nombre des musulmans qui se permettent l’usage du vin ou de toute autre boisson fermentée est très-peu considérable. Il n’y a guère que ceux qui ont été en contact avec les Européens qui enfreignent la prescription du prophète. Il est très-rare d’en rencontrer parmi les Arabes. Chez les Osmanlis, au /7/ contraire, el surtout parmi ceux d’Europe, l’usage du vin est ordinaire.

Mais les musulmans qui boivent le vin ne savent pas s’en servir comme d’un excitant généreux qui peut produire de très-bons résultais sur l’état physique et moral, lorsqu’on en use avec modération. Ils ne recherchent en lui qu’un moyen de se procurer l’ivresse, el ne sauraient concevoir qu’on voulût lui demander autre chose que cet état d’assoupissement de l’intelligence et des sens, dont l’abrulissante inertie a pour eux des charmes peu appréciés par les Européens.

L’usage de l’eau-de-vie est beaucoup plus répandu et moins nuisible en Égypte que celui du vin; celle dont on se sert communément est extraite des dattes, mais elle n’est pas de bonne qualité. La meilleure est celle que l’on fait avec du raisin sec apporté de Syrie ou de Grèce. Elle est distillée plusieurs fois et acquiert une très-grande force (depuis 18 jusqu’à 25 et même 30 degrés). Elle est fabriquée par les chrétiens du pays, qui en consomment de très-grandes quantités.

Les Égyptiens ont une espèce de bière qu’ils nomment bousah; elle est préparée simplement par la fermentation de l’orge. Elle est très-dense, d’une couleur foncée et d’un goût très-désagréable aux palais européens, mais que les gens du pays trouvent délicieux.

5. Café. — Le café est la boisson de prédilection des Égyptiens; elle leur est aussi nécessaire que le vin /8/ aux Européens. C’est avec un sentiment de délectation et de bonheur qui ne s’émousse jamais qu’ils aspirent et savourent lentement cette liqueur favorite. Ils en prennent rigoureusement, pauvres ou riches, le matin et après chaque repas. Les personnes aisées en boivent dans le courant de la journée quinze et même vingt Nel testo: fingeans: la forma fingeâns nell’Ed. Bruxelles 1840 fingeâns (1).

(1) V. dans le § de l’Étiquette la description des tasses des Égyptiens.

La qualité du café est bonne, car il est apporté de Moka. Les Égyptiens le brûlent à peu près comme nous, mais ils ne le réduisent pas en poudre au moyen d’un moulin. Ils le pilent et prétendent parvenir plus sûrement ainsi à extraire son huile essentielle.

La manière dont ils le préparent est très-simple et tout à fait primitive. Ils font bouillir de l’eau dans une cafetière, l’écartent du feu lorsqu’elle commence à bouillonner, y versent la dose voulue de café, remuent le mélange, qu’ils rapprochent du feu, avec une cuiller, et le retirent définitivement après une forte ébullition. On laisse le café infuser pendant quelques instants; on le verse ensuite dans les tasses en le remuant. Les Orientaux le prennent sans sucre. Le café ainsi préparé est excellent. Beaucoup de personnes le préfèrent à celui que l’on fait en Europe.

Quant à moi, enthousiaste plus modéré, je suis convaincu que l’on peut obtenir, avec notre système /9/ Il card. Jean-Baptiste de Belloy (1709-1808) è l’inventore
della caffettiera a percolazione
à la Dubelloy, un café supérieur à celui que l’on boit en Orient.

6. Sorbets. — L’usage des sorbets est très-répandu. On en boit souvent après ou avant le café. Il en est de plusieurs sortes. Le plus simple est de l’eau sucrée, à laquelle on mêle de l’eau de rose, de la fleur d’orange, ou dans laquelle on exprime du jus d’orange ou de citron. Les Égyptiens font aussi de l’orgeat avec des amandes ou des graines de melon, de pastèque, de courge, etc. Ils boivent souvent à la fin du repas le kouscheff, eau sucrée dans laquelle on fait bouillir des raisins, des cerises, et où l’on verse de l’eau de rose. Le sorbet le plus estimé est celui que l’on prépare avec la violette (schareb-el-benefseg). On dépouille les violettes de leurs pistils, on en pétrit les pétales avec du sucre; lorsque la pâte, ainsi formée, est séchée, on la réduit en poudre très-fine. Pour faire le sorbet, on la délaye dans de l’eau. — On vend dans les rues; pour le peuple, une décoction de réglisse ou de karroub.

7. Le haschich. C’est peut-être ici qu’il convient de parler d’une préparation enivrante, fort goûtée du peuple égyptien.

Le haschich est tiré du chanvre d’Égypte. On broie et l’on réduit les fruits de ce végétal en une pâte que l’on fait cuire avec du miel, du poivre, de la muscade et des essences odoriférantes. On forme de ce mélange des espèces de petites tablettes d’une teinte verdàtre et légèrement fades au goût; il suffît d’en avaler un morceau gros comme une noisette pour en /10/ ressentir bientôt les effets. D’autres fois on prépare le haschich en boisson: il est surtout employé sous cette dernière forme par les pauvres. Souvent encore on en fait une poudre que l’on fume dans une espèce de narghileh. Dans tous les cas, il provoque une ivresse singulière, curieux assemblage des plus bizarres excentricités.

L’usage de la préparation enivrante faite avec le chanvre est très-ancien. Il existait dans l’Inde dès l’antiquité la plus reculée. Hérodote (liv. iv, ch. 75) rapporte que les Scythes l’employaient dans leurs cérémonies religieuses. Galien en parle également. Introduit chez les Persans à la suite de leurs rapports avec les Indiens, il passa pendant le moyen âge chez les musulmans de Syrie et d’Égypte. Il est probable que cette cohorte fanatique qui, du temps des croisades, sous la direction d’un chef désigné par le nom mystérieux de vieux de la montagne, fit trembler tout l’Orient, était exaltée par l’usage du haschich, et en a tiré son nom de haschachin (c’est ainsi que l’on nomme encore ceux qui prennent du haschich; les chroniqueurs ont fait de ce mot celui d’assassin, qui est resté dans notre langue). Aujourd’hui, la préparation du chanvre n’est répandue que parmi le peuple. On la mange, on la boit ou on la fume, non-seulement dans les cafés, mais dans des boutiques spéciales nommées maschichehs. Le terme de haschach, par lequel on désigne un preneur de haschich, est toujours employé en mauvaise part.

Le haschich agit sur le système nerveux avec une /11/ puissance extraordinaire. Il semble donner à l’imagination une force et une mobilité surhumaines. Le cerveau de celui qui lui a demandé l’ivresse devient le siège d’étranges accouplements d’idées, de rêves féeriques et tourbillonnants. Le haschich produit, en général, une sensation de bien-être, qui se développe jusqu’à l’exhilaration la plus désordonnée, la plus extravagante. Les Arabes ont donné le nom de fantasia à ces effets vraiment fantastiques. Il aiguise l’appétit, et, lorsque la période d’exaltation cérébrale est terminée, il procure un sommeil mêlé de songes heureux. Du reste, il ne cause aucune douleur de tête, aucune fatigue dans la respiration. Cependant, comme toutes les boissons qui ébranlent fortement le système nerveux, il ne tarde pas à abrutir ceux qui en font usage.

8. Opium. — L’opium, que les Arabes appellent afioun, est très-peu employé en Égypte; ce sont surtout les Turcs qui s’adonnent à ce narcotique. Il convient davantage à leur goût pour l’immobilité et à leur humeur comtemplative. Le haschich, au contraire, a plus d’attraits pour les Arabes, dont l’imagination est ardente, féconde, mobile, amie de l’extraordinaire et du merveilleux.

9. Repas. — Les Égyptiens ne font que deux repas par jour: le premier, une heure avant midi, le second, quelle que soit la saison, une heure avant le coucher du soleil. Celui-là, le dîner, s’appelle el-reda, et le souper, el-ache. Le souper est le principal. C’est en général la coutume de ne faire la /12/ cuisine que l’après-midi, et, lorsqu’on n’a pas eu d’invités, de garder les restes du repas du soir pour celui du lendemain matin. Dans la haute société, le chef de la maison ne mange jamais avec ses femmes et ses enfants.

Pendant le Ramazan, les musulmans, ne pouvant rien prendre dans la journée, font leurs repas la nuit. Le soir, dès que le muezzin annonce l’heure de la prière, ils rompent le jeune sévère, commencent par boire et soupent. Vers le milieu de la nuit, ils mangent encore, et le matin, avant le lever du soleil, ils déjeunent. Riches et pauvres réunissent pour ces repas nocturnes ce qu’ils peuvent se procurer de meilleur.

10. Ustensiles employés dans les repas. — Avant de manger, les musulmans se lavent les mains et quelquefois la bouche avec de l’eau et du savon. Un domestique se présente devant chaque convive avec un bassin (tischt), et une aiguière (ebrik) en cuivre étamé, en laiton, et en argent chez les riches. Le bassin a un couvercle criblé, au milieu duquel s’élève une petite cuvette également percée de trous, où se place le savon. L’eau que le domestique répand sur les mains passe à travers le couvercle et va se réunir au fond du bassin; de sorte que lorsque celui-ci est présenté à une seconde personne, l’eau avec laquelle la première s’est lavée ne parait point.

Les serviettes (foutah) diffèrent des nôtres. Elles sont plus longues que larges. Leur tissu est en coton. Leur surface est recouverte d’un duvet qui ressemble à /13/ une espèce de panne de velours dont les petites anses n’auraient pas été coupées. Dans les maisons riches, leurs deux extrémités sont brodées de soie ou d’or. Il y en a qui coûtent de trois à quatre cents francs. On en met une sur les genoux, et on en porte, en écharpe, sur le cou une autre dont on ramène les bouts devant la poitrine. Celle-ci est encore plus brodée et de plus haut prix que la première; mais ce sont plutôt les Osmanlis que les Arabes qui en font usage.

Les Orientaux actuels, d’origine nomade, ont conservé pour le service de table les usages qui convenaient aux tribus dont ils descendent. Il fallait à celles-ci simplicité et solidité dans les ustensiles. Telles sont les conditions que les Égyptiens recherchent encore.

La table est simplement un plateau en cuivre ou tout autre métal, appelé sényet, qui a en général de deux à trois pieds de diamètre; il est posé sur un tabouret de bois (koursy), haut d’un pied et demi. Ces deux pièces réunies composent le soufrah. C’est autour du plateau que les convives s’asseyent sur des coussins ou des tapis.

Un morceau de pain est placé devant chaque personne ainsi qu’une cuiller.

Les Orientaux n’ont pas de fourchelles. Leurs cuillers sont de trois espèces: l’une est destinée à manger le potage, le pilau, et on s’en sert pour tout ce qui est liquide: elle est en bois ordinaire chez les gens de peu de fortune; en bois d’ébène orné d’ambre, de corail, de pierreries même, chez les /14/ personnes riches. Au lieu de se terminer en pointe comme celle des Européens, la cuiller des Égyptiens va en s’élargissant peu à peu à partir du manche, et son extrémité forme une courbe. Ils ont une cuiller particulière pour les douceurs, la crème, etc., et enfin, une troisième plus profonde, faite en écaille et qui ressemble à un petit bol: elle est destinée à prendre le kouscheff.

Les Orientaux ne se servent pas d’assiettes pour eux-mêmes, ils prennent leur portion dans les plats communs. Ceux-ci ne sont jamais en faïence, ils sont en cuivre étamé, un peu profonds, et ont chacun un couvercle bombé.

Les ustensiles employés pour la boisson sont d’abord les vases où l’eau est contenue. Il y en a de deux espèces: les uns, dont l’ouverture est large, sont les bardaques, appelées goulehs par les indigènes; les autres, dont l’embouchure est étroite, se nomment doreks. Les bardaques, faites avec une argile poreuse simplement séchée au soleil, ont la propriété de conserver la fraîcheur de l’eau par l’évaporation, même pendant la saison la plus chaude. L’intérieur en est en général parfumé avec la fumée de bois résineux, odoriférants, et des mastics tirés de Grèce. Elles sont couvertes par des bouchons d’argent, de cuivre, d’étain, de bois ou de feuilles de palmier, et placées en général sur un plateau de métal qui reçoit l’eau qu’elles laissent suinter. La bardaque est l’alcarasaz des Espagnols. En Orient, on ne se sert pas de verre; on boit au goulot du vase. Cépendant, les /15/ gens aisés ont des coupes en cuivre, en argent doré ou en or.

11. Étiquette du repas. — J’ai dit que les personnes qui doivent partager le repas s’accroupissent autour du soufrah. Il peut s’en placer ainsi jusqu’à sept ou huit. Rarement les banquets orientaux comptent un plus grand nombre de convives; mais lorsqu’il y en a davantage, on dresse autant de tables particulières qu’il en faut pour que chacun des invités ait sa place. Avant de manger, les musulmans invoquent la divinité par cette exclamation, bi-smellah (au nom de Dieu). Ils ne se servent pas de fourchettes et prennent avec les doigts dans le plat qui se trouve sur la table les morceaux qu’ils portent à la bouche. Cette manière de manger est plus délicate qu’on ne saurait l’imaginer en Europe. D’abord, avant le repas, chacun s’est soigneusement lavé les mains; puis les mets ont été ordinairement divisés d’avance en fragments, de sorte que chaque personne puisse retirer le sien. Le pouce, l’indicateur et le médius de la main droite concourent exclusivement à cette opération. On coupe un morceau de pain que l’on double de manière à envelopper le fragment que l’on va chercher dans le plat, et tout se fait avec propreté et une certaine élégance.

C’est le maître de la maison qui doit porter le premier la main au plat; s’il ne veut pas manger du mets présenté, il le touche du bout du doigt ou avec un morceau de pain. Après lui, chacun prend à son tour ce qui lui convient.

/16/ Dans les grands repas où il y a plusieurs tables, on fait passer les mets de l’une à l’autre.

Le nombre des mets et des ragoûts est toujours considérable. Il y en a souvent de quarante à cinquante; mais ils sont peu copieux. Sans faire une très-grande dépense, les Égyptiens jouissent ainsi, dans leur nourriture, de la diversité.

Les restes du repas servent à celui des domestiques.

Les Égyptiens mangent en silence, très-vite et avec sobriété, car c’est pour les musulmans un grand péché que de manger encore lorsqu’ils sont rassasiés. Ils restent à table environ vingt minutes, très-rarement une demi-heure. Chacun se lève aussitôt qu’il est satisfait en disant el-hamdou li-llah (honneur à Dieu), il se lave ensuite de la même manière qu’avant le repas les mains et la bouche. Le maître de la maison est seul obligé d’attendre que tous aient fini pour se lever lui-même. Le banquet terminé, on passe sur le divan, où l’on fume la pipe et l’on boit le café.

12. Imitation des Européens dans la manière de manger. — Depuis quelque temps, plusieurs grands seigneurs ont voulu copier l’Europe, même dans leurs repas. Ils ont adopté nos assiettes, nos fourchettes et nos verres; mais la mode européenne éprouve, sur ce point, beaucoup de difficultés à se populariser. Toutes les tentatives n’ont guère abouti jusqu’ici qu’à une imitation grossière. Les Orientaux mettent souvent une gaucherie vraiment grotesque dans leurs contrefaçons. J’en ai vu qui, possesseurs de magnifiques services de porcelaine, mangeaient /17/ la soupe dans les assiettes à dessert et réciproquement; d’autres qui buvaient le vin ordinaire dans les verres de Champagne; d’autres encore qui, mêlant assez plaisamment la manière orientale à la manière européenne, prenaient la viande dans le plat avec leurs doigts, mais avaient bien soin, avant de la porter à la bouche, de la planter aux dents de leur fourchette. Dans un dîner à la française, il arrive souvent que l’Égyptien à qui on présente le plat pour se servir, s’en empare et le garde avec sang-froid devant lui. Du reste, un inconvénient très-majeur, c’est que les domestiques n’entendent rien à ce genre de service; puis les ustensiles venant à se casser souvent à cause de la maladresse de gens qui n’ont pas l’habitude de les manier, il est difficile de les renouveler.

13. Nourriture des fellahs. — Les paysans sont très-sobres. Le pain de dourah (1) forme leur principale, et quelquefois même leur unique nourriture. Ils y joignent, lorsque leurs moyens le leur permettent, des fèves bouillies assaisonnées de sel et de beurre, du riz, des dattes, des concombres, des melons, des choux, des pois, du fromage salé, du lait aigre, du poisson salé, de la viande de buffle, etc. L’eau du Nil et le café sont leurs seules boissons.

(1) Voyez t. i, page 98.
[Ed. Bruxelles 1840: V. tome I, chap. II, § II: Plantes céréales graminées.]


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§ II.

Ameublement.

Considérations. — Mandarah: le dourkah, le lewan, le divan — Décoration des murs et du plafond. — Étagères, panneaux. — Vitrages des croisées, draperies. — Objets divers d’ameublement. — Ameublement des pauvres

14. Considérations. — Dans tous les détails de la vie intérieure des Arabes et des Turcs on retrouve fortement empreintes les traces de leur origine nomade. Leur fidélité anx traditions a été si tenace que l’influence d’une vie sédentaire de plusieurs siècles n’a pas agi encore sur leur ameublement. On dirait qu’ils se tiennent toujours prêts à plier bagage et que leur séjour sur les lieux qu’ils habitent n’a pas plus de stabilité qu’un campement passager. Ils n’ont point de ces meubles lourds, difficiles à transporter, dont se servent les Occidentaux, et par lesquels ils semblent prendre racine à leurs demeures. On ne voit dans leurs appartements ni bureaux, ni consoles, ni commodes, ni tables; point de lits, point de fauteuils, point de chaises; aucun de ces objets à l’utilité desquels s’associent les prodigalités du luxe: les glaces splendides, les voluptueuses ottomanes, les riches guéridons, les bronzes, les pendules, etc. Réduit à sa plus simple expression, tout leur ameublement ne consiste, au fond, qu’en /19/ des nattes, des tapis, des matelas. Ce n’est donc pas en Orient qu’il faut aller chercher les prestigieuses merveilles du luxe que l’imagination des Occidentaux a seule rêvées, et dont nous devons l’admirable réalisation au génie de nos savants et de nos artistes et à l’habileté consommée de nos ouvriers. L’Oriental, que les poëtes se sont plu à placer dans l’intérieur d’un sérail ou d’un harem, au milieu de splendeurs féeriques, vit au contraire dans la plus grande simplicité.

15. Mandarah; le dourkah. — Parmi les appartements d’une maison égyptieime, il n’y a guère que le mandarah, ou salle de réception des hommes, qui mérite d’attirer l’attention.

Le mandarah est une pièce carrée ou rectangulaire; il a en général une ou deux fenêtres ouvertes sur la cour. Une petite partie du sol qui s’étend de la porte au mur opposé à l’entrée est plus basse de cinq ou six pouces que le reste du parquet; on l’appelle dourkah; c’est au centre de cet espace que se trouve, dans les maisons riches, une fontaine jaillissante (fiskyeh). Le dourkah est pavé en mosaïques de marbre de différentes couleurs, formant d’ingénieuses combinaisons. A celle de ses extrémités qui fait face à la porte s’élève, adossée au mur, une espèce de console de pierre ressemblant à une cheminée; elle est haute de trois à quatre pieds; des arches, supportées par des colonnettes, la soutiennent; on la nomme soufah. C’est sur elle que l’on place les urnes à parfum, le bassin et le pot à l’eau /20/ dont on se sert pour se laver avant et après les repas et pour les ablutions religieuses, les bardaques, le plateau autour duquel sont rangées les zarfs et les fingeâns du café, etc. Dans les belles maisons, les arches du soufah et la portion de mur qui le surmonte sont plaquées en mosaïques.

16. Le lewan. — La partie du sol plus haute que le dourkah est nommée lewan, mot qui signifie: lieu élevé où l’on peut s’asseoir. Le lewan, pavé en pierres communes, est ordinairement recouvert, pendant l’été, d’une natte, et pendant l’hiver, d’un tapis. Autour de ses trois murs se trouve le divan.

17. Le divan. — On désigne sous le nom de divan, qui est aussi donné à l’appartement entier, un sofa formé par une série de matelas plus ou moins longs, larges de deux pieds et demi, épais de quatre à cinq pouces. Ces matelas sont placés sur le sol ou sur des bancs de pierre, de bois ou de grillages de dalliers, hauts de cinq à six pouces et qui donnent au divan à peu près l’élévation d’une chaise. Ils sont faits en toile commune et remplis de coton, ou simplement d’étoupes dans les maisons pauvres. Des coussins, d’un pied et demi de hauteur sur le double de largeur, les longent, appuyés aux murs. Les matelas sont recouverts de pièces de drap dans les divans des hommes, d’étoffes d’indienne ou de soie brochée d’or dans ceux des femmes; ces étoffes se terminent, en retombant sur la partie antérieure du divan, par une pente garnie d’une frange. Les coussins sont cou- /21/ verts sur une seule de leurs faces d’étoffes semblables, auxquelles sont souvent adaptés des ornements particuliers formés par des cordons de soie de couleurs différentes.

18. Décoration des murs et du plafond. — Les parois des murs ne sont jamais tapissées; elles sont blanchies à la chaux chez les pauvres; dans les belles maisons, elles sont souvent peintes à l’huile. Comme les Orientaux n’ont pas cultivé la peinture, à cause de la loi religieuse qui leur défend de représenter l’image de l’homme, le pinceau de leurs artistes n’esquisse que de grossières ébauches: ils représentent, en outrageant également les lois de la lumière, de la perspective et du goût, des morceaux d’architecture, des palais, des kiosques, des minarets, des arbres, des jardins, des fontaines, etc.; mais leurs œuvres en ce genre sont puérilement grotesques. Ils réussissent très-bien, au contraire, dans ces dessins excentriques, dans ces combinaisons originales de lignes, d’angles, de cercles, de polygones, tout remplis du génie arabe, qui les sème partout et surtout dans les arabesques. Le plafond est boisé et présente des figures semblables.

19. Étagères, panneaux. — Il y a en général autour du lewan des étagères et de petites armoires. On place sur celles-là des porcelaines de Chine; on renferme dans celles-ci les ustensiles de table. Les boiseries de ces ouvrages, comme à peu près toutes celles que l’on trouve dans l’intérieur des maisons, sont faites avec de petites pièces de bois rapportées, /22/ distribuées souvent en mosaïques. Il y a deux causes à cette particularité de la menuiserie égyptienne: la première, c’est que, le bois étant très-rare dans le pays, on cherche à en utiliser les plus petits fragments; la deuxième, c’est que la chaleur du climat ferait déjeter les grandes pièces, et celles que l’on emploierait éclateraient bientôt.

20. Vitrages des croisées, draperies. — En décrivant les maisons, j’ai dit un mot des croisées (1). Elles ne s’ouvrent pas à deux ballants, comme la plupart des nôtres; leur châssis est divisé en deux parties, dont l’une, celle du haut, demeure invariablement fixée, et l’autre, l’inférieure, se soulève. Les vitrages sont très-mal faits et encore plus mal entretenus. Il arrive que, dans une maison déjà ancienne, les vitres n’ont pas été lavées une seule fois depuis qu’elles ont été posées. Lorsqu’elles sont cassées, on les remplace rarement; car la boiserie est faite de telle sorte qu’il faut la démonter si on veut poser une vitre nouvelle. Les Égyptiens suspendent devant leurs fenêtres une pièce de percale ou d’indienne, rarement de soie. Cette espèce de rideau n’a que la grandeur de la croisée; il n’est orné d’aucune draperie, d’aucune pente, d’aucune frange.

(1) T. i, pag. 176-78.
Ed. Bruxelles 1840: Tome I, chap. III, § II: Maisons d’habitation.

21. Objets divers d’ameublement. — On a déjà vu que les Orientaux n’ont pas de lits et comment ils dorment la nuit. Ils n’ont point de chambre à coucher. Durant l’été, ils se font préparer leurs matelas dans le divan, et pendant l’hiver, dans un petit ca- /23/ binet nommé khasneh, annexé ordinairement au mandarah. Comme il y a en Égypte beaucoup d’insectes, toutes les personnes riches ou aisées garantissent leurs couches avec des moustiquaires. Celles-ci sont faites en toile très-fine, en mousseline, en gaze ou en tissu léger. On forme avec ces étoffes, au-dessus des matelas, une espèce de dais dont les quatre angles sont fixés à des cordons que l’on attache à des anneaux placés aux quatre murs de l’appartement. Il est des moustiquaires si grandes qu’elles occupent presque tout le divan et protègent une famille entière. La richesse des étoffes, la variété et l’élégance des ornements embellissent, dans les maisons opulentes, ces tentes nocturnes, que l’on fait disparaître le matin pour les déployer chaque soir.

Les Orientaux n’ont pas de garde-robes. Ils font de leur linge et de leurs vêtements des paquets qu’ils enveloppent dans des mouchoirs nommés boggeas; il y en a un pour chaque espèce d’habillement. Comme le linge n’est ni repassé ni plissé en Égypte, comme l’usage des chapeaux, des denteltes, est inconnu aux femmes, aucune des hardes des musulmans n’est exposée à être dégradée par le froissement; toutes peuvent être serrées de la manière la moins embarrassante, la plus commode.

A part un petit nombre de belles glaces, que plusieurs grands seigneurs ont fait venir d’Europe depuis quelque temps, on ne voit en Égypte que de mauvais petits miroirs de Venise, de très-peu de prix.

/24/ Les hommes opulents ont des horloges à rouages en bois ou en cuivre, que l’Allemagne expédie dans le Levant. Les Égyptiens les aiment beaucoup; ils en ont quelquefois trois ou quatre dans le même appartement.

Nous avons parlé déjà du plateau sur lequel les Égyptiens prennent leurs repas et des divers objets qui leur servent pour le même effet.

Les chandeliers sont généralement en cuivre. Il n’y a point de ces beaux quinquets, de ces lampes astrales qui répandent dans nos salons leurs vives clartés. Les Orientaux en sont encore à des lampes grossières, comme en avaient nos pères il y a plusieurs siècles; ils se servent aussi de chandelles de suif très-mal faites. Les riches ont des lustres en verroterie de Venise.

Depuis quelques années, beaucoup d’objets de notre ameublement ont été introduits dans les grandes maisons de l’Égypte. Je ne parle pas de celles de LL. AA., qui, par la richesse et le bon goût des meubles, sont tout à fait au niveau de la civilisation européenne.

22. Ameublement des pauvres. — La basse classe est loin d’être aussi bien fournie en objets d’ameublement que les personnes aisées, qui sont elles-mêmes si simples. Les pauvres n’ont souvent qu’une natte, un tapis, ot pour divan un matelas et quelques coussins; les fellahs les plus misérables n’ont qu’une natte, qui est tout à la fois leur lit, leur chaise, leur table. En fait d’ustensiles, quelques vases de terre, /25/ un mortier pour piler le café, une cafetière, une pipe, composent tout leur avoir. Ce chétif ameublement correspond à l’état des huttes qui leur servent de demeures.


§ III.

Étiquette

Généralilés. — Salut. — Cérémonial du divan. — Le café. — La pipe.

23. Généralités. — L’étiquette est chez une nation ce que le geste et les manières sont dans l’individu. C’est une forme qui révèle à sa façon le caractère d’un peuple, c’est un trait que celui qui veut peindre une civilisation ne doit point négliger, pas plus que celui qui désire la connaître.

Une autre considération, moins philosophique sans doute, mais d’une portée plus immédiatement utile, m’engage à retracer ici quelques-uns des usages qui règlent la vie journalière des naturels de l’Égypte. Les nombreux voyageurs qui visitent l’Orient, sans en connaître d’avance les mœurs, trouveront avec plaisir, je l’espère, dans les détails que contient ce paragraphe, une sorte de manuel des lois de la politesse orientale.

La lecture de ces lignes, en les familiarisant un peu avec l’étiquette de la société musulmane, leur rendra moins embarrassants leurs premiers rapports avec cette société; il y a de la gêne, /26/ en effet, pour le voyageur à se trouver en face de coutumes qui sont pour lui lettre close; c’est comme une seconde langue à apprendre; il éprouve du plaisir, au contraire, à pouvoir démêler une civilisation avec laquelle il est novice, et à se mettre en état aussitôt que possible de se conformer à tous ses usages.

24. Salut. — En Occident, lorsque deux personnes se rencontrent, nous voyons toujours celle des deux qui reconnaît dans l’autre une supériorité de rang, de talent, de fortune, s’empresser la première à saluer. En Orient, au contraire, c’est le supérieur qui commence, c’est lui qui fait cet honneur aux hommes qui, par leur naissance, leur fortune, leur titre, leur emploi ou leur caste, se trouvent dans une position inférieure à la sienne.

Il y a, dans les différents saints des Orientaux, comme une espèce de hiérarchie calquée sur le rang des personnes. Lorsque deux égaux se rencontrent, ils portent l’un et l’autre la main droite (1) à à la hauteur de la bouche, et de là, sur le côté de la tête. Si l’égalité n’est pas parfaite, le plus haut placé des deux fait par politesse le salut qui vient d’être décrit, mais celui qui le reçoit a soin de rendre le sien plus respectueux, on inclinant légèrement la tête et le corps. On se borne à porter la main sur la poitrine /27/ lorsqu’on salue une personne d’une classe inférieure, et celle-ci s’incline profondément en abaissant sa main droite et la portant ensuite sur la tête. En présence d’un grand seigneur, l’individu de la classe inférieure fait le même geste avec les deux mains.

(1) On sait que chez les musulmans la main droite est la main pure, la seule dont ou se serve pour manger, par exemple, et à plus forte raison dans tous les actes relevés de la vie publique et privée. La main gauche est la main impure, elle est consacrée aux actes auxquels sont attachées des idées de souillure et de malpropreté.

Dans le salut d’égal à égal, chacun continue son chemin; si au contraire il y a une grande différence entre les rangs, l’inférieur s’arrête et fait face à la personne qui doit le saluer.

Le salut est ordinairement accompagné du bonjour ou du bonsoir, en arabe, sabahelker (matin heureux); massekbilker (ayez la soirée heureuse); naar-koumsaïd (jour à vous heureux).

Lorsque deux personnes s’abordent dans la rue, elles s’interrogent réciproquement sur l’état de leur santé; elles se demandent comment va le kheff. Les individus de la basse classe répètent plusieurs fois et machinalement la même phrase, comment allez-vous? — bien? (zeyiac? – taïbin?) en se touchant la main sans la serrer, et la portant à la bouche à chaque reprise. On demande rarement à la personne que l’on salue des nouvelles des membres de sa famille, jamais des femmes. Les lois de l’étiquette musulmane défendent aux hommes de saluer celles-ci; elles ne pouvaient pas être plus opposées qu’en ce point à l’urbanité européenne. Il serait, il est vrai, difficile de reconnaître les femmes sous le sévère costume qui les couvre; mais lors même qu’on les reconnaîtrait, il faudrait bien se garder de le faire comprendre; on commettrait une /28/ inconvenance des plus graves si l’on violait cette réserve.

Les dames de bon ton ne se saluent jamais entre elles dans la rue.

25. Cérémonial du divan. — Le divan est la salle de réception des hommes. J’ai déjà dit plus haut comment il est disposé et meublé. Lorsqu’on entre dans le divan, ou laisse ses souliers à la porte, ou dans la partie basse de la salle, afin de ne pas salir les nattes ou les tapis, et surtout pour ne les souiller d’aucune impureté, car c’est accroupi sur eux que le pieux musulman fait sa prière. La personne qui entre ne salue pas; le maître de la maison se lève, si elle est à son niveau sous le rapport du rang; si elle lui est supérieure, il va au-devant d’elle et lui cède la place d’honneur. Il ne fait qu’un léger mouvement comme pour se lever, et reste à sa place, si celui qui entre est un inférieur; il l’invite de la main à s’asseoir, et celui-ci, selon qu’il veut se montrer plus ou moins respectueux, se met à genoux, s’assied sur la natte ou sur le tapis, ou encore se place sur le bord du divan, une jambe pliée et l’autre pendante. Dans ces différentes attitudes, il a toujours les mains croisées sur le bas du corps. Les militaires tiennent la main gauche sur la poignée de leur sabre.

Dans le divan du vice-roi d’Égypte tout le monde reste debout, excepté les princes, les pachas, ou les chefs de la religion. S. A. ne fait pas suivre cette étiquette par les étrangers, surtout par les Européens; elle invite à s’asseoir tout individu qui lui /29/ est présenté. Les Francs qui ont pris du service en Égypte doivent se conformer en tout point aux usages des Orientaux.

Chez un ministre, les officiers supérieurs ont les honneurs du divan; ceux-ci, à leur tour, font asseoir les officiers, et ainsi de suite, d’après l’ordre hiérarchique de la société.

Les personnes qui sont reçues se placent à côté les unes des autres. Auprès du maître sont celles qui sont les plus élevées en rang ou en dignités. Au reste, cette règle de l’étiquette n’est pas constamment suivie; dans diverses circonstances de la vie privée, le souverain et les grands la négligent. Ainsi on voit quelque-fois le prince jouer aux échecs avec un de ses serviteurs, qu’il fait asseoir au divan.

La visite terminée, on se lève sans rien dire; on fait quelques pas en reculant de face ou obliquement, afin de ne pas tourner le dos au maître de la maison; celui-ci salue, on lui répond de la même manière, et l’on sort. Si le rang de la personne qui finit sa visite l’exige, le maître se tient debout sur le divan ou accompagne jusqu’à la porte.

Les dames suivent entre elles le même cérémonial. Ces usages nationaux, traditionnellement conservés, immobiles comme la civilisation qui les a produits, sont connus et respectés par tous; tous aiment à en perpétuer la durée, en les observant ordinairement avec un scrupule religieux.

26. Le café. — On sait combien l’usage du café est répandu en Orient. On en offre à tous ceux qui /30/ ont le droit de s’asseoir. Un pacha qui reçoit dans son gouvernement un grand seigneur ou un cadi accomplit cet acte de politesse avec une sorte de solemnité. Il prononce le mot cawé, et aussitôt un des principaux domestiques le répète hors de la salle d’une voix forte et prolongée. C’est là une marque de grande considération. Les personnes d’un rang moins élevé ne suivent pas ce cérémonial; elles se contentent de demander elles-mêmes la liqueur aimée, en joignant au mot cawé l’adjectif bon.

Le café se prend dans de petites tasses en porcelaine, appelées fingeâns, qui ressemblent à la demi-coque d’un œuf coupé en travers; on place ces tasses sur des supports (zarfs), espèces de coquetiers en argent, en or, en émail, garnis quelquefois de pierreries, dont la base circulaire est très-petite. Chez les pauvres la tasse est en faïence et le support en cuivre. Dix à douze fingeâns sur autant de zarfs, sont rangés sur la circonférence d’un plateau en cuivre ou en argent, au milieu duquel s’élève la cafetière, qui est aussi de l’un de ces métaux. On recouvre le plateau ainsi chargé d’une pièce ronde en étoffe, brodée en or et plus ou moins riche, suivant la fortune de son propriétaire.

Le café est versé dans ces fingeâns par les domestiques ou les esclaves, qui les offrent en serrant délicatement du bout des doigts la base du zarf. On reçoit la fingeân, en saisissant le zarf du pouce et des trois doigts suivants de la main droite. Le café est d’abord présenté à la personne qui, par /31/ son rang ou sa fortune, mérite l’honneur d’être servie la première. Si, parmi plusieurs jouissent de la même considération, ils sont servis en même temps, et se saluent avant de prendre la tasse qui leur est offerte. Si le maître de la maison ne reçoit que des inférieurs, ceux-ci ne sont servis qu’après lui et suivant la place qu’ils occupent. Avant de prendre la fingeân, ils saluent le maître, qui répond en élevant la sienne à la hauteur du visage. Après cet acte de politesse, il boit son café.

On ne doit avaler la liqueur que du bout des lèvres; on l’aspire sans élever la tasse. Veut-on faire preuve de respect, on détourne légèrement la tête, et l’on ne boit qu’une partie du café.

Le code de l’urbanité musulmane a étendu aussi sa juridiction sur la manière de remettre la fingeân: il veut qu’en éloignant légèrement le bras du corps, on la présente au domestique sans lui parler, et que, dès qu’il l’a enlevée, on salue, comme on a fait en la recevant.

La manière dont le domestique retire la tasse est aussi élégante que la manière dont il la présente. Comme la fingeân n’offre prise par aucune saillie extérieure, il l’enlève avec un geste gracieux, en posant sa main droite sur l’ouverture de la tasse et en supportant de la main gauche la base du zarf.

Ce n’est qu’après avoir pris le café que l’on peut traiter une affaire; agir différemment, ce serait montrer un empressement trop brusque, ce serait /32/ se rendre coupable d’indiscrétion et même d’impolitesse. Au reste, cet usage, dans lequel on croirait avoir le droit d’accuser la paresseuse lenteur des Orientaux, et qui semble ne devoir entraîner que la perte d’un temps précieux, a aussi ses avantages; à celui qui reçoit comme au visiteur il procure une transition commode entre les préoccupations auxquelles leur esprit était livré avant la visite et celles qu’ils vont avoir pendant sa durée. De cette manière, celui qui reçoit ne se trouve pas surpris à l’improviste par l’arrivée d’une personne étrangère; un moment de préparation intellectuelle lui est laissé. De même, le visiteur peut encore, en prenant son café, réfléchir sur ce qu’il va dire. Est-il en colère, est-il intimidé au premier abord ou dominé par tout autre sentiment, le temps qui s’écoule pendant le cérémonial du divan et du café lui permet de revenir à l’état de calme nécessaire pour aborder de sang-froid la conversation ou la discussion et pour la soutenir avec tous ses moyens.

27. De la pipe. — Nous ne pourrions guère, en Europe, nous figurer un Turc sans sa longue pipe. En Orient en effet tout le monde fume; mais cet usage y revêt un caractère d’élégance distinguée et des formes graves qui sont loin de l’accompagner chez nous.

La pipe (chibouk), instrument populaire d’un plaisir qui, de même que toutes les habitudes, est devenu pour les Orientaux une seconde nature, est chez eux en grand honneur. La mode, la richesse exercent sur /33/ elle leur influence, comme sur un meuble de prédilection. Voici quelques détails sur les trois parties dont elle se compose: le bouquin, le tuyau et la noix:

Le bouquin (foum ou tarkib) est la partie que l’on porte à la bouche. Il est généralement en ambre, plus ou moins gros, plus ou moins long, varié dans sa forme, suivant la mode ou le caprice de son possesseur, et proportionné d’ailleurs à la longueur du tuyau. Un beau bouquin en ambre coûte ordinairement de 50, 100 à 500 fr. Il en est de prix beaucoup plus élevés, garnis en émail ou en pierres précieuses. Les pauvres se contentenl de bouquins en corne ou en ivoire.

La longueur des tuyaux varie de deux à six pieds: ils sont en cerisier, en jasmin ou en bois de toute autre espèce. On les recouvre d’une étoffe de soie; si la fortune du propriétaire de la pipe lui permet ce luxe, les deux extrémités du tuyau sont garnies d’un bout de quatre à cinq pouces de longueur, en argent, en or ou en émail, enrichi de pierreries. Quant aux pauvres, leurs tuyaux sont en bois ordinaire, souvent même ce sont de simples roseaux.

Les noix de pipes (hadjar) ne sont jamais qu’en terre cuite. Leur grosseur varie; elles sont ciselées en arabesques. C’est la profusion ou l’élégance de ces ornements de fantaisie qui fait la beauté des noix.

La distraction de la pipe n’est pas l’apanage exclusif des hommes; les femmes amusent en fumant leurs loisirs du harem. Cette habitude est cependant moins générale parmi elles que chez les hommes. Elles ne fument d’ailleurs jamais en public; ce n’est /34/ que dans leur intérieur qu’elles goûtent ce plaisir indolent. Elles ornent leurs pipes avec ce sentiment délicat de gracieuse coquetterie, qui est chez elles comme un sixième sens: c’est dire que leurs chibouks sont plus élégants que ceux des hommes.

Les musulmans se servent, pour fumer, des meilleures qualités possibles de tabac; quelquefois ils le parfument à l’eau de rose et mettent dans leurs chibouks des pastilles ambrées. La fumée qu’ils aspirent ainsi flatte l’odorat par d’agréables senteurs. Leur attitude, pendant qu’ils fument, est composée de gravité et de mollesse; elle semble se prêter en même temps aux plus profondes spéculations de la pensée et aux plus vagues rêveries de l’imagination. La gracieuse majesté de leur pose, les larges dimensions de leurs pipes, les nuages parfumés qu’ils font rouler en légers flocons autour d’eux, toutes ces circonstances, relevées encore par d’autres détails, donnent chez eux quelque chose d’exquis à une habitude qui, en Europe, est peu élégante, souvent désagréable, et quelquefois même dégénère en une dégoûtante grossièreté.

La pipe ne pouvait manquer de rentrer, elle aussi, dans le domaine de l’étiquette, mais l’usage en est plus restreint et plus rigoureux que celui du café. On fait offrir le chibouk à son supérieur ou à son égal; rarement on l’accorde à son inférieur, et seulement dans le cas où il y a peu de distance entre les rangs. La forme et la beauté de la pipe /35/ que l’on présente à une personne indiquent quelle considération on a pour elle. Les pipes présentent sous ce rapport une échelle de cinq ou six degrés bien distincts.

Le cérémonial avec lequel on offre la pipe est en harmonie avec la distinction ordinaire des manières musulmanes. Le serviteur la saisit par-dessous le tuyau, dans le milieu de sa longueur; il la tient de la main droite avec trois doigts, comme une plume à écrire, et la noix portée en avant. Arrivé en face de celui à qui il doit la remettre, il appuie la noix à terre après avoir mesuré de l’œil la distance qui le sépare de cette personne, de telle sorte qu’en faisant décrire par la pipe, comme par un rayon, l’évolution d’un quart de cercle, le bouquin aille s’offrir à la portée de celui qui l’attend.

De même que le café, la pipe est donnée d’abord à celui ou à ceux qui occupent le premier rang, ensuite aux autres, suivant l’ordre des places. On salue avant de la prendre. L’individu qui a des convenances respectueuses à garder envers le maître de la maison éloigne de celui-ci l’extrémité du tuyau où se trouve la noix. Si on la laissait rapprochée, on marquerait de la familiarité, on commettrait même une inconvenance; on l’appuie sur le genou, et, de temps en temps, on aspire légèrement en détournant la tête. Il faut bien se garder de faire du bruit avec les lèvres ou de cracher.

Quand on veut se retirer, on cesse de fumer, on soulève l’extrémité qui porte le bouquin et un domes- /36/ tique vient enlever la pipe. S’il n’y a personne pour la prendre, on la pose par cette extrémité sur le divan.


§ IV.

Circoncision.

Antiquité de cette pratique. — Cérémonies qui l’accompagnent.

28. Antiquité de cette pratique. — Chez les anciens Égyptiens, la circoncision était une mesure hygiénique prescrite par la loi civile. Etablie par Abraham, elle devint pour la nation juive une obligation religieuse. Saint Paul en dispensa les chrétiens; mais les musulmans, fidèles aux traditions du patriarche hébreu, se la sont imposée. Elle n’est pas néanmoins universellement regardée parmi eux comme un devoir. Les sectateurs du rit hanéfy pensent que cet acte est méritoire, qu’un homme doit s’y soumettre s’il n’a pas de bonnes raisons pour s’y refuser, mais qu’au fond on peut être bon musulman sans être circoncis. Les Égyptiens suivent l’usage de la circoncision. Il est évident que cette pratique est conçue sous un excellent point de vue d’hygiène. Combinée avec les ablutions et les bains, elle préserve les parties génitales de beaucoup d’affections dont la malpropreté serait la cause.

29. Cérémonies qui l’accompagnent. — C’est ordinairement à sept, huit ou neuf ans que les enfants musulmans sont circoncis; l’âge où la cérémonie /37/ doit avoir lieu n’est pas spécialement précisé; il faut néanmoins que l’enfant n’ait pas atteint l’époque de la puberté, parce qu’alors il est astreint à la prière, et qu’il ne serait pas regardé comme étant dans l’état de pureté recommandé par la religion s’il conservait encore intégralement le prépuce.

Les parents qui sont dans l’aisance entourent d’une certaine pompe la cérémonie de la circoncision de leurs fils: accompagnés par un curtége composé de leurs amis et de musiciens, il les promènent à travers les rues qui avoisinent leurs demeures. Le jeune enfant est placé sur un cheval magnifiquement caparaçonné. Lui-même il est vêtu splendidement: un turban en cachemire rouge couvre sa tête; sous les autres rapports, il est habillé comme une jeune fille; il porte le yelek, la sallah, le kours et le soufeh; il tient sur sa bouche avec sa main droite un mouchoir richement brodé. Le domestique du barbier qui doit faire l’opération ouvre la marche, pourtant le helm, espèce de caisse où sont les ustensiles de son maître et qui lui sert d’insigne. Des musiciens, qui jouent du hautbois et frappent sur des tambours, viennent ensuite; puis derrière l’enfant, marchent ses parents et les amis de sa famille.

Les parents très-riches prodiguent encore plus de luxe et d’apparat dans la procession qui conduit leur fils à la mosquée: ils le font suivre, au milieu d’un nombreux et splendide cortège, par ses camarades d’école ou des enfants de son âge, qui brûlent dans des vases à parfum du benjoin et de l’aloès; /38/ après que le cortège a passé dans la mosquée une partie de l’après-midi à invoquer pour le moutakir (c’est ainsi que l’on nomme l’aspirant à la circoncision) la protection de Dieu et l’intercession du prophète, ils donnent un grand banquet aux personnes qui l’ont accompagné.

C’est ordinairement à l’issue de ce repas que la circoncision est pratiquée. Le barbier emmène l’enfant dans un appartement éloigné, lui ampute le prépuce avec un rasoir, et arrête l’hémorragie avec une poudre astringente. La plupart des convives, félicitant alors le circoncis, lui font des cadeaux. Une semaine après qu’il a subi l’opération, il est conduit au bain.

La circoncision est pour les musulmans la limite entre deux phases de la vie. Elle clôt l’enfance. Après avoir été circoncis, le jeune néophyte est presque considéré comme un homme; on lui apprend à réciter les prières, on l’initie aux pratiques de la religion. S’il est riche, ses études prennent alors une tournure plus grave; s’il est de condition pauvre, il commence à aider ses parents dans l’exercice de leur profession.


/39/

§ V.

Mariage.

Penchant des Égyptiens pour le mariage. — Age fixé. — Unions défendues. — Préliminaires du mariage. — Cérémonies. — Défloration de l’épouse.

30. Penchant des Égyptiens pour le mariage. — Le mariage est regardé par les musulmans comme une obligation morale à laquelle il est mal de chercher à se soustraire. Ils veulent qu’un homme prenne femme dès qu’il atteint l’âge convenable et qu’aucun obstacle majeur ne s’y oppose. La rigueur du préjugé est poussée si loin qu’on ne peut pas habiter dans un quartier une maison particulière si l’on n’est marié ou si l’on n’a des femmes esclaves. Un célibataire est forcé de vivre dans un okel.

Les parents ont pour leurs enfants, comme pour eux-mêmes, ce désir de la génération qui préside à leur vie conjugale. Ainsi sont-ils empressés à les marier de bonne heure. Ils concluent quelquefois pour eux des fiançailles, tandis qu’ils sont encore en bas âge, et gardent les jeunes époux, chacun dans sa famille, jusqu’à l’époque de la puberté.

31. Age fixé pour le mariage. — Il n’y a pas précisément d’âge fixé pour l’accomplissement du mariage. Les Arabes poussent en ceci les choses jusqu’à l’abus; quelques-uns marient des filles de neuf ou dix /40/ ans, lorsqu’elles n’ont pas encore acquis le développement physique et moral qui distingue la femme. On voit souvent des hommes de trente à quarante ans avoir pour épouses de petites filles dont ils pourraient être les pères ou les grands-pères. Cela prouve bien qu’ils ne recherchent dans l’union des sexes que ce qu’elle a de sensuel, et que ni la raison ni le sentiment ne les guident dans la formation des liens conjugaux.

32. Unions défendues. — Un musulman ne peut épouser ni sa fille, ni sa sœur, ni sa nièce, ni sa belle-fille, ni sa sœur de lait, ni même la sœur de sa femme, à moins que celle-ci ne soit morte ou répudiée. Le mariage est permis dans les autres degrés de parenté. La loi ne défend pas l’union d’un musulman avec une femme juive ou chrétienne, mais elle ne la tolère pas avec une femme d’une autre religion. Il est d’ailleurs presque sans exemple qu’un musulman profite de l’autorisation qui lui est donnée d’épouser une chrétienne ou une juive.

33. Préliminaires du mariarge. — Lorsqu’un homme a fait demander une jeune fille en mariage et que l’arrangement proposé est agréé par le père de la femme, si elle n’est pas nubile, ou par elle-même, si elle a passé l’âge de puberté (car alors son consentement est nécessaire), on procède au contrat. Le mariage est en Égypte un acte de convention privée, qui n’exige ni sanction religieuse ni formalité civile. L’union est arrêtée par le consentement des époux exprimé devant deux témoins. La femme agit dans /41/ cet acte par le moyen d’un procureur qu’elle a le droit de choisir elle-même si elle est majeure, mais qui est son père on son tuteur dans le cas contraire. « Je t’épouse (zaouagtak); », dit la personne qui la représente à l’homme qui aspire à sa main. « Je te reçois (gabeltak) », répond celui-ci. Souvent les musulmans vont faire la déclaration de leur mariage au cadi; un grand nombre ne remplissent même pas cette formalité.

Le consentement obtenu, on traite de la dot. En Égypte ce n’est pas la femme qui l’apporte au mari. La loi ordonne au contraire à ce dernier de fixer un douaire à sa femme. Dans une société où le divorce est permis, cette loi est très-juste, car elle assure quelque dédommagement à l’épouse répudiée. La dot est en général évaluée en riyals, monnaie fictive divisée en 90 paras (équivalant à environ 50 centimes). Chez les personnes de fortune moyenne, la dot s’élève ordinairement à 1.000 riyals ou quelquefois elle ne dépasse pas la moitié de cette somme. Les riches la calculent en bourses (celle-ci vaut 125 francs), et la fixent à 10 ou au-dessus. Il est stipulé que l’épouse recevra les deux tiers de sa dot en entrant dans la maison de son mari; elle peut en disposer à son gré, sans avoir à lui en rendre compte. Le tiers restant est mis en réserve pour l’éventualité du divorce.

34. Cérémonies du mariage. — Les cérémonies suivent de près la promesse réciproque. L’intervalle qui les sépare de la conclusion du con- /42/ trat est ordinairement de huit ou dix jours. Pendant ce temps, les parents de l’épouse préparent son trousseau, et l’époux lui envoie des présents. Les jours choisis comme les plus heureux pour la célébration des noces sont le vendredi surtout ou le lundi; l’époque préférée est le temps qui s’écoule depuis la crue du Nil jusqu’au Ramazan; pendant les deux ou trois nuits qui précèdent la journée solennelle, la maison ou le quartier du fiancé sont illuminés, et il célèbre des festins avec ses parents et ses amis. La maison de l’épouse est animée aussi par des réjouissances semblables. C’est une grande fête que la journée que la jeune fille va passer au bain, où elle est peignée, parfumée et pour la première fois épilée. Ses parentes et ses amies l’y accompagnent. Elle s’y rend deux jours avant le mariage, pompeusement parée et la tête ornée d’une couronne, sous un dais que précèdent des musiciens et les danseuses du pays, les aimées; le soir elle est ramenée dans la maison de son père escortée du même cortège. Le jeune homme aussi se rend au bain public avec cérémonie et y passe une journée entière avec ses amis. Pendant que chacun des fiancés occupe le bain, qu’ils louent en entier, l’entrée en est interdite au public.

Lorsque le grand jour est arrivé, l’épouse est conduite processionnellement dans la demeure de son mari avec le même appareil que celui qui a été déployé dans la journée du bain. Des esclaves portent dans des corbeilles ses parures et ses bijoux; d’autres brûlent des parfums dans les /43/ cassolettes. Les femmes poussent des cris confus appelés zougarits. Le cortège marche lentement et fait de grands détours, afin que la solennité soit plus éclatante.

Le festin somptueux attend l’épouse à son arrivée dans le harem. Le mari n’y assiste pas; il se rend à la mosquée avec ses parents et ses amis pour faire la prière, et leur donne à son retour un magnifique repas, après lequel il entre dans l’appartement de l’épousée.

Là le voile de celle qui est sa femme, et dont il ne connaissait pas encore le visage, est enlevé: c’est un moment décisif où les rêves qu’il avait faits sur la beauté de son épouse sont satisfaits ou convertis en déception. Il procède ensuite à l’opération qui doit lui prouver sa virginité.

35. Défloration de l’épouse. — Le mariage se consomme en Égypte avec des circonstances si particulières que je crois nécessaire d’essayer de les rapporter. C’est une tâche scabreuse, je le sais, que de traiter un sujet aussi délicat; je m’efforcerai de le faire en me gardant, autant que possible, d’effaroucher les oreilles pudiques.

Le principal ou l’unique mérite recherché dans une jeune fille qui se marie, c’est la virginité. Les parents y attachent autant d’honneur que l’époux d’importance. Il faut donc qu’elle en puisse donner des preuves évidentes non-seulement à son mari et à ses parents, mais encore à leurs amis et aux personnes qui les connaissent.

/44/ Aussi, parmi les Arabes, la défloration n’est-elle point entourée d’un pudique mystère. Le public y est en quelque sorte pris à témoin, car il est appelé à en constater les résultats.

C’est en présence des mères et de quelques matrones de la famille qu’a lieu cette opération barbare. Le mari déflore l’épousée avec le doigt indicateur de la main droite, enveloppé d’un mouchoir de mousseline blanche. Il met dans raccomplissement de cet acte une brutale violence, inspirée par la plus cruelle et la plus honteuse jalousie. Le mouchoir, teint du sang de la jeune victime, est présenté aux parents, qui la félicitent de sa chasteté et témoignent hautement leur joie. Cette preuve sanglante de la pureté de l’épouse est présentée ensuite aux invités de la noce, et le lendemain, la mère, la sœur ou une parente de la mariée vont la montrer dans le quartier.

Une malheureuse qu’une faute, une maladie, ou un vice de conformation empêcherait de fournir ce témoignage de sa vertu serait sur-le-champ renvoyée par son époux. On a vu des parents assez barbares pour immoler leurs filles dans cette circonstance et les faire précipiter dans le Nil. Heureusement les cas où la chasteté ne peut pas se prouver sont très-rares, et il est aisé de suppléer par des moyens artificiels, que les matrones, dans un sentiment d’humanité, ne refusent pas d’employer, aux indices naturels dont une jeune fille peut avoir été privée par quelque accident.

/45/ L’épouse ne communique avec son mari que sept jours après la défloration.


§ VI

Mort et funérailles.

La mort. — Douleur des parents. — Pratiques de l’ensevelissement. — Tombes et cimetières. — Respect des musulmans pour les morts. — Deuil.

36. La mort. — Le.s musulmans ont un grand respect pour les morts. Les funérailles doivent donc être chez eux un acte solennel et religieux.

Mais ici, comme en beaucoup d’autres choses, la vivacité bruyante ou la pompe de l’expression ne prouvent pas la profondeur réelle du sentiment. Les musulmans ne peuvent pas regretter amèrement les parents ou les amis que la mort leur enlève, parce que la religion leur commande une soumission absolue aux décrets de la Divinité; poussé trop loin, ce regret serait pour eux un péché. Aussi, la première douleur calmée, disent-ils ordinairement en parlant d’une personne qu’ils ont perdue: « Dieu l’a rappelée dans son sein; elle est heureuse. »

Les mourants, lorsqu’ils connaissent leur état, montrent eux mêmes la plus grande résignation, « Il n’y a de puissance qu’en Dieu, disent-ils, nous lui appartenons, nous retournons à lui! » et à ceux qui s’enquièrent de leur situation: « Honneur à Dieu! /46/ notre Seigneur est bon! » Quand ils en ont encore la force, ils font l’ablution, comme avant la prière, afin de sortir de la vie dans un état de pureté complète; on les tourne, avant qu’ils expirent, dans la direction de la Mecque.

37. Douleur des parents. — Le moment où un musulman vient de rendre le dernier soupir est suivi de scènes singulières, dont j’ai été souvent témoin. Chez nous, la douleur et les larmes des membres de la famille commencent avec l’agonie du mourant, il n’en est pas de même parmi les mahométans: tant que le malade respire, les assistants demeurent calmes et froids; c’est en vain que les médecins européens les avertissent que l’agonie sera promptement suivie de la mort. Ces avis ne les émeuvent pas; ils croient d’ailleurs que la vie et la mort sont entre les mains de Dieu et qu’il n’est permis à personne de dire d’un homme qui respire encore: Il mourra. Mais lorsque le dernier soupir a été rendu, tout à coup la douleur se manifeste par les cris les plus perçants, par les plus violents témoignages; on voit les femmes se frapper le sein, s’arracher les cheveux et pousser des lamentations lugubres appelées par harmonie imitative oueloueleh. Les exclamations qui se font entendre le plus communément à la mort d’un père de famille, dans la bouche de ses femmes et de ses enfants, sont celles-ci: « O mon maître! ô mon dromadaire! ô toi qui portais notre nourriture, qui soutenais le fardeau de notre existence! ô mon lion! ô appui de la mai- /47/ son! ô mon chéri! ô mon unique! ô mon malheur! Pourquoi nous as-tu abandonnés? disent-ils encore, que te manquait-il au milieu de nous? nos soins n’ont-ils pas été dévoués; notre soumission n’était-elle pas sans bornes; les témoignages de notre amour et de notre respect n’avaient-ils pas touché ton cœur? » Les femmes du voisinage viennent réunir leurs gémissements aux plaintes funèbres de leurs amies. Souvent on appelle des pleureuses publiques (neddabehs), qui frappent sur des tambourins, poussent des cris qui feignent le désespoir, et entonnent une énumération banale et exagérée des qualités physiques et morales du mort. Quelques personnes éclairées condamnent cependant l’usage des pleureuses.

Les hommes conservent presque toujours leur impassibilité dans ces moments fâcheux; leur douleur ne se révèle pas par des signes extérieurs: on les voit seulement éviter pendant plusieurs jours la société de leurs amis, comme pour concentrer encore plus en eux le chagrin qu’ils éprouvent.

38. Pratiques de l’ensevelissement. — Les Orientaux n’ont pas de loi qui fixe la durée de l’intervalle qui doit séparer la mort de l’inhumation. La religion recommande de faire les funérailles le plus promptement possible. Quelquefois le cadavre est porté au tombeau une demi-heure ou une heure après la mort, rarement on laisse s’écouler plusieurs heures; cette précipitation, recommandée par le législateur afin de prévenir la putré- /48/ faction, qui se fait rapidement dans un climat chaud, a dû avoir plus d’un résultat funeste. Les funérailles ont toujours lieu durant le jour. Si le mort a expiré pendant la nuit, on ne l’ensevefit qu’après le lever du soleil; on continue jusqu’alors les lamentations.

Dès que le moribond a fermé les yeux, on envoie chercher, suivant son sexe, les hommes ou les femmes dont le métier est de laver les morts (moughasil). Après avoir lavé le cadavre, ceux-ci l’etendent sur une table, le rasent, l’épilent, bouchent toutes les ouvertures afin que, purifié par la lotion, il ne soit pas souillé par des déjections fécales. Ils l’enveloppent ensuite dans un linceul de toile neuve. Les musulmans attachent tant de prix au suaire, qu’en entreprenant une expédition militaire ou un lointain voyage, ils en emportent un avec eux. Lorsqu’ils ont été couverts du linceul, on les place dans la bière pardessus laquelle un jette un drap orné de broderies.

Les hommes ne sont pas tenus à être ensevelis dans des caisses; mais la loi, poursuivant les femmes de sa jalousie, même après leur mort, recommande de les y renfermer toutes les fois qu’on le pourra.

Le cadavre placé dans la bière est porté dans une mosquée, la tête la première; les musulmans ne permettent pas aux chrétiens de conduire leurs morts dans cette direction, ils les obligent à les porter les pieds en avant. Le convoi est précédé d’aveugles qui marchent sur trois rangs en chantant sur un rhythme triste et solennel la formule de la foi musulmane: /49/ ilah Allah, ou Mohammed reçoul Allah (il n’y a de dieu que Dieu, et Mahomet est le prophète de Dieu); ensuite viennent les serviteurs du mort; après eux, les pleureuses, vêtues de longues robes bleues et de voiles blancs; puis les quatre hommes qui portent la bière sur leurs épaules; enfin, la famille et les cheiks de la mosquée, que suivent quelquefois des hommes du peuple. Le mort est déposé un instant dans la mosquée, où un homme de la loi fait sur lui la prière, puis il est conduit au cimetière et placé dans le tombeau de manière que sa tête soit tournée du côté de l’orient. Les personnes qui composaient le cortège font un repas autour de la fosse. Les parents retournent avec les pleureuses, qui demeurent quelquefois plusieurs jours encore dans la maison, occupées à entretenir par leurs fonctions funéraires la douleur de la famille (1).

(1) L’usage des pleureuses est particulier à l’Égypte: des passages d’Herodote et de Diodore de Sicile peuvent faire supposer qu’il y existe depui l’antiquité la plus reculée. Mahomet l’a défendu. En Égypte, sa prohibition a échoué contre l’autiquité de la coutume.

39. Tombes et cimetières. — Les tombes des Égyptiens sont des voûtes oblongues, creusées de manière que les personnes qui y sont enterrées puissent se lever lorsqu’elles reçoivent la visite des deux anges Mounkir et Nakir. L’une des faces est tournée vers le sud-est, c’est-à-dire du côté de la Mecque; à la face opposée se trouve l’entrée, protégée par un petit carré en maçonnerie. La voûte peut contenir en général quatre cadavres ou davantage, il est rare que /50/ les femmes soient ensevelies dans la même tombe que les hommes. Au-dessus de la voûte, dont la partie supérieure est au niveau du sol, s’élève un monument allongé et de forme cubique, à chacune des deux extrémités duquel est placé une stèle en pierre surmontée d’une coiffure d’homme ou de femme, suivant le sexe auquel il est consacré. Malgré la défense formelle du prophète, ces monuments portent souvent des inscriptions du Coran. Mahomet a ordonné également que les tombeaux soient bas et construits en briques crues; cependant les riches et les grands seigneurs se font élever de magnifiques sarcophages en marbre, ornés de sculptures. Quelques-uns même construisent, pour y placer leur sépulture, de belles mosquées. Plusieurs des tombeaux des califes et des beys Mamelouks sont des chefs-d’œuvre d’architecture arabe.

Les cimetières égyptiens sont ordinairement situés dans l’intérieur ou auprès des villes, dans des lieux élevés et sablonneux; on y voit rarement de la végétation. Il arrive pourtant quelquefois que l’ombrage solitaire d’un sycomore s’étende sur une tombe, ou que quelques fleurs entretenues par la piété d’un parent on d’un ami croissent sur le tertre qui recouvre les ossements d’un mort.

40. Respect des musulmans pour les morts. — Dans les épidémies, les musulmans ensevelissent leurs morts avec le même soin; ces fléaux ne produisent pas au milieu d’eux cette épouvante qui jette ordinairement la plus déplorable confusion parmi les popu- /51/ lations européennes; jamais ils n’abandonnent les cadavres des victimes de la peste. De même, dans les batailles, c’est pour eux un devoir religieux d’enlever leurs morts, afin de leur rendre les honneurs funèbres. Lorsque, dans les voyages du désert, exténués de fatigue, ils prévoient qu’ils vont succomber, ils creusent eux-mêmes leurs fosses dans le sable et s’y couchent pour mourir.

41. Deuil. — Les musulmans ne portent pas de deuil comme nous. Il en est qui se teignent les bras d’une couleur bleue ou noirâtre, et ne les lavent pas tant qu’elle se maintient. Lorsque leurs époux meurent, les femmes teignent également avec de l’indigo leurs mains et leurs bras jusqu’aux coudes, leurs vêtements et leurs voiles; elles laissent pendant quelque temps leur chevelure en désordre et ne portent aucuns bijoux. A la mort du maître d’une maison, on met à l’envers les nattes, les tapis, les coussins et les couvertures du divan.


§ VII.

Superstitions.

Les djinns. — Santons. — Derviches. — Le mauvais œil. — Les charmes. — Songes. — Jours fastes et néfastes. — Divination. — Magie. — Astrologie — Alchimie. — Bohémiens. — Psylles. — Croyance aux superstitions. — La sibylle de Méhémet-Ali.

Un peuple peu éclairé, chez lequel les croyances religieuses sont fortement enracinées, est ordinaire- /52/ ment superstitieux. Ainsi en est-il des Égyptiens: amis du merveilleux, ils l’appellent sur toutes les circonstances de leur vie.

42. Les djinns. — L’une des superstitions les plus répandues en Égypte est la croyance aux génies, aux djinns. Les djinns forment une race intermédiaire entre les anges et les hommes; ils ont été créés avant Adam; nés du feu, leur vie dure plusieurs siècles; leur puissance s’étend sur les éléments; ils prennent toutes les formes qu’il leur plaît: d’homme, d’animaux ou de monstres, et se rendent invisibles à volonté. Leur demeure est située dans les montagnes de ckaf, par lesquelles, suivant les musulmans illettrés, la terre, qui, d’après eux, n’est qu’une surface plane, est environnée.

Il y a les bons et les mauvais génies. Les Égyptiens révèrent les uns et craignent les autres; lorsqu’ils versent de l’eau, lorsqu’ils allument du feu, etc., ils poussent ordinairement une exclamation, par laquelle ils demandent la permission des djinns. Ils croient que ces êtres vaporeux habitent les maisons en ruines, les bains, les puits, les latrines, etc. Le peuple du Caire est persuadé que chaque quartier de la ville est confié à la garde d’un bon génie, qui prend la forme d’un serpent. Quant aux mauvais djinns, connus sous le nom d’efrits, il n’est sorte de méfaits qu’on ne leur attribue. Ce sont eux, par exemple, qui, du haut des toits ou des fenêtres, où ils vont se poser, prennent plaisir à faire tomber sur les passants des pierres et des briques. Ils choi- /53/ sissent pour demeure des nécropoles, des temples, des palais et d’anciens monuments, Pendant le mois du Ramazan, Dieu les tient emprisonnés et les empêche de nuire. Le vent qui soulève le sable en trombes tourbillonnantes est occasionné, d’après les Égyptiens, par la fuite d’un mauvais génie. Une étoile qui file, c’est, disent-ils, un dard que Dieu lance à un efrit, et ils accompagnent le fugitif météore de ce pieux souhait: « Que Dieu perce l’ennemi de la foi. »

42. Santons. — Le Coran n’a pas établi le culte des saints. Les musulmans, surtout ceux d’Égypte, en ont cependant beaucoup qui ne reçoivent d’ailleurs d’autre consécration que celle de l’opinion publique, le plus souvent grossièrement abusée. On ne se borne pas à les vénérer après leur mort, ils sont, pendant leur vie même, l’objet du respect de la foule.

Les idiots, les fous inoffensifs sont regardés par la masse des musulmans comme des hommes favorisés de Dieu, qui portent le sceau irrécusable de la sainteté. Vainement la faiblesse de leur intelligence les prive-t-elle des facultés qui font la supériorité réelle de l’homme. « Leur esprit est au ciel, dit le peuple, la partie la plus grossière de leur être est seule mêlée aux misères humaines. » Tout est permis à ces saints d’une curieuse espèce; plusieurs paraissent en public dans un état de nudité absolue. Il en est qui violent à tout moment les préceptes religieux; ils ne scandalisent cependant personne; car, dit-on, s’ils /54/ laissent aller leur corps aux mobiles caprices de l’instinct brutal et des passions matérielles, c’est que leur âme est trop absorbée dans la contemplation de Dieu pour s’occuper des détails de cette vie terrestre. Ils sont presque tous remarquables par leur saleté et appellent sur eux l’attention par mille actions bizarres et absurdes. Ils vivent d’aumônes, qu’on leur fait souvent sans qu’ils le demandent.

Les santons qui ne sont pas frappés d’idiotisme sont désignés ordinairement par le nom de ouely, qui signifie favoris du ciel. Chacun de ces saints affecte une manie différente. Les uns meuvent continuellement la tête en divers sens; d’autres répètent sans cesse les mêmes paroles; d’autres encore ne parlent pas du tout et se composent de grotesques grimaces. Il en est qui ne font autre chose que danser ou chanter. Comme les bonzes de la Chine et de l’Inde, ils se vouent à d’incroyables austérités. Quelques-uns mangent tout ce qu’ils trouvent sous leur main. D’autres s’enchaînent et passent plusieurs années dans cet état. On en a vu qui, jour et nuit, demeuraient debout et dormaient le dos appuyé sur un mur. Les singularités de leurs costumes ne sont pas moindres. Il en est qui sont sans coiffure et laissent croître démesurément leur chevelure, tanlôt hérissée et en désordre, tantôt peignée avec soin. Plusieurs sont presque nus et se contentent de porter sur leur dos une peau de chèvre, de mouton ou de gazelle; quelques-uns feignent la pudeur: ils se couvrent d’une grande chemise blanche ou s’enveloppent d’un man- /55/ teau formé d’un grand nombre de petites pièces de diverses couleurs.

Les ouelys ont la réputation de faire des miracles. On croit qu’il en est toujours un parmi eux qui surpasse les autres par la grandeur de ses mérites; celui-là est appelé koutb, c’est-à-dire l’axe autour duquel pivotent les ouelys. Le koutb parait souvent au milieu des hommes, mais ne se fait jamais reconnaître comme revêtu du sublime caractère qui lui appartient. Il ne se montre que sous une humble apparence, reprenant avec douceur ceux qui enfreignent la loi divine. On sait qu’il se tient de préférence à la Mecque, sur le toit de la sainte Caaba, du haut duquel, quoiqu’il y soit invisible, il s’écrie par deux fois à minuit: « O toi plus miséricordieux que ceux qui montrent de la pitié! » Il a d’autres stations favorites. La principale est la porte de Zoueyleh au Caire. Il fréquente la tombe de Said le Bédouin à Tantah et plusieurs fondations religieuses. On croit qu’il peut se transporter en un instant du Caire à la Mecque.

Des honneurs sont rendus à la mémoire des saints après leur mort. Sur les tombeaux de plusieurs on a élevé de belles mosquées. On rencontre fréquemment dans les villes et dans les campagnes des espèces d’oratoires surmontés d’une coupole, qui sont dédiés à des santons. Un sycomore protège ordinairement de son ombrage le pieux monument. Les habitants du voisinage le visitent, soit pour y réciter des prières, soit pour obtenir du saint une guérison ou toute autre grâce. Quelquefois un puits est an- /56/ nexé à ces tombes, et le voyageur altéré peut s’y rafraîchir en se reposant. Les dévots entretiennent des bardaques d’eau dans celles qui n’ont pas de citernes; ils y laissent des morceaux de pain et de petites pièces de monnaie que les pauvres vont recueillir. Les fellahs font des vœux sur les tombeaux des saints, et, lorsqu’ils sont exaucés, leur sacrifient une brebis, un mouton ou tout autre animal, dont ils font ensuite un repas auquel les pauvres sont invités.

Les Égyptiens célèbrent par de grandes fêtes les anniversaires de la naissance de leurs saints les plus renommés.

44. Derviches. — Les derviches sont des musulmans plus dévots que le commun de leurs coreligionnaires, qui forment des espèces de congrégations. Il y en a beaucoup en Égypte. Ils se divisent en confréries, distinguées par les couleurs de leur bannière et de leurs turbans, et la forme de leur coiffure. Ils prouvent leur sainteté par mille pratiques plus singulières les unes que les autres; ils mangent des pierres, du verre, des métaux; prétendent qu’ils peuvent se percer le corps de part en part sans ressentir de souffrance et se faire de blessures; apprivoiser les serpents et les scorpions; porter sous leurs bras des tisons enflammés sans se brûler, etc. Ils sont plus circonspects aujourd’hui et se gardent de faire parade de toutes les propriétés miraculeuses dont ils se vantent d’être doués.

L’une des cérémonies les plus curieuses que les derviches pratiquent est celle du zikr; ils l’exécu- /57/ tent en prononçant le mot d’Allah et en agitant sans relâche la tête et le corps. Violemment émus par ces mouvements, ils tombent sur le sol la face congestionnée, la bouche écumante comme des épileptiques, ou semblent jetés dans un état de somnambulisme. C’est pendant ces accès de frénésie, qui sont à leurs yeux une preuve de sainteté, que, semblables à nos fameux convulsionnaires de Saint-Médard, ils se mutilent, commettent de dangereuses extravagantes dont ils se font un titre de gloire, et trouvent quelquefois la mort.

Les derviches assistent en corps aux cérémonies religieuses et aux processions. La plupart exercent des métiers; quelques-uns n’ont d’autre profession que de réciter le Coran et de chanter dans les cérémonies funèbres; ils sont appelés fakyrs, nom que l’on donne en général à tous les pauvres dévots. D’autres vivent d’aumônes. Il y a en Égypte beaucoup de derviches errants qui viennent de la Turquie et de la Perse.

45. Le mauvais œil. — Les musulmans croient au cattiv’occhio (nazar); ils le redoutent et prennent de grandes précautions pour prévenir ses effets. Ils voient l’envie et le trait du mauvais œil dans toute admiration un peu vive exprimée par un étranger pour ce qui leur appartient. Aussi sont-ils très-sobres dans leurs formules admiratives. Il n’est pas convenable parmi eux de dire, en parlant d’une chose qui est leur propriété: « Que c’est beau! que c’est joli! » sans ajouter le mot machallah! (volonté de Dieu!) /58/ qui témoigne de la respectueuse soumission due à la volonté divine. Que si une exclamation indiscrètement laudative est lancée, celui qui croit devoir se méfier de l’intention jalouse qu’elle cache s’adresse à l’individu soupçonné d’avoir voulu jeter le mauvais œil, en lui disant: « Bénis le prophète! » S’il obéit et répond: « Dieu le bénisse! » il n’y a plus rien à craindre.

Les musulmans expliquent par les mauvais sorts tous les malheurs imprévus qui leur arrivent. Ils croient aux noueurs d’aiguillette et accusent toujours de leur impuissance l’influence d’un œil jaloux.

46. Les charmes. — Contre une cause de mal aussi pernicieuse et aussi difficile à prévenir, ils se défendent avec des talismans et des charmes (hejabs). Ils portent tous cousu à leur vêtement un amulette protecteur. Le plus estimé est la copie de quelque passage du Coran, que l’on enveloppe dans une étoffe de soie et que l’on place par-dessus l’épaule gauche. Plusieurs se contentent d’une phrase du livre sacré, qui représente Dieu comme protecteur des hommes vertueux, ou bien des quatre-vingt-dix-neuf noms et titres du prophète. Les Égyptiens attribuent à l’alun une grande vertu contre le mauvais œil. Les femmes font beaucoup de cas d’un mélange de plusieurs substances préparé et vendu seulement pendant les dix premiers jours du mois de moharrem, et qui est appelé melyah moubarakeh (storax bénit). On regarde encore comme des talismans la poussière recueillie /59/ sur la tombe du prophète, l’eau de la fontaine sacrée de zem-zem située dans le temple de la Mecque, et des morceaux de la couverture de la Caaba.

Les marchands du Caire placent devant leurs boutiques des inscriplions pieuses pour se mettre sous la protection divine; ce sont les formules: « Il n’y a de Dieu que Dieu, Mahomet est son prophète; » « Au nom de Dieu le compatissant, le miséricordieux; » ou des phrases du Coran, telles que celle-ci: « Nous t’avons véritablement accordé une grande victoire; » ou bien des invocations dans le genre des suivantes: « toi qui nous ouvres les portes de la prospérité! ô toi le sage! ô toi qui subviens à nos besoins! ô toi le souverainement bon! » Ces exclamations sont prononcées en général par les marchands lorsqu’ils ouvrent leurs boutiques.

Souvent les maisons particulières sont mises sous la tutelle divine par des inscriplions sculptées ou peintes sur la porte; telles que: « Dieu! » « Le Créateur est l’Éternel; » « Il est le Créateur et l’Éternel. » Audessus de la porte, on pend quelquefois des aloès, auxquels on attribue la vertu de neutraliser les effets du mauvais œil.

47. Songes. — Les Égyptiens lisent avec un religieux respect dans les songes les présages de l’avenir. Ils ont des traités où les rêves sont interprétés. Lorsqu’une personne dit à une autre: « J’ai fait un songe, » « Puisse-t-il avoir été de bon augure! » répond celle-ci.

48. Jours fastes et néfastes. — Ils comptent des jours malheureux et des jours heureux. Les pre- /60/ miers sont le dimanche, la nuit du dimanche au lundi, pendant laquelle est mort le prophète; le mardi, appelé jour du sang parce que plusieurs martyrs de l’islamisme ont péri ce jour-là, et le samedi, le plus sinistre de tous. Les jours heureux sont le lundi, consacré aux mariages; le jeudi, appelé el-moubarac (ou le béni), et le vendredi, qui est le premier de tous: c’est le sabbat des musulmans. On le choisit de préférence pour la consommation des mariages; on lui donne l’épithète de el fadileh (l’excellent). Le mercredi est indifférent. Il y a aussi dans l’année certains jours heureux et certains jours néfastes. Le pire de ceux-ci est le dernier mercredi du mois de safer, pendant lequel beaucoup de personnes se font un scrupule de sortir de leurs demeures, de peur de subir quelqu’une des nombreuses afflictions qui tombent ce jour-là sur l’humanité.

49. Divination. — Lorsque les musulmans sont inbarrassés pour prendre une détermination, ils remettent aux combinaisons fortuites de quelques pratiques superstitieuses le soin de la leur indiquer. Ainsi ils vont chercher une réponse à leurs doutes dans une espèce de table de Pythagore nommée zaïrgeh. Le zaïrgeh comprend cent petits carrés dans chacun desquels se trouve écrite une lettre arabe. Voici comment on s’en sert: on lit d’abord le premier chapitre du Coran et le cinquante-huitième verset du sixième: « En lui sont les clefs de toutes choses; personne ne les connaît que lui. Il sait tout /61/ ce qui est sur la terre et sur la mer. Il ne tombe pas une feuille sans qu’il le sache. Il n’y a dans les entrailles de la terre ni un grain de sable, ni une chose verte, ni une chose sèche, qui ne soient écrits. » On place ensuite le doigt sur le tableau sans regarder, on écrit la lettre sur laquelle on est tombé, et à la suite, en les alternant d’après des règles déterminées, toutes celles qui se trouvent dans la même colonne verticale ainsi que les lettres que renferme la cinquième colonne à droite de celle que le sort a désignée. L’assemblage de ces caractères compose des mots qui expriment un conseil. Ceux qui font les zaïrgehs disposent en général leurs lettres de manière à donner quatre réponses négatives pour une affirmative.

Quelques personnes demandent au Coran lui-même un oracle décisif: elles laissent tomber et s’ouvrir au hasard le livre saint, et prennent pour arbitre de leur détermination la septième ligne de la page à droite. Si le sens qu’elle forme est calme et pacifique, la réponse est affirmative: si elle exprime la colère divine ou quelque malédiction, l’arrêt du ciel est contraire.

Beaucoup de musulmans interrogent l’avenir de la manière suivante: ils font filer entre leurs doigts les grains d’un rosaire (sebbah) en disant au premier qu’ils touchent: « J’affirme la gloire absolue de Dieu, » au second: « Honneur à Dieu! » au troisième: « Il n’y a de dieu que Dieu. » Et ils répètent ces expressions dans le même ordre jusqu’au dernier grain. Si la première exclamation tombe sur celui-ci, /62/ la réponse est favorable; si c’est la seconde, elle est neutre; si c’est la troisième, elle est négative.

Ainsi ce peuple fataliste a peur de faire usage du libre arbitre que la nature a donné à l’homme; il redoute de prendre la responsabilité de ses déterminations; afin de se soumettre plus absolument aux conséquences qu’elles peuvent avoir, il s’incline avec une paresseuse et aveugle abnégation devant le caprice du hasard, qu’il regarde comme la volonté de Dieu. Qui sait combien de grands événements, des événements qui ont ému le monde, ont été décidés par la manière dont les grains d’un chapelet auront couru entre les doigts d’un vizir superstitieux! Qui sait combien de fois le sort des hommes et des empires a été joué, comme à la belle lettre, par des sultans irrésolus ou timides!

50. Magie. — L’Égypte est la terre des magiciens. On se souvient de ceux qu’entretenaient les Pharaons et qui entrèrent en lice avec Moïse. Leurs successeurs actuels n’ont pas hérité de leur puissance. Les sortilèges se réduisent aujourd’hui à la nécromancie. Les sorciers et les sorcières se bornent à peu près à deviner la bonne aventure; quelquefois ils évoquent les morts ou les vivants, qu’ils font voir dans un miroir cabalistique formé d’une tache d’encre, sur un carré de papier, par un enfant que choisit celui pour lequel l’expérience est préparée. L’enfant décrit les personnages que fait passer devant lui la puissance du magicien: il ne manque pas de gens crédules qui affirment l’exactitude des por- /63/ traits qu’il trace de vive voix. Parmi les Européens attirés par la curiosité à ces scènes grossières, les Anglais surtout sont portés à avoir foi à leurs résultats, aussi merveilleux, s’ils étaient vrais, que ceux du magnétisme. L’exact et judicieux auteur des Manners and Customs of the modem Egyptians, M. W. Lane, décrit avec complaisance les procédés des nécromants égyptiens, et ne se montre pas sceptique à l’égard des résultats qu’ils obtiennent.

Les musulmans d’Égypte croient que les opérations magiques peuvent être faites en vertu du bon ou du mauvais principe. Dans le premier cas, leur théorie, appelée er Rouhany, reçoit l’épithèle de rahmany (divine), et dans le second celle de scheytany (satanique). La magie rahmany, faite dans un but moral, ne se sert que de moyens avoués par la religion. La scheytany appelle à son aide les génies impies et malfaisants pour de mauvaises fins.

51. Astrologie. — L’astrologie a des adeptes parmi les Égyptiens; ils l’appellent ilm-en-nougoum (science des étoiles). Ils suivent les règles qu’elle prescrit pour tirer les horoscopes, déterminer les périodes favorables aux entreprises, et deviner le signe du zodiaque sous l’influence duquel une personne se trouve placée. Les astrologues prétendent aussi, en traçant sur le sable certains signes dont ils ont la clef, deviner le passé, le présent et l’avenir.

52. Alchimie. — Il y a encore en Égypte un assez bon nombre d’alchimistes qui usent leur vie, leur /64/ fortune et celle de quelques dupes, à la recherche de la pierre philosophale. Les Arabes se sont les premiers adonnés à ces expériences dont le but est absurde, mais au bout desquelles la science a recueilli l’une de ses branches les plus utiles, la chimie.

Les Égyptiens qui se vouent à la découverte du grand arcane sont persuadés que le succès couronnerait leurs travaux, s’ils pouvaient passer, sans sommeil, sept jours et sept nuits; mais on conçoit que personne n’ait pu arriver à vaincre pendant si longtemps ce besoin impérieux de la nature.

53. Bohémiens. — Cette race singulière et mystérieuse, qui promène son vagabondage à travers toute l’Europe, a aussi des représentants sur les bords du Nil. Les bohémiens d’Égypte forment une caste à part. Ils ne se mélangent pas avec les autres habitants. Le type de leur physionomie est bien distinct; leur teint est plus basané que celui des Arabes. Ils parlent une langue autre que celle du pays. Musulmans de nom, ils ne pratiquent pas l’islamisme. Ils errent de ville en ville, de village en village, par famille ou par troupe. Les hommes sont en général bateleurs; les femmes, que l’on reconnaît à leur costume original, disent la bonne aventure; elles parcourent les campagnes et les villes portant sur l’épaule une besace en peau de chèvre ou de gazelle, qui contient des amulettes, des médicaments, des serpents, débitent des remèdes pour tous les maux, ont en leur pouvoir des secrets qui donnent la fécondité aux femmes, et annoncent par leurs cris ré- /65/ pétés les merveilleux trésors qu’elles tiennent à la disposition du public.

54. Psylles. — Les ophiogènes, ou enchanteurs de serpents de l’Égypte, ont été renommés de tout temps. Strabon en parle; Prosper Alpin a été témoin des singuliers effets de leur art; et la plupart des voyageurs modernes qui ont visité l’Égypte ont été également frappés de la familiarité avec laquelle ils manipulent les reptiles et les animaux venimeux.

Les psylles vont de maison en maison, évoquant et charmant les serpents qu’elles peuvent renfermer. Ils prétendent les attirer à eux par une vertu particulière. Armés d’une courte baguette, ils entrent dans l’appartement qu’ils doivent purger de ces hôtes venimeux, font claquer leur langue, crachent sur le sol, et prononcent la conjuration suivante: « Je vous adjure par Dieu, si vous êtes dehors ou dedans, de paraître; je vous adjure par le plus grand des noms: si vous êtes obéissants, paraissez; si vous désobéissez, mourez! mourez! mourez! » Le serpent, docile à cet ordre, déloge sur-le-champ, il sort d’une fissure de la muraille ou du parquet.

Quoique des personnes d’ailleurs très-éclairées aient cru aux artifices des psylles, j’avoue que, souvent témoin de leurs expériences, je n’ai jamais été complètement satisfait. J’ai toujours eu lieu de les soupçonner de supercherie. Il m’a été prouvé que plusieurs fois ils avaient trouvé le moyen, avant l’opération, de faire introduire adroitement des serpents dans la pièce où ils devaient les évoquer. D’ordinaire /66/ comme les serpents, disent-ils, craignent le jour, ils vont les chercher dans des appartements obscurs où, à l’abri d’une sévère surveillance, ils peuvent exercer en sûreté leur escamotage. Ils cachent leurs serpents sous les aisselles, et leur dextérité est si grande qu’on peut lui faire honneur de l’enchantement, sans avoir besoin de recourir à la supposition d’un secret imaginaire.

Il y a, en Égypte, fort peu de serpents venimeux. Les psylles ont toujours soin d’arracher les dents à ceux-ci; ils placent des scorpions entre leur tackyeh et leur tête rasée, mais ils leur enlèvent auparavant le pouvoir de nuire.

55. Croyance aux superstitions. — Les superstitions ne sont pas seulement en crédit parmi le peuple. Les musulmans le plus haut placés partagent souvent l’erreur de la foule ignorante.

Il m’arriva un jour, en me rendant chez Ibrahim-Pacha avec plusieurs généraux égyptiens, de faire à l’un d’eux l’éloge du cheval qu’il montait. Mes paroles furent accueillies avec méfiance. A peine avions-nous avancé de quelques pas, que le cheval, que j’avais maladroitement loué, s’abattit. Je m’empressai d’aller offrir mes secours au cavalier démonté, je lui demandai quelle avait été la cause de cet accident. « Oh! me dit-il en souriant d’un air de demi-mystère qui trahissait son irritation, je sais bien ce que c’est » Et je compris que je venais de lui donner un nouvel argument en faveur de la croyance au mauvais œil.

/67/ Mohammed-Bey, le premier ministre de la guerre du vice-roi, cet homme remarquable qui avait été le compagnon de fortune de Méhémet-Ali et se trouvait associé à toutes ses œuvres, entretenait chez lui, avec le plus grand soin et la déférence la plus respectueuse, un de ces lunatiques à qui leurs bizarres manies donnent le caractère et l’autorité de la sainteté. Cet ouely se nommait Cheik Youssouf. Un jour qu’il l’avait fait enfermer dans un cachot, tandis qu’il le croyait au fond de sa prison, Mohammed-Bey le rencontre se promenant avec flegme dans les rues du Caire comme si de rien n’était. Le ministre vit dans ce fait un miracle, preuve éclatante de la sainteté de Youssouf, et dès lors professa un religieux respect pour un homme aussi manifestement favorisé du ciel. Il le faisait manger à sa table, et lui permettait toutes les licences. La manie de ce santon était de demander cinq paras à toutes les personnes qu’il rencontrait; il donnait un soufflet à celles qui lui refusaient cette légère aumône. Il découpait les petites pièces de monnaie qu’il prélevait sur la piété ou la timidité des habitants du Caire et en distribuait les fragments aux domestiques. Mohammed-Bey lui fit construire un tombeau à côté du sien, et aujourd’hui les restes mortels du pauvre santon Youssouf reposent sous la coupole qui couvre ceux de l’illustre kyaya de Méhémet-Ali.

Les chrétiens et les juifs indigènes subissent tellement l’influence des superstitions répandues parmi leurs compatriotes musulmans, qu’ils vont jusqu’à /68/ avoir confiance dans la puissance miraculeuse des santons. Les plus ignorants invoquent leur intercession, comme s’ils avaient acquis la sainteté dans la pratique de leur culte.

56. La sibylle de Méhémet-Ali. — Le vice roi semble devoir montrer en tout la supériorité de son intelligence. Il a su, dans un grand nombre de circonstances, secouer le joug des préjugés absurdes devant lesquels ses coreligionnaires courbent humblement la tèle. J’en citerai un exemple intéressant. Dans le commencement de son règne, lorsque sa puissance n’était pas encore affermie, une espèce de sibylle parut au Caire et se fit un grand nombre de prosélytes. On disait qu’elle avait à ses ordres un esprit familier, dont elle faisait dans l’obscurité toucher la main et entendre la voix mystérieuse. C’était surtout parmi les soldats et leurs chefs qu’elle comptait de dévoués partisans. Méhémet-Ali fut curieux de savoir à quoi s’en tenir sur le compte de cette magicienne dont l’influence pouvait devenir dangereuse. Il la fit venir dans son palais et lui dit qu’il désirait converser avec son génie. Elle consentit à montrer au vice-roi sa puissance. C’était la nuit: on éteignit les lumières dans le mandarah où se trouvaient réunis les principaux officiers. Méhémet-Ali avait averti ses serviteurs d’apporter de la lumière aussitôt qu’il en demanderait. La sibylle évoqua son esprit. Le djinn répondit, et sa voix caverneuse, comme celle d’un ventriloque, semblait sortir de la muraille. Il donna sa main à baiser au pacha, mais /69/ celui-ci, la saisissant fortement, demanda aussitôt des flambeaux. Il tenait la main de la prétendue magicienne qui, voyant sa supercherie découverte, implora sa grâce. Les assistants, étonnés de l’audace du vice-roi qu’ils regardaient comme irréligieuse, commençaient à murmurer. Le pacha, après leur avoir reproché leur crédulité grossière, ordonna que l’on allât jeter la jongleuse dans le Nil. Les officiers voulurent s’y opposer, mais Méhémet-Ali vainquit leurs scrupules, en leur disant que, si elle avait réellement à son service un esprit tout-puissant, il ne la laisserait pas se noyer; que si, au contraire, elle n’en avait pas, elle serait justement punie d’avoir abusé sans crainte de la pitié des fidèles.


§ VIII.

Littérature.

Littérature arabe. — Roman d’Abou-Zeyd. — Conteurs. — Poésie. — Romances égyptiennes.

57. Littérature arabe. — S’il me fallait parler de la littérature arabe à propos de celle des Égyptiens, cette tâche serait trop vaste pour que j’essayasse de l’entreprendre. La littérature arabe est l’une des plus riches qui existent; mais les temps de sa splendeur sont passés; on peut la considérer aujourd’hui comme morte. La langue lui a survécu; mais l’ignorance a envahi les peuples qui la parlent; de domi- /70/ nateurs ils sont devenus ilotes, et ils ont perdu avec l’indépendance la muse glorieuse et féconde, inspiratrice des pensées grandioses, des généreusee émotions, des allures nobles et hardies.

Toute la littérature des Arabes actuels se borne à quelques romans populaires, transmis de mémoire en mémoire, et qu’ils ne se lassent ni de raconter ni d’entendre. Ces contes, mêlés de prose ou de vers, célèbrent toujours l’ancienne vie des Arabes, l’existence nomade et pastorale des tribus bédouines. Ils peuvent jeter du jour sur les mœurs de ces hommes primitifs, obstinés habitants du désert, et, à ce titre, ils ne manquent pas d’intérêt. Ce sont des séries d’aventures belliqueuses, chevaleresques, conduites autour d’une intrigue dramatique, dans laquelle le merveilleux joue toujours un grand rôle.

58. Roman d’Abou-Zeyd. — Le principal de ces romans est celui d’Abou-Zeyd. En voici l’analyse succincte: un émir arabe, Rizck, avait épousé dix femmes, et n’avait obtenu d’autre postérité mâle qu’un enfant sans bras et sans jambes. Désespéré, il en prend une nouvelle, Koudra, qui, peu de temps après son mariage, est enceinte. En se promenant un jour avec ses servantes, celle-ci voit un oiseau noir qui fond sur un groupe d’autres oiseaux, en tue un grand nombre et disperse les autres. Emue à ce spectacle, elle prie Dieu de lui donner un fils aussi fort et aussi vaillant que cet oiseau, dût-il être noir comme lui. Son vœu est exaucé: l’émir, plein de joie de la naissance de son fils, convoque ses amis à /71/ fêter son bonheur. Mais, le septième jour des réjouissances, l’enfant est montré aux convives; ceux-ci exhortent leur malheureux hôte à renvoyer la femme infidèle qui a mis au monde un enfant, témoignage vivant de sa honte. L’émir cède, mais à regret, car il aime toujours son épouse, et doute que l’enfant noir ne soit son fils. Koudra est renvoyée à son père. Mais un émir à qui elle raconte son histoire est touché de compassion, la recueille et élève son fils comme les siens. Barakat (c’est le nom que le jeune noir reçoit de son père adoptif) donne dès sa plus tendre enfance des preuves de force extraordinaire et d’indomptable courage. Arrivé à l’adolescence, il fait la guerre aux tribus voisines, et s’illustre par de nombreux triomphes. Un jour il interroge sa mère sur son histoire, et celle-ci, pour se venger de l’époux qui l’a honteusement chassée, lui dit que Rizck est l’auteur de tous ses malheurs, le meurtrier de son père, le destructeur de sa tribu. Altéré de vengeance, le vaillant Barakat cherche Rizck, lui fait la guerre, le bat et va le tuer, lorsque Koudra prévient un parricide en dévoilant à son fils la vérité. Rizck et Barakat se reconnaissent, Koudra rentre dans le harem de son époux, qui lui rend tous ses honneurs et son ancien amour. Barakat reprend le nom d’Abou-Zeyd, qui lui avait été donné à sa naissance.

Telle est en résumé la première des aventures d’Abou-Zeyd, semée d’épisodes que je n’ai pu indiquer et suivie d’événements bien plus nombreux en- /72/ core. Le roman d’Abou-Zeyd paraît avoir été écrit au xe siècle de notre ère.

Les autres romans populaires sont ceux d’Antar, d’Ez-Zahir et de Delemeh. Les aventures d’Antar, le grand héros de la race arabe, ont été traduites et connues en Europe. Dans son Voyage en Orient, M. de Lamartine en a cité plusieurs fragments (1).

(1) J’indique aux personnes qui seraient curieuses d’avoir une idée complète de la littérature romanesque des Égyptiens actuels, l’excellent ouvrage de M. E. W. Lane, qui a pour titre: An account of the manners and customs ofthe modern Egyptians. — London, 1836.

59. Conteurs. — Ce sont des conteurs, formant une corporation distincte, qui récitent les romans. Ils se divisent en plusieurs classes, à chacune desquelles est exclusivement affectée la narration d’un seul conte. La plus nombreuse est celle des choaras (mot qui signifie poëte); elle exploite les aventures d’Abou-Zeyd. Il y a au Caire environ cinquante choaras. Puis viennent les conteurs du roman d’Ez-Zahir, appelés moadditin (conteurs d’histoires), et les trouvères d’Antar, les anteriyeh.

C’est aux portes des principaux cafés que les conteurs font entendre leurs histoires, surtout pendant les soirées des grandes fêtes. Assis sur une estrade, de laquelle ils dominent une partie de leur auditoire, ils récitent leur roman, et chantent, en s’accompagnant d’une espèce de basse à une seule corde, les morceaux de vers qu’il renferme. Ils charment les assistants, qui, rangés autour d’eux, fument le /73/ chibouk ou aspirent le café, autant par l’intérêt du récit que par l’expression vive et dramatique avec laquelle ils le traduisent par la voix et le geste. Plus l’assemblée est nombreuse, plus leur jeu a de mérite. Dans le feu de l’action ils ajoutent quelquefois des improvisations au texte original. Le conte terminé, ils reçoivent du maître du café un léger salaire, et font une collecte parmi leurs auditeurs; ceux-ci ne sont pas obligés de donner; quelques-uns, suivant le plaisir que leur a fait éprouver le pauvre rapsode, lui prouvent leur satisfaction par l’aumône de quelques paras.

60. Poésie. — Tous les Arabes ont le sentiment du rhythme; ils aiment le retour des consonnances et font aisément les vers; aussi rencontre-t-on parmi eux beaucoup d’improvisateurs et ont-ils un grand nombre de chansons populaires. Ces petits poëmes ressemblent assez à nos romances, ils sont divisés en couplets après lesquels revient le même refrain et se terminent le plus souvent par les mots: oh nuit! oh nuit! (yah teyly! yah teyly!) Quelques-uns sont satiriques ou licencieux; mais la plupart sont mélancoliques et racontent sur un ton élégiaque les peines des amoureux: les images poétiques qu’ils renferment sont empruntées aux mœurs de la nation, aux particularités du pays. Les poètes égyptiens se plaisent à comparer leurs amantes à la lune; les parfums du jasmin, les douces teintes de la rose, la patience du chameau, la force et la majesté du lion, la délicate élégance, l’agilité et les beaux yeux de la gazelle, /74/ la fécondité du Nil, la calme sérénité des nuits, etc., leur fournissent d’abondantes figures, et la richesse et la flexibilité de leur langue leur permettent de trouver facilement une forme modulée aux sentiments que leur cœur éprouve.

61. Romances égyptiennes. — Il est au Caire des poètes titrés qui ont l’habitude de faire une chanson par mois. Ces romances sont chantées par les almées dans les fêtes publiques et les réjouissances privées, et ne tardent pas à être apprises par le peuple.

Pour donner une idée de ces morceaux de poésie, je vais en citer quelques-uns traduits par l’illustre Sylvestre de Sacy. J’y joins une chanson populaire parmi les soldats, où l’esprit satirique des Arabes se révèle d’une manière assez piquante.

«—»

I.

O vous! qui êtes vêtu d’une étoffe à fleurs et qui avez une ceinture de cachemire! j’aime une beauté dont le sein est semblable à des grenades: jamais mes yeux n’ont rien vu de si beau.

II.

O toi! qui es blanche et qui imites la couleur du jasmin, toi qui connais l’amour que je te porte; j’en jure par la conservation de tes yeux et de tes joues, je suis esclave de tes regards.

/75/

III.

Le vin et la rose rouge semblent parler sur tes joues. Dans l’excès de mes transports amoureux, je me suis écrié: Ah! que tes yeux sont pour moi un filet inévitable!

IV.

Ma gazelle m’a dit: Me voilà, je suis venue te trouver, dispose de moi comme il te plaira; je te placerai sur ce sein orné de grenades, et tu dénoueras ma ceinture brodée de mille couleurs.

«—»

I.

Mon ennui surpasse tous les ennuis: ô toi! beauté délicate, dont les mouvements pleins de grâce l’emportent sur les balancements des tendres rameaux; quand serai-je uni à l’objet de mon amour, pour mettre une fin aux tourments qui ravissent le repos à mes paupières?

/76/

II.

J’en jure par cet objet chéri, par sa vie et par tout ce qu’il possède de talents, s’il me rend une visite clandestine, sa vue charmera mes yeux et les comblera de plaisir.

«—»

I.

Lève-toi, donne-moi le vin des célestes demeures, remplis-en ma coupe: rien n’est plus propre à ranimer les plaisirs qu’un vin vieux. O fille d’une tendre gazelle, présente-nous cette liqueur comme fait une nouvelle mariée; fais circuler la coupe entre nous, et que son passage soit aussi doux que celui du zéphyr!

II.

Le vin rappelle les entretiens de Dieu avec Moïse, et suggère des paroles dignes d’être consignées dans les livres. Avant le temps de ce prophète, les tablettes étaient déjà remplies des discours qu’avait inspirés celte précieuse liqueur. Elle rend la vie aux cœurs et aux amants malheureux, en les animant du /77/ souffle de la joie; et ce pouvoir divin, elle a commencé à l’exercer avant que souffle du Créateur eut animé les mortels.

III.

Hâte-toi de te rendre de grand matin dans ce jardin arrosé par les eaux du ciel, car le printemps vient de nous ramener les fleurs; la rosée, semblable à des perles jetées sans ordre, exhale l’odeur du musc; une pluie bienfaisante ranime en tous lieux la nature et fait de toute la terre une prairie couverte d’une riche végétation.

IV.

La rose, semblable à une manche boutonnée, imite les fleurs de la camomille; tous les oiseaux, en leurs langages étrangers, rivalisent d’éloquence; le rameau du myrobolanius incline la tête pour nous saluer; l’odeur que l’on respire sur les joues de la pomme enbaumée ranime la cendre des morts.

«—»

/78/

Traduction de l’arabe d’une chanson de soldat.

I.

Je suis natif de Galioub, et depuis l’heure de ma naissance j’avais vu seize fois le Nil couvrir nos champs.

II.

Et j’avais un voisin nommé Cheik-Abdelhaï, qui avait une fille dont le visage n’était connu que de moi seul. Rien n’égalait Fatma en souplesse et en beauté; ses yeux étaient grands comme des fingeân (tasse à café); sa chair avait la fermeté et la force de la jeunesse. Nous n’avions qu’un cœur; sans rivaux. Et l’on s’apprêtait à nous unir, lorsque le cachef, que Dieu damne, me fait lier les deux mains, et m’attachant par le cou avec cinquante autres, on me conduisit au camp. Comme j’étais pauvre, et mon voisin aussi, rien ne put attendrir le cachet, que Dieu damne!

III.

Les tambours, les trompettes, les fifres m’étourdirent tellement que j’oubliai bientôt ma cabane, mes chèvres et mon chadouf (machine à élever les eaux du Nil); mais je ne pouvais oublier le soleil de ma vie, la lumière de ma pensée, la pauvre Fatma.

/79/

IV.

Et on me fit cadeau d’un fusil, d’un habit de Nel testo: nizain.
Corr. negli Errata
nizam, d’une giberne; puis il fallait tourner la tête à droite et à gauche, se tenir sur un pied en l’air; en garçon adroit, j’appris bientôt divan dour! sal em dour! (l’arme au bras! présentez arme!) et beaucoup d’autres belles choses.

V.

Et me voilà parti avec mon régiment pour la Mecque. Je verrai donc la Caaba. Nous nous battîmes dans les déserts, dans les rochers, dans les montagnes; nous tuâmes les ennemis du prophète, et j’entrai enfin haggi (pèlerin) à la Mecque tant désirée. Dieu soit loué!

VI.

Et on me fait caporal; et après trois années de guerre, on nous entasse dans des vaisseaux, et nous retournons dans le pays du fleuve béni. Me voilà au camp, tout troublé d’être si près de Galioub et de ma Fatma. Je n’osais y aller, de peur d’y trouver les choses changées.

VII.

Et aussitôt la fièvre s’empare de moi, et l’on me conduit au grand hôpital d’Abouzabel, et les médecins Frandgi (d’Europe), plus insupportables que /80/ mon mal, m’empêchaient de manger, pour vendre ma ration: Dieu les damne!

VIII.

Et je devenais chaque jour plus faible et plus triste. J’allais mourir. Un matin les médecins m’apportent une drogue dont l’odeur m’épouvantait et me rendait plus malade encore. J’avais la tasse sur les lèvres, lorsque du dehors une voix qui me perce jusqu’à l’âme, m’appelle: Hassan! Hassan! ià enni! (Hassan! Hassan! mes yeux!)

IX.

Et je jette la tasse au nez de l’infirmier; la force me revient et coule dans mon sang; je me lève guéri, et ces sots médecins s’imaginaient que c’était leur remède qui avait opéré. — Mon billet de sortie, demandai-je, et on me donne mon billet de sortie.

X.

Et me voilà dans les bras de Fatma, qui m’attendait toute tremblante. Et après nos embrassements, elle me raconta comment elle avait su mon retour, et comment elle était venue au camp.

XI.

Et, disait-elle, comme elle y voulait entrer, un nègre lui présentant sa baïonnette, lui cria: Dour (halte-là). Et comme elle ne savait pas ce que voulait dire /81/ ce dour, elle ne répondait pas; et le noir criait encore plus fort et s’avançait sur elle, quand l’officier turc arriva et lui demanda ce qu’elle voulait.

XII.

Et elle lui dit: Je veux mon Hassan, mon amoureux, que je n’ai pas vu depuis trois ans. Et l’officier tournant le dos, lui dit: Je m’en.... La pauvre enfant se retira confuse. Enfin, elle rencontra la sœur d’un sergent qui lui dit:

XIII.

Ton amoureux est à l’hôpital, malade de ne point te voir. Et plus leste que la gazelle, cette chère lumière de ma vie s’est approchée de la fenêtre de l’hôpital, et s’est écriée: Hassan! Hassan! ià enni!

XIV.

Et plein de joie, je la porte en triomphe dans mon camp. Je la montre comme un fou à mon colonel, à mon adjudant.
(Suivent tous les grades.)

XV.

Et ayant obtenu une permission, nous allons nous marier à Galioub, où le vieil Abdelhaï nous attendait pour nous bénir. Dieu soit loué!
Dieu est grand, etc.


/82/

§ IX.

Musique.

Musique arabe. — Dispositions des Égyptiens pour la musique. — Leurs instruments de musique. — Chanteurs égyptiens. — Introduction de la musique européenne dans les régiments.

62. Musique arabe. — Les Égyptiens aiment beaucoup la musique; mais ils regardent comme indigne d’un homme sérieux de consacrer une partie de son lemps à l’étudier. Le prophète d’ailleurs l’a condamnée; néanmoins, leur goùt naturel l’emporte, et tous, hommes, femmes et enfants, se plaisent à égayer par le chant leurs loisirs ou leurs travaux. On fait même chanter le Coran dans les écoles.

On sait que les Arabes ont reçu et augmenté l’héritage musical que les anciens ont laissé. Ils ont même conservé à l’art le nom que les Grecs lui donnaient; ils l’appellent encore mousicka; on pense qu’ils ont emprunté aux Indiens et aux Persans plusieurs de leurs expressions techniques; on a remarqué des similitudes frappantes entre quelques-uns des airs populaires de l’Égypte et ceux de l’Espagne, que les Mores ont si longtemps occupée; ce sont les Arabes qui ont inventé le tambour, c’est à eux que l’on doit les orgues.

La musique des Égyptiens actuels n’est plus qu’un art dégénéré, corrompu; elle se distingue par les /83/ divisions et les subdivisions de la gamme, et par la notation, qui est toute différente de la nôtre, et dans laquelle le système des clefs est inconnu. Les Arabes accusent notre division du ton d’être défectueuse, ils le décomposent, eux, en tiers, et quelques-uns en quarts et en huitièmes. Ces intervalles sont si petits qu’il est difficile à l’ouïe de les apprécier; des dégradations aussi délicates rendent la musique égyptienne impossible à imiter aux gosiers européens, quoique les indigènes la saisissent très-facilement. En général, les Européens n’éprouvent qu’un sentiment pénible à entendre de la musique arabe; cependant, le caractère mélancolique qui lui est propre, la simplicité de ses mélodies, qui ne se composent, pour plusieurs lignes de chant, que d’un très-petit nombre de notes, lui donnent souvent une douceur qui n’est pas sans agrément. Quelle que soit d’ailleurs l’opinion qu’aient les Occidentaux sur le charme ou la barbarie de la musique arabe, tous reconnaissent ce qu’il y a de grave, de majestueux, de solennel, dans les chants des muezzins, qui, souvent doués de voix admirables, psalmodient lentement du haut des minarets l’appel à la prière. Quant aux Égyptiens, leurs chanteurs les émeuvent profondément; ils les encouragent par fréquentes exclamations, et témoignent leur approbation véhémente en répétant le mot « Allah », et « Dieu t’approuve, Dieu conserve ta voix! »

63. Dispositions des Égyptiens pour la musique. — Il paraît que, dès l’antiquité, les Égyptiens ont mon- /84/ tré beaucoup de goût pour la musique; ils ont conservé jusqu’à ce jour leurs dispositions naturelles pour cet art. Ils ont l’instinct de la cadence et de la mesure; lorsque plusieurs hommes travaillent ensemble, ils doivent à cette aptitude de régler leurs mouvements avec précision et d’accélérer ainsi leur besogne. Dans tous les travaux qui demandent plusieurs bras et de l’ensemble dans l’exécution, ils obtiennent cet accord en chantant en chœur. Plusieurs métiers ont des airs particuliers affectés à ce but; il en est pour les bateliers, les puiseurs d’eau, etc. Et si l’on se souvient que d’anciens poëtes (Eschyle, Martial, Ovide) ont parlé de la beauté des chants du Nil, on peut présumer que ceux que nous entendons encore sortir de la bouche des mariniers de ce fleuve sont les mêmes qui retentissaient sur ses rivages, il y a plusieurs milliers d’années. Les ulémas, à qui il ne convient pas de chanter des romances amoureuses, ont aussi leurs chants particuliers plus dignes, plus graves, plus sévères.

64. Instruments de musique des Égyptiens. — Les Égyptiens ont un assez grand nombre d’instruments qui leur sont propres; ce sont, parmi les plus élémentaires, le tambour du pays (tebl beledy), qui est en cuivre et ressemble à un grand chaudron dont on couvrirait l’ouverture d’un parchemin; des espèces de timbales (noukakir), dont on fait usage dans les processions; des cymbales (kas), employées dans des circonstances semblables; des castagnettes de cuivre qui ont la forme de toutes petites cymbales, /85/ et du cliquetis desquelles les danseuses accompagnent leurs mouvements; le tar espèce de tambour de basque; le daraboukah, autre tambour qui est en général de forme conique et terminé par une espèce de manche creux par lequel on le tient d’une main tandis qu’on frappe de l’autre sur la peau qui couvre la grande ouverture: on dirait un grand entonnoir. Le daraboukah est très-répandu, les Égyptiens en tirent des sons assez agréables, qu’ils combinent avec beaucoup d’originalité.

Les instruments à vent des Arabes sont une espèce de flûte nommée nay, le chalumeau, le hautbois (zamir) et une sorte de flageolet à double pipeau, appelé zoumarah, aimé surtout des mariniers du Nil.

Le plus simple des instruments à corde est le monocorde (rebab) c’est sur lui que les conteurs et les improvisateurs s’accompagnent. Le rebab est très-remarquable: c’est une espèce de basse sans caisse; les Égyptiens en tirent des sons mélodieux que l’on prendrait souvent pour des notes émises par la voix humaine: on en joue avec un archet. Les autres instruinents de ce genre sont: le kemengeh, sorte de violon à deux cordes, composées chacune de plus de cinquante crins de cheval roulés ensemble, dont la caisse est faite avec les trois quarts d’une noix de coco, et percée de petits trous; la lyre éthiopienne (kissar), qui ressemble au luth antique; une sorte de harpe dont on joue avec le plectrum, appelée canoun; l’oud, guitare à sept cordes que l’on fait également vibrer avec le plectrum.

/86/ 65. Chanteurs égyptiens. — Les chanteurs de profession sont appelés alaty (au singulier) et alatyeh (au pluriel). Ils forment une caste méprisée et de mœurs dissolues. Lorsqu’on les fait venir dans une maison privée, on leur paye environ trois ou quatre francs pour une nuit d’exécution, et les invités ajoutent eux-mêmes leurs dons à ce salaire; on leur donne aussi de l’eau-de-vie et des liqueurs qu’ils boivent quelquefois jusqu’à ce qu’ils tombent dans une ivresse complète.

Les Égyptiens ont des cantatrices nommées aoualem et au singulier almée (1); mot que les Européens ont appliqué improprement à toutes les danseuses. Les Égyptiens estiment beaucoup le talent des aoualem; les femmes riches les font venir dans leurs harems où elles chantent en s’accompagnant du tar ou du daraboukah, tandis que le maître de la maison et ses convives se rendent dans la cour, pour écouter leurs accents. Les aoualem de mérite sont très-bien payées.

(1) Almée signifie femme lettrée.

Le chant des almées est en général glapissant et monotone; on ne trouve dans leur voix rien qui ressemble à la fraîcheur, à la pureté, à la sonorité de celle de nos cantatrices.

Parmi les chanteurs, il en est qui ont des voix assez belles; les hautes sont les plus communes. Ils aiment les sons aigus, se gonflent et font des efforts extraordinaires pour soutenir pendant très-long- /87/ temps des notes élevées. Ils sont curieux à voir dans cet état, la tête inclinée, les deux mains aux oreilles qu’elles entourent en forme de conque, et s’egosillant de toutes leurs forces.

66. Introduction de la musique européenne dans les régiments. — Lorsque l’armée égyptienne eut été formée, le gouvernement, sachant qu’en Europe chaque régiment avait une musique militaire, voulut se mettre, sous ce rapport comme sous tous les autres, au niveau de l’Occident; il fit donc venir en Égypte une compagnie de musiciens français, à la tête desquels fut placé un habile compositeur espagnol, et forma à Kankah, où se trouvaient le camp d’instruction et l’état-major, un conservatoire de musique. Deux cents élèves y furent réunis; ils apprirent notre musique vocale, et à jouer de nos instruments. De même que l’on avait adopté les batteries de nos tambours, de même on nous emprunta nos airs guerriers; mais j’avoue que, quel que fût le plaisir que j’éprouvais à entendre résonner nos marches et retentir les accents de nos hymnes nationaux, dans les lieux mêmes où, trente ans auparavant, ils avaient conduit à la victoire nos héroïques brigades, je n’approuvai pas au fond le nouvel emprunt que nous faisait l’Égypte. Notre musique n’exerce aucune influence sur les Arabes; la Marseillaise, qu’ils remarquent seulement parce qu’ils l’appellent la chanson de Bonaparte, ne fait rien vibrer dans leurs âmes: en imposant aux Arabes nos instruments et nos airs, on manqua donc entièrement le but naturel des musi- /88/ ques de régiments. Lorsqu’on les a créées en Europe, on a voulu agir sur les soldats par un puissant moteur d’enthousiasme; sans doute la musique est une langue, une langue éloquente qui produit d’immenses effets sur les masses; mais en forçant les Arabes à exécuter et à entendre nos airs, on a commis la même faute que si l’on voulait émouvoir un peuple en lui faisant apprendre et répéter de sublimes paroles dans un idiome qu’il ne comprendrait pas. Aussi les Égyptiens, qui s’évanouissent presque de plaisir en écoutant les monotones cantilènes de leurs alatyeh, bien loin d’être exaltés par les orchestres militaires, n’éprouvent à leur jeu que de l’ennui, que du malaise; parmi les instruments qui concourent à ce qu’ils appelleraient volontiers une cacophonie, la grosse caisse seule trouverait peut-être grâce à leurs yeux. Il eût été plus raisonnable d’appeler en Égypte des artistes de talent qui auraient pu saisir et s’approprier le génie de la musique arabe, et qui auraient combiné une orchestration spéciale dans laquelle les instruments nationaux auraient trouvé place. Par là on serait sans doute parvenu à exercer une influence musicale réelle sur les troupes égyptiennes.

Du reste, comme on le pense bien, notre musique ne peut pas être bien rendue par des hommes qu’elle laisse tout au moins indifférents. Le conservatoire de Kankah, qui fournissait des sujets capables, a été supprimé. On a placé dans chaque régiment un maître de musique européen; mais il lui est impossible de posséder assez bien la théorie et la pra- /89/ tique de tous les instruments pour les enseigner; aussi les musiques militaires sont-elles loin d’être au niveau de celles de l’Europe, et lorsque les Arabes seront livrés à euxmêmes elles dégénéreront infailliblement.


§ X.

Danse.

Danse égyptienne. — Danseuses, almées. — Les danseurs.

67. Danse égyptienne. — Il n’y a aucun point de ressemblance entre la danse des Orientaux et celle d’Europe; chez nous la danse est en général un divertissement entre les deux sexes; en Orient, jamais une femme ne danserait avec un homme. En Europe, elle est un exercice actif, elle consiste en des courses faites en cadence, en des jeux de jambes savamment combinés, en une saltation académiquement réglée. En Égypte, elle n’est qu’une succession de poses, de contorsions, de gestes qui ont pour but unique de provoquer et d’exprimer des sensations voluptueuses.

Les danses égyptiennes ont dû exister de toute antiquité. J’ai vu moi-même, dans les inscriptions hiéroglyphiques de Thèbes, de Gourna, etc., des scènes d’intérieur, dans lesquelles les danseuses, sous le même costume que celles d’aujourd’hui, exécutent les mêmes poses et des gestes identiques. — Il y a aussi beaucoup de ressemblance entre les danses des baya- /90/ dères indiennes et celles des almées; ce n’est pas, du reste, le seul point de similitude qui existe entre les Indiens et les Égyptiens. Les danses espagnoles sont au fond de la même nature que celles de l’Égypte: elles portent le cachet de leur origine moresque; mais elles ont bien plus de légèreté, d’élégance, de délicatesse et de poésie.

Les mœurs sont beaucoup plus relâchées en Égypte que dans les autres parties de l’empire ottoman; aussi, quoique la religion eût sévèrement prohibé la danse, y avait-on permis de tout temps aux gaouasys (c’est le nom des danseuses publiques) d’exécuter leurs voluptueux exercices, non-seulement dans les maisons particulières, mais encore en public; ce n’est que depuis peu d’années qu’une ordonnance de police leur a défendu de parader dans les rues du Caire et d’Alexandrie.

La danse n’entre pas dans l’éducation des jeunes personnes. Il en est cependant qui apprennent à imiter les mouvements des almées. Quelque licencieux qu’ils soient, leurs parents ne s’en effarouchent pas; il est vrai que les femmes honnêtes n’osent les exécuter que dans l’intérieur du harem avec leurs compagnes, mais jamais devant leur père, leur mère, ou leur mari. Comme la danse est un amusement qui plaît beaucoup aux dames, il y a chez les grands seigneurs des esclaves danseuses.

Il est rare que les musulmans fassent venir chez eux les gaouasys. Les juifs et les Européens sont à peu près les seuls qui se donnent celte licence. Mais lors- /91/ que les gaouasys dansent chez les musulmans, ce n’est jamais que devant les hommes ou devant les femmes séparés; chez les uns ou chez les autres, c’est toujours la salle de réception qui est le théâtre des exercices chorégraphiques. Quand les danseuses jouent pour les hommes dans le mandarah, un petit orchestre, composé des instrumenls dont j’ai parlé plus haut, les accompagne, et elles sont si sensibles au sentiment de la cadence que j’en ai vu ne plus pouvoir exécuter leurs mouvements si la musique marquait mal la mesure. Les musiciens sont placés dans un coin de la salle; les danseuses occupent le dourka, et les assistants, silencieusement assis autour du divan, jouissent, en fumant le chibouk, du spectacle sensuel que leur a préparé la libéralité de leur hôte. De temps en temps on fait passer parmi les danseuses et les musiciens de petits verres d’eau-de-vie, qui les excitent progressivement et les jettent souvent dans l’ivresse. Dans le harem, les musiciens ne sont pas admis, et alors les danseuses ne sont accompagnées que du tambour de basque et du daraboukah, que frappent les femmes de leur suite.

68. Danseuses. — Les almées sont en général de jeunes et jolies femmes; elles sont à la fois artistes et courtisanes. Leur costume est à peu près le même que celui que portent les dames élégantes du pays et que nous avons déjà décrit; mais il est empreint de ce caractère particulier qui distingue partout l’extérieur de la femme galante de celui de la dame /92/ honnête. Ainsi leurs vêtements serrent et dessinent davantage les formes; leur gorge est découverte, leurs bras sont nus; il y a dans leur parure recherche des étoffes les plus précieuses, affectation de richesses, profusion d’or et de bijoux.

Elles dansent par groupes de deux ou de quatre; néanmoins, quoiqu’elles mettent une certaine symétrie harmonique dans leurs mouvements, il ne faudrait pas s’attendre à les voir former des figures et des tableaux réguliers, comme ceux que dessinent pour nos théâtres d’habiles chorégraphes.

La nature de leur danse est tellement licencieuse que je ne me hasarderai pas à en décrire les détails, et que je me contenterai d’en parler en termes généraux.

Lorsqu’elles se présentent sur le dourka, elles commencent à faire quelques pas en agitant au-dessus et autour de leur tête de petites cymbales de cuivre, qu’elles tiennent du pouce et du médius de chaque main et dont elles jouent avec beaucoup d’expression. Elles se troussent ensuite en arrière, en avant, à droite et à gauche, comme feraient des bateleurs. Ce prélude achevé, la danse commence: alors les jambes demeurent immobiles de même que la partie supérieure de leur corps, excepté les bras, qu’elles écartent, arrondissent, baissent ou élèvent, suivant les diverses phases du sentiment lascif qui paraît les animer. Agités par une trépidation incessante, que tour à tour elles accélèrent avec une audacieuse énergie ou ralentissent langou- /93/ reusement, leurs hanches et leurs reins, assouplis à toutes les contorsions, feignent avec impudeur les émotions physiques les plus sensuelles; c’est le

Vibrabunt sine fine prurientes
Lascivos docili tremore lumbos,

par lequel Martial dépeignait la danse des filles de Gadès. Elles ont du reste plusieurs espèces de danses. L’une, c’est la plus hardie et la plus brutale, est exclusivement empreinte du génie égyptien; une autre parait combinée avec la danse grecque, elle est mêlée de quelques pas; une troisième est connue sous le nom de danse des guêpes (nahleh). Les almées feignent d’avoir été piquées par une guêpe qu’elles cherchent dans leurs vêtements en criant: Nahleh-oh! nahleh-oh! (ah! la guêpe! ah! la guêpe!) Pour saisir l’insecte imaginaire, elles se dépouillent peu à peu et ne restent couvertes que d’un voile, qu’elles font flotter et laissent s’entr’ouvrir de temps en temps; elles se rhabillent ensuite, toujours en mesure. On conçoit qu’un tel spectacle doive agir sur les sens les plus engourdis.

Après que la danse est arrivée à son plus haut point de lasciveté, il y a des moments de repos, pendant lesquels les aimées viennent agacer les spectateurs. Leurs provocations s’adressent en général au principal invité; et, il faut le dire, on s’y prête très-volontiers. Elles s’asseyent sur les genoux de celui qu’elles favorisent de leurs cajoleries, l’embrassent et prennent avec lui des licences dont on s’effa- /94/ roucherait même dans le mystère, si on n’y était habitué, et de la publicité desquelles les Européens ne pourraient s’empêcher de rougir.

Les assistants témoignent leur satisfaction aux danseuses qu’ils préfèrent par des cadeaux, qu’ils leur remettent d’une façon singulière. Ce sont de petites pièces d’or qu’ils mouillent avec de la salive et qu’ils leur appliquent au front, sur la gorge, sur les bras, etc.

Les almées les plus belles et les plus adroites parviennent à acquérir une certaine opulence. Elles forment dans la nation égyptienne une caste à part, de même qu’en Europe la race des Gitanos; cette caste remonte sans doute aux temps les plus reculés; son origine doit être aussi ancienne que celle des jeux licencieux dont elle a gardé la tradition, et dont elle amusa les pharaons, et ces momies vieilles de plusieurs milliers d’années, sur les tombeaux desquelles on les voit encore représentés.

69. Les danseurs. — Il y a sans doute dans les danses égyptiennes quelque chose d’original et qui mérite de piquer la curiosité. Il serait à désirer néanmoins qu’on les remplaçât par des danses moins indécentes. Dans tous les cas, telles qu’elles sont, elles sont préférables ancore aux ignobles exercices des danseurs.

Comme les musulmans ne sont pas censés avoir la permission de voir danser des femmes, ils ont eu de tout temps de jeunes danseurs (khowals) revêtus du costume féminin. Si chez nous l’homme qui danse /95/ excite rarement un sentiment agréable, le khowal égyptien laisse dans l’âme une impression de dégoût. Ce qui est immoral dans la danse des aimées devient infâme dans celle des khowals; et pourtant, depuis que l’on a prohibé les danseuses publiques, le nombre de ces hommes abrutis s’est accru, à la honte de la morale, à laquelle leur existence porte le plus avilissant outrage. De même qu’en détruisant les prostituées, on a remplacé un abus par un abus pire encore, de même, en supprimant les danses publiques des femmes, on a détruit une immoralité au profit d’une immoralité plus monstrueuse. J’espère que le gouvernement égyptien ne tardera pas à l’extirper du pays qu’elle souille, ou du moins à préférer le moins mauvais au pire.


§ XI.

Jeux, exercices, bateleurs.

Jeux de hasard. — Jeux de calcul. — Exercices gymnastiques. — Exercices à cheval. — Jongleurs, baladins.

70. Jeux de hasard. — Les Arabes, avec leur imagination ardente, devaient nécessairement être enclins au jeu. Aussi Mahomet a-t-il spécialement défendu les jeux de hasard. Cependant les Égyptiens, beaucoup moins scrupuleux sur plusieurs points que les autres musulmans, ont transgressé la prohibition du prophète; le jeu est une de leurs distractions /96/ favorites. Les gens du peuple jouent volontiers à pair et impair.

71. Jeux de calcul. — Mais c’est surtout pour les jeux qui conviennent à leurs habitudes de repos nonchalant qu’ils montrent du goût: ils aiment beaucoup les dames (dahmeh), le trictrac (taoutah); ils ont une grande prédilection pour les échecs (setreng); il n’est pas rare de voir des joueurs leur consacrer des journées entières. Les pièces des échecs sont en général grossièrement façonnées. Les grands seigneurs seuls les ont en bois précieux ou en ivoire.

Les cartes sont peu estimées. Parmi les jeux si divers auxquels elles se prêtent, les Égyptiens en connaissent à peine quelques-uns, qu’ils appellent particulièrement lib-el-koumar (jeux de hasard ou de gain), parce qu’ils ont l’habitude d’intéresser les parties avec de l’argent.

Il est d’autres jeux qui sont propres à l’Égypte et à l’Orient; il serait trop long de les expliquer (1). L’un d’eux, le mangaleh, se joue à deux avec une planche sur la longueur de laquelle sont creusés de chaque côté six trous formant deux rangées parallèles, et dans lesquels on place de petites pierres ou des coquilles que l’on se propose de ramener toutes, par une suite de combinaisons, à un trou déterminé. Un autre, le tab, est fort répandu. Il est assez compliqué et présente quelque analogie avec le trictrac. Un troisième, nommé syga, est joué surtout par /97/ les fellahs. Le jeu de dames est celui auquel il ressemble le plus.

(1) M. E. W. Lane en a exposé la théorie dans le tome ii de son ouvrage On the manners and customs of the modern Egyptians.

On fait la partie dans les maisons particulières et dans les cafés. On risque rarement de l’argent; l’enjeu ordinaire ne dépasse pas quelques tasses de café.

72. Exercices gymnastiques. — La torpeur habituelle des Égyptiens les rend peu propres à ces sortes d’exercices, qui demandent de l’agilité, de la vigueur, de l’adresse. On ne les voit pas se disputer la supériorité à la course ou dans ces luttes qui développent la vivacité et la souplesse des mouvements. Il est vrai que les fellahs s’escriment quelquefois, dans les fêtes publiques surtout, avec de longs bâtons nommés nebouts, dont ils s’efforcent de frapper leurs adversaires à la tête. Mais ils portent et parent les coups avec mollesse, et leurs combats ne sont jamais ni ardents ni bien habiles. Il y a aussi des lutteurs qui, à demi nus et le corps frotté d’huile, ont l’air de chercher à se terrasser. Leurs efforts paraissent ridicules à ceux qui connaissent l’énergie et l’adresse de nos lutteurs d’Europe.

73. Exercices à cheval. — L’équitation est en grand honneur chez les Orientaux, ils la regardent comme un exercice noble. A peine sortis de l’enfance, les jeunes gens de familles riches ou aisées apprennent à manier le cheval. Ils ne tardent pas à monter avec aplomb les coursiers les plus fougueux et à exécuter sur ces animaux des exercices qui développent leur vigueur et leur adresse. Autrefois les /98/ Mameluks surtout se distinguaient dans ce genre; l’art qu’ils avaient de se servir de leurs armes et de faire à cheval des évolutions rapides et difficiles avait mérité à leurs célèbres phalanges la réputation d’être la meilleure cavalerie du monde.

L’un de leurs exercices favoris, et qui leur a survécu en Égypte, était celui du djérid, qui rappelle nos tournois et nos carrousels chevaleresques. Voici en quoi il consiste: deux cavaliers courent au galop à la rencontre l’un de l’autre. Pendant cette charge, l’un des jouteurs lance avec force et comme un trait à son adversaire un bâton de palmier long de quatre à six pieds. S’il l’atteint, il peut quelquefois le blesser grièvement et même le tuer, tant le djérid est jeté avec vigueur. Mais l’adresse consiste à l’éviter ou à le saisir à la volée par la main. Avant de devenir acteurs dans ce jeu belliqueux, les Arabes s’exercent longtemps à frapper du djérid un but immobile.

Ces exercices équestres sont loin d’approcher de ceux que l’on voit dans les manèges d’Europe.

74. Jongleurs, baladins. — Il y a beaucoup d’escamoteurs (khounah) dans les rues du Caire. Ils donnent leurs représentations sur les places publiques au milieu du cercle de curieux qu’ils attirent. Ils font un très-grand nombre de tours et gagnent aussi l’approbation et les petits dons de leurs spectateurs par demots et des gestes indécents. Le jongleur a ordinairement pour aides un ou deux enfants. Il feint de leur enfoncer dans le corps une pique, qui, en /99/ réalité, se rengaine dans un manche de bois: il place un de ces enfants par terre et paraît, par le même artifice, lui enfoncer dans le nez la pointe d’un canif. D’autres fois il ouvre la bouche de l’un de ses jeunes élèves, saisit sa joue en dedans et en dehors dans un cadenas qu’il ferme et qui demeure suspendu au visage du patient. La plupart des tours d’escamotage des jongleurs égyptiens ressemblent à ceux des prestidigitateurs ambulants de l’Europe; ils ont des tours de gobelet par lesquels ils transforment des œufs en poulets, teignent de diverses couleurs des morceaux de papier blanc, etc. Ils feignent d’avaler du coton en laine et retirent de leur bouche du colon filé de couleurs différentes. Ils jettent de la poussière dans un vase rempli d’eau et la retirent sèche, et font, aux applaudissements de la foule, mille autres merveilles de ce genre.

Dans les jours de fête, des baladins jouent sur les places du Caire des espèces de parades, farces grossières qui amusent beaucoup le peuple. Les Égyptiens ont aussi des marionnettes; l’acteur qui les montre, raché dans un carré de planches, les fait mouvoir au moyens de fils d’archal et prête à ses petites poupées, fort mal faites d’ailleurs, des discours qu’il prononce pour les rendre plus vraisemblables d’une voix contrefaite et flûtée.

Quelques comédiens donnent des représentations dans des maisons particulières. Les pièces qu’ils jouent sont sans intrigue et dépourvues de naturel et d’esprit. C’est le berceau de l’art dramatique sous la /100/ forme la plus élémentaire et la moins attrayante.

Des troupes de bohémiens exécutent en public des tours de force et dansent sur la corde. Quelques individus montrent des singes, des chiens et d’autres animaux intelligents qu’ils dressent à danser et à faire diverses évolutions.


§ XII.

Fêtes publiques.

75. Excepté la fête célébrée pour l’ouverture du Kalich (1), réjouissance populaire traditionnellement conservée, qui accueille l’inondation du Nil depuis plusieurs milliers d’années, les fêtes égyptiennes ont toutes un objet religieux.

(1) Voyez t. i. page 123.

On dirait que le législateur des musulmans a tout fait afin de les distinguer, dans leurs pratiques pieuses, des sectateurs des autres cultes. Pour les appeler à la prière, il ne s’est pas servi des trompettes des hébreux, des cloches des chrétiens, mais il a employé la voix de l’homme. Les israéliles entrent dans leurs temples les pieds chaussés, la tête couverte; les chrétiens ont la tête nue dans leurs églises; les musulmans, au contraire, gardent leur turban, mais s’enlèvent la chaussure, dans les mosquées. De même dans le but de n’imiter ni les juifs ni les chrétiens, leur fête hebdomadaire n’a pas été fixée au samedi ou /101/ dimanche, mais au vendredi. Du reste, le vendredi, quoique consacré à la prière, n’est pas, comme le sabbat ou le dimanche, un jour de repos. Après s’être acquittés de leurs devoirs religieux, les musulmans vaquent à leurs affaires de même que pendant le reste de la semaine.

Ils n’ont de fêtes publiques et communément célébrées que celles du Ramazan et du Baïram. Leurs autres réjouissances religieuses que je vais énumérer n’ont pas le même caractère de solennité.

L’année musulmane s’ouvre par le mois de moharrem. Les dix premiers jours de ce mois sont regardés comme bénis; de nombreuses superstitions populaires s’y rattachent; mais le dixième surtout, nommé achoura, est sanctifié par plusieurs anniversaires. C’est le jour où Adam et Eve se rencontrèrent après avoir été chassés du paradis terrestre, et celui où Noé sortit de l’arche. On fête principalement pendant l’achoura le martyre d’un petit-fils du prophète, Hussein, qui périt à la bataille de Karbeleh.

Pendant le mois de safer, le retour des pèlerins de la Mecque excite un grand intérêt au sein de la population.

Dès le commencement du troisième mois on fait les préparatifs de la célébration de l’anniversaire de la naissance du prophète, désignée par les mots: Mouled en Neby. La place de l’Esbekyeh est, au Caire, le théâtre des cérémonies. Les derviches saady sont les principaux acteurs de la fête: ils se réunissent en corps et se livrent à la bizarre prati- /102/ que du zikr, que j’ai décrite dans l’un des paragraphes qui précèdent; leur chef, le Cheik el Bekry, demeure sur la place de l’Esbekyeh; en retournant processionnellement, ce jour-là, de la mosquée à sa demeure, il s’arrête à peu de distance de celle-ci, pour accomplir le doseh. Voici ce que c’est que cette pratique; cent, deux cents derviches se prosternent sur le sol, la face contre terre, les uns à côté des autres; ils forment au cheik une espèce de tapis vivant, sur lequel il court à cheval, suivi de quelques-uns de ses confrères qui marchent pieds nus. Les pieux derviches sur le dos desquels la procession a passé ont la prétention de n’avoir pas été endoloris par les sabots du cheval du cheik: c’est là, disent-ils, une preuve éclatante de leur sainteté.

Plusieurs anniversaires de santons sont fêtés; ceux qui jouissent de la plus grande réputation et auxquels on consacre le plus de pompe sont le Mouled el Haslaneyn, en l’honneur d’un petit-fils de Mahomet, et le Mouled el Zaïdeh-Zayneb, consacré à la fille de l’iman Aly.

La nuit du 27 du mois de regeb est célébrée comme anniversaire de l’ascension au ciel du prophète, appelée Leylet el Mirag.

Le Ramazan, le petit Baïram, qui le termine, et le grand Baïram, qui correspond à l’arrivée des pèlerins à la Mecque, sont, comme je l’ai déjà dit, les seules solennités pubhques. C’est principalement pendant ces dernières fêtes et les nuits du Ramazan que les bâteleurs, les chanteurs, les conteurs, les /103/ danseuses, les musiciens remplissent les rues et amusent la foule, et qu’il est permis de saisir plusieurs des caractères les plus curieux qui distinguent le peuple égyptien.


§ XIII.

Divers détails de moeurs.

Mendicité — Voleurs. — Les condamnés an bagne. — Meurtres. — Exécutions capitales. — Suicide. — Duel.

76. Mendicité. — Quoique le peuple ait toujours été misérable en Égypte, la mendicité n’y a jamais été très-répandue. Les besoins des Égyptiens sont si bornés, et il leur est si facile d’y subvenir, qu’il est bien rare qu’un homme se trouve dans l’impossibilité de gagner lui-même sa vie. L’Égyptien se garantit avec une simple chemise contre la fraîcheur des hivers qui n’est jamais bien rigoureuse. Il ne redoute pas les ardeurs du soleil qu’il brave depuis son enfance. S’il n’a rien pour sa nourriture, il est sûr de recevoir du pain et quelque autre aliment de celui de ses compatriotes à qui il en demandera.

Il y avait cependant autrefois dans la capitale des mendiants qui spéculaient sur les sentiments charitables que l’islamisme entretient parmi ses sectateurs. Il arrivait que ces quêteurs d’aumônes réalisaient des sommes importantes. La plupart employaient leurs profits à prendre du haschich; pendant l’ivresse fié- /104/ vreuse qu’il procure, ils s’imaginaient être les hommes les plus heureux du monde, et ces délices idéales en faisaient les égaux de ceux qui vivent au milieu des jouissances réelles.

Depuis quelques années, Méhémet-Ali a créé un dépôt de mendicité où sont réunis plus de quatre cents mendiants, hommes, femmes ou enfants.

77. Voleurs. — L’anarchie qui régnait en Égypte avant le gouvernement de Méhémet-Ali favorisait tous les désordres et avait permis à des bandes de voleurs de se former partout et principalement dans la Haute-Égypte. Des pirates s’étaient organisés sur le Nil; ils poursuivaient les barques à la nage; c’était la nuit qu’ils choisissaient de préférence pour opérer leurs rapines. On raconte de leur adresse des choses incroyables. Du reste, ils étaient peu courageux, et fuyaient devant les Européens qui faisaient contre eux bonne contenance.

Méhémet-Ali a extirpé tous ces brigandages. La vigueur de son pouvoir, la sévérité de sa justice ont fait disparaître les pirateries des riverains du Nil, comme les pillages des Bédouins. Aujourd’hui les habitants du village dans la circonscription duquel un vol se commet contre un voyageur sont solidairement obligés de payer une indemnité à celui qui a été victime du crime; tous par conséquent sont intéressés au maintien du bon ordre et à faire une vigilante police.

Il y a en Égypte moins de vols qu’en Europe, surtout de ceux qui sont accompagnés de circonstan- /105/ ces aggravantes, à main armée, avec effraction, etc.

78. Les condamnés au bagne. — Depuis que l’arsenal d’Alexandrie a été fondé, on a créé un nouveau genre de peine que l’on a fait concourir à l’utilité de ce magnifique établissement, je veux parler de la peine du bagne. Les coupables de certains crimes sont condamnés aujourd’hui, pendant un temps plus ou moins long, aux travaux forcés; mais le forçat égyptien n’est pas flétri: après avoir subi sa punition il rentre dans la société et y occupe le même rang qu’avant son séjour au bagne; s’il veut se marier, aucune famille de sa condition ne se croira souillée de son alliance. Les peines infligées par la loi ne sont jamais considérées par un musulman comme un déshonneur, comme une tache indélébile.

79. Meurtre. — L’assassinat, si commun chez les peuples civilisés, est très-rare en Orient. Encore le petit nombre de crimes de ce genre que l’on pourrait y relever n’ont-ils presque jamais pour motifs les basses passions, les instincts cupides et féroces qui arment en Europe le bras de la plupart des meurtriers. On sait que le fanatisme mit le poignard à la main de Soliman, l’assassin de Kléber. La même exaltation farouche fit porter, par un Arabe étudiant en médecine, deux coups de poignard sur le directeur de l’école d’Abouzabel. Dans les moments de commotion publique, pendant les révolutions, de grands excès ont été commis; les révoltes du Caire, lors de l’expédition française, sont de terribles exemples des horreurs auxquelles peuvent se livrer /106/ des populations furieuses. Mais dans les circonstances ordinaires, l’Égyptien est doux et soumis; il est presque impossible qu’alors la préméditation d’un crime sanglant entre dans son âme naturellement paisible.

80. Séditions. — Ce caractère pacifique rend le peuple égyptien incapable de se soulever contre ceux qui le gouvernent. On a bien vu parfois quelques velléités d’émeute chez les fellahs, mais ces menaces de soulèvement se sont dissipées d’elles-mêmes avant d’être devenues sérieuses. Il n’y a en effet, ni dans la tête ni dans le cœur des Égyptiens, tout ce qu’une révolte implique de réflexion et d’esprit de suite et d’énergie. Des bandes de fellahs se réunissent, et jetant de la poussière au vent, s’écrient: Hiala! Hiala! mais lorsque le moment d’agir arrive, sans armes, sans plan arrêté, sans chef déterminé, ils s’aperçoivent bientôt de leur faiblesse et fuient dans leurs demeures, effrayés de leur imprudence.

Avant le gouvernement de Méhémet-Ali, il y avait assez fréquemment au Caire des séditions. Elles étaient préparées et soutenues par l’esprit religieux; elles se faisaient sous la conduite des cheiks et des ulémas. Le fanatisme est le seul mobile qui puisse provoquer les Égyptiens à la rébellion. On se souvient que, pendant l’expédition française, certains imposteurs, entre autres le fameux ange El-Modhy, parvinrent à réunir quelques milliers de fellahs contre nos troupes.

Il y eut en 1824, dans la Haute-Égypte, une ré- /107/ volte assez importante, qui s’étendit depuis Esné jusqu’à Assouan. La cause était la formation des troupes régulières; elle eut pour chef un cheik qui se disait inspiré. Une partie des soldats du 1er régiment, qui se trouvait dans ces lieux, se débanda, mais il en resta encore assez sous les drapeaux pour étouffer un soulèvement qui, chez tout autre peuple, serait devenu une véritable révolution.

81. Exécutions capitales. — Les criminels montrent une grande résignation à leur sort. Leur unique défense se borne à la répétition de cette phrase: « La fatalité l’a voulu ainsi! » Se croyant mus par une puissance surnaturelle, ils accueillent avec impassibilité toutes les conséquences de leur faute, comme s’ils n’étaient pas eux-mêmes en jeu dans l’expiation qu’elles doivent amener. J’ai vu plusieurs fois des exécutions capitales. Les malheureux condamnés marchent au supplice sans donner aucun signe d’émotion et en s’entretenant tranquillement avec ceux qui les y conduisent. La foule ne se précipite pas après eux, avide comme chez nous du spectacle sanglant d’un supplice. C’est ordinairement sur une place où se tient le marché que les exécutions ont lieu. Mais peu de personnes se dérangent de leurs affaires; on continue à vendre et à acheter, sans prêter attention au drame terrible qui se joue sur le lieu même. Les patients montent sans hésiter sur le marchepied de la potence, prononcent la profession de foi musulmane, tendent le cou au cordon ou au sabre avec une froide résignation, et /108/ sans témoigner plus de préoccupation ou de crainte, Nel testo: que s’il se trouvait.
Corr. negli Errata
que s’ils se trouvaient dans une circonstance ordinaire.

82. Suicide. — Le suicide est beaucoup plus rare encore que le meurtre. Cette épidémie morale ne s’abat que sur les sociétés où la foi religieuse n’est plus vivace; que là où les consolations que répandent la perspective d’une vie future et la résignation aux décrets providentiels viennent s’émousser contre un scepticisme qui n’a laissé debout que la croyance à la douleur. Mais la religion plonge encore des racines vigoureuses dans le cœur du musulman. Il sait se soumettre à la volonté de Dieu, qu’il voit traduite dans tous les événements. Rien ne saurait l’ébranler, car ce qui est écrit est écrit, et les décrets de la Providence sont immuables. Appuyé sur cette foi robuste, il est prompt à se consoler des malheurs qui le frappent. Il apprend sans trouble la perte de ses dignités, de sa fortune, de ce qu’il a de plus cher au monde: sa femme, ses enfants, toute sa famille. A quelque degré de l’échelle sociale qu’un revers de fortune le fasse descendre, il ne se croira jamais humilié. On conçoit que sur une résignation aussi inébranlable le désespoir n’ait pas de prise, ni par conséquent le suicide. Si l’on pouvait citer quelques exemples contraires, il faudrait les chercher dans la classe des musulmans qui se sont laissé corrompre par les vices de la civilisation européenne; car, on doit le dire, les Orientaux ne prennent souvent au contact de nos mœurs que leurs traits les plus funestes.

/109/ 83. Duel. — Le duel, cet usage chevaleresque produit et entretenu en Europe par la délicatesse excessive d’un sentiment qui joue un si grand rôle parmi nous, l’honneur, est inconnu aux Orientaux. Leur langue même n’a pas de mot pour désigner cette sensibilité généreuse à laquelle nous avons voué un vrai culte. Les musulmans apprennent néanmoins à combattre contre un adversaire; ils s’exercent à manier le sabre et la lance; nous avons vu qu’ils se poursuivent à cheval avec le djérid, mais ils ne se mesurent qu’avec les ennemis de leur religion ou de leur patrie.