Antoine Barthélémy Clot-Bey
Aperçu général sul l’Égypte

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Chapitre VII.

Esquisse sur les mœurs des autres habitants de l’Égypte.

§1.

Les Bédouins.

Tribus bédouines. — Amour des Bédouins pour le désert. — Leur caractère. — Leur sobriété. — Pureté de leurs mœurs. — Leur organisation. — Leurs guerres. — Leur liberté religieuse. — Leur culture intellectuelle. — Les guides bédouins. — Brigandages des Bédouins. — Supprimés par Méhémet-Ali. — La cavalerie bédouine organisée en troupes irrégulières. — Utilité des Arabes nomades.

1. Tribus bédouines. — On donne le nom de Bedaouis, dont nous avons fait le mot Bédouins, aux tribus nomades qui vivent dans les déserts. A l’époque de l’expédition, on comptait environ soixante tribus d’Arabes dépendantes de l’Égypte, et formant une population d’environ 100,000 âmes, qui pouvait fournir de 18 à 20,000 cavaliers. Depuis lors, ces chiffres, qui ne peuvent être qu’approximatifs, /111/ ont très-peu varié. Parmi les tribus les plus puissantes et les plus célèbres sont celles des Haouarehs, des Ababdés, des Henady, des Henadoueh, dans la Haute-Égypte: des Mehaz, dans l’Égypte-Moyenne; des Terràbyn, des Qattâb, des Halaybys, des Beny-Aly, dans la Basse-Égypte, etc.

2. Amour des Bédouins pour le désert. — J’ai compris, après avoir parcouru les sublimes solitudes du désert, l’attachement invincible que les Arabes ont pour elles, et le mépris qu’ils professent pour nous, que la civilisation a parqués dans des horizons rétrécis. Cet attachement est si grand, ce mépris si profond, qu’ils ne peuvent se résoudre qu’avec une peine extrême à venir se fixer dans les lieux habités. J’ai connu un riche Bédouin qui, ayant surmonté cette répugnance, était devenu gouverneur de province. Il demanda en mariage la fille d’un chef de tribu; celle-ci refusa, comme si elle se fût dégradée en quittant la tente et la vie nomade pour une existence sédentaire et le toit domestique.

3. Leur caractère. — Les Arabes nomades ont conservé, dans sa belle et antique simplicité, le type patriarcal. Il semble que leur àme ne soit accessible qu’aux sentiments élevés, et que les vertus primitives soient innées en eux. On aurait tort de se les représenter comme des sauvages, et de s’en faire une idée odieuse. Il y a bien quelques tribus avilies et pillardes; mais elles contrastent avec le plus grand nombre, remarquables par la noblesse et la générosité de leur caractère. Le Bédouin est vraiment l’homme /112/ libre, tout en lui respire l’indépendance; il se vante avec fierté d’appartenir à la partie la plus pure de la race arabe, à celle qui n’a jamais été ni conquise ni melangée. Il est beau à voir, drapé dans son manteau blanc (barakan), son fusil à mèche en bandoulière, la lance à la main, lorsqu’il entre sans cérémonie dans le divan d’un grand seigneur. Il ne se plie à aucune étiquette; son corps est rebelle aux révérences; il adresse la parole au vice-roi, à Ibrahim-Pacha, avec aussi peu de façon qu’à ses égaux, « Eh bien! Mohammed-Ali, comment te portes-tu? » « Ibrahim, comment va ta santé? » voilà les questions familières par lesquelles il entame la conversation avec le maître de l’Égypte et le plus grand capitaine de l’empire ottoman.

4. Leur sobriété. — Les Bédouins sont très-sobres; un peu de lait de chamelle et quelques dattes leur suffisent pour la nourriture de toute la journée. Dans les grandes fêtes seulement, ils se décident à tuer un agneau ou un mouton qu’ils font rôtir tout entier, à la manière homérique. On voit souvent leurs femmes, perchées sur les dromadaires, occupées à broyer entre deux petites meules le grain destiné au pain de la famille. Elles le font cuire sur des plaques de fer, qu’elles chauffent toutes les fois que la tribu s’arrête. Les Bédouins sont encore plus sobres pour les boissons que pour les aliments: ils ne boivent jamais de vin ni de liqueurs fermentées. Grâce à leur vie simple et tempérante, ils ont fort peu de maladies et prolongent très-loin leur existence.

/113/ 5. Pureté de leurs mœurs. — La vie pastorale entretient toujours la pureté des mœurs. Cette pureté est excessive chez les Arabes. Leurs cœurs sont accessibles à l’amour; mais le concubinage et l’adultère leur sont inconnus. Chez eux, une fille ne peut être séduite, et le lien nuptial est toujours respecté. D’ailleurs, il irait de la vie pour celui qui enfreindrait ces lois saintes. Ils laissent néanmoins à leurs femnaes beaucoup plus de liberté que les autres musulmans. Elles ont la figure découverte. Élevées à peu près comme les hommes, elles contractent dès l’enfance de mâles habitudes.

6. Leur organisation. — Les Bédouins forment leurs camps sur une seule ligne. Leurs tentes sont en laine noire ou brune, en peaux de chèvre ou de chameau. Celle du chef de la tribu est blanche. Elles contiennent chacune une famille, et sont divisées, par une toile, en deux parties, dont l’une est réservée aux femmes. Les tribus, ne pouvant vivre réunies, se divisent en fractions, nommées feryg, de quarante à cent tentes. Chacune d’elles se choisit un cheik pris parmi les chefs de famille. Les fractions réunies élisent un grand cheik qu’elles placent à leur tête. Le pouvoir des cheiks est très-limité: ils peuvent être démis de leurs fonctions par le vote de la même majorité qui les leur a confiées. Ils conservent néanmoins quelques prérogatives qu’on ne leur dispute pas. Le pavillon de la tribu est planté devant leur tente, et c’est là que les étrangers sont reçus; là que les affaires de la tribu sont traitées, et que l’on dis- /114/ cute la paix ou la guerre. Les cheiks dirigent en outre les expéditions militaires.

7. Leurs guerres. — Chaque tribu a sa part du désert, et les limites entre lesquelles lui sont assignés ses pâturages. Mais on conçoit que les démarcations soient difficiles à déterminer avec précision sur un pareil terrain. Aussi des discussions naissent-elles souvent entre les tribus voisines, et autrefois ces discussions entretenaient des guerres sans fin. La paix est rompue aussi pour d’autres motifs: une injustice, un mauvais traitement dont un Arabe a été l’objet, rejaillissent sur la tribu entière. Les Bédouins font la guerre avec loyauté et d’une façon chevaleresque. Avant de commencer les hostilités, ils s’envoient des défis. Ils combattent avec un courage peu commun. Leur ordre de bataille est intéressant par sa simpli[ci]té et les souvenirs des temps primitifs qu’il rappelle. Des deux côtés, sur la première ligne, sont les jeunes hommes, l’élite de la tribu, sous le rapport de la vigueur, de l’agilité et de l’ardeur. Ces jeunes guerriers, ambitieux de se signaler, se provoquent et s’entre-choquent les premiers. Au second rang sont les hommes mûrs, les chefs de famille, et derrière, les vieillards et les femmes. Celles-ci animent les combattants; elles chantent, en s’accompagnant du daraboukah, des improvisations belliqueuses. Les jeunes fiancées exhortent leurs amants, et promettent leur main en récompense de la victoire. Les jeunes femmes, les mères, rappellent à leurs époux les liens sacrés /115/ qui les unissent, leurs enfants et leur famille, dépôt précieux dont la conservation a été confiée à l’intrépidité de leur âme et à la force de leurs bras. La plus belle fille de la tribu excite l’émulation des jeunes guerriers, en offrant de se donner à celui qui aura conquis le plus de gloire dans le combat.

8. Leur liberté religieuse. — Les Arabes qui habitent les villes portent le double joug du despotisme politique et religieux. Les Bédouins au contraire ne connaissent pas le premier et savent s’affranchir du second. Ils sont musulmans, mais leur islamisme est primitif, élémentaire; il n’est pas compliqué des pratiques subtiles dont l’a surchargé la scolastique des docteurs de la loi mahométane. D’ailleurs pour s’excuser des infractions qu’ils commettent aux prescriptions religieuses, ils disent: Nous ne récitons pas la prière, parce que nous manquons d’eau pour faire nos ablutions; nous ne faisons point l’aumône, parce que nous sommes pauvres; nous ne jeûnons point pendant le Ramazan, parce que nous jeûnons toute l’année; nous n’allons point à la Mecque, parce que le temple de Dieu est partout où l’on prie.

9. Leur culture intellectuelle. — Le langage des Bédouins est figuré; ils empruntent les images de leur poésie aux objets qui les environnent, aux yeux de la gazelle, à l’agilité de la jument, à la patience de la chamelle, aux traits caractéristiques du désert. Ils ne possèdent aucune teinte des sciences; la plupart des cheiks eux-mêmes ne savent pas lire; mais, en revanche, leurs facultés intellectuelles, /116/ qui sont excellentes, ont à leur service des facultés physiques perfectionnées par l’exercice à un degré dont on aurait peine à se faire une idée.

10. La signora. — J’ai eu plusieurs fois l’occasion d’étudier le caractère et les mœurs des Bédouins pendant les voyages que j’ai faits dans le désert. Un épisode de l’une de ces excursions me parait mériter d’être mis sous les veux du lecteur.

Au moment où les Français évacuèrent l’Égypte, une partie de la garnison qu’ils avaient à Mansourah fut attaquée à l’improviste par les redoutables Bédouins d’Abou-Koura (1), chef fameux qui avait toujours résisté à la puissance des Mamelouks, et était devenu le maître de la province. Il habitait un village fortifié nommé Mit-el-Hammer, à six lieues sud-ouest de Mansourah. Dans cette échauffourée, les Arabes enlevèrent une jeune femme qui devint l’épouse de leur chef, et qui est connue dans le pays sous le nom de la signora. J’avais souvent entendu parler d’elle, je désirais fort la connaître. En me rendant, en 1834, dans la province de Charkyeh, je passai par le village qu’elle habite, et j’allai loger dans sa maison, qui est un palais à côté des autres habitations d’Arabes. Je fus très-bien accueilli par un de ses fils. Me sachant Français, il me parla de sa mère. Je lui témoignai le désir de la voir. Ma qualité de médecin pouvait seule m’en offrir le moyen. Je fus conduit auprès d’elle: elle me donna le bonjour en français; mais je reconnus bien vite à son /117/ accent qu’elle était Italienne. J’appris qu’elle était née à Venise; que son père, marchand de chapeaux, s’appelait Bartholi; sa mère, Marguerite; elle, Julie; qu’elle avait été unie à un lieutenant français nommé Devaux, de la Franche-Comté; que, prise par les Bédouins au sortir de Mansourah, elle fut jetée sur la croupe d’un cheval qui l’emporta à travers des terres et des sables, et que le soir elle se trouva dans une grande maison, en présence d’un homme enveloppé de la tête aux pieds d’une vaste pièce d’étoffe blanche, qui lui prodigua les démonstrations de la plus vive tendresse, la fit dépouiller de ses habits européens, la revêtit lui-même d’une vaste robe à l’orientale, lui donna six cents bourses de bijoux (environ 100,000 fr.), et un grand nombre d’esclaves pour la servir. Cet homme était le puissant Abou-Koura. Mais ce luxe, ces attentions l’importunaient; elle pleurait sans cesse et demandait par des gestes et par des cris d’être rendue aux siens. Cependant, an bout de onze mois, elle accoucha d’un fils. Le sentiment maternel calma un peu son imagination et lui rendit sa captivité plus supportable.

(1) Père du front.

Son sidi, qu’elle aimait beaucoup et avec qui elle était accoutumée à vivre, étant mort, elle fut contrainte d’épouser le frère du défunt, qui fut loin d’avoir pour elle les mêmes égards qu’Abou-Koura. Quatre ans après, cet homme mourut, laissant une fille, Aphisa, âgée de deux ans, et sa femme enceinte d’un fils qui fut nommé Ali. Quoiqu’elle eût sou- /118/ vent à souffrir des mauvais traitements de son mari, la signora perdit beaucoup à sa mort; car des parents avides, profitant de l’état de délaissement et de faiblesse où elle venait de tomber, parvinrent, à force d’intrigues, à s’approprier la plus grande partie de la fortune de cette famille, déjà considérablement diminuée. Mansour, le fils aîné, trop jeune pour défendre l’héritage paternel, fut si affecté de le voir passer en d’autres mains qu’il en est resté fou. Son frère Ali est aujourd’hui le seul soutien de cette maison, jadis colossale: elle possédait quarante-quatre villages, plusieurs milliers de chameaux, des troupeaux nombreux et plus de cinq cents esclaves. Il ne lui reste de ces richesses que de faibles débris, suffisants néanmoins pour la faire vivre dans une grande aisance.

Depuis trente-quatre ans que la signora est entrée dans ce harem, elle n’en est jamais sortie et n’a vu d’autre homme étranger que moi. Ma présence excita en elle la plus vive émotion. Je compris que le sentiment de la patrie et le désir de la liberté n’étaient pas entièrement éteints dans son cœur. Elle me vit sortir avec attendrissement, et je me retirai moi-même fort ému. Elle n’a plus entendu parler de sa famille; elle ignore si l’officier Devaux fut tué à l’affaire de Mansourah.

J’ai vu dans la maison de la signora tout ce que l’hospitalité bédouine conserve de patriarcal. Les deux repas que j’y fis furent servis sur une grande natte ronde. Au milieu était un mouton tout en- /119/ tier; et sur les bords une grande quantité de petits plats. Les membres de la famille, les principaux du village et moi mangeâmes les premiers, accroupis sur des tapis, déchirant des doigts notre lopin de rôt, ou pétrissant en boulettes le pilau arabe. Nous fûmes remplacés par d’autres, et ceux-ci par les serviteurs et les pauvres, que je comptai au nombre de soixante. Ce qui me frappa surtout, c’est que le chef de la maison fit les honneurs de la table jusqu’à la fin; de telle sorte que les pauvres avaient moins l’air de malheureux à qui on faisait l’aumône que de convives qu’on avait invités. Ce ne fut pas là, du reste, un acte d’ostentation, l’hospitalité de tous les jours est la même.

11. Guides arabes. — Les Bédouins fournissent des guides et des escortes aux voyageurs qui ont à traverser les déserts. Les moindres accidents de terrain leur servent d’indications et comme de pierres milliaires, d’après lesquelles ils calculent leur route, sans jamais se tromper, avec une merveilleuse sûreté de coup d’œil. Pour parcourir les déserts de l’Est jusqu’au mont Sinaï, la tribu des Bysars donne d’excellents guides. Les Ouladaly en fournissent pour les déserts Libyques, les Abadés pour ceux de la Nubie, les Avouazem pour les espaces qui s’étendent du Nil à la mer Rouge, depuis Kosseyr jusqu’à Bérénice. Les Avouazem sont très-utiles aux naturalistes, à cause de leur habileté à la chasse.

12. Brigandages des Bédouins. — Les Bédouins /120/ ont certainement un très-beau côté, mais ils ont un revers de médaille assez triste. On ne rencontre pas chez tous les tribus ces mœurs pures, ce caractère grand et généreux dont je me suis efforcé d’esquisser rapidement les traits. Il en est qui ont pour le pillage un penchant irrésistible et dont les brigandages, autrefois fréquents et impunis, faisaient l’épouvante des voyageurs. On explique autrement que par un mobile bas et par des sentiments dégradés les pillages des Bédouins. Cette population du désert s’est regardée de tout temps comme en guerre avec les habitants des terres cultivées, qu’elle méprise, et, en les dépouillant, elle a toujours cru faire un butin légitime.

Les Bédouins inquiétèrent l’armée française. Bonaparte forma spécialement pour les combattre un régiment de cavaliers à dromadaires, dans lequel chaque animal portait deux hommes. « Si la position extraordinaire de l’Égypte, dit Napoléon dans ses Mémoires, qui ne peut devoir sa prospérité qu’à l’étendue de ses inondations, exige une bonne administration, la nécessité de réprimer 20 à 50,000 voleurs indépendants de la justice, parce qu’ils se réfugient dans l’immensité du désert, n’exige pas moins une administration énergique. » Dans ces derniers temps ils portaient l’audace au point de venir piller des villages et tuer des fellahs sans que cela donnât lieu à aucune poursuite régulière. Mais les Français ne demeurèrent pas assez longtemps en Égypte pour venir à bout des Bédouins. L’administration énergi- /121/ que appelée par Napoléon pour mettre fin à leurs excès devait être celle de Méhémet-Ali.

13. Détruits par Méhémet-Ali. — A l’époque où le vice-roi prit le gouvernement, les Bédouins étaient donc tout-puissants; ils imposaient des rançons aux habitants de l’Égypte, dont ils venaient jusqu’au Caire ravir les femmes et les enfants. On ne pouvait visiter les pyramides sans leur permission. Les caravanes qui traversaient l’isthme de Suez leur payaient des tributs considérables. Méhémet-Ali voulut établir son autorité absolue sur le désert comme sur les terres cultivées. Sixte-Quint disait: « Je veux que, dans mes États, chacun puisse porter sa bourse à la main et laisser sa porte ouverte la nuit même sans courir de risques. » Le vice-roi conçut, en arrivant au pouvoir, la même résolution. Pour parvenir à la réaliser, il essaya d’abord des voies pacifiques. Il conclut avec les Bédouins divers arrangements; mais ces arrangements furent violés sans crainte par eux, et Méhémet-Ali vit bien qu’il fallait employer la force pour les dompter. Il prit donc le parti de leur faire la guerre; il mit à leur poursuite des colonnes mobiles de cavalerie qui les harcelèrent, qui les traquèrent jusqu’à ce qu’ils fussent réduits à lui demander merci. Depuis lors les Bédouins ont été soumis au vice-roi. En faisant la paix avec eux, celui-ci a voulu que leurs grands cheiks habitassent le Caire, où ils lui servent d’otages et sont responsables de toutes les infractions que leurs tribus peuvent faire au bon ordre. Ils reçoivent d’ailleurs un traitement.

/122/ Le système que le vice-roi a employé contre les Bédouins aurait dû, ce me semble, être adopté dans notre colonie d’Alger. C’est la seule manière de dompter un peuple qui, comme l’a dit avec vérité M. Blanqui, ne comprend comme répression que la bastonnade et la mort.

14. La cavalerie bédouine organisée en troupes irrégulières. — Plus tard, le vice-roi a offert aux Arabes nomades de former à son service des troupes auxiliaires. A cet effet, il leur donna une solde, à condition qu’ils entretiendraient chacun une jument et se tiendraient munis d’un fusil. Les corps auxiliaires qu’ils ont ainsi composés ont été très-utiles à Méhémet-Ali; ils ont pris part à toutes les guerres qu’il a soutenues, à celles du Soudan du Sennâr, de la Mecque, de Syrie. Les Bédouins peuvent être comparés, sous le rapport militaire, aux Cosaques irréguliers; comme eux ils servent d’éclaireurs pendant les marches, donnent le sac dans la déroute et harcèlent l’ennemi dans sa retraite. On se rappelle que dans la première guerre de Syrie ce sont les Bédouins qui, à la bataille de Koniâh, firent prisonnier le séraskier Reschyd-Pacha.

15. Utilité de l’existence des Arabes nomades. — Méhémet-Ali a employé envers les Bédouins la meilleure politique qu’il y eût à suivre. Dans la dernière moitié du siècle passé, Aly, ce bey Mamelouk qui avait établi pour un instant son autorité indépendante sur l’Égypte, avait rêvé la destruction des tribus nomades. Déjà plusieurs avaient été anéanties, /123/ et d’autres s’étaient retirées dans les profondeurs du désert; mais le projet d’Aly était impolitique et funeste, il ne fallait pas détruire les Bédouins. Leur existence est en effet très-utile; si l’on a dit avec raison des chameaux qu’ils sont les vaisseaux du désert, on peut dire à aussi juste titre des Bédouins qu’ils en sont les pilotes; seuls ils peuvent traverser avec facilité ces immenses espaces sablonneux et dépeuplés, y entretenir des communications promptes et habituelles, y fixer leur séjour et relier ainsi les régions que ces espaces séparent. La conservation d’une pareille race est donc éminemment utile à l’humanité: la corriger de ses vices et mettre à profit les avantages qu’elle offre, voilà ce qu’il fallait faire, voilà ce qu’a fait Méhémet-Ali.


§ II.

Les Osmanlis

Les Turcs d’Éypte. — Leurs qualités morales. — Leur présomption. — Sentiments des Turcs envers les Européens. — Constantinopolitains, Turcs d’Europe, Albanais, Ottomans asiatiques, Mamelouks.

16. Les Turcs d’Égypte. — Les Osmanlis sont étrangers en Égypte; ils y viennent des différentes parties de la Turquie, attirés, la plupart, par la popularité dont Méhémet-Ali jouit parmi les musulmans.

Les Turcs se considèrent comme formant une caste privilégiée, la classe des vainqueurs et des conqué- /124/ rants. Ils sont trop fiers de la distance qui les sépare des Arabes, pour entretenir avec eux des relations d’égalité. Il est très-rare qu’ils s’unissent à des femmes égyptiennes; encore ceux qui occupent des grades inférieurs sont-ils les seuls à consentir à de pareilles alliances; ils ne les contractent d’ailleurs qu’avec les familles indigènes des villes qui se distinguent par leur position sociale et leurs moyens pécuniaires. Les Osmanlis dédaignent d’apprendre l’arabe, parce qu’il est l’idiome de la race vaincue; ils oublient que cette langue a élevé un bien plus grand nombre de monuments littéraires que la leur, qui lui a emprunté au moins le tiers de ses mots, et que c’est d’elle que s’est servi le prophète pour révéler aux musulmans leur livre sacrée; mais s’ils n’ont aucune sympathie pour les Égyptiens, ceux-ci les payent de retour: il est rare d’en trouver qui sachent le turc.

17. Leurs qualités morales. — Il est vrai que les Osmanlis ont des mœurs et un caractère entièrement différents de ceux des Égyptiens.

Leurs qualités sont celles que l’on rencontre ordinairement parmi les classes nobles. L’Osmanli est ferme, opiniâtre, constant, persévérant. Il est très-circonspect et prévoyant. Dans toutes les circonstances où les préjugés de sa religion ne s’y opposent pas, il est bon, doux, bienveillant dans ses relations sociales. On dirait que la distintion des manières lui est naturelle; il a au plus haut point le sentiment de la dignité personnelle, et quoique son intelligence ne surpasse pas en vigueur ou en étendue celle /125/ de l’Arabe, il a bien plus que lui l’art du commandement.

18. Leur présomption. — Du reste, ce trait de son caractère est souvent porté si loin qu’il dégénère en un insupportable défaut. Les Turcs sont orgueilleux et présomptueux à l’excès. L’Osmanli ne doute jamais de rien, ne recule devant aucune tâche, se croit propre à remplir toutes les fonctions. Cette présomption exagérée, à la fois fille et mère de l’ignorance, a été sans doute l’une des causes les plus réelles de la décadence de la Turquie (1). De tout temps en effet on a vu dans cet empire d’obscurs parvenus, élevés subitement par la faveur du sultan de la position la plus infime aux postes les plus éminents, remplir d’une manière déplorable les importantes fonctions qu’un caprice plus aveugle que le hasard avait jetées dans leurs mains. Serviteurs subalternes la veille, aujourd’hui généraux d’armée, il leur suffisait de la faveur du Grand Seigneur pour être le lendemain amiraux, capitans-pachas; le bon plaisir du maître les dispensait de tout mérite naturel ou acquis, de tout apprentissage, de toute étude spéciale; il était pour eux comme un brevet de capacité universelle. Du reste, le favori si richement et si inopinément doté par la fortune, n’avait pas même le mérite de reconnaître son insuffisance. Général ou chef d’escadre sur terre /126/ et sur mer, il se croyait maître infaillible de la victoire. Comment, avec l’intelligence ainsi faussée, les Turcs auraient-ils pu s’arrêter sur la pente rapide où leur domination roulait vers son terme?

(1) « L’imperfection morale, d’où ont découlé, comme d’une source profonde, tous les revers de la Turquie, c’est l’orgueil, » dit l’un des défenseurs les plus dévoués et les plus habiles de la Turquie, M. D. Urquhart: La Turquie et ses ressources.

Les Osmanlis sont moins cupides que les Arabes, on peut même dire qu’ils sont généreux et prodigues, car ils aiment à faire des largesses, et se plaisent dans les jouissances du luxe.

C’est sans doute pour satisfaire ces penchants naturels que ceux qui occupent les postes importants du gouvernement sont en général portés à la concussion.

J’ai dit que la dignité personnelle était innée en eux. C’est une de leurs particularités les plus curieuses que la facilité avec laquelle ils prennent le ton et les manières imposantes de la grandeur. Ils ont une si haute idée d’eux-mêmes qu’aucune faveur de la fortune ne les étonne et ne les trouve au-dessous d’elle; ils passent d’ailleurs avec une égale facilité du ton de la supériorité aux manières obséquieuses que leur commande, envers un dignitaire plus élevé qu’eux, l’infériorité de leur position. Ces brusques transitions présentent de fréquents contrastes. Ainsi, devant un vizir, ses premiers officiers sont humbles et pliants; ils lui donnent des marques presque serviles de respect; mais sortent-ils du divan du pacha pour passer dans une salle dans laquelle se trouvent des personnes d’un rang inférieur, tout à coup ils se redressent de toute leur hauteur, leur taille courbée se relève, la fierté vient /127/ remplacer sur leur physionomie, dans leurs gestes, dans la pose de leur corps, l’humilité qu’ils exprimaient naguère. En un instant l’esclave flexible est devenu un grand seigneur aux façons aristocratiques et impérieuses.

19. Sentiments des Turcs envers les Européens. — Les Osmanlis ont de singulière idées sur les Européens. Ils sont persuadés que nous faisons la guerre à leur religion, que notre but est de la détruire, et que, si nous ne conquérons pas les pays qu’ils occupent, c’est que notre faiblesse trompe notre ambition. J’ai eu beaucoup de peine à faire comprendre à plusieurs d’entre eux notre tolérance religieuse et les considérations de grande politique qui sont les seules barrières à l’abri desquelles l’existence de l’empire ottoman a pu se prolonger jusqu’à ce jour. Il en est bien peu qui aient une idée nette de la position de la Turquie envers l’Europe. La plupart ne se souviennent pas des échecs multipliés que la Porte a subis dans ces derniers temps, pendant ses luttes avec la Russie. J’en ai connu qui étaient convaincus que les rois de l’Europe payaient humblement tribut au Grand Seigneur.

Sur beaucoup de points, il est vrai, les Turcs sont forcés d’avouer la supériorité des Européens; mais en somme ils les regardent avec un sentiment de pitié mêlée de dédain. Tant que la croyance religieuse sera profondément enracinée en eux, nous ne serons jamais à leurs yeux que des infidèles, des giaours. Ils est curieux de voir la manière dont ils /128/ reçoivent souvent un Européen de distintion. Tout en l’accueillant avec une apparence d’urbanité, à laquelle se laissent prendre ceux qui ne connaissent pas les usages de l’étiquette orientale, ils ne daignent pas se lever à son entrée dans le mandarah; c’est à peine s’ils s’agitent légèrement sur leur divan. Si cependant ils ne veulent pas se montrer entièrement impolis, lorsqu’ils savent qu’ils doivent recevoir la visite d’un grand personnage européen, ils chargent des serviteurs de les prévenir de l’arrivée du Franc qu’ils attendent, et se tiennent debout, afin de ne pas lui faire la concession de se lever exprès pour lui. On sait les discussions que l’étiquette avait excitées autrefois entre les ambassadeurs et la Porte. Pour ne pas se lever devant les représentants européens, le grand vizir avait la subtile précaution d’entrer en même temps qu’eux dans la salle de réception.

Le même sentiment d’orgueil fanatique s’est révélé dans un grand nombre de circonstances. Nous en avons eu dernièrement encore en Égypte une preuve frappante lorsqu’un colonel ignorant et ridiculement vain refusa de défiler avec son régiment devant le duc de Raguse, qui passait en revue une partie de l’armée du vice-roi.

Méhémet-Ali, en s’élevant au-dessus de ces absurdes préjugés, a bien montré la supériorité réelle de son esprit. Il reçoit toujours les étrangers avec la courtoisie la plus prévenante et la plus flatteuse. Il a constamment donné à ses officiers l’exemple de la /129/ plus affectueuse politesse envers les Européens. Il a à cet égard heurté les préventions de ses sujets et bravé même les accusations d’infidélité que les fanatiques et les ignorants n’avaient pas hésité à lancer contre lui. Il est remarquable d’observer comment il saisit toutes les occasions de faire ressortir la supériorité de talents qu’il reconnaît aux Européens sur ses nationaux, et les moyens qu’il emploie pour les faire respecter par eux. Je pourrais rapporter à cet égard une foule d’anecdotes curieuses; je me bornerai à en citer une seule.

Il y avait un jour, dans le divan du vice-roi, des étrangers de distintion. Au début de leur visite, Méhémet-Ali fit apporter le café. Les officiers chargés de le servir l’offrirent de la main gauche aux hôtes européens du pacha. Ceux-ci, qui n’étaient pas au fait des détails de l’étiquette orientale, ne s’aperçurent pas de tout ce qu’il y avait de grossière impolitesse dans l’acte des cavedjis (la main gauche est considérée par les musulmans comme impure, ils ne s’en servent jamais que pour les offices qui impliquent un caractère de souillure). Mais à peine furent-ils sortis, que le vice-roi, auquel n’avait pas échappé l’intention malhonnête de ses serviteurs, leur fit de graves reproches, ordonna qu’ils fussent revêtus d’une chemise blanche et envoyés à la Mecque pour desservir la Caabâ, en leur disant: Puisque vous êtes assez fanatiques pour dédaigner de vous montrer polis envers des personnes que je m’honore de recevoir, allez dans une ville où la vue des /130/ Européens ne vous offusquera pas, et où vous ne m’exposerez pas à rougir de votre grossièreté.

20. Constantinopolitains, Turcs d’Europe, Albanais, Ottomans asiatiques, Mameluks. — Le caractère générique que je viens d’esquisser n’existe pas au même degré chez tous les Osmanlis. On y rencontre des modifications, suivant qu’ils appartiennent aux différentes parties de l’empire ottoman.

Ainsi les Constantinopolitains sont aimables, polis jusqu’à l’affectation; ils considèrent les autres Turcs comme des provinciaux, et ont sur eux la supériorité d’urbanité élégante et facile qui distingue toujours les habitants des capitales. Plusieurs visent au dandysme et poussent la fatuité jusqu’au ridicule. Les autres Turcs d’Europe, ceux de la Grèce, de la Macédoine, habitués à avoir avec les Européens des contacts fréquents, conservent moins leur type national; on en voit même qui ne savent pas la langue turque.

Les Albanais forment pour ainsi dire une race à part; ils sont renommés pour leur bravoure et leur humeur guerrière; aussi s’engagent-ils volontiers au service des pachas, et ont-ils mérité d’être appelés les Suisses de la Turquie. Ils sont bons soldats, mais mauvaises têtes, émeutiers, révolutionnaires. Ils sont beaucoup attachés à l’argent; leurs séditions ont presque toujours pour cause des motifs pécuniaires. La plupart des Turcs qui se trouvent en Égypte sont Albanais ou d’origine européenne. Les /131/ Turcs asiatiques ont conservé intact le caractère de leur race.

Les Mamelouks (c’est ainsi que l’on nomme encore les esclaves géorgiens ou circassiens que les grands seigneurs achètent et élèvent) conservent toujours, au milieu des habitudes et des mœurs que leur a faites l’éducation qu’ils reçoivent, l’empreinte de leur origine. Quoique beaucoup d’entre eux soient nés chrétiens, convertis à l’islamisme dès leur plus tendre enfance, ils deviennent très-fanatiques et sont les ennemis les plus acharnés des chrétiens. En général, ils ne se distinguent pas par leur intelligence; l’obstination et l’entètement forment le trait le plus saillant de leur caractère. J’en connais cependant qui ont beaucoup de mérite. L’histoire du rôle important qu’ils ont joué en Égypte jusqu’au commencement de ce siècle fourmille d’exemples de trahison: la bonne foi n’est pas une vertu très-répandue parmi eux. On conçoit sans peine que des hommes dont l’enfance n’a pas été entourée des douces affections de la famille, qui se trouvent transplantés au milieu d’une société à laquelle ne les rattachent aucun lien du sang, aucun mouvement de piété filiale, laissent atrophier dans leur cœur les sentiments purs, tendres, généreux, qu’empêche d’éclore la triste servitude qui les rend orphelins au sortir du berceau.

Dans ce court exposé, je n’ai pu qu’esquisser les traits généraux les plus saillants du caractère des Osmanlis. Mais il en est beaucoup, depuis le règne de Méhémet-Ali, qui sous l’influence d’une éducation éclairée, /132/ et des exemples que leur donnent le vice-roi, tous les membres de sa famille et les grands seigneurs de sa cour, sont devenus à tous égards des hommes distingués et dignes de considération.


§ III.

Les Cophtes.

Conséquences de la conquête des musulmans sur leur situation. — Leur caractère. — Leur costume. — Leur esprit religieux. — Leurs églises. — Pèlerinage à Jérusalem. — Leur clergé. — Mariages et funerailles. — Professions des cophtes.

21. Conséquences de la conquête des musulmans sur leur situation. — Les cophtes sont les habitants les plus anciens de l’Égypte. Ils diffèrent peu des Arabes au milieu desquels ils vivent depuis la conquête d’Amrou, et dont la plupart ne sont d’ailleurs que les descendants des Égyptiens, qui se sont peu à peu convertis à l’islamisme. Leur caractère se ressent de l’oppression sous laquelle ils ont vécu pendant douze siècles. Lorsque, par vengeance religieuse, ils appelèrent les sectateurs de Mahomet à venir les délivrer de la domination grecque, ils étaient loin de prévoir les tristes conséquences qu’aurait sur eux leur honteuse trahison. Ils crurent, en se livrant aux musulmans, se réserver par un traité des garanties, des droits, des avantages; mais, à peine les nouveaux conquérants furent-ils maîtres de l’Égypte, /133/ qu’ils violèrent sans scrupule ces conventions, et tinrent sous le double joug politique et religieux ces sectaires bigots, qui avaient préféré à la domination de leurs coreligionnaires dissidents de Constantinople celle des ennemis du nom chrétien.

L’état d’abjection dans lequel ils ont végété pendant plusieurs siècles a fait chèrement payer aux cophtes la faute de leurs ancêtres.

22. Leur caractère. — Le caractère des cophtes est peu propre à les faire aimer des Européens: ils sont mélancoliques, taciturnes, sombres, et c’est sans doute à la sévérité de leur éducation et de leurs pratiques religieuses qu’il faut en attribuer la cause. De même que toutes les races qui ont vécu sous l’oppression, les cophtes sont dissimulés; bas, rampants, serviles devant ceux dont ils ont à ménager la supériorité, ils sont fiers, durs, sévères envers leurs subalternes. Ils ont une aptitude particulière pour tout ce qui se rapporte au calcul et à la comptabilité. Aussi les Mamelouks, ces vaillants guerriers qui, comme nos anciens gentilshommes, n’estimaient que la science des armes et se faisaient un point d’honneur de leur ignorance, avaientils pris pour intendants de leurs maisons des cophtes qui, seuls en Égypte, avaient conservé quelque instruction. Les fonctions administratives, que la force des choses obligeait les Mamelouks à leur céder, fournirent aux cophtes les moyens de se venger en quelque chose des vexations de tout genre que leurs dominateurs leur faisaient subir. Chargés de l’arpentage /134/ des terres, du maniement des fonds, ils avaient de nombreuses occasions de frustrer le trésor de ceux qui les employaient. Du reste, ils faisaient ces concussions sans scrupule. Ils persistaient à se considérer comme les légitimes maîtres de l’Égypte, et ne voyaient dans les musulmans que des conquérants usurpateurs. Ces chrétiens oubliaient le mot de Jésus: « Rendez à César ce qui est à César. » Ils prétendaient, en détournant les fonds dont le maniement leur était confié, prendre leur bien là où ils le trouvaient.

23. Leur costume. — Les cophtes sont vêtus comme les musulmans; ils portent de préférence des couleurs sombres; dans les villes, ils aiment à se distinguer des musulmans par la couleur noire, bleue ou grise de leurs turbans. Les femmes cophtes voilent soigneusement leur visage, non-seulement en public, mais encore chez elles, même devant leurs plus proches parents.

24. Leur esprit religieux. — Les cophtes sont très-dévots. Ils suivent des pratiques austères; ils observent très-rigidement plusieurs jeûnes, dont voici les principaux: l’un précède d’une semaine leur grand carême, appelé lint; il dure trois jours en commémoration de celui de Ninive, provoqué par la prédication de Jonas. Les plus fervents s’abstiennent, pendant les trois jours et les trois nuits, de toute nourriture. Leur principal carême, appelé es-soun-el-kebir (ou grand jeune), n’était autrefois que de quarante jours; mais plusieurs patriarches l’ont augmenté sucessivement /135/ jusqu’à cinquante-cinq. Durant cette période, ils s’abstiennent de toute nourriture animale, même du lait, des œufs, du beurre, du fromage, et ne se nourrissent que de végétaux. Ils célèbrent aussi l’avent, qui s’étend pendant les vingt-huit jours qui précèdent Noël. Un autre jeûne, appelé jeûne des apôtres, comprend la période qui s’écoule entre l’Ascension et le 5 du mois d’ébid (1) et célèbrent celui que firent les apôtres après la mort de Notre-Seigneur. Un troisième, appelé le jeûne de la Vierge, dure pendant les trois jours qui précèdent l’Assomption. En outre, les cophtes jeûnent pendant toute l’année le vendredi et le samedi, excepté durant les cinquante jours qui séparent la Pàque de la Pentecôte. — Je ne rappellerai pas les nombreuses fêtes qu’ils célèbrent, ainsi que les cérémonies souvent bizarres qu’ils accomplissent pendant ces solennités.

(1) Voir, pour le calendrier cophte, le § sur les divisions du temps, poids, mesures, monnaies usités en Égypte.

25. Leurs églises. — Nous avons vu (2) qu’ils ont un très-grand nombre d’églises et de couvents. Leurs temples sont en général divisés en quatre ou cinq compartiments. La partie supérieure, le sanctuaire, contenant l’autel, est appelée Heykel; elle est séparée du reste de l’église par une barrière en bois, dans le milieu de laquelle est pratiquée une porte, que couvre un voile revêtu d’une large croix. Le compartiment qui vient ensuite est affecté aux prêtres, aux enfants qui servent d’acolytes, aux chan- /136/ tres et aux principaux membres de la congrégation. Il est également séparé par une boiserie des parties qui suivent, et dans lesquelles se place la foule. Les femmes ont aussi une espèce de chapelle qui leur est exclusivement consacrée, où elles sont cachées aux yeux des hommes. Le sol des églises est recouvert de nattes. Aux murs sont suspendues des peintures grossières qui représentent les saints et plus particulièrement le patron de l’église; mais les statues sont proscrites.

(2) Tome i, page 243.
Ed. Bruxelles 1840: Tome I, chap. IV, § iv.

De même que les musulmans, les cophtes ôtent leur chaussure avant d’entrer dans leurs temples.

26. Pèlerinage à Jérusalem. — Un point de ressemblance religieuse qu’ils ont encore avec leurs compatriotes, c’est le prix qu’ils attachent au pèlerinage à Jérusalem.

Les chrétiens indigènes de l’empire ottoman, comme stimulés par l’exemple des musulmans, ambitionnent, eux aussi, le titre d’hadjis. La visite des saints lieux est regardée par eux comme très-méritoire. Ils la font par caravanes assez nombreuses et de manière à passer dans la ville sainte la semaine de la Passion et des fêtes de Pâques. Trois jours après la semaine sainte ils vont se baigner dans les eaux du Jourdain.

27. Leur clergé. — Les églises sont desservies par des moines, des diacres, des prêtres, des archiprétres, des évèques, placés sous la juridiction d’un patriarche. Un cophte ne peut être prêtre s’il n’est marié, s’il vient à mourir pendant qu’il exerce les fonctions /137/ sacerdotales, sa femme doit rester dans le veuvage; réciproquement, s’il survit à son épouse, il ne lui est pas permis de se marier en secondes noces. Pour être admis au sacerdoce, il doit être sans défectuosités physiques et âgé d’au moins trente-trois ans. Il vit du profit de l’industrie qu’il exerce. Il reçoit le caractère sacré des mains du patriarche ou d’un évêque.

Les moines sont condamnés au célibat. Ils sont soumis à un noviciat, qui met à l’épreuve leur patience et leur piété. Relégués dans des couvents situés au milieu des déserts, employés dans les fonctions les plus humbles, si, après cette épreuve, ils persévèrent dans leur résolution, ils sont admis dans la communauté. On récite sur les récipiendaires les prières des morts, comme si l’on voulait représenter par là qu’ils meurent au monde. Les moines sont très-nombreux; ils mènent une vie très-austère. Ils ne peuvent porter sur leur corps que des vêtements de laine. Ils se distinguent par une bandelette de laine bleue fixée sur la coiffure, descendant jusqu’au bas de la nuque et nommée kaloucyeh.

Il y a en Égypte douze évêques cophtes (ouscoufs). Ils doivent être choisis parmi les moines ou les prêtres célibataires, et continuent pendant leur épiscopat à suivre les pratiques sévères de la vie monastique.

Le patriarche (el-balrak) est le chef de l’Eglise. Il occupe la chaire de saint Marc qui, d’après les cophtes, convertit les Égyptiens au christianisme. Il porte le nom de patriarche d’Alexandrie, mais réside /138/ au Caire. Il est choisi parmi les moines du couvent de Saint-Antoine, situé près de la mer Rouge. Un patriarche peut être nommé par son prédécesseur; mais il est en général désigné par le sort.

Lorsque le siège suprême est vacant, le supérieur du couvent de Saint Antoine choisit dix ou douze des cénobites qu’il dirige, parmi ceux qu’il juge les plus dignes de remplir cette haute position. Il écrit leurs noms sur de petits morceaux de papier, qu’il roule et jette dans un sac. Un prêtre retire un de ces lots. Celui dont le nom sort est proclamé patriarche. Les patriarches portent un turban plus large que leurs coreligionnaires. Ils sont revêtus de riches étoffes; néanmoins ils sont soumis à des règles canoniques très-sévères: par exemple, ils ne peuvent pas dormir sans être réveillés à chaque quart d’heure. Ils exercent une grande influence sur toute la nation cophte. Leur autorité est très-respectée. On a souvent recours, dans les affaires civiles, à leur décision.

28. Mariage et funérailles. Les cophtes se marient entre eux et ne contractent pas d’union avec des personnes d’une religion différente. Plusieurs des cérémonies du mariage sont les mêmes que celles que suivent les musulmans; comme eux, les cophtes attachent une sorte de déshonneur à la stérilité d’une femme. Leurs funérailles n’ont rien de remarquable, ils emploient, comme les musulmans, les pleureuses salariées. Une femme porte le deuil de son mari pendant un an, et le mari pendant six mois /139/ celui de sa femme; durant la période du deuil l’époux survivant ne peut pas se remarier.

29. Professions des cophtes. — Les cophtes ont beaucoup d’écoles, mais pour les garçons seulement; très-peu de femmes parmi eux savent lire. On enseigne aux enfants les Psaumes de David, les Evangiles, les Epîtres des Apôtres. Les cophtes parlent arabe; ils ne comprennent presque plus, surtout ceux de la Basse-Égypte, la langue de leurs ancêtres. De même que du temps des Mamelouks, beaucoup de cophtes sont employés dans l’administration, dans l’arpentage, dans la perception des impôts. Dans les villes, ils exercent diverses industries; au Caire, ils sont tailleurs, orfèvres; dans la province de Menouf, ils font des nattes. Dans le Fayoum, ils travaillent à la distillation de l’eau de rose; à Syot, ils lissent le lin; dans les villages, ils s’adonnent en général, comme les fellahs égyptiens, aux travaux agricoles.


§ IV.

Juifs, arméniens, grecs, syriens.

Pauvreté apparente des juifs. — Mœurs. — Haine et mépris des musulmans pour les juifs. — Juifs de Damas. — Professions exercées par les Israélites. — Arméniens. — Grecs. — Syriens.

30. Pauvreté apparente des juifs. — Les juifs d’Égypte habitent principalement le Caire. Ils y ont un quartier à part dont les rues sont étroites, sombres, /140/ sales, infectes; elles sont fermées par des portes guichetées, et ils se séquestrent complètement, lorsqu’ils le veulent, du reste de la population du Caire. Leurs maisons sont rapprochées, mal divisées et de pauvre apparence. Les juifs diffèrent moins, sous le rapport physique, des autres habitants de l’Égypte, que les israëlites d’Europe des nations au milieu desquelles ils vivent. En général, ils sont mal vêtus. On dirait qu’ils font ostentation de misère. Leurs habits sont sales et déchirés, leurs figures sont hâves; on attribue leur apparence maladive à la consommation excessive qu’ils font d’huile de sésame.

31. Mœurs. — Les juifs du Levant ont en général le caractère et les mœurs qui les rendirent si odieux à l’Europe pendant le moyen âge. Leur cupidité et leur avarice sont les mêmes, et c’est pour cela qu’ils s’efforcent de cacher à tous les yeux la fortune dont ils peuvent jouir, en affectant les dehors de la pauvreté. Ils sont ignorants, très-religieux et d’un fanatisme qui semble aigri et exalté par les nombreuses vexations, par les persécutions de tout genre dont ils ont été victimes jusqu’à ce jour. Ils sont actifs, souples, insinuants, industrieux et ne dédaignent aucun moyen de faire les bénéfices les plus minimes. Leurs mœurs sont en général pures et sévères. Leurs femmes, comme celles des musulmans et des cophtes, sont scrupuleusement voilées. Il n’y a point parmi eux de courtisanes.

32. Haine et mépris des musulmans pour les juifs. — La race israélite est celle qu’abhorrent et que mé- /141/ prisent le plus les musulmans. Ils croient que l’islamisme est plus haï par les juifs que par toute autre nation. Le Coran dit en effet: « Vous trouverez à coup sûr, parmi les juifs et les idolâtres, ceux de tous les hommes qui sont le plus violents dans leur inimitié contre les vrais croyants, et ceux-là seront les plus portés à entretenir des relations amicales avec les fidèles qui diront: Nous sommes chrétiens. » En parlant d’un ennemi acharné, les musulmans disent: Il me hait avec la haine des juifs. Dans le dernier siècle, il arrivait encore assez souvent que des israélites fussent mis à mort sur la simple accusation vraie ou fausse d’avoir prononcé contre le Coran des paroles irrespectueuses. Dégradée par une oppression aussi constante et aussi lourde, il n’est pas étonnant que la masse des juifs levantins ait contracté une foule de vices qui lui méritent en réalité le mépris avilissant dont on l’accable.

33. Juifs de Damas. — Aujourd’hui, le pacha a étendu sur eux la généreuse tolérance qu’il a montrée envers toutes les religions. Ils jouissent dans les États de Mehémet-Ali de plus de liberté et d’une protection plus efficace que dans toutes les autres parties de l’empire ottoman. La malheureuse affaire des juifs de Damas, qui a tant de retentissement en Europe, est une preuve frappante des améliorations que Méhémet-Ali a introduites dans le sort des juifs. On pourra s’étonner de cette assertion; mais je dirai aux incrédules que dans une ville où la bigoterie musulmane est aussi profondément enracinée et aussi /142/ brutalement féroce qu’à Damas, si, avant la conquête de la Syrie par le vice-roi, une accusation semblable à celle qui plane sur les juifs eût été portée contre eux, fondée ou non, elle aurait infailliblement appelé sur toute la population israélite d’épouvantables représailles et de ruineuses avanies. Que l’on suppose Damas au pouvoir d’un pacha tel que Djezzar ou Abdallah, qui se faisaient un jeu de la vie de leurs sujets rayas, jamais on n’eût pu espérer de pouvoir parvenir, après un examen éclairé, à une solution équitable de l’épouvantable procès qui compromet aujourd’hui plusieurs des israélites de Syrie. Tandis que le vice-roi prouvera, en donnant à cette malheureuse affaire toutes les garanties de la plus impartiale justice, que les basses accusations que l’on a portées contre son administration ne sauraient l’atteindre, et qu’il comprend les nobles inspirations de la philanthropie.

34. Professions exercées par les israélites. — Les juifs exercent en général les professions qui demandent le plus d’activité et dont les profits sont les plus difficiles et les plus périlleux. Les riches font l’usure, beaucoup d’entre eux sont banquiers (serafs), brocauteurs, courtiers, orfèvres, boutiquiers, etc. Il y a parmi les juifs un assez grand nombre de pauvres qui ne vivent que des aumônes que leur accorde la charité de leurs coreligionnaires.

35. Arméniens. — Les Arméniens ne sont pas très-nombreux en Égypte. Les familles qui s’y trouvent sont venues dans le pays à la suite des conquérants turcs. On sait l’influence prépondérante que /143/ les Arméniens, si puissants à Constantinople, ont exercée sur les affaires du gouvernement ottoman, et combien, par leurs richesses et les services pécuniaires qu’ils rendaient aux pachas, ils avaient pris d’action sur l’administration des provinces; on aurait dit que l’empire ottoman était exploité de compte à demi par les Turcs et les Arméniens. Ceux-ci venaient partout à la suite des Osmanlis, et c’est ainsi qu’ils s’introduisirent en Égypte.

Les Arméniens n’ont pas, au Caire, de quartier spécial. Ils professent pour les indigènes à peu près les mêmes sentiments de hauteur que les Turcs, et ne frayent pas avec eux. Ils sont en général dans l’aisance. Ils exercent des professions mercantiles ou financières. Les principaux et les plus habiles sont serafs, beaucoup sont joailliers, tailleurs, pelissiers, marchands, ouvriers en fer. Ils sont très-actifs, aptes aux affaires, au maniement desquelles ils sont formés des leur jeunesse.

36. Grecs. — Il y a en Égypte deux classes de Grecs bien distintes qui ne se sont jamais mélangées. L’une se compose des descendants des Grecs qui habitaient l’Égypte avant la conquête des Arabes. Ils ont conserve les traits caractéristiques de leur race. Ils ne parlent pas le grec; leur idiome est l’arabe. Les professions qu’ils exercent sont principalement celles de menuisiers, de marchands en détail, de tailleurs.

L’autre classe comprend ceux qui sont venus en Égypte depuis la conquête de ce pays par les Turcs. /144/ Ils suivent presque tous la carrière commerciale.

Les Grecs habitent au Caire deux quartiers distants l’un de l’autre. L’un est nommé Ardh-el-Roum, et l’autre Jouannieh. Un assez grand nombre habitent le vieux Caire. La plupart suivent le rit grec schismatique; ils ont trois monuments religieux, qui sont: l’église de Saint-Nicolas, desservie par le patriarche; le couvent de Sainte-Catherine, à Jouannieh; et le couvent de Saint-George, au vieux Caire. Celui-ci attire surtout la vénération des fidèles. Il consiste en un château fortifié dont l’entrée est difficile, qui renferme une église à laquelle on parvient par un escalier étroit pratiqué dans un mur de forte construction, et une tour du haut de laquelle on domine toute la campagne environnante. Les musulmans, comme les chrétiens, conduisent les aliénés à ce couvent, au patron duquel ils attribuent la propriété de les guérir.

Pendant l’expédition de Morée, plusieurs jeunes Grecs prisonniers ont été vendus comme esclaves. Ils ont adopté la religion musulmane; quelques-uns occupent des grades importants dans l’administration et dans l’armée.

37. Syriens. — Il y a un siècle à peu près que les Syriens ont commencé à s’établir en Égypte, où les appelaient les nombreux rapports que la Syrie entretient avec cette contrée. Ils acquirent bientôt, dans le commerce, des richesses importantes. C’est encore du négoce que vivent leurs descendants.

Les Syriens sont catholiques du rit grec; afin de /145/ s’affranchir des vexations que suscitaient contre eux, dans l’exercice de leur culte, les patriarches schismatiques qui auraient voulu les absorber dans leur communauté, ils s’engagèrent à leur donner chaque année, à titre de présent, une somme de trois mille piastres.

Il y a au Caire environ trois mille chrétiens de Syrie, cinq à six cents à Damiette, deux ou trois cents à Alexandrie et à Rosette. Ils s’allient ordinairement entre eux, et perpétuent, avec leur race, leurs mœurs et leurs usages.


§ V.

État politique des Rayas.

38. On appelle Nell’Ed. Bruxelles 1840 si trova sempre la forma raïas rayas les populations indigènes qui ne professent pas la religion musulmane.

Dans la Turquie d’Europe, les rayas forment la partie la plus considérable de la population; en Égypte, leur nombre ne s’élève pas au-dessus de deux cent cinquante mille âmes, et par conséquent leur état politique a, dans ce pays, une moins grande influence sur les affaires présentes et sur l’avenir du gouvernement que dans le reste de l’empire.

C’est une chose qui frappe l’observateur, et mérite d’être considérée comme une donnée très-importante, que le caractère transitoire que les Turcs ont impriméà tout dans leur établissement politique. Il y a longtemps que l’on a dit qu’ils ne font /146/ que camper dans leurs possessions; nous avons vu, en parlant des mœurs des musulmans, que cette assertion n’est pas seulement une métaphore, qu’elle est encore vraie dans son acception propre.

Les Osmanlis n’ont donné à l’empire qu’ils ont fondé aucun élément de durée. Ils ont livré au caprice du hasard ou à l’arbitraire de la force leurs institutions administratives et militaires, si l’on peut appeler de ce nom une organisation grossièrement ébauchée. Ils n’ont pas compris que, pour prendre de solides racines dans leurs nouvelles conquêtes, il ne s’agissait pas seulement d’occuper le sol, mais surtout d’en absorber en eux les habitants par la fusion des religions, des institutions, des races. Les barbares qui envahirent l’Europe lors de la chute de l’empire romain se convertirent à la religion des vaincus, inspirèrent leurs codes de leur législation, s’assimilèrent leur langue, et de cette fusiou féconde, vivifiée par l’incubation du temps, sont sortis, avec notre état social actuel et les progrès modernes, les génies divers des nationalités européennes. Les Ottomans, au contraire, infatués de la supériorité de leur croyance, ne firent aucune concession aux vaincus, qu’ils tinrent humiliés sous leur joug, et demeurèrent complètement séparés d’eux. Il n’y eut donc pas, dans l’empire turc, combinaison d’un élément de force, d’énergie vivace, promesse d’avenir, apportée par les conquérants, et d’un élément de civilisation, héritage du passé, conservé par les vaincus; il n’y eut pas, comme cela s’était passé en Eu- /147/ rope, au moyen âge, infusion d’un sang neuf et généreux dans un corps d’où la vie s’en allait; mais il y eut juxtaposition stérile d’un élément barbare immobilisé dans sa présomptueuse ignorance, à côté des ruines d’une société détruite par une décadence de plusieurs siècles.

Ainsi établi, l’empire ottoman s’était fermé toute voie au progrès, il n’avait aucune garantie intrinsèque de durée. Il renfermait deux races placées en présence l’une de l’autre, en contact quotidien, mais avec des intérêts contraires, des mœurs différentes, des idées opposées, se méprisant ou se haïssant. Il n’y avait pas dans l’empire un peuple unique, mais, dans le même État, deux nations, dont l’une possédait, à défaut de la puissance dans le présent, la supériorité du nombre. — Or, l’unité nationale est la condition exclusive de la vitalité des empires; il n’y a d’avenir que là où elle se trouve.

Les conséquences que peut avoir la profonde division qui scinde en deux grandes parts les populations de la Turquie, ont frappé tous les esprits sérieux. « La population des rayas, dit M. Urquhart (1), a une importance et une puissance politique telles, qu’elle peul arrêter la régénération de l’empire ottoman. »

(1) La Turquie et ses ressources.

Que l’on remarque la différence qu’il y a, sous ce rapport, entre l’Égypte et le reste de la Turquie. — L’Égypte n’a pas de dissensions intérieures à redouter, elle ne peut craindre que la moitié de ses habi- /148/ tants appelle à son aide l’invasion étrangère pour renverser la domination de l’autre moitié. Je suppose qu’il y ait quelque raison dans les accusations que les ennemis de l’Égypte portent contre sa situation actuelle; mais je veux qu’ils reconnaissent qu’elle forme une partie bien distinte de l’empire ottoman, la seule partie qui ait de l’avenir, parce que c’est la seule dans laquelle on trouve l’unité de race.

Les rayas ne participent ni aux mêmes charges, ni aux mêmes avantages politiques que les musulmans. Ainsi, ils ne contribuent pas de leur personne à la défense du pays. En revanche, ils ne jouissent pas de l’égalité civile et payent des impôts particuliers, etc. Opérer un rapprochement entre les rayas et les musulmans en accordant à ceux-là l’égalité des droits, tel est le but que doit se proposer en Turquie toute politique prévoyante et qui veut sincèrement la régénéralion de l’empire ottoman. C’est vers ce résultat que parait tendre celui des conseillers du sultan qui se distingue le plus par ses idées libérales, Reschid-Pacha. Je souhaite ardemment que les projets généreux dont le hatif-chérif de Gul-Hané a été l’expression, puissent être menés à bonne fin. Pour ma part, si j’avais à donner un avis au vice-roi d’Égypte, je lui conseillerais d’établir l’égalité civile et politique entre ses sujets musulmans et ses sujets rayas. Cette œuvre aurait pour lui moins de difficultés et d’embarras que pour la Porte; car dans ses États les rayas sont bien moins nombreux, bien moins puissants, bien moins redoutables aux musul- /149/ mans que dans le reste de la Turquie. Sa tentative serait très-utile comme expérience pratiquée sur une échelle peu considérable; elle préparerait le reste de l’empire ottoman a une révolution qui, dans son intérêt, doit s’opérer le plus tôt possible. Ici encore Méhémet-Ali prendrait l’initiative de l’exécution d’une mesure progressive et réformatrice, et commencerait pour la Turquie un nouvel ordre de choses. D’ailleurs il ne ferait que se continuer lui-même; il a déjà fait beaucoup pour l’émancipation des rayas en les admettant à remplir des charges importantes dans l’administration, et en choisissant parmi eux les préfets de ses départements.


§ VI.

Les francs.

Consuls. — Négociants. — Marchands. — Industriels. — Les employés du gouvernemeut. — Mœurs des Francs. — Les voyageurs. — Leurs impressions. — Reproches qu’ils méritent. — Conseils.

On donne dans tout l’Orient le nom de Francs aux sujets des différentes nations chrétiennes, à tous ceux qui portent l’habit européen. Nous avons vu, en parlant de la population de l’Égypte, que le nombre des Francs s’y élève à six mille environ.

Il y a parmi la population franque diverses catégories formant des groupes distints, dont je vais parler successivement.

39. Consuls. — La première est celle que compo- /150/ sent les consuls, leurs chanceliers et les divers officiers attachés aux consulats; c’est la classe la plus honorée par les indigènes.

Il y a en Égypte des consuls généraux qui résident à Alexandrie; les diverses puissances représentées par des dignitaires de ce grade sont la France, la Russie, l’Autriche, l’Angleterre, la Prusse, l’Espagne, la Suède, la Sicile, la Sardaigne, la Hollande, la Belgique, le Danemark et la Toscane.

Ces hauts fonctionnaires ont, blasonnées sur les portes de leurs hôtels, les armes de leurs gouvernements respectifs; au bout d’un mât placé sur le faîte de leurs maisons flotte le drapeau national.

Le Caire a des vice-consuls: l’importance de cette ville demanderait que la France y entretînt un consul de première classe, ne fût-ce que pour qu’un traitement plus élevé permît à l’envoyé français de tenir une représentation plus considérable et d’être revêtu par conséquent d’une dignité plus haute aux yeux des indigènes qui proportionnent leur respect aux preuves extérieures de la puissance et de la richesse. Les principales puissances ont à Damiette, à Rosette, à Suez, à Kenneh et à Kosseyr, des agents choisis d’ordinaire parmi les chrétiens du pays.

Les consuls ont à remplir, dans le Levant, une autre mission qu’en Europe. A l’époque où les capitulations qui régissent nos rapports avec l’empire ottoman ont été conclues, il y avait une telle dissemblance entre les mœurs et les institutions des Turcs et celles des nations européennes, qu’il fut néces- /151/ saire de soumettre les Francs à des règlements spéciaux; d’élargir les attributions des consuls, de leur donner des prérogatives plus considérables, d’en faire comme les chefs de leurs nationaux, chargés de veiller parmi eux à l’exécution des lois de la métropole, tenus d’ailleurs à les protéger avec une sollicitude plus vigilante encore que dans toute autre contrée; car la barbarie des Turcs les soumettait, dans ce temps-là, à de fréquentes vexations, dont la répression demandait de la part des consuls une vigueur et une activité sans relâche. Jusqu’à ce que les mœurs et les instiuttions de l’empire ottoman se soient mises en harmonie avec celles de l’Europe, les consulats du Levant devront conserver leur caractère spécial.

De leur côté, les consuls généraux d’Alexandrie se distinguent encore de ceux du Levant. Le rang que l’Égypte a pris dans le monde politique, depuis que Méhémet-Ali veille à ses destinées, a élevé la position du consul général d’une grande puissance, auprès du vice-roi, au niveau des postes diplomatiques les plus inportants. Les consuls généraux de France, d’Angleterre, de Russie et d’Autriche sont, dans le fait, de véritables ambassadeurs. Ils ne se bornent pas à couvrir de leur protection les intérêts commerciaux ou civils de leurs compatriotes, ils entretiennent de fréquents rapports avec le vice-roi, ont à lui faire des communications de la part des cabinets qu’ils représentent, et traitent avec lui des questions politiques difficiles et d’un haut intérêt.

Le nouveau caractère qu’a reçu depuis ces der- /152/ nières années le consulat général d’Alexandrie demanderait donc que l’on en fit une position vraiment diplomatique, et que l’on confiât à un chargé d’affaires la gestion de nos intérêts politiques en Égypte. L’Angleterre et la Russie entretiennent déjà des agents spéciaux; il serait digne de la France de se mettre au niveau de ces puissances. La France, qui a pris avec tant de zèle sous sa protection les intérêts de l’Égypte et les glorieux efforts de Méhémet-Ali, prouverait, du reste, en se faisant représenter à Alexandrie par un chargé d’affaires, qu’elle voit et entend que l’on voie en lui plus qu’un pacha ordinaire.

La France aurait également à suivre l’exemple de l’Angleterre, en séparant, dans les fonctions du consul général, celles qui sont politiques de celles qui sont commerciales, pour confier ces dernières à un consul particulier. Les affaires commerciales sont en effet très-importantes. Dans l’état des choses, le consul général qui doit les diriger est surchargé d’occupations, d’autant qu’il a en outre sous sa dépendance tous les consulats de l’Égypte et de la Syrie.

Le consul général est à la tête de l’espèce de colonie formée par ses compatriotes, qui résident dans la circonscription de son autorité. Il les régit d’après les ordonnances en vigueur dans les Échelles; il juge, avec le concours des députés de sa nation, nommés par les notables, les affaires civiles et criminelles. Dans les circonstances où une manifestation publique l’exige, pendant les jours de fêtes et de cérémonies, /153/ il paraît en public avec les insignes de sa dignité et entouré de députés choisis parmi ses nationaux.

Le consul français a sous sa protection tous les couvents de Terre-Sainte. Les établissements de la Propagande sont protégés par le consul d’Autriche.

Il est très-important, pour augmenter la considération de nos consuls dans l’empire ottoman, de leur fournir les moyens d’avoir une représentation à la hauteur de la dignité dont ils sont revêtus et de la grande nation qui les envoie. — On ne saurait trop désirer également que l’autorité consulaire fut armée de beaucoup de vigueur et qu’il ne fût permis dans aucun cas à nos nationaux de s’y soustraire ou de la mépriser. Il faudrait que nos consuls pussent exercer une sévère police, purger la colonie qu’ils dirigent des fripons et des intrigants sans aveu, qui compromettent le nom de la nation à laquelle ils appartiennent en exploitant avec effronterie la crédulité d’un peuple ignorant, en exerçant des fonctions importantes auxquelles ils n’ont aucun titre, et en usurpant des qualités qui ne leur ont jamais appartenu. On devrait aussi exiger des voyageurs un respect plus rigoureux pour l’autorité du consul.

40. Négociants. — La seconde catégorie des Francs est celle des négociants. Ils séjournent principalement à Alexandrie. On en compte environ quarante, dont plusieurs sont établis dans le pays depuis de longues années avec leurs familles. Dans ce nombre je ne comprends pas les marchands en détail; mais il faut joindre à cette classe celle des commis, qui /154/ vivent en général dans la demeure de leurs patrons.

41. Marchands. — La troisième classe se compose des marchands. On compte à Alexandrie une centaine de magasins tenus par des Européens. Il y a des magasins d’étoffes, de mercerie, de verrerie, de quincaillerie, de bijouterie et de nouveautés; plusieurs de ces établissements sont très-bien fournis. Les magasins de nouveautés se tiennent au courant de toutes les modes d’Europe.

Il y a à Alexandrie huit ou dix restaurants français, anglais, italiens, assez bien tenus. On y trouve également de beaux cafés, où l’on sert à l’européenne le chocolat, le café, les liqueurs; où, pendant l’été on va prendre des glaces faites avec de la glace apportée de la Caramanie. Plusieurs confiseurs francs trouvent assez de chalands à Alexandrie pour y exercer leur industrie d’une manière lucrative. Le Caire contient également quelques restaurants européens.

42. Industriels. — La classe des industriels se compose de charpentiers, maçons, serruriers, ferblantiers, chaudronniers, carrossiers, orfèvres, bijoutiers, horlogers, cordonniers, tailleurs, chapeliers; elle comprend des modistes pour les dames.

La dernière classe renferme les domestiques, les hommes de peine, etc.

43. Employés du gouvernement. — Les Européens au service du gouvernement forment une catégorie à part. Ils ne sont pas aussi nombreux qu’on pourrait le croire. On compte parmi eux environ deux cents médecins ou pharmaciens. Une vingtaine d’in- /155/ structeurs militaires se rangent dans cette classe, tandis qu’on a cru en Europe qu’il y en avait plusieurs centaines et même des milliers. Il est vrai qu’ils étaient plus nombreux lors de l’organisation des troupes régulières et de la marine; mais, depuis lors, les soldats égyptiens ont été assez bien formés pour n’avoir plus besoin de recourir aux leçons des étrangers et pour se dresser eux-mêmes au maniement des armes et aux manœuvres. Il y a dans les écoles de vingt à vingt-cinq professeurs européens; la plupart sont Français. Les ateliers et les fabriques du gouvernement renferment aussi quelques directeurs et quelques ouvriers français, anglais ou italiens. L’administration compte parmi ses employés quelques Francs. On voit donc que le nombre des Européens qui sont au service du vice-roi n’est pas aussi considérable qu’on aurait pu se l’imaginer. Il est facile de concevoir que Méhémet-Ali ait à cœur de se servir le plus possible de ses sujets et de s’affranchir de l’espèce de tutelle sous laquelle l’Égypte était tenue, tant qu’elle a eu besoin de demander presque tout à l’Europe. Ce désir patriotique est louable. Je pense néanmoins qu’il a été poussé trop loin. Il ne faut pas se dissimuler que, si l’on veut conserver les institutions nouvelles, assurer le maintien des résultats obtenus et parvenir à de nouveaux progrès, le concours des Européens sera longtemps encore nécessaire, indispensable.

44. Mœurs des Francs. — L’ensemble des Européens dont je viens d’énumérer les principaux grou- /156/ pes forme une espèce de colonie réunie presque tout entière dans les mêmes quartiers. La distintion des rangs y est sévèrement observée, et l’étiquette poussée très-loin. Les membres de chaque classe ne dépassent pas dans leurs relations le cercle que leur tracent leurs fonctions, leur état, leur fortune. La classe opulente se distingue par cette largeur dans la représentation, par cet entrain dépensier que l’on rencontre toujours au milieu des sociétés coloniales. Elle recherche le luxe dans les ameublements et dans le costume, et tient à suivre pas à pas, dans toutes leurs variations, les modes parisiennes. Elle aime les plaisirs et les fêtes; elle se réunit souvent dans de brillantes soirées et dans des bals auxquels président ordinairement l’opulence et le bon goût. Il y a même à Alexandrie deux petits théâtres fort jolis, l’un consacré à la représentation des pièces françaises, l’autre à celle des ouvrages italiens. Ils ont été construits aux frais de plusieurs amateurs qui les exploitent eux-mêmes. Les Francs sont hospitaliers, et, par leur courtoisie pleine de prévenances, savent rendre leur hospitalité très-aimable aux étrangers. Ils sont généreux; il n’est pas rare que plusieurs donnent à des malheureux qui se trouvent souvent en Égypte dénués de toutes ressources, des secours de 300 à 500 francs. Pour soulager des compatriotes infortunés, ils font souvent parmi eux des collectes qui produisent bientôt des sommes assez importantes. Les Européens d’Alexandrie ont élevé dans cette ville un hôpital qu’ils entretiennent à leurs /157/ frais et dans lequel sont recueillis les ouvriers, les marins et tous les Francs qui n’auraient pas les moyens de se faire soigner à domicile pendant leurs maladies.

Les mœurs sont assez relâchées dans la société franque; les intrigues d’amour n’y sont pas rares; cependant il ne manque pas de personnes honorables qui suivent scrupuleusement les lois de la morale, observent avec soin toutes les convenances et donnent de vertueux exemples.

45. Les voyageurs. — Outre les Européens dont nous venons de parler, il y a toujours en Égypte un nombre flottant de voyageurs dont les mœurs, le caractère, les projets donnent matière, sous plusieurs rapports, à des observations assez piquantes.

Des motifs différents peuvent décider les Européens a venir visiter l’Égypte. Les uns, ce sont les véritables touristes, cherchent à utiliser les loisirs que leur donne la fortune, en butinant de l’instruction, ou en allant chercher des délassements partout où leur curiosité les l’appelle. D’autres, ce sont des artistes ou des littérateurs, viennent déchiffrer des énigmes scientifiques, ou demander des inspirations à la plus antique patrie des arts, à une terre favorisée de la nature, riche en attrayantes excentricités, et sur laquelle planent des souvenirs vieux de plusieurs milliers d’années. D’autres encore viennent en Égypte à la poursuite de la fortune; ceux-ci sont des militaires, des négociants, des médecins, des ingénieurs, et surtout des hommes à idées, des faiseurs /158/ de projets, propriétaires de secrets merveilleux, dont les inventions, repoussées en Europe, espèrent s’enraciner dans une terre vierge, et y trouver des intelligences faciles à façonner aux choses nouvelles.

Parmi les personnes qui viennent en Égypte poui leur agrément, il en est dont le nom est illustre; celles-là sont traitées avec la haute distintion qu’elles méritent. Le vice-roi exerce envers elles une hospitalité magnifique et leur témoigne les attentions les plus délicates. Souvent il leur donne pour logement un de ses palais, ou les fait héberger dans la demeure d’un de ses grands officiers. On se rappellera à ce sujet le brillant accueil qu’ont reçu, entre autres, le duc de Raguse et le prince de Puckler-Muskau, et plus récemment encore le prince Louis, frère du roi de Naples.

Les voyageurs qui, sans avoir de grands titres ou une haute renommée, sont riches ou dans l’aisance, parcourent le pays en pleine sécurité et jouissent de tous les agréments que l’on peut s’y procurer, au moyen d’un firman (1) du vice-roi, espèce de passe- /159/ port que l’on obtient toujours par l’intermédiaire du consul de la nation à laquelle on appartient.

(1) Ce firman est ainsi conçu: De notre divan, l’an de l’hégire, le... Notre ancien ami (nom de sa nation), M. N., se rendant dans nos domaines pour visiter les lieux d’antiquités, et autres lieux curieux et utiles à ses recherches, il nous a été présenté par son consul, en foi de quoi nous lui avons délivré notre firman pour lui servir et valoir pendant son voyage dans l’étendue de nos domaines. Les moudyrs, mâmours et tous magistrats civils et militaires à qui ce firman sera présenté ne doivent pas négliger de lui accorder les /159/ égards, les soins et les services qui pourront lui être agréables, afin qu’aucune plainte ne nous soit portée par le voyageur. Nous vous recommandons qu’aucune insulte ni tort ne lui soil fait par les fellahs et autres, et de lui procurer tout ce dont il pourra avoir besoin en ne payant qu’au taux du pays pour les moutures, barques, provisions, etc.; je regarderai comme rendus â moi-même tous les services que vous lui rendrez.

46. Impressions des voyageurs. — Les impressions que l’Égypte laisse dans l’esprit des touristes sont diverses, et varient suivant les caractères des voyageurs.

Les uns arrivent sur les bords du Nil avec des idées préconçues; ils s’imaginent trouver en Égypte, avec le confortable européen et les avantages matériels que procure la civilisation, outre des antiquités curieuses, des mœurs empreintes d’un caractère original, dans l’observation desquelles ils se promettent de piquantes jouissances. Mais, dès qu’ils sont convaincus que le pays des pyramides, des sphinx et des obélisques n’a aucune de ces commodités qui rendent en Europe les voyages si faciles; lorsqu’ils savent que l’on ne peut aller aux pyramides en chemin de fer et qu’aucune route royale, départementale ou vicinale ne relie à Alexandrie ou au Caire les magnifiques ruines de Karnac et de Louqsor, alors leur désappointement change tout à coup en amères récriminations, en une antipathie outrée, les préventions favorables qui les berçaient à leur arrivée en Égypte; /160/ bientôt toute chose se transforme en mal à leurs yeux. Peu leur importe que le ciel soit beau, que ses teintes soient admirablement pures, si le soleil est brûlant, la chaleur insupportable. Songeraient-ils à jouir de la sérénité des nuits, qui enivre de jouissances le corps et l’àme, lorsque, en revanche, des vents, qui font tourbillonner les trombes de poussière, leur préparent pendant le jour d’affreux tourments? Le sol est fertile, disent-ils, mais le paysage d’une monotonie désespérante; puis qu’est-ce qu’une mince bande de terres fécondes perdue au milieu d’un océan de stériles solitudes? Les monuments antiques sont grandioses; les souvenirs qu’ils rappellent parlent à l’intelligence et au cœur; mais les villes actuelles sont laides; les populations qui les habitent, hommes et femmes en chemise, enfants nus et maladifs, tout cela est hideux à voir. Ajoutez le désagrément de se trouver au milieu d’un peuple qui parle une langue bizarre et difficile, obstacle continuel qui suscite des ennuis à chaque instant. — Aussi, pour peu que ces voyageurs, dont les rêves sont déçus, ne soient pas d’humeur endurante, mécontents de tout, ils ne soupirent qu’après le moment où l’Égypte disparaîtra derrière la quille du navire qui les emportera loin de cette terre maudite. De retour chez eux, ils se vengeront de leur désillusionnenicnt, en la décriant à toute occasion; et, s’ils écrivent leur voyage, ils la représenteront sous des couleurs fausses et injustes.

D’autres touristes sont aussi exagérés dans des sentiments contraires. Enthousiastes de ce qui est /161/ nouveau pour eux, avides d’émotions, ils trouvent tout bien, admirent tout, se passionnent pour chaque chose. Tout plaît également à la curiosité bien-veillante de ceux-là: l’aspect particulier du pays, la physionomie singulière des villes et celle des habitants. Aussi se hàtent-ils d’imiter les manières des musulmans et d’endosser leur costume. C’est même une mode assez générale parmi les nouveaux arrivés de se revêtir le plus tôt possible des habillements orientaux. Quoique l’on soit autant respecté et peut-être plus sous le vêtement européen, ils cherchent à excuser leur caprice par des motifs plausibles de convenance, lorsqu’au fond ils ne brûlent que de satisfaire une fantaisie. Ils ont hâte de se voir dans le large pantalon, de rouler un turban autour de leur tête et de porter au côté un sabre recourbé. En fait de costume, ceux qui ont la prétention d’être artistes poussent le culte de l’ancien vêtement des musulmans jusqu’à se singulariser d’une manière ridicule. Ils déplorent que les Orientaux aient abandonné quelques-uns de leurs usa ges pour les remplacer par les nôtres: — aujourd’hui on ne porte plus, dans la haute société, le turban, qui n’est resté en usage que parmi les hommes de basse classe: — ils en entourent leur tête: de même, ils préfèrent l’ancien cordon de soie au ceinturon de cuir par lequel les Orientaux retiennent maintenant leur sabre. Quelques-uns exagèrent l’imitation jusqu’à aller pieds nus. On dirait qu’ils ne savent plus s’asseoir sur une chaise et qu’il faut qu’ils se fassent violence /162/ pour ne pas s’accroupir, les jambes croisées, sur les divans. Mais, en dépit de leurs prétentions, les manières orientales et le port du costume musulman demandent un apprentissage. Une certaine affectation de singularité dans le choix et l’arrangement des diverses parties de l’habillement, la gaucherie des gestes, le caractère de la démarche, trahissent les novices, et font reconnaître aussi sûrement les Européens sous le déguisement oriental que sous l’habit franc.

Mais il y a, parmi les voyageurs, des hommes sérieux dont l’esprit est modéré, impartial, équitable, et que leur imagination n’emporte pas fougueusement aux extrêmes; des hommes tolérants qui comprenneni la vraie situation des peuples orientaux, apprécient à leur valeur, ni trop ni trop peu, le pays et ses habitants, les personnes et les choses, savent se plier sans répugnance comme sans affectation aux exigences des lieux et à l’empire des coutumes, et, en définitive, peuvent porter un jugement droit sur l’Égypte, que la disposition de leur intelligence leur a permis d’étudier avec fruit.

47. Les hommes à projet. — Les hommes à projet qui arrivent en grand nombre sont munis de beaucoup de lettres de recommandation. Les militaires ont toujours à proposer un nouveau système de tactique, une manière jusque-là inconnue de faire la guerre; les artilleurs apportent des projectiles propres à embraser les places fortes, à incendier des flottes. L’un viendra révéler au gouvernement égyp- /163/ tien un bateau sous-marin. L’autre proposera un système hydraulique gros de promesses merveilleuses, ou des machines d’une prodigieuse puissance. En fait de systèmes hydrauliques surtout, des milliers d’essais ont été faits, qui ont presque tous échoué contre l’exécution.

Nous avons vu aussi en Égypte des médecins charlatans, dépositaires de secrets dont ils vantaient les miraculeux effets. Un homœopathe est venu apporter un spécifique infaillible contre les trois principales maladies endémiques, la dyssenterie, l’ophthalmie et la peste. Il proposait de supprimer les ambulances, et, de par lui, il aurait suffi à chaque médecin d’avoir dans sa poche une petite boite à médicaments pour soigner et guérir tous les malades d’un régiment ou d’un hôpital. Il est vrai qu’il faisait grâce aux maladies chirurgicales, et que les atteintes du boulet, des balles ou de l’arme blanche échappaient à son omnipotence qui consentait à en laisser le traitement à la médecine vulgaire. Un autre célèbre hâbleur, dont l’ambition était moins vaste sinon moins outrecuidante, se bornait à délivrer l’Égypte de l’ophthalmie; plus heureux et plus adroit que les autres intrigants de sa sorte, celui-là a eu, pendant quelque temps, le talent d’éblouir son monde et de faire des dupes.

Il faut avouer qu’il y a chez les Européens une extrême facilité à se laisser tromper par les aventuriers, ce qui provient peut-être de la complaisafice irréfléchie avec laquelle on donne des lettres de re- /164/ commandation aux personnes qui s’expatrient et qu’on ne connaît pas assez. Aussi a-t-on souvent reçu avec beaucoup de distintion, comme de très-grands seigneurs, des escrocs que l’on a eu à rougir d’avoir admis dans sa compagnie. Je pourrais rapporter à ce sujet une foule d’aventures plus piquantes les unes que les autres. Qu’il me suffise de parler de celle du célèbre baron de Wulfenghen, que son titre féodal et de puissantes recommandations firent accueillir par toute la société d’Alexandrie. Notre habile aventurier commença par se loger magnifiquement, par faire de grandes dépenses, par recevoir chez lui; il ne parlait que de ses châteaux et de ses rentes. Chacun s’empressait d’aller au-devant de ses souhaits. C’était à qui lui offrirait sa bourse. Les plus belles réunions avaient lieu chez lui, et chacun était fier d’être admis chez le baron, qui, d’ailleurs, homme d’esprit à belles manières, recevait avec courtoisie les plébéiens démesurément flattés de la condescendance avec laquelle daignait les admettre ce noble seigneur. On se disait: Je vais chez le baron, avec autant d’orgueil que si l’on eut été invité à aller à la cour.

La déception fut grande, lorsque les soupçons s’éveillant sur le haut personnage, et celui-ci étant à bout de ses ressources et de ses expédients, on apprit un beau matin, de sa bouche même, que ses prétendues richesses et ses châteaux en Allemagne n’avaient jamais existé que dans sa conversation et dans la crédulité de ses courtisans bénévoles. Ceux-ci en furent quittes pour leurs frais d’obséquiosité et leurs /165/ avances qui ne s’étaient pas élevées à moins de cinquante ou soixante mille francs. Ce n’était pas une petite moisson pour l’agréable séjour de quinze à dix-huit mois qu’avait fait à Alexandrie le baron de Wulfenghen.

48. Reproches mérités par les voyageurs. — Beaucoup de voyageurs qui visitent l’Égypte méritent des reproches quelquefois assez graves.

L’une de leurs fausses préventions est d’arriver dans le pays avec l’idée que les Européens qui y sont établis sont arriérés et que seuls ils apportent avec eux la science et les lumières. Sans connaître les lieux et les hommes, quelques-uns tranchent avec suffisance les questions d’administration, et n’hésitent pas à donner des conseils au vice-roi lui-même sur les affaires du gouvernement. Ils accusent à la légère les Européens employés, d’incapacité ou d’ignorance, parce que certaines choses n’ont pas été faites d’après leur manière de voir, soit qu’elles ne conviennent réellement pas au pays, soit que des obstacles impérieux en aient empêché la réalisation. Fraîchement imbus des lectures qu’ils ont faites pour se préparer à leur voyage, ils s’imaginent d’ailleurs mieux savoir l’Égypte que ceux qui l’habitent depuis de longues années.

Plusieurs montrent pour les usages du pays un mépris inconvenant et absurde; ils se font un plaisir et comme un point d’honneur de les violer, et abusent trop de la liberté que le vice-roi accorde aux Européens. J’en ai vu qui voulaient outre-passer les /166/ consignes militaires, parce qu’elles les contrariaient dans leur manière de voir ou d’agir.

Il en est qui se conduisent envers les malheureux Arabes avec une brutalité cruelle et indigne de la civilisation à laquelle ils appartiemient. Ils les considèrent comme de misérables parias, en dehors de l’espèce humaine, et s’imaginent qu’il ne faut leur parler d’autre langage que celui du bâton; aussi, dès leur arrivée, se munissent-ils d’un courbach, dont ils frappent, impitoyablement et sans prétexte raisonnable, comme des bêtes de somme, les porte-faix chargés de leurs paquets et de leurs malles, les âniers, les mariniers du Nil, qui conduisent leurs bagages, etc.

On connaît la sévérité avec laquelle les rapports des chrétiens avec les femmes musulmanes sont interdits et punis dans tout l’empire ottoman. Ce crime a été regardé comme si grand par les musulmans, que les capitulations mettent en dehors de la tutelle protectrice des consuls les Européens qui s’en rendent coupables. En Égypte, la tolérance, en tout, ce qui concerne les mœurs, est plus grande que dans le reste de la Turquie. S’il y est arrivé que les agents de la police aient arrêté quelques Européens, surpris en flagrant délit avec des femmes du pays, ils ont presque toujours été relâchés sans souffrir aucun châtiment. J’ai vu des Francs qui, au lieu d’apprécier cette tolérance, en abusaient au delà de toute expression.

49. Conseils aux voyageurs. — Les voyageurs qui viennent visiter l’Égypte n’ont, à leur arrivée à Alexan- /167/ drie, qu’à se présenter à leur consul pour obtenir le firman protecteur qui leur permet de parcourir le pays. S’ils ne sont pas spécialement recommandés à quelqu’un de leurs compatriotes qui veuille leur donner l’hospitalité, ils trouvent dans cette ville des hôtels et des restaurants convenables, à peu près de toutes nations.

Pour se rendre au Caire, ils doivent louer une barque qui les conduit, par le canal de Mahmoudieh, jusqu’au Nil. C’est un trajet que l’on fait en douze ou quatorze heures. On débarque à la prise d’eau du canal, à l’Atfeh, tout près de Fouah. Là, on entre dans une autre barque pour remonter le Nil jusqu’au Caire; cette nouvelle traversée, allongée par les sinuosités du fleuve, dure, lorsqu’on est favorisé par le vent, deux ou trois jours; mais lorsque le vent est contraire, on fait quelquefois huit jours et même (on en a vu des exemples) quinze jours de navigation. Quelque pénible que puisse paraître un voyage aussi lent, il vaut mieux encore s’exposer à ses chances que de faire la route par terre; celle-ci est beaucoup plus fatigante, car il n’y a pas, entre le Caire et Alexandrie, de service de transport organisé.

Le prix de la location des barques pour aller de l’une de ces villes à l’autre est de 50 à 60 francs; il varie d’ailleurs suivant la grandeur ou la beauté du bateau que l’on choisit: si plusieurs voyageurs se réunissent, le prix divisé entre eux se réduit pour chacun à une assez chétive somme.

/168/ On débarque à Boulaq, faubourg et port du Caire.

Le voyageur doit passer de huit à quinze jours dans la capitale de l’Égypte. Cinq ou six lui suffiraient au besoin pour visiter ce qu’elle offre de remarquable aux étrangers: ses mosquées, ses bazars, ses hôpitaux, ses arsenaux, ses fabriques, ses écoles, ses cimetières extérieurs, puis, dans les environs, les pyramides de Giseh et celles de Sakkarah.

Il fait ensuite ses préparatifs afin de monter dans la Haute-Égypte, où se trouvent les appâts les plus attrayants pour la curiosité des touristes. Avant tout, il faut se procurer une barque: la location en varie de 1,000 à 1,800 piastres par mois (de 250 à 450 fr.); moyennant ce prix, l’équipage de l’embarcation doit se nourrir à ses frais. Il convient de faire un contrat avec le reïs (patron de la barque), afin de pouvoir invoquer au besoin devant les autorités locales l’exécution des arrangements conclus. Il est plus avantageux de traiter d’une barque au mois que de la prendre à la journée; on doit emporter avec soi quelques provisions, telles que du café, du sucre et plusieurs autres objets qu’on ne pourrait se procurer dans l’intérieur des terres. On trouve à acheter partout sur la route, à très-bon marché, de la viande, des légumes, des fruits, des œufs, du laitage, etc.

Il est indispensable, avant de quitter le Caire, d’engager à son service un drogman, homme du pays, qui puisse servir d’interprète et connaisse les langues turque et arabe. On peut avoir un bon /169/ drogman à cent cinquante piastres par mois. Ces interprètes qui n’ont pas, à beaucoup près, l’habileté et l’erudition des cicérone italiens, et qui ne savent même rien des monuments que le voyageur va visiter, sont nécessaires à celui-ci, non-seulement pour communiquer avec les gens du pays, mais encore pour porter aux autorités les réclamations qu’il serait dans le cas de faire.

Si au départ du Caire on a le vent favorable, il convient de remonter le Nil jusqu’au point extrême de l’Égypte, où l’on veut pousser ses excursions. Il est toujours beaucoup plus facile de redescendre le fleuve et de s’arrêter à son gré dans les lieux principaux qui se trouvent échelonnés sur les deux rives.

50. Caractères des diverses nations franques en Égypte. — Parmi les Européens voyageurs ou sédentaires que l’on rencontre en Égypte, il en est de toutes nations: des Français, des Anglais, des Allemands et surtout des Italiens que les révolutions de Piémont et de Naples ont obligés de s’expatrier en grand nombre. Tous, ils conservent sur le sol hospitalier de l’Égypte les traits distintifs de leur caractère national.

L’Anglais demeure observateur invariable de ses usages; au Caire, pas plus qu’à Londres, il ne peut se passer du beefsteck, du rosbeef, du chester et des boissons fortes. Il ne fréquente guère que ses compatriotes et ne fraye que fort peu avec le reste de la population. Du reste, austères dans leurs mœurs, /170/ graves dans leurs manières, on peut dire que les Anglais forment en Orient la classe la plus honorable, celle qui conserve le mieux sa dignité.

Les Français, dont le caractère est entièrement opposé à celui de leurs voisins d’outre-mer, sont, en Égypte comme partout, vifs, impressionnables, mobiles, prompts à s’enthousiasmer et à se rebuter. En revanche, leur esprit, leur affabilité, leur politesse, l’aménité de leurs manières, les font aimer des Orientaux. Leur heureux caractère, aidé des magnifiques souvenirs que le passage de leur domination a laissés en Égypte, leur attire, de la part des indigènes, des témoignages d’une préférence marquée.

Les Allemands se distinguent par leur bonté. Il y en a peu en Égypte, ceux qui s’y trouvent sont des hommes parfaitement honorables.

Les Italiens de distintion, surtout ceux des provinces septentrionales, ont beaucoup de points de ressemblance avec les Français. Il y a en Égypte beaucoup d’Italiens de basse classe dont les mœurs et le caractère ont souvent fait peser des préventions injustes contre une nation qui renferme, comme toutes les autres, des hommes dignes de considération, tant par leur talent que par leurs qualités morales.