Antoine Barthélémy Clot-Bey
Aperçu général sul l’Égypte

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Chapitre VIII.

Gouvernement, institutions, ressources politiques.

§ I.

Causes du mouvement de civilisation qui s’est opéré en orient depuis ce siècle.

1. Si une force civilisatrice quelconque n’était apparue, de notre temps, en Égypte, la question d’Orient, regardée par tous les publicistes et tous les diplomates comme la plus grande question de politique extérieure qui doive s’agiter, de longues années, en Europe, ne tiendrait pas aujourd’hui le monde politique en émoi.

Si la Porte, de son côté, n’avait fait des emprunts à notre civilisation, elle n’aurait excité, en Europe, aucun intérêt, et personne n’aurait douté de la chute certaine de la Turquie.

Il est donc tout naturel de se demander quelles /172/ sont les causes du mouvement de civilisation qui s’est opéré en Orient depuis ce siècle.

Si ce que nous voyons de civilisation en Orient avait été le fruit mûri du temps et le dernier terme d’un progrès continu, on ne pourrait répondre, en quelques phrases, à cette question, car elle exigerait une étude approfondie du développement interne de l’empire turc.

Mais le mouvement actuel a été brusque, spontané; il n’est pas venu des masses: c’est d’un homme ou de deux hommes qu’il a reçu son impulsion. Il doit donc avoir eu quelque grande cause accidentelle; il doit être l’action ou la réaction produite par quelque grand événement aisé à découvrir.

Les grands événements ont toujours des conséquences imprévues de leurs auteurs et de leurs témoins. C’est dans cette génération nécessaire des faits, dans laquelle l’homme est l’instrument d’une force dont souvent il ne connaît pas le but, que se révèle la puissance providentielle qui régit l’humanité. On aime à découvrir le lien mystérieux qui unit un fait à un fait, et souvent de la valeur du principe on déduit celle de la conséquence.

Eh bien! le principe du mouvement civilisateur qui se manifeste aujourd’hui en Orient, c’est l’expédition française en Égypte.

Il n’a pas été donné seulement au grand Napoléon de renouveler la face de l’Europe et de la remplir de son nom; sa main puissante a secoué les colonnes sur lesquelles l’antique Orient se croyait inébranla- /173/ blement assis; et, en voyant les profonds effets qu’y a produits son passage, je ne saurais dire si son action sur l’Asie a été moindre que celle qu’il a exercée sur l’Occident.

L’expédition d’Égypte qui y amena les intrépides troupes de l’armée d’Italie, les vaillants moissonneur de la gloire de Lodi et d’Arcole, fut pour l’Orient un coup de foudre qui le réveilla en sursaut. Jusqu’alors son système était demeuré immuable, inaccessible à toute modification. L’empire ottoman avait fait, avec des chances diverses, de longues guerres contre la Russie et l’Autriche; mais ces luttes n’avaient rien entamé de ses vieilles idées, de ses vieilles coutumes. Les Russes et les Autrichiens n’amenaient pas d’ailleurs la civilisation à la suite de leurs armées, et il n’y avait pour eux aucun intérêt à répandre les lumières parmi les Turcs. Les peuples soumis à la Porte se croyaient invincibles et n’imaginaient pas qu’il put y avoir quelque chose au-dessus de la puissance qu’ils avaient sous les yeux. Le souvenir de leurs conquêtes remplissait leur mémoire. La haute et superbe opinion qu’ils avaient de leur valeur n’était-elle pas naturellement confirmée par les puissances européennes elles-mêmes? Ne voyaient-ils pas en effet quelques misérables pirates barbaresques faire la guerre à l’Europe, braver toutes les nations, imposer à toutes les cours des rançons et des tributs?

La milice des Mamelouks, qui gouvernait l’Égypte, se croyait pour sa part la première armée du monde: /174/ je vais donner une idée de la ridicule stupidité à laquelle atteignait l’orgueil de ses beys, par l’anecdote suivante.

Lorsque Bonaparte eut pris Malte, M. Rossetti, consul d’Autriche et de plusieurs autres puissances au Caire, négociant très-considéré et très-influent auprès des Mamelouks, dont il était à peu près le factotum, se rendit chez Mourad-Bey pour l’avertir de cet événement; il le prévint qu’il était bien possible que les Français eussent l’intention d’opérer une descente en Égypte, et lui conseilla fortement de prendre des précautions de défense. Mourad-Bey répondit par un immense éclat de rire, « Que voulez-vous, lui dit-il, que nous ayons à craindre des Français, surtout s’ils sont comme ces cavadjas (négociants) que nous avons ici? Quand il en débarquerait cent mille, il me suffirait d’envoyer à leur rencontre les jeunes élèves Mamelouks, qui leur couperaient la tête avec le tranchant de leurs étriers (1). » Alors M. Rossetti s’efforça de faire comprendre au bey que les vainqueurs d’Italie étaient autre chose que les pauvres marchands en catogans qu’il voyait au Caire, et il insista pour qu’il fit armer Alexandrie. Mourad-Bey ne fut pas convaincu, mais, par complaisance pour M. Rossetti, il fit partir deux quintaux de poudre pour approvisionner l’artillerie /175/ d’Alexandrie. Les Français débarquent: Alexandrie tombe en leur pouvoir. Mourad l’apprend; il fait aussitôt venir auprès de lui M. Rossetti, et lui dit d’un ton irrité que ces impertinents Français ont eu l’audace de mettre les pieds en Égypte, et qu’il ait à leur écrire de sa part de décamper au plus tôt. « Mais, fit observer M. Rossetti, ils ne sont pas venus ici pour s’en retourner sur la première injonction. — Que veulent donc ces infidèles, ces morts de faim? reprit Mourad impatienté, envoyez-leur quelques milliers de pataques (cinquante mille francs à peu près), et qu’ils partent. — Mais, monseigneur, répliqua encore le consul, cela ne payerait pas seulement le nolis du plus petit des navires qui les a transportés. Il faut vous préparer à la défense » Mourad ne put pas concevoir davantage la témérité de ces Français qui avaient la folie de venir se mesurer avec lui. Il était tellement infatué de sa supériorité qu’il n’envoya d’abord contre eux qu’une poignée d’hommes. Ce ne fut que lorsque ceux-ci, mis en fuite dans une première rencontre, revinrent à toute bride lui annoncer que les Français n’étaient pas ce qu’il s’imaginait, qu’il commença à croire à la réalité du danger. Sa fierté éprouva enfin un premier et sanglant désappointement dans la journée de Chebreiss, bientôt suivie de celle des Pyramides.

(1) Les Mamelouks portaient de très-laiges étriers, tranchants en avant et eu arrière, dont ils se servaient comme d’une arme contre les fantassins, les cavaliers ennemis, et même les chevaux de ceux-ci, qu’ils bléssaient grièvement.

Cette anecdote, exactement vraie, doit donner une idée de la portée de l’intelligence et de la vanité incommensurable et naïve de ceux mêmes qui, en Turquie, étaient à la tête du gouvernement. Si tels /176/ étaient les chefs, que devait être le peuple, qui avait encore bien moins de moyens qu’eux de connaître l’Europe? On peut juger par conséquent de la profonde révolution que la vue de nos toutes-puissantes armées, que leurs grandes victoires durent produire dans l’esprit des Orientaux. Ce fut pour eux connue une révélation. Leur orgueil dut plier, et ils durent comprendre qu’il leur importait à eux aussi de connaître ces moyens irrésistibles qui, comme à Héliopolis, par exemple, faisaient battre, disperser, détruire, par un corps de neuf mille Européens, quatre-vingt mille musulmans.

L’imagination vivement frappée des succès de Napoléon, les musulmans, instruits par l’expérience à apprécier la supériorité militaire des Occidentaux, étaient donc préparés à laisser s’accomplir au milieu d’eux et sur eux des essais de civilisation européenne.

Parmi les hommes qui vinrent lutter contre les Français, la destinée avait conduit un soldat macédonien. C’était celui qui était appelé à tirer du grand fait de l’expédition de Napoléon les conséquences qu’il devait avoir sur l’Orient; et, par un hasard singulier, cet homme avait reçu d’un Français (M. Lions, de Marseille) les premiers encouragements qui avaient éveillé l’ambition dans son àme.

Méhémet-Ali arriva à la plus haute place du gouvernement de l’Égypte à travers mille obstacles qu’il brisa par son courage ou tourna par son habileté. Mais c’était Napoléon, c’était la France qui lui avaient /177/ frayé le chemin. Napoléon et la France ont été de moitié dans sa fortune, car en écrasant par trois grandes défaites les anciens maîtres de l’Égypte, les Mamelouks, seuls ils rendirent possible son élévation.

Maître du pouvoir, Méhémet-Ali est encore secondé par des Français; il semble que le nom français soit son bon génie. C’est un consul de notre nation, M. de Lesseps, qui lui donne les premiers conseils; puis viennent M. Drovetti, qui exerce sur lui de l’influence non-seulement comme représentant de notre nation, mais encore comme militaire; et successivement tous nos consuls généraux, qui établissent toujours avec le vice-roi des rapports pleins de bienveillance.

Mais il s’agit pour Méhémet-Ali de garder le pouvoir après l’avoir pris, de se maintenir après être arrivé. Ici le souvenir de Napoléon l’inspire, et il profite des leçons que lui a données la guerre avec les Français. Pour conserver sa puissance, il lui faut une année; non une armée à la turque, milice turbulente, dangereuse pour ceux qui la payent et qu’elle est censée protéger; mais une armée soumise à la rigueur de la discipline, une armée qui puisse s’assouplir aux combinaisons de la tactique et lui assure la supériorité sur les champs de bataille. Le premier but de Méhémet-Ali fut d’acquérir le pouvoir, son second but, de le consolider dans ses mains, et son mérite a été de choisir et de se procurer le meilleur moyen de l’atteindre: l’organisation de troupes réglées.

/178/ Il ne faut pas voir dans le vice-roi d’Égypte un apôtre de civilisation; il faut voir en lui un homme de génie qui, n’ayant rien appris de la société au milieu de laquelle il a vu le jour, et ne recevant aucune impulsion du peuple qui l’entoure, a agi avec une immense habileté dans l’intérêt de son élévation d’abord, et puis dans celui de sa conservation. A la suite de l’organisation de l’armée et de la flotte, pour laquelle ce sont encore des Français, vétérans de nos armées ou ingénieurs, qui lui ont prêté le secours de leurs talents, sont venus, à cause de leur relation avec cette organisation, les établissements d’instruction publique, d’écoles savantes et d’hôpitaux, au service et à la direction desquels ce sont des Français surtout qui ont été appelés. On le voit, c’est l’armée et les nombreux appendices qui s’y rattachent qui ont donné à l’Égypte l’impulsion civilisatrice qui l’entraîne aujourd’hui.

Mais cette civilisation, on ne doit pas s’y méprendre, ce sont les glorieux instincts et l’habile ambition d’un grand homme qui l’ont provoquée. Le peuple égyptien ne prit aucune part aux plans de Méhémet-Ali et encore moins au choix des moyens que celui-ci combina pour les exécuter. Au contraire, il opposa à Méhémet-Ali toutes les difficultés possibles, et, pour façonner ce peuple au nouvel ordre de choses, il fallut dompter bien des répugnances obstinées. Mais les Russes secondaient-ils Pierre le Grand dans son œuvre? Chez les nations barbares, le mouvement civilisateur part-il jamais des masses? Celles-ci, /179/ au contraire, ne poussent-elles pas contre lui des obstacles de tout genre? Ce ne sont jamais les peuples qui font les civilisations, ce sont de grandes individualités qui les imposent presque toujours par la lutte et par la violence. Ceci s’explique logiquement: on ne se met en souci que de satisfaire les besoins que l’on sent; on ne recherche que les avantages dont on connaît l’importance. Or, les peuples barbares ne sentent pas les besoins, ne connaissent pas les avantages de la civilisation; pour les initier à celle-ci, il faut qu’ils plient sous la direction d’un homme qui ait assez d’ambition pour avoir à lui emprunter les moyens de satisfaire les besoins qu’elle crée et assez de génie pour apprécier l’importance de ces moyens. Méhémet-Ali a été cet homme pour l’Égypte.

A Constantinople, ce n’est que par imitation du viceroi que le sultan Mahmoud, son rival entêté, commença les réformes européennes, et se ressouvint des essais que Selim III, empruntant, au commencement de ce siècle, des instructions à la France, avait faits pour organiser des troupes régulières.

Ainsi tel a été l’ordre du progrès en Orient: les réformes de la Turquie ont été entreprises à la suite et en rivalité de celles de Méhémet-Ali; les réformes de Méhémet-Ali ont été d’abord rendues possibles par l’expédition française, puis calquées sur le modèle et avec les conseils de la France et les traditions de l’Empire. On peut donc dire avec vérité que la France et Napoléon sont les causes du /180/ mouvement civilisateur qui s’est manifesté de notre temps en Orient, et que Méhémet-Ali a cultivé en Égypte les germes qui y avaient été jetés par le grand homme qui a préparé et prophétisé son élévation.


§ II.

Le gouvernement en Égypte.

Administration des provinces sous les pachas de la Porte. — Idées administratives de Méhémet-Ali. — Formation des conseils spéciaux et des ministères on Égypte.

2. L’Égypte, étant nominalement une province de l’empire ottoman, devrait être gouvernée d’après la constitution et l’organisation administrative de cet empire, s’il avait effectivement des lois constitutives et un système administratif.

Mais on sait comment s’est formé l’empire turc; les successeurs d’Othman n’eurent jamais la pensée, en conquérant des provinces, d’examiner si, réunies, elles formeraient un État composé d’éléments homogènes et renfermé dans ses limites naturelles. Ils n’eurent d’autre but, but irréfléchi, que d’ajouter au hasard des territoires à des territoires. Obéissant à une vanité inconsidérée, au lieu de fonder, dans un cercle resserré, mais suffisant, un gouvernement normal dont le fonctionnement régulier aurait prodigieusement accru la force intrinsèque, ils éparpillèrent leur souveraineté nominale sur des provinces éloignées de leur capitale, et séparées d’elle /181/ plus encore par des différences de mœurs, d’habitudes, de races et de langues, que par la distance matérielle et les barrières physiques. Ils affaiblirent le nerf de leur autorité réelle, dans la même proportion qu’ils en élargirent l’apparence extérieure. Politiques grossiers, ils s’inquiétèrent peu des détails de l’administration des provinces qu’ils avaient soumises; pour eux, la valeur de tel ou tel pachalik fut représentée par le revenu qu’il rapportait à leur trésor. Aussi donnaient-ils les gouvernements aux pachas qui leur en offraient les tribus, je dirai mieux, les loyers les plus considérables. Les provinces sur lesquelles ils avaient quelque puissance, ils les affermaient au plus offrant, et en vendaient à forfait l’exploitation. Ils leur demandaient en outre, en cas de guerre, quelques hommes ou quelques navires, et voilà tous les rapports politiques qu’ils entretenaient avec elles.

Pour la Porte les meilleurs pachas étaient ceux qui donnaient le plus d’argent; on comprend qu’il devait en être tout autrement, au point de vue des provinces. Plus un pacha se mettait dans les bonnes grâces du divan en lui envoyant des trésors, plus il pressurait son gouvernement, plus il l’obérait, plus il l’épuisait. Mais comment, sauf des exceptions que je veux bien supposer pour l’honneur de la nature humaine, un pacha aurait-il pu travailler au bien de la province qui lui avait été confiée? Les intérêts de sa province coïncidaient-ils jamais avec les siens? Son avenir pouvait-il se confondre avec celui de ses administrés? Non, car s’il eut laissé se tarir ou dimi- /182/ nuer la saignée d’argent qu’il leur faisait et qui allait remplir ses coffres, et plus encore ceux de ses banquiers et de ses protecteurs de Constantinople, un firman l’aurait immédiatement destitué, le lacet aurait peut-être terminé en même temps sa gestion et sa vie. Il ne pouvait donc avoir de garanties non-seulement d’avancement, mais de durée, que dans les charges qu’il imposait à ses administrés. Il était intéressé à les opprimer, non-seulement par ambition, sentiment bien commun dans un pays où l’intrigue lance les hommes des positions les plus infimes aux plus hautes places, mais par un puissant instinct de conservation, voix impérieuse de la nature, à laquelle je crois bien peu d’hommes capables de résister.

On comprend que les rapports des pachas avec le divan devaient nécessairement enchaîner le pays à la barbarie et comprimer tout élan progressif. En outre, ils consacraient à toujours dans les fonctions des gouverneurs le despotisme de la force. Tout droit, à part peut-être les droits religieux, se taisait devant les volontés et l’omnipotence des pachas. Il est des constitutions despotiques dans lesquelles l’arbitraire n’est qu’au sommet; mais dans l’empire ottoman il était partout. Du centre il arrivait par ses subdélégués à tous les points de la circonférence.

Méhémet-Ali (son génie se manifeste là comme en toutes choses), ayant su consolider sa puissance et la rendre stable, est le premier Osmanli qui ait eu des idées gouvernementales et administratives. Il est le premier qui les ait appliquées.

/183/ Quoique son pouvoir soit absolu, il a eu assez de prudence pour vouloir se mettre lui-même en garde contre l’arbitraire que sa position lui permet d’exercer. Il a attaché à sa personne un conseil privé, composé de plusieurs membres, avec lesquels il traite de toutes les affaires.

Il a créé pour chaque branche de l’administration des conseils composés d’hommes spéciaux; tels sont le conseil de la guerre, celui de la marine, celui de l’agriculture, celui de l’instruction publique, celui de santé, etc.; au-dessus de tous, le conseil d’État, qui embrasse toutes les divisions du gouvernement; et lorsqu’il s’agit de prendre des décisions importantes sur l’agriculture et les grands travaux, il convoque en assemblée les gouverneurs de provinces.

Il a compris que pour bien administrer il fallait diviser soigneusement les diverses branches du gouvernement, et, après les avoir constituées, il a mis à leur tête des ministres spéciaux. Il a établi des ministères de l’intérieur, de la guerre, de la marine, de l’instruction publique, des finances, des affaires étrangères et du commerce.

Il est certain que ses créations n’ont pas atteint la perfection; mais on doit tenir compte au vice-roi des efforts qu’il a faits; de l’esprit d’ordre et de système qu’il a établi dans la gestion des affaires; de la bonne volonté avec laquelle il a introduit dans son pays la régularité administrative dont il a eu le mérite d’apprécier l’importance. Il est hors de doute /184/ que lorsqu’il aura du temps, qu’il sera débarrassé de ses soins actuels et que les écoles lui auront formé bon nombre d’hommes capables, il donnera à l’Égypte une organisation constitutive durable, parce qu’il l’aura sagement et pratiquement combinée.

Dans tous les cas, il faut que l’Europe sache bien que si le pouvoir fondé par Méhémet-Ali était enlevé à l’Égypte pour être remis entre les mains de la Porte, cette contrée retomberait encore en décadence. Il lui faut, en effet, un gouvernement spécial, fortement organisé; car, ainsi que l’a dit Napoléon, « le gouvernement a chez elle plus d’influence sur la prospérité publique que partout ailleurs. » Méhémet-Ali mérite bien d’être récompensé d’avoir jeté en Égypte les éléments d’une administration dont l’unité et la vigueur sont pour elles des conditions vitales d’existence.


§ III.

Principales fonctions administratives instituées par le vice-roi.

Nouveaux fonctionnaires: moudyrs, mâmours, nazirs, cheikis-el-beled. — Kholy, serafs, chaheds. — Police du Caire.

3. Fonctionnaires nouveaux. — Nous avons déjàx vu que Méhémet-Ali a changé les divisions de l’Égypte et a soumis le pays à des classifications administralives propres à assurer au pouvoir centralisalion de ressources et unité d’action. Il a divisé l’Égypte en /185/ sept gouvernements principaux à la tête desquels il a placé des intendants, appelés moudyrs. Ces gouvernements dont deux sont formés par la Haute-Égypte, un par la moyenne et quatre par la basse, sont divisés eux-mêmes en départements, qui se subdivisent à leur tour en cantons. Les chefs de département se nomment mâmours, mot qui signifie à peu près substitut. Les chefs de canton sont désignés sous le nom de nazirs. Le canton embrasse dans sa circonscription plusieurs villages, qui ont pour premier magistrat une espèce de maire appelé cheik-el-beled.

4. Leurs attributions. — Le cheik-el-beled a action directe sur les fellahs, qui ont recours à ses décisions dans leurs démêlés, il répond du payement des contributions.

Le chef de canton doit exercer une vigilante surveillance sur les travailleurs soumis à sa juridiction. C’est lui qui punit les administrés si les ordres du gouvernement ne sont pas exécutés par eux.

Le mâmour doit déterminer les travaux de l’agriculture; de concert avec le moudyr, il indique, dans chaque village, le nombre de feddans que l’on destine aux diverses sortes de culture suivant les qualités des terres. Il doit exiger des fellahs les contributions en nature ou en argent, et faire réunir, après les récoltes dans les chouneh (1), les produits riestinés au gouvernement. Le mâmour fait les levées /186/ d’hommes pour le service militaire et les travaux publics. Il doit surveiller aussi les fabriques.

(1) Magasin d’entrepôt.

Le moudyr visite les départements compris dans le cercle de son autorité; il veille à l’exécution des ordres du vice-roi et des décrets du conseil; il soigne l’entretien des canaux, des ponts et des digues.

Chaque semaine les mâmours et des moudyrs adressent au ministère de l’intérieur le journal détaillé de leurs opérations et des démarches qu’ils ont à faire. Toutes les affaires sont discutées, et rien ne se décide que le vice-roi, après examen, n’ait exprimé sa volonté.

Aujourd’hui les mâmours sont presque tous des indigènes: ce qui a porté le vice-roi à confier à des Arabes cette fonction, c’est qu’il a pensé que des hommes qui connaissent bien le pays et l’agriculture, qui, mieux que personne, peuvent apprécier la position, les besoins et les ressources de leurs compatriotes, administreraient avec plus de sagesse, de sûreté et de justice que des étrangers imbus quelquefois de préventions de race; cependant cette mesure n’a pas eu toute l’efficacité que s’en promettait Méhémet-Ali. Beaucoup d’Arabes montrent moins d’humanité envers leurs administrés que les Osmanlis.

Le vice-roi a donné une preuve plus frappante encore de ses intentions libérales, en nommant mâmours plusieurs chrétiens du pays; jamais on n’avait vu les musulmans décerner autant d’honneurs aux rayas.

/187/ Les moudyrs sont turcs.

Outre les cheiks-el-beled, il y a dans chaque village un chef de culture, arpenteur, appelé kholy; un seraf qui perçoit les contributions et qui est comptable des sommes qu’il reçoit au mâmour, qui lui-même les verse dans la caisse du moudyr ou paye les assignations du trésor; il y a aussi dans chaque village un chahed, délégué du cadi, chargé de rendre la justice et faisant office de notaire pour passer les actes publics.

On doit avoir compris aisément combien les attributions et le caractère des fonctionnaires égyptiens diffèrent de ceux des fonctionnaires des autres pays. En Égypte, il n’ont aucune action politique à exercer, et ils sont plus que simples administrateurs, puisqu’ils déterminent les produits du sol et qu’ils veillent à la direction des manufactures. Ce sont de véritables intendants, chargés de faire valoir toutes les ressources des parties du pays qui leur sont confiées.

Ces employés ont des traitements proportionnés à leurs grades. Ils portent depuis peu des uniformes et des insignes particuliers: les cheiks-el-beled sont distingués par une décoration en argent; celle des nazirs est en or; les mâmours l’ont en diamants; les places de moudyrs sont occupées par des beys, colonels ou généraux, ou par des pachas.

5. Police. — Damiette, Rosette, le Caire ne sont pas sous la juridiction des moudyrs. Leur administration est placée entre les mains de gouverneurs parti- /188/ culiers. La nombreuse population de la capitale exige, pour le maintien de l’ordre, une vigilante police. Cette branche du gouvernement est organisée avec soin au Caire. Il y a peu d’années, deux magistrats principaux, le oualy et le zabit, étaient à sa tête; aujourd’hui le zabit seul la dirige. Il a sous lui des officiers, distingués par un signe spécial, qui sont répandus dans toute la ville et protègent par une active surveillance l’ordre public et la sécurité des particuliers. La nuit ils font des rondes. Une heure et demie après le coucher du soleil, ils arrêtent toutes les personnes qui vont dans les rues sans lanterne. Du reste deux ou trois heures après le commencement de la nuit, les rues sont désertes; et la mesure qui ordonne aux rares individus qui sortent pendant l’obscurité de se munir d’une lanterne, est très-sage, dans une ville qui n’a pas d’éclairage public. Les agents de police qui font la patrouille interpellent les passants par cette exclamation: « Qui est là (kim dourou)? » à laquelle on répond: « Citoyen (ebn-el-beled, mot à mot enfant du pays). » Alors le garde de nuit crie encore: « Atteste l’unité de Dieu (ouakhid Allah). » « Il n’y a de Dieu que Dieu (la ilah illah Allah), » fait la personne interrogée.

Les chrétiens comme les mahométans sont soumis à prononcer cette formule. Les mahométans supposent qu’un homme coupable d’un délit, ou qui méditerait une action criminelle, n’oserait pas répéter le mot d’ordre religieux, dans la crainte de commettre /189/ un horrible sacrilège. Les agas de police ont beaucoup d’habileté pour découvrir les malfaiteurs; on cite d’eux des traits de finesse très-remarquables par lesquels ils ont su plus d’une fois prendre des voleurs, par exemple, dans leurs propres filets.


§ IV.

Ressources financières du vice-roi.

6. Je vais exposer les fondements sur lesquels s’appuie l’édifice de la puissance de Méhémet-Ali. On verra que la nécessité irrésistible qui a contraint le vice-roi à se fortifier, lui a indiqué les moyens mêmes qui lui étaient indispensables pour atteindre son but; on se convaincra qu’en obéissant à la force des choses, en assurant son existence politique par les leviers d’action que les circonstances et les lieux mettaient entre ses mains, Méhémet-Ali a façonné le moule d’une constitution originale, éminemment propre au génie de l’Égypte, et qui n’est pas l’œuvre éphémère d’une politique sans haleine et sans horizon, car elle n’est que la conséquence rigoureuse de tout le passé du pays, modifiée par les nécessités du présent et animée de cet esprit de vie, gage infaillible d’avenir qu’amènent avec eux les progrès intelligents et les reformes nées de la nature des choses dont la modération et la prudence règlent le développement logique.

/190/ Il n’est pas douteux que l’œuvre de Méhémet-Ali n’est pas arrivée à la perfection absolue; mais le vice-roi l’a portée aussi loin et aussi haut que, dans les circonstances où il s’est trouvé, il pouvait ètre donné à un homme de la conduire. Il ne laissera pas après lui une ébauche informe et sans consistance. Il a inoculé dans son œuvre des éléments de durée: cela suffit à sa gloire. Les grands hommes ne meurent pas tout entiers, en descendant dans la tombe; ils se survivent dans ce qu’ils ont fondé, et lorsque l’avenir qu’ils ont préparé agrandit ou perfectionne leur héritage, on peut encore dire qu’ils se développent eux-mêmes, et faire honneur à leur génie, qui plane sur leur ouvrage, des perfectionnements que le temps lui apporte.

Il y a deux choses à examiner dans la puissance de Méhémet-Ali: ce qu’elle est en elle-même et ses conditions d’existence; ce qui la constitue et ce qui la soutient. Je vais parler d’abord de la dernière de ces choses, les ressources financières, pour arriver ensuite à la première, les forces militaires, dont elles sont le point d’appui indispensable.

Les moyens financiers du vice-roi lui viennent 1° de la constitution de la propriété en Égypte, 2° du monopole des produits du sol, 3° des impôts.

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I.

De la propriété.

Constitution de la propriété en Orient. — Son état en Égypte depuis la conquête d’Amrou jusqu’à la conquête de Sélim. — Son état sous les Mamelouks: ouaqfs, risâqs, les moultezinis, terres de fellahs et d’oussieh. — Révolution opérée par Méhémet-Ali. — Réflexions sur l’organisation actuelle de la propriété.

7. Constitution de la propriété en Orient. — La question de la propriété est l’une des plus intéressantes qui se rapportent à l’Égypte, pour deux motifs: premièrement, parce que la propriété est établie en Égypte sur des bases toutes différentes qu’en Europe; secondement, parce que c’est la manière dont elle y est constituée qui a permis à Méhémet-Ali de réunir les ressources sur lesquelles il a fondé sa puissance.

Dans les civilisations orientales, si différentes des nôtres, et où l’on ne connaît pas la liberté, sans laquelle le droit de propriété individuelle, privé de sa plus sûre garantie, n’a qu’une existence précaire, la nature de la propriété n’a jamais été aussi nettement définie qu’en Occident. Pour me borner à l’Égypte, je rappellerai que, dès le temps des pharaons (1), le sol y appartenait au souverain.

(1) Voir les mémoires de L’Institut d’Égypte et les travaux de M. de Sacy dans le mémoires de l’Académie des inscriptions et belles-lettres.

/192/ 8. Son état en Égypte, depuis la conquête d’Amrou jusqu’à la conquête de Sélim. — Mahomet, imbu des idées orientales, dit en principe général: « La terre appartient à Dieu, et au souverain qui en est le représentant. » Chez les musulmans, tout droit de propriété individuelle émane donc du souverain. Lorsqu’Amrou se fut emparé de l’Égypte, le calife Omar ratifia les titres de propriété existants au moment de la conquête, et les transmissions eurent lieu héréditairement, moyennant une contribution payée au prince. Les choses demeurèrent ainsi sous les autres califes et sous les sultans circassiens; elles ne furent changées qu’à l’époque de la conquête turque. Alors Sélim Ier établit que les terres, concédées originairement par les princes, appartiendraient désormais au souverain. Par ce règlement, le propriétaire devenait usufruitier, et à sa mort ses biens immobiliers tombaient dans le domaine du fisc. Néanmoins les héritiers purent toujours les racheter en payant une somme fixée arbitrairement. Pour constater les droits affichés par Sélim, les sultans, ses successeurs, confiaient l’administration de l’Égypte à un defterdâr, qui tenait registre de la totalité des terres. Mais ces droits s’effacèrent devant la puissance des Mamelouks. Ceux-ci, qui étaient les vrais maîtres du pays, disposaient des terres à leur guise, et s’emparaient de celles qui étaient à leur convenance, sans se soucier des droits auxquels la Porte pouvait prétendre.

9. Son état sous les Mamelouks: ouaqfs, risâqs, les moultezims, terres de fellahs et d’oussieh. — Sous /193/ les Mamelouks, et au moment de l’expédition française, voici quel était en Égypte l’état des propriétés.

La plus grande partie des terres appartenait aux Mamelouks et au gouvernement.

Une autre partie était divisée entre six mille propriétaires environ, nommés moultezims.

Enfin, ce qui restait se composait des dotations pieuses affectées aux mosquées, et connues sous les noms d’ouaqfs et de rizâqs.

Les moultezims possédaient deux espèces de propriétés. Les unes, appelées terres de paysans, étaient exploitées de père en fils par les fellahs, qui en payaient l’impôt et le loyer et en étaient les fermiers; les autres, connues sous le nom de terres d’oussieh, avaient été acquises par le moultezim à prix d’argent, et il les faisait cultiver pour son compte. Les terres des villages étaient divisées en vingt-quatre quirats. Ces vingt-quatre parties avaient un ou plusieurs moultezims pour propriétaires. Il y avait des moultezims qui possédaient plusieurs villages. Ils avaient établi une telle relation entre leurs deux sortes de domaines, qu’ils ne vendaient jamais une portion de leurs terres de fellahs sans vendre en même temps une portion de leurs terres d’oussieh. Du reste, le moultezim ne pouvait transmettre ses propriétés, après sa mort, qu’à ses enfants ou à ceux qu’il désignait pour héritiers par testament. Dans tous les cas, ses héritiers ou le cessionnaire auquel il vendait tout ou partie de ses terres, devaient, pour le remplacer dans ses droits, obtenir /194/ l’investiture du pacha. Le prix de cette investiture était une somme d’argent destinée à représenter le rachat de la terre, qui à son défaut aurait du faire retour au gouvernement. C’était ce qui arrivait lorsque le moultezim, mort sans postérité, ne laissait point d’héritier testamentaire. On ne lui reconnaissait légalement d’autres héritiers naturels que ses enfants.

J’ai dit que l’on désignait sous le nom général d’ouaqfs les propriétés des mosquées, résultats de fondations pieuses. Lorsque ces fondations étaient faites en terres, elles prenaient le nom de rizâqs. Sous la domination de la Porte et des Mamelouks, ces fondations présentèrent un caractère remarquable; symptôme certain du peu de sécurité qui entourait alors le droit de propriété. Comme les ouaqfs étaient inaliénables, un grand nombre de propriétaires, voulant s’assurer, et après leur mort aux membres de leur famille par eux désignés, l’usufruit de leurs biens en terres, en firent la concession aux mosquées. Celles-ci leur en payaient une rente, et de la sorte ils avaient un revenu sur, qui n’offrait prise ni aux impôts, ni à la rapacité des beys. Les avantages de ces dotations exerçaient une telle force d’attraction sur les propriétés, que le gouvernement, pour empêcher que les constitutions d’ouaqfs ne finissent par absorber toutes les terres, ordonna qu’elles n’auraient plus lieu sans son consentement. Les rizâqs les plus considérables étaient devenus peu à peu la propriété des cheiks influents, qui en /195/ jouissaient en pleine sécurité sous le couvert de la loi qui protégeait complètement les propriétés religieuses.

Tel était l’état de la propriété en Égypte, lorsque les Français s’emparèrent de ce pays. Ils succédèrent dans la possession des terres aux droits du gouvernement antérieur, mais ils gémirent de ne pouvoir pas, à cause de l’état intellectuel et moral des populations égyptiennes, rendre les fellahs propriétaires.

10. Révolution opérée par Méhémet-Ali. — Ce fut en 1808 que Méhémet-Ali opéra la grande révolution territoriale par laquelle il est devenu propriétaire d’à peu près toute l’Égypte. On sait qu’à cette époque il se fit représenter les titres des moultezims, et, usant du droit de propriété souveraine qui avait toujours été reconnu au gouvernement, les abolit. Néanmoins il voulut indemniser les moultezims de la perte qu’il leur causait, fit évaluer les revenus de chacun d’eux, et les leur paya annuellement sur son trésor; il leur laissa en outre viagèrement les terrains d’oussieh, dont les titres furent bien constatés. Dans le principe, pour ménager les préjugés religieux, il respecta les rizâqs; mais il les abolit plus tard, se chargea lui-même de l’entretien du culte, et fit aux cheiks qui en étaient possesseurs des pensions annuelles. Il ne laissa subsister des ouaqfs que ceux qui consistaient en maisons et en jardins. Cherchant dans la grande mesure par laquelle il s’est approprié le sol de l’Égypte un vaste accroissement de ressources, le vice-roi n’a pas /196/ voulu d’ailleurs abolir toute propriété individuelle. Depuis quelques années, il a fait pour plus de 200,000 feddans de concessions de terres. Les propriétés en bâtiments ont été respectées par lui.

Après s’être substitué aux moultezims, Méhémet-Ali s’est trouvé directement en rapport avec les fellahs, et a organisé l’agriculture. Les fellahs sont payés à la journée; leur salaire, en argent ou en nature, est évalué à une piastre par jour. Des terres leur sont assignées, et ils en demeurent les tenanciers, à moins qu’ils ne puissent pas acquitter l’impôt. Dans ce dernier cas, on les remplace par d’autres. On leur fournit les instruments aratoires et les bestiaux nécessaires à l’irrigation. C’est le mâmour du département qui indique au fellah la quantité de sa terre qu’il doit affecter à chaque culture. Lorsque les récoltes sont faites, elles lui sont achetées aux prix fixés par le gouvernement. Le fellah dispose librement des céréales; celles qu’il va vendre dans les villes supportent des droits proportionnels auxquels celles qu’il consomme ou qu’il vend sur les lieux de production ne sont pas astreintes.

11. Réflexions sur l’organisation actuelle de la pro- priété. — Cette organisation de la propriété et des rapports du vice-roi avec les fellahs a excité les critiques amères de quelques personnes qui jugent trop l’Égypte et ses habitants avec les idées européennes. Je m’étonne de rencontrer ces récriminations surtout dans les écrits des Anglais, qui oublient, à ce qu’il parait, que le système des zé- /197/ mindars, qu’ils ont établi dans leurs possessions indiennes, est entièrement analogue à celui qui règne aujourd’hui en Égypte. L’expérience que les Français de l’expédition ont faite des fellahs, celle qu’il a été permis d’acquérir à tous les Européens qui depuis ont prolongé leur séjour en Égypte, prouvent bien qu’aujourd’hui le système de propriété réalisé par Méhémet-Ali est en lui-même le meilleur possible. C’est à lui qu’il faut attribuer les immenses progrès de l’agriculture, l’introduction de riches plantations inconnues jusqu’alors au sol égyptien, qui leur était éminemment propre, et l’augmentation rapide des produits. Livrés à eux-mêmes, les fellahs, naturellement indolents et n’ayant que des besoins si bornés qu’il est difficile à un Européen de s’en faire une idée, laisseraient tomber en décadence l’agriculture égyptienne. C’est ce système enfin qui a permis au vice-roi d’élever et de soutenir sa puissance et qui lui a permis de porter les revenus de l’Égypte de 35 millions, chiffre qu’ils atteignaient en 1799, à plus de 60 millions.

Je ne me dissimule pas qu’il y a de nombreuses améliorations à introduire; mais à ceux qui font un crime à Méhémet-Ali des défectuosités de l’état de choses actuel, je réponds: 1° que cet état de choses est de beaucoup supérieur à celui qu’il a remplacé; 2° qu’il n’est d’ailleurs que transitoire et promet un riche avevir, un avenir heureux au peuple égyptien, qui peu à peu, à mesure qu’il se civilisera, sera admis à la propriété des produits du sol, dont /198/ la constitution actuelle a augmenté le nombre et la richesse. J’ajoute enfin que ce qu’il y a d’oppresseur dans cet état de choses durera tant que l’existence politique de Méhémet-Ali et de sa dynastie ne sera pas consacrée; qu’il sera infailliblement amélioré quand cette question de vie ou de mort sera réglée, et qu’en attendant il est souverainement injuste de faire peser sur le vice-roi la responsabilité des conséquences d’une lutte entreprise et soutenue pour lui ravir le prix légitime de ses longs et glorieux etforts.

II

Du Monopole.

En quoi il consiste. — Son antiquité en Égypte. — Pourquoi il y est nécessaire.

12. En quoi il consiste. — Le monopole consiste dans le droit que s’est réservé le gouvernement égyptien, d’être le seul acheteur du plus grand nombre des produits du sol. On croit généralement que le monopole est étendu à toutes les productions de l’Égypte. On se trompe; il est plusieurs articles et entre autres la plupart des céréales dont le libre emploi est abandonné aux fellahs. Le monopole porte sur le coton, le riz, la gomme, l’indigo, l’opium, le sucre, etc.

13. Son antiquité en Égypte. — Les ennemis de Méhémet-Ali ont pris le monopole pour thème des plus violentes accusations qu’ils aient dirigées contre sa puissance.

/199/ Il y a eu ici de leur part, ou ignorance de l’histoire de l’Égypte et des mœurs de ses habitants, ou mauvaise foi dans l’application de principes absolus à des circonstances dans lesquelles ces principes sont, au moins pour un temps donné, incompétents.

Sans doute, le système des monopoles est défectueux sous plusieurs rapports; mais avant d’en faire un crime à Méhémet-Ali, il fallait considérer qu’il ne l’a pas inventé, que ce système était suivi dans tout l’empire ottoman, où le récent hati-chérif de Gul-Hané a eu pour but de le détruire sans qu’il soit certain qu’il y parvienne; que d’ailleurs il est pour ainsi dire inhérent à l’Égypte, où il a existé de tout temps et porte en lui par conséquent un haut caractère de nécessité. Après avoir expliqué les songes de Pharaon, Ioseph fut chargé de recueillir tous les produits et de les distribuer au peuple pendant les années de disette. N’est-ce pas là le monopole? Les historiens font honneur à Sésostris d’avoir donné un moment à ses sujets le droit de propriété; n’est-ce pas une preuve qu’ils ne le possédaient pas avant lui? Ce droit de propriété n’a jamais bien pu s’acclimater en Égypte. « Depuis la première invasion de l’Égypte, dit l’un des auteurs du grand ouvrage de l’expédition française (1), le droit de conquête a été l’unique base de son gouvernement. Les Perses, les Grecs et les Romains, les Sarrasins et les Mamelouks l’ont exercé successivement sans qu’aucune loi en ait jamais cir- /200/ conscrit l’exercice. Si la jouissance de quelques portions du territoire fut quelquefois abandonnée au peuple vaincu, il ne fallut, pour faire cesser cette jouissance précaire, qu’un acte de la volonté du dernier conquérant. Tel est encore l’état de ce qu’on appelle ici les propriétés particulières; elles restent dans la même famille moins par un droit de succession que comme un témoignage de la faveur du gouvernement, qui conserve toujours la faculté d’en disposer à son gré. Ces propriétés ne sont, comme on le voit, que des espèces de fiefs amovibles, et par cela même inaliénables. »

(1) Description de l’Égypte, t. xvii, État moderne, 2e éd., in-8°.

La nécessité du monopole, ou du moins la difficulté de le remplacer par un état de choses contraire, avait été sentie par l’administration française. L’idée de diviser une partie du territoire de la Haute-Égypte entre les fellahs occupait néanmoins souvent le général Desaix qui ne put la réaliser (1).

(1) Description de l’Égypte, t. xvii, État moderne, 2e éd., in-8°.

14. Pourquoi il est nécessaire. — Il est aisé de s’expliquer le fait si grave de l’antiquité du monopole, dont Méhémet-Ali, comme on vient de le voir, est loin d’avoir été l’inventeur. Le Nil, avec ses crues et ses inondations régulières, place l’Égypte dans des conditions toutes spéciales. Le fleuve livré à lui-même n’arroserait que peu de terres, et toutes ses eaux iraient se perdre à la mer. Il a donc fallu creuser de nombreux canaux, élever des digues, et cette œuvre immense ne pouvait être entreprise et ache- /201/ vée que par le gouvernement. Ces digues, ces canaux ne sauraient être entretenus par les habitants (surtout des habitants non civilisés) qui, préoccupés de leurs intérêts privés, perdraient de vue l’ensemble du vaste système de travaux publics qui vivifie le pays. D’ailleurs, la direction de ces travaux et des ouvriers, les fonds nécessaires et leur emploi, exigeraient des associations qui sont impossibles chez des hommes comme les Égyptiens.

Après avoir établi un système d’irrigations, le gouvernement devait faire cultiver par les fellahs les terres qu’il venait de féconder, dans le double but de se créer des ressources et de répandre l’abondance dans les campagnes. Il donna au paysan des semences, des bestiaux, les instruments aratoires, et, en échange, il se réserva une partie des produits, ne pouvant pas s’en rapporter à l’incertitude des ventes. Voilà l’explication de l’origine et de la nécessité du monopole.

Si l’administration est bonne, sage, paternelle, elle n’exige du laboureur que ce qu’il faut pour compenser les dépenses qu’elle a faites et subvenir aux besoins de l’État. Comme partout, si elle est avide, elle opprime; et si elle a beaucoup de besoins, elle fait peser beaucoup de charges sur ses sujets.

Mais, dira-t-on, ne vaudrait-il pas mieux laisser aux fellahs la liberté de vendre leurs denrées à leur guise, et percevoir les impôts en argent? On trouverait beaucoup de négociants qui achèteraient, et la concurrence tournerait à l’avantage du vendeur. Je /202/ réponds à cela que les Arabes, n’ayant pas d’avances par devers eux, seraient obligés le plus souvent de vendre leurs produits avant de les avoir recueillis; alors ils auraient à subir les conditions les plus onéreuses, et à l’époque de la récolte ils se trouveraient dépourvus de la petite provision que leur laisse le monopole, et qui suffit à leurs besoins. En un mot, au lieu de payer une redevance au gouvernement, ils seraient pressurés par des particuliers, et l’État se trouverait souvent dans l’impossibilité de percevoir l’impôt.

Je suis loin, au reste, de donner le système du monopole comme exempt d’inconvénients et nullement susceptible d’améliorations. Mais, à mon avis, il ne faut pas songer à renverser de fond en comble l’état de choses actuel; il faut en attendre tous les progrès qu’il lui est possible d’accomplir. Dans l’intérêt de la population, ce qu’il y a, par exemple, de plus naturel à faire, c’est d’exiger le moins possible des prolétaires égyptiens. Mais pour exiger peu, il faut avoir peu de besoins. Tous le secret est là; diminuez donc les besoins aujourd’hui exagérés du gouvernement égyptien; vous n’aurez plus sujet de vous plaindre de son monopole, il sera le premier à en réformer les abus.


/203/

III.

Impôts.

Impôt foncier: Miry. — Impôt personnel: Firdet-el-rouss, karatch. — Contributions diverses et douanes — Réflexions sur la perception des impôts.

Les revenus que les contributions procurent au trésor de Méhémet-Ali sont de trois sortes: les uns sont fournis par l’impôt territorial, d’autres par l’impôt personnel, d’autres enfin par les douanes.

15. Impôt foncier, miry. — Lorsque le sultan Sélim s’empara de l’Égypte, il fit faire le cadastre de la plus grande partie du territoire, et on établit, d’après le résultat de ce travail, le chiffre des impositions foncières que dut recueillir chaque moultezim. Cet impôt se divisait en trois parties: la première et la plus considérable était affectée au payement du miry, la seconde au kouchoufyeh, et la troisième au faïs. Le miry appartenait au sultan, le kouchoufyeh au bey ou kachef, gouverneur de la province; le faïs, qui n’était pas invariable et rigoureusement exigible chaque année, comme le miry et le kouchoufyeh, était attribué aux moultezims. Ceux-ci n’y avaient aucun droit avant de s’être libérés envers le sultan et les gouverneurs des provinces; ils avaient imposé eux-mêmes aux fellahs des droits rigoureusement exigibles, sous le nom de barrany.

/204/ Toutes les terres n’étaient pas soumises à l’imposition; celles qui étaient connues sous le nom de risâqs et d’allak en étaient exemptes, de même que les terres improductives, appelées bourks. Celles d’une mauvaise qualité, dites menagesek, appartenant aux moultezims ou aux fellahs, payaient une taxe modérée, inférieure à celle qui était perçue sur les terres de bonne qualité. Les terres d’atar et d’oussieh acquittaient l’impôt en raison de leur qualité; les atars supportaient les contributions barrany.

Il n’existe plus aujourd’hui de distintion entre les terres, qui ne supportent qu’une seule contribution, le miry, auquel elles sont uniformément soumises. La moyenne de l’impôt territorial est évaluée actuellement à environ 10 francs par feddan (1). Les terres les plus fertiles payent ordinairement la valeur de 14 à 16 fr. par feddan; celles qui sont de qualités inférieures sont taxées à 6 ou 8 fr. Il y a peu de temps que le vice-roi a donné à des individus en état de cultiver environ 200,000 feddans de terres incultes, qu’il a affranchies de plus du miry. Cet impôt forme presque la moitié de ses revenus.

(1) Le feddan = 40 ares8331000

16. Impôt personnel. — L’impôt personnel (firdet-el-rouss) est une branche assez considérable du budget égyptien. Il est fixé au douzième du revenu supposé du contribuable. Tous les adultes mâles musulmans ou rayas, y sont soumis dès l’âge de /205/ douze ans. Il varie, suivant la fortune des individus, entre 15 piastres et 500, c’est-à-dire entre 4 fr. 75c. et l25 fr. Dans les grandes villes, il est levé sur les individus, et dans les villages, par maisons. Le firdet-el-rouss est à peu près le sixième des recettes du trésor égyptien.

Les rayas payent un impôt particulier nommé karatch, qui a été établi d’après le principe du Coran qui veut que tous les infidèles soient soumis au tribut. Il est fixé en général à 8 ou 10 piastres et ne produit pas 100,000 fr. (1).

(1) Le karatch a été aboli par la réforme de Gul-Hané dans l’empire ottoman, où il était la cause de nombreuses vexations pour les rayas. Mais les prescriptions de la loi n’ont pas encore passé dans le domaine de la pratique.

17. Contributions diverses et douanes. — Le bétail supporte l’impôt. Les bœufs et les vaches sont taxés à 20 piastres, et à 70 lorsqu’on les vend aux bouchers, et la peau appartient au gouvernement. Les chameaux et les brebis payent 4 piastres; les barques du Nil sont imposées à 200. Les palmiers sont soumis également à une contribution, qui varie suivant les produits qu’ils donnent et qui est en moyenne d’une piastre et demie.

Les droits de douanes, stipulés dans les capitulations et les traités de commerce, sont perçus sur les marchandises importées d’Europe en Égypte; des droits fixés par le gouvernement sont prélevés sur celles que les caravanes apportent de l’Arabie, du Sennâr, du Darfour, etc. Nous avons déjà vu /206/ que quelques produits payent des droits d’octroi en entrant dans certaines villes.

Les douanes sont affermées. Le gouvernement trouve à ce système l’avantage de n’avoir pas à entretenir d’administration et de service actif spéciaux. Les concessionnaires d’apaltes, qui sont des négociants turcs, cophtes, arméniens, forment entre eux une espèce de société et sont directement intéressés à percevoir les droits. Ce système, bon sous plusieurs rapports, a aussi des inconvénients. Si l’on est dans l’intention de le maintenir, il serait à désirer qu’on déterminât les tarifs d’une manière invariable, et que l’on prît des mesures pour que les règlements fussent respectés dans toutes les circonstances.

18. Réflexions sur la perception des impôts. — Les habitants de l’Égypte sont admis à payer leurs impositions en nature.

Un rigoureux système de solidarité entre les habitants du même village, entre les villages compris dans le même canton, entre les cantons du même département, etc., assure au trésor la rentrée des contributions qu’il a fixées. Il y a dans cette loi qui oblige le travailleur intelligent et actif qui produit à combler le déficit qu’occasionne la paresse ou l’inhabileté de ses compagnons, quelque chose qui répugne à nos mœurs et à nos idées. Cependant, le système de solidarité est entièrement conforme au génie de la civilisation orientale. Il a été pratiqué depuis la conquête d’Amrou, et il paraît nécessaire, /207/ pour intéresser les indolents habitants de l’Égypte à s’adonner avec suite à leurs travaux. Mais lorsque Méhémel-Ali pourra concentrer sur les améliorations intérieures à introduire dans ses possessions tout ce que la nécessité l’oblige à dépenser au dehors de génie et de puissance, tous ceux qui le connaissent savent bien qu’il enlèvera aux institutions actuelles ce qu’elles contiennent d’oppression passagère, et que son plus grand désir est de fermer les plaies qui rongent l’Égypte depuis si longtemps. Après avoir assis sa dynastie et constitué l’existence politique de l’Égypte, ce sera là sa gloire la plus belle et la plus durable, celle qu’il est ambitieux d’attacher à son nom.


IV.

Revenus et dépenses de l’Égypte.

Pour donner une idée des revenus de l’Égypte et de leurs principales sources, je vais mettre sous les yeux des lecteurs un tableau résumé du budget annuel du vice-roi; celui que je donne est de l’année 1833. Il n’y a pas eu depuis lors de différence bien notable.

/208/

19. Revenus de l’Égypte pendant 1833

(1249 De l’Hégire).

Miry, ou impôt foncier 28,125,000 fr.
Droit de capitation, dit firdet-el rouss. 8,750,000
Droit du karatch 80,000
  — sur les successions, dit beit-el-mal 150,000
Droit sur les bestiaux destinés à être abattus 250,000
Droit sur les okels et bazars de la Haute-Égypte 48,000
Droit sur les danseuses, les musiciens et les escamoteurs. 60,000
Droit sur la fonte de l’argent et des galons 56,250
Droit sur les dattiers 500,000
  — sur la pêche du lac Menzaleh. 250,000
  — sur le sel, les barques et le poisson 458,000
Droit sur les céréales 4,500,000
Produit des douanes et droits d’octroi 3,070,500
Apalte des liquides 346,000
  — du séné 32,500
  — de la pêche du lac Keroun et droits d’octroi du Fayoum 72,500
A reporter, 46,728,750

/209/

Report, 46,728,750 fr.
Bénéfices sur les denrées suivantes:
Le coton. } 12,000,000
L’indigo.
L’opium.
Le sucre.
Le vin.
Le riz.
Le miel.
La cire.
Le henneh.
L’eau de rose.
La graine de lin.
  — de sésame.
  — de laitue.
  — de carthame.
La soie.
Le safranum.
Le nitre.
La chaux, le plâtre et les pierres.
Le natron.
La soude.
Le sel ammoniac.
Bénéfices sur l’Hôtel-des-Monnaies. 375,000
  — sur les toiles 1,500,000
  — sur la fabrique des étoffes de soie 1,200,000
Bénéfices sur les cuirs bruts et apprêtés. 875,000
Bénéfices sur la vente des nattes. 100,000
Total. fr. 62,778,750

/210/

20. État des dépenses pendant l’année 1833.

Envoi d’argent à Constantinople. 1,500,000
Budget de l’armée (1) 15.000,000
Traitement des grands officiers, chefs d’administration 5,000,000
Solde de la cavalerie turque irrégulière. 812,000
Solde des Arabes bédouins 650,000
Pour le matériel de la guerre 1,750,000
Montant des rations de fourrages, mules, chameaux 312,000
École militaire 200,000
Budget du personnel de la marine. 7,500,000
Construction des bâtiments de guerre. 1,875,000
Frais pour chantiers de construction des barques, à Boulac 412,500
Entretien des fabriques et salaires des ouvriers 2,750,000
Entretien des employés d’administration. 2,500,000
Rations de bouche accordées aux employés 625,000
Pensions aux anciens moultezims. 440,000
  — accordées à plusieurs Arabes. 750,000
A reporter, 42,076,500
/211/
Report, 42,076,500
Dépenses pour les constructions de palais, de fabriques, ponts, digues, etc. 2,250,000
Objets tirés d’Europe pour les fabriques. 1,875,000
Dépenses pour l’entretien des palais du vice-roi 1,250,000
Dépenses de bouche du vice-roi. 500,000
Pour l’administration des achats de cachemires, étoffes de soie, bijoux. 1,750,000
Dépenses pour les caravanes des pèlerins. 250,000
Total. 49,951,500

(1) L’Armée se composait alors de 150,000 hommes.


§ V.

Ressources politiques.

I.

L’armée égyptienne, création et organisation du nizam ou troupes régulières.

Heureux résultats de la création de l’armée égyptienne pour la civilisation. — M. Sève (Soliman-Pacha). — Débuts de l’organisation des troupes régulières. — Infanterie égyptienne — Cavalerie. — École de cavalerie. — Artillerie. — École d’artillerie. — Administration militaire. — Uniforme des troupes. — Grades.

21. Heureux résultat de la création de l’armée égyptienne pour la civilisation. — La guerre, malgré les /212/ malheurs particuliers qu’elle entraîne, a été jusqu’à présent le moteur le plus actif de la civilisation. Il n’est pas une révolution heureuse qui n’ait été consacrée par les batailles et qui ne porte le nom d’un conquérant. Les grands hommes, ceux qui ont laissé les souvenirs les plus populaires et qui excitent le plus d’admiration et d’enthousiasme, Alexandre, César, Charlemagne, Napoléon, ont été, avant tout, de grands guerriers.

On ne peut mieux constater l’influence directe de la guerre sur toutes les branches de la civilisation que dans le cas de l’Égypte.

Là tout était à faire, et tout a commencé à être fait à la suite de l’organisation militaire.

Méhémet-Ali, qui avait combattu contre les Français, comprit tout de suite les avantages de la tactique. Il devait, avant tout, chercher à se maintenir; il vit qu’il ne le pouvait qu’avec la force des armes; toutes ses préoccupations durent donc se porter sur la formation d’une armée: c’est en effet son armée qui lui a assuré pleine sécurité au dedans, et puissance au dehors.

La formation d’une armée régulière a eu des résultats généraux très-utiles pour l’Égypte.

D’abord, elle accoutumait à un ordre sévère un pays qui n’avait connu jusqu’alors que l’anarchie, et qui était habituellement la proie d’une milice turque et albanaise, soldatesque indisciplinée, turbulente, oppressive.

Elle établissait l’unité, la hiérarchie, la régularité, /213/ la force, là où tout se décomposait et s’affaiblissait.

Enfin elle relevait le peuple arabe; elle le préparait à avoir un esprit national, à reprendre la fierté et la confiance en soi, sentiments nécessaires à une nation indépendante.

Mais les conséquences immédiates et pratiques sont bien plus nombreuses, bien plus frappantes encore; on peut dire qu’elle a été la cause de tous les progrès que l’Égypte a vus s’accomplir pendant ces dernières années.

Pour organiser l’armée il fallait des instructeurs: de là, la nécessité de recourir aux chrétiens, d’habituer les soldats à obéir à des infidèles, à apprendre d’eux la marche, le maniement des armes, les évolutions et la subordination, la discipline et la précision militaires. On a commencé par faire des soldats, il a fallu avoir des officiers pour les commander; et cette nécessité a amené celle de fonder et de répandre l’enseignement des mathématiques, du dessin, de la géographie, de la stratégie, etc.

L’armée constituée, on a dû pourvoir à son entretien. On a senti qu’il fallait la soigner, la bien vêtir, construire des casernes pour la loger, avoir des médecins pour traiter les malades. L’armement et l’équipement ont exigé la création d’arsenaux, d’ateliers, de fabriques. Une armée comprend de l’artillerie, du génie, de la cavalerie; pour entretenir ces armes savantes, on a dû étendre progressivement l’instruction; on a envoyé de jeunes Turcs, de jeunes Arabes, faire leur éducation en Europe, et s’instruire non-seulement dans l’art militaire, /214/ mais encore dans toutes les sciences et les professions industrielles qui, de près ou de loin, se rapportent à la guerre.

22. M. Sève (Soliman-Pacha). Ce sont des officiers de l’empire, français et italiens, que les événements politiques avaient arrêtés dans leur carrière et amenés en Orient, qui ont présidé à la formation de l’armée régulière du vice-roi. Parmi eux, se fit remarquer M. Sève, ancien aide de camp des maréchaux Ney et Grouchy. Tout en rendant justice à beaucoup de braves militaires qui l’ont secondé, il faut reconnaître que c’est lui qui, assurément, a le plus contribué à cette organisation. Né, en quelque sorte, avec le génie de la guerre, M. Sève entra de très-bonne heure au service, en 1804, et passa successivement dans les différentes armes. Ce fut pour lui un excellent apprentissage pendant lequel s’exercèrent et se développèrent son intelligence naturelle, son aptitude pour tous les exercices du corps, la vigueur de sa robuste constitution, son excellent caractère, et qui le rendit plus que tout autre propre à se mettre à la tête d’une entreprise aussi difficile que la création d’une armée. Aussi fut-il promptement apprécié par le vice-roi et Ibrahim-Pacha. Il devint successivement chef de bataillon, colonel, et c’est en cette qualité qu’il fit la campagne de Morée, avec le titre de Soliman-Bey; au retour de cette expédition, il fut fait général de brigade, et enfin, après la campagne de Syrie, pacha et général de division.

/215/ Les brillantes qualités qu’il a manifestées dans sa carrière ont été appréciées hautement par M. le duc de Raguse. J’aime à citer les termes dans lesquels l’illustre maréchal a formulé son jugement sur Soliman-Pacha:

« En s’élevant et en voyant s’agrandir le cercle de son autorité, Soliman-Pacha a constamment réfléchi sur son métier. Il a beaucoup lu, beaucoup étudié, et il a fait les plus heureuses applications de son expérience et de ses méditations. Il est devenu un homme d’un mérite supérieur: on peut dire de lui que ce que les circonstances de sa vie ne lui ont pas permis d’apprendre, il l’a deviné. Car n’ayant servi en France et combattu avec nous que dans des grades subalternes, il a deviné la grande guerre et l’a faite avec succès en Égypte. Il en parle à merveille: il a les idées les plus saines sur tout ce qui tient à l’organisation des armées, à leurs mouvements et sur les principes qui doivent les régir. C’est enfin un général consommé, et qui serait remarqué dans tous les états-majors »

23. Débuts de l’organisation des troupes régulières. — Voici quels furent les commencements de l’organisation:

Méhémet-Ali fournit à M. Sève cinq cents de ses Mamelouks, pour les faire instruire au maniement des armes et aux écoles du bataillon et du peloton. Tous les grands du pays furent obligés de donner leur contingent, ce qui porta à mille le nombre de ces jeunes gens. Ces Mamelouks devaient être le noyau /216/ de l’armée égyptienne; mais il n’était pas facile de les discipliner et de les instruire. Pour les éloigner de toute distraction, ou plutôt afin de dérober l’essai que l’on allait faire sur eux, aux soupçons du fanatisme et des préjugés, on assigna Assouan, à la première cataracte, pour chef-lieu de l’instruction. Déjà le vice-roi y avait fait bâtir quatre casernes spacieuses, dans lesquelles ces mille élèves furent enfermés et dressés aux principes du métier. Il fallut trois ans pour leur première instruction. De nombreux obstacles furent surmontés. L’un des principaux était la fierté de ces musulmans qui ne pouvaient obéir sans peine à des chrétiens. La régularité des évolutions, le silence qu’il fallait garder pendant les manœuvres, déplaisaient aussi à cette réunion de jeunes gens amoureux des jeux et des exercices bruyants. Plusieurs fois, des complots furent formés contre la vie de M. Sève; un jour même qu’il commandait l’exercice à feu, une balle dirigée contre lui siffla distintement à ses oreilles; sans se déconcerter, il fit recommencer l’exercice, et commanda le feu une seconde fois. Dans une autre circonstance où sa vie avait été menacée par un soulèvement, il proposa aux Mamelouks de se battre au sabre successivement avec chacun d’eux, afin de leur épargner, disait-il, la honte d’un lâche assassinat. Tant de générosité et de courage fit taire tous les mécontentements, et lui valut l’affection de ses élèves dont il eut achevé l’apprentissage au bout de trois ans.

Lorsque les premiers cadres furent formés, il s’agit /217/ de trouver des soldats. Le vice-roi ne pouvait les prendre parmi les Turcs ou les Albanais qui déjà, sur quelques efforts que l’on avait faits pour les régulariser, s’étaient révoltés. Cette soldatesque n’aurait pas pu se plier à la discipline. Il n’osait pas hasarder encore de les prendre parmi la population égyptienne. La seule ressource qui lui restât était donc de faire venir des nègres du Kordofan et du Sennâr. Trente mille furent dirigés sur Benehali, près de Manfalout, sur la rive gauche du Nil, dans la Haute-Égypte. En même temps qu’ils arrivaient, les Mamelouks organisés descendaient d’Assouan et se rendaient à Benehali. Là se formèrent, en janvier 1823, les six premiers régiments dans lesquels les Mamelouks, déjà instruits au maniement des armes et à quelques manœuvres, furent placés comme officiers. On employa toute l’année 1823, et jusqu’au mois de juin 1824, à perfectionner l’instruction. Ce fut à cette époque que le vice-roi expédia le premier de ces six régiments pour l’Arabie centrale, le second pour le Sennâr, et les quatre derniers, sous les ordres d’Ibrahim-Pacha, pour la Morée.

Au reste, les premiers essais furent loin d’être tous couronnés de succès. La plupart des nègres levés dans le Kordofan et le Sennâr périrent par plusieurs milliers, car les nègres vivent difficilement en Égypte et sont peu propres à y supporter les fatigues du service militaire. Le vice-roi qui sentait chaque jour davantage le besoin d’une armée régulière, conçut et réalisa alors l’idée hardie de recruter ses troupes /218/ parmi les Égyptiens. La tentative était périlleuse, rien n’égala d’abord l’irritation des Arabes. Il y eut des soulèvements partiels; ils furent réprimés; puis, lorsque les fellahs se virent mieux nourris et mieux vêtus sous les drapeaux qu’ils ne l’avaient jamais été, ils finirent par s’accoutumer à leur nouvelle condition.

Quand l’organisation de l’armée eut acquis quelque importance, on appela de France le général Boyer, le colonel Godin et plusieurs officiers supérieurs, qui concoururent à donner à l’œuvre la dernière main.

24. Infanterie égyptienne. — L’infanterie égyptienne, qui a eu les premiers soins du gouvernement, a toujours vivement occupé sa sollicitude. Une école a été fondée à Damiette, de laquelle sortent des jeunes gens destinés à entrer, comme sous-officiers et officiers, dans les corps. Elle se compose de quatre cents élèves, auxquels on enseigne l’exercice et les manœuvres, l’administration militaire, les langues turque, arabe et persane. L’école est sous la direction d’un officier piémontais, ancien capitaine de l’empire, M. Bolognini, qui a été fait lieutenant-colonel en récompense des services qu’il a rendus comme instructeur et des succès qui ont couronné son zèle.

M. le duc de Raguse a vu manœuvrer un corps d’infanterie égyptienne; voici ce qu’il en dit:

« Une très-belle brigade d’infanterie, composée des neuvième et vingtième régiments, se mettait en /219/ route pour Suez, où elle devait s’embarquer pour aller renforcer l’armée de l’Hedjaz. J’en passai la revue. Elle manœuvra pendant trois heures devant moi, dans la plaine de Lokoubéh, non loin des tombeaux des califes et près de celui de Malek-Adhel, frère de Saladin. J’eus lieu d’être extrêmement content; quoique cette brigade fût composée de fort jeunes soldats, attendu que les cadres de ces régiments étaient revenus de l’armée pour recevoir des recrues, on pouvait remarquer que, dans cette formation, l’action du chef suprême se faisait sentir; car il y avait à la fois bonne tenue, discipline et instruction. »

25. Cavalerie. — Ce ne fut qu’au retour des troupes égyptiennes de la guerre de Morée que commença l’organisation de la cavalerie régulière.

Ibrahim-Pacha, qui eut occasion de voir en Grèce la cavalerie française, comprit que les hommes à cheval, agissant en masses, par pelotons, par escadrons, par régiments, devaient avoir sur la cavalerie irrégulière les mêmes avantages qu’a l’infanterie disciplinée sur celle qui ne l’est pas. Dès sa rentrée en Égypte il s’occupa donc activement d’organiser une cavalerie, des instructeurs européens furent appelés, et l’on forma des régiments de chasseurs, de cuirassiers, de lanciers, de dragons, etc.

26. École de cavalerie. — Une école de cavalerie a été établie à Giseh, dans l’ancien palais de Mourad-Bey. On vient de lui donner, sauf quelques modifications exigées par les localités, la même organisa- /220/ tion que celle de Saumur. On y apprend à de jeunes Turcs et Égyptiens mêlés les manœuvres de la cavalerie, l’exercice à pied, le dessin, l’escrime, le manège et l’administration militaire. « Elle a déjà atteint la perfection, dit le duc de Raguse, et doit avoir la plus grande influence sur l’avenir de l’armée égyptienne. Cette école se compose de trois cent soixante jeunes gens, qui forment trois escadrons. C’est le lieutenant-colonel Varin, ancien aide de camp du maréchal de Gouvion-Saint-Cyr, qui l’a créée et la dirige. Le succès qu’il a obtenu lui fait le plus grand honneur. » Depuis le voyage de M. le duc de Raguse, M. Varin a été nommé bey et colonel. C’est une bien juste récompense de ses services auprès du vice-roi.

27. Artillerie. — L’artillerie régulière fut organisée en même temps que l’on forma l’infanterie. Ce furent des instructeurs européens qui la créèrent et d’anciens officiers de l’empire qui furent mis à sa tête. Parmi les Turcs qui se sont adonnés à cette arme ont surgi quelques hommes très-remarquables, à la tête desquels s’est placé surtout Ethem-Bey (1). Cet officier distingué a fondé et dirige des manufactures d’armes et de pièces d’artillerie, qui se trouvent dans la citadelle du Caire et qui, d’après le maréchal de Raguse, dont l’autorité est si haute en ces matières, ne peuvent assez être louées. J’aime à citer le jugement porté sur Ethem-Bey par le maréchal: « Par la seule force de sa volonté, dit-il, Ethem-Bey /221/ a appris, sans avoir de maître, le français, qu’il parle correctement; les mathématiques, qu’il connaît à merveille; et la science de l’artillerie, où il se place, à mes yeux, de pair avec les meilleurs officiers d’artillerie et les directeurs de matériel les plus habiles. C’est une des plus fortes tètes administratives que j’aie jamais rencontrées. Il y a eu du talent à Méhémet-Ali à deviner le mérite d’un pareil collaborateur, et du bonheur à l’avoir rencontré. »

(1) Il est aujourd’hui ministre de l’instruction publique.

28. École d’artillerie. — Une école d’artillerie est établie depuis quelques années à Torrah. Elle renferme de trois à quatre cents jeunes gens, auxquels on enseigne les langues arabe, turque; l’arithmétique, l’algèbre, la géométrie, la mécanique, le dessin, la fortification, et tout ce qui, dans les hautes sciences, est applicable à l’artillerie. Le colonel portugais Seguerra, qui a été pendant quelques années à la tête de cette école et qui fut fait général de brigade par le vice-roi, rendit de très-grands services à cet établissement.

On a joint à l’école un régiment d’artillerie à pied et un régiment d’artillerie à cheval, avec un polygone qui sert pour les troupes et pour les élèves. Voici comment le duc de Raguse, aux savantes et compétentes appréciations duquel je ne saurais me lasser de recourir, s’exprime sur ces corps:

« Le régiment d’artillerie à cheval, qui a six compagnies, a manœuvré devant moi avec vélocité et beaucoup d’ordre et de précision. Les hommes sont /222/ beaux, instruits et d’une belle tournure militaire; les attelages excellents, quoique les chevaux soient de petite taille, mais tels que le pays le comporte. Les canonniers sont bien montés; leur tir est vif et preste. C’est une artillerie de guerre excellente et comparable à celle des armées de l’Europe. Le colonel de ce corps est un homme très-capable et plein de zèle.

« Le régiment d’artillerie à pied se compose de dix-huit compagnies; il fit l’école, et le feu des pièces de canon fut parfaitement dirigé, celui des mortiers bien moins.

« En voyant cette artillerie, on ne peut qu’admirer la puissance qui a transmormé des fellahs en aussi bons soldats. »

Je demande la permission de citer une dernière phrase du duc de Raguse sur l’ensemble de l’armée. « Lorsque les écoles, dit le maréchal, auront donné deux à trois mille sujets, ce qui arrivera d’ici à très-peu d’années, l’armée égyptienne sera parfaitement constituée. »

29. Administration militaire. — Les troupes égyptiennes ont été organisées toutes, infanterie, cavalerie, artillerie, sur le modèle des troupes françaises.

On a adopté nos marches, nos musiques militaires. Le commandement seul est fait en turc; cette langue s’y prête d’ailleurs admirablement. Les règlements et les ordonnances qui régissent l’armée française ont été exactement suivis. Les grades qui ont été établis sont les mêmes que les nôtres.

/223/ Pour l’administration, on créa dès le principe un ministère dont l’organisation fut bien moins compliquée que chez nous, mais les attributions plus étendues. C’est le ministère de la guerre qui est chargé de toutes les fournitures, armement, équipement, habillement. Il tire des magasins de l’État les munitions de guerre, les vivres, les médicaments, etc.

L’administration des corps est encore plus simple: ils n’ont pas d’achats à faire, pas de marchés à passer, partant point de maniement de fonds; dès lors aucune chance de dilapidation.

Le service de santé a eu aussi pour base l’organisation française; mais il a dû subir des modifications commandées par la différence des lieux. Chaque régiment a dû avoir le personnel et le matériel nécessaires pour former en toute occasion des hôpitaux régimentaires. Nous entrerons dans plus de détails sur ce sujet, au chapitre qui fera connaître l’état de la médecine en Égypte.

La nourriture des soldats se compose de rations de pain, de viande, de riz, de lentilles, de beurre, d’huile, de savon, le tout d’assez bonne qualité et en quantité suffisante.

30. Uniforme des troupes. — Elles sont vêtues simplement. Leur costume, assez commode, conserve le caractère national. Il se compose d’un bonnet rouge, car les préjugés n’ont pas permis encore d’adopter le shako, ou quelque chose qui ressemble à la coiffure chrétienne; d’une veste justaucorps, agrafée sur la poitrine, et qui s’engage sous le pan- /224/ talon. Celui-ci est une espèce de jupe, serrant à gaîne, large jusqu’au genou, auquel se trouve adaptée une sorte de guêtre. Le milieu du corps est serré par une ceinture. Les vêtements sont en drap pendant l’hiver, et en forte toile de coton pendant l’été. Pendant l’hiver, la garde, l’artillerie et la cavalerie ont la veste bleue; celle de la ligne est rouge. Le costume d’été est blanc pour toute l’armée. Des souliers turcs en peau rouge forment la chaussure. La buffleterie est blanche pour l’infanterie et la cavalerie, et jaune pour l’artillerie.

L’uniforme des officiers ne diffère de celui des soldats que par la qualité du drap et les broderies dont il est surchargé. C’est la couleur rouge qui est généralement adoptée pour les officiers. Voici comment les grades sont distingués: le caporal porte un brandebourg sur la poitrine; le sergent, deux; le sergentmajor, trois. Le lieutenant porte sur la droite de la poitrine une étoile en argent; le capitaine, une étoile et un croissant du même métal; l’adjudant-major a la demi-lune en or et l’étoile en argent: pour le chef de bataillon, la demi-lune et l’étoile sont en or; pour le lieutenant-colonel, la demi lune en or, l’étoile en diamants; le colonel porte le même insigne en diamants. Le général de brigade a deux étoiles dans la demi-lune, le tout en diamants; le général de division a trois étoiles dans la demi-lune.

31. Grades. — Les grades sont dénommes de la manière suivante:

/225/

Caporal. Oun-bachi. Chef de dix.
Sergent. Chaouich.
Sergent-major. Bachaouich.
Adjudant sous-officier. Sokolagassi. Adjudant de gauche
Sous-lieutenant. Melasem sane. Second lieutenant.
Lieutenant. Melasem evel. Premier lieutenant.
Capitaine. Iusbachi. Chef de cent.
Adjudant-major. Sakologassi. Adjudant de droite.
Chef de bataillon. Bimibachi. Chef de mille.
Lieutenant-colonel. Kaimakan. Lieutenant.
Colonel. Mir allaï. Prince de régiment.
Général de brigade. Mir lioua. Prince du drapeau.
Général de division. Mir miran. Prince des princes.
Général en chef. Séraskier.

Les colonels et les généraux de brigade ont le titre de beys; les généraux de division sont pachas à deux queues.

32. Traitements. — La solde du simple soldat est de 15 piastres par mois, ce qui fait deux sous et demi par jour. Le caporal a 25 piastres, le sergent 30, le sergent-major 40, l’adjudant sous-officier 60, le sous-lieutenant 250, le lieutenant 350, le capitaine 500, l’adjudant-major 1,200, le chef de bataillon 2,500, le lieutenant-colonel 3,000, le colonel 8,000, le général de brigade 11,000, le général de division 12,500.

Le traitement des officiers supérieurs est, comme on voit, très-considérable. Le vice-roi a eu en vue d’attacher par cet appât à la nouvelle organisation les Turcs, qui montraient pour elle une grande répugnance. D’ailleurs les chefs sont forcés de faire de grandes dépenses.

/226/ 33. Discipline. — La discipline est établie absolument comme dans notre armée: c’est le code militaire français qui a été traduit et mis en vigueur. Dans le principe, l’emploi de la bastonnade a été nécessaire. Mais le vice-roi et Ibrahim-Pacha l’ont beaucoup restreint, et on cherche à l’abolir entièrement.

34. Esprit militaire des Arabes. — Les Arabes sont peut-être les hommes les plus propres à devenir de bons soldats. Ils sont en général robustes, bien conformés, sobres, supportant très-bien la fatigue; ils sont soumis, obéissants, intrépides dans le danger; ils supportent les revers avec résignation; ils vont au feu sans crainte. On connaît beaucoup de traits qui leur font honneur; j’en cite quelques-uns.

A la bataille de Homs, un soldat du 7e de cavalerie, nommé Mansour, ne voulut jamais se retirer du champ de bataille, quoiqu’il eût eu un bras emporté. Il chargea à la tête de son escadron avec le plus grand courage et trouva la mort en combattant.

A la bataille de Koniah, tous les blessés encore en état de porter une arme forcèrent la consigne qui les retenait dans leur hôpital, et volèrent sur le champ de bataille partager la gloire ou la mort de leurs camarades.

C’est à cette même bataille qu’un soldat du 4e de cavalerie tomba blessé de son cheval. Le général Achmet-Meneckly, qui le vit, s’empressa de lui offrir le sien; mais l’intrépide soldat refusa en di- /227/ sant qu’il aimait mieux mourir sur le champ de bataille et être témoin de la victoire de ses compagnons.

Dans une autre circonstance, un jeune tambour du 15e de ligne, déjà blessé, vit toute sa compagnie dispersée et mise en déroute. Malgré sa blessure et le feu le plus vif qui faisait pleuvoir les balles autour de lui, il n’en continua pas moins à battre la charge sans reculer d’un seul pas. Ses compagnons finirent par rougir de voir un enfant leur donner l’exemple de la bravoure, et revinrent au combat pour venger leur honneur.

Mais parmi tous ces faits, il en est un plus remarquable et qui rappelle les traits nombreux de la valeur française. Soliman-Pacha, en faisant la revue d’un régiment nouvellement arrivé, aperçut au milieu des rangs un jeune homme âgé de 16 ans et d’assez chétive apparence, appelé Hadji-Ali. Soliman-Pacha voulut le renvoyer en disant qu’il ne ferait jamais qu’un mauvais soldat; mais Ali s’obstina à demeurer sous les drapeaux, ajoutant qu’à la première occasion il saurait donner un démenti éclatant à la parole du général. Quelque temps après, au siège d’Acre, la garnison fit une sortie, dispersa les tirailleurs et mit en fuite le 8e de ligne qui se trouvait en avant. Le 3e de cavalerie, dont faisait partie Hadji-Ali, s’avança pour le soutenir et fit une charge brillante. Les assiégés furent repoussés. Mais Ali, non content de participer à la gloire de ses compagnons, délivra, de ses mains, un capitaine qui venait /228/ d’être pris, courut sur un officier turc qu’il fit prisonnier, et les amena tous deux à Soliman-Pacha en lui disant: Soutiendras-tu encore que je suis un mauvais soldat?

Les Turcs, qui avaient un profond mépris pour les Arabes, restèrent longtemps sans les croire capables de se mesurer avec eux. La guerre de Morée commença à leur prouver que ce peuple timide et avili par l’oppression pouvait reconquérir son ancienne gloire, et était digne de leur disputer le succès d’une bataille. La conquête de Syrie et les victoires de Homs, de Beylan et de Koniah, leur démontrèrent sinon leur supériorité individuelle, du moins la puissance de leurs masses dirigées par la tactique.

Les Égyptiens qui se sont fait remarquer comme soldats ne méritent plus les mêmes éloges lorsqu’ils sont arrivés aux grades d’officiers. Ils ne sentent pas assez alors la dignité de leur nouvelle position. Ils n’ont pas, comme les Osmanlis et les Mamelouks, l’art du commandement. Ils reviennent à leurs anciennes habitudes, et, malgré les bonnes intentions du vice-roi et de son fils, on n’a pu les faire avancer dans les grades supérieurs.

En conséquence, tous les hauts grades sont remplis par des Osmanlis et des Mamelouks; peut-être même l’incapacité des Arabes à exercer le commandement est-elle chose heureuse, car ce peuple est si inconstant, si mobile, que si les soldats eussent été dirigés par des officiers sortis de leurs rangs et de leur race, ils se seraient fréquemment révoltés. Dans /229/ l’état actuel des choses, les soldats sont très-bien contenus par leurs chefs. Les officiers, de leur côté, ne pouvant pas compter sur leurs soldats comme sur leurs compatriotes, sont forcés à une certaine réserve. C’est un contrôle réciproque qui assure la bonne discipline de l’armée.

Les Arabes ont le sentiment de la famille si profondément enraciné, et ils ont tellement besoin d’avoir des femmes, qu’il a fallu leur permettre de tenir auprès d’eux quelques-uns de leurs parents et de se marier. Sans cela, il eût été difficile de les contenir et d’empêcher la désertion. Au reste, pour un pays qui a aussi peu de population, il n’était pas indifférent que cinquante ou soixante mille hommes vigoureux contribuassent à la reproduction. Mais lorsqu’il faut se mettre en campagne, les soldats partent seuls.

Le gouvernement s’est occupé des enfants de troupe; on accorde à chacun d’eux la ration et la demi-solde.

35. Tableau des forces militaires du vice-roi, et de leur répartition. — Voici quelles étaient les forces militaires de l’Égypte avant la dernière guerre:

Garde de S. A. le vice-roi, composée d’un bataillon d’artillerie, de trois régiments d’infanterie et de deux régiments de cavalerie, environ 12,000 hommes.

Garde d’honneur du généralissime, 500 hommes.

Dépôt des officiers; un bataillon, 800 hommes.

/230/ Cinq régiments d’artillerie, dont trois à pied et doux à cheval, 11,600 hommes.

Seize batteries de six pièces, 1,800 hommes.

In régiment du train, 1,200 hommes.

Deux bataillons du génie, 1,600 hommes.

Trente-six régiments d’infanterie, 115,000 hommes.

Quinze régiments de cavalerie, 12,000 hommes.

Troupes irrégulières (Candiotes, Albanais et Bédouins), 26,000 hommes.

En tout, environ 180.000 hommes.

Voici quel est aujourd’hui le nombre de soldats que compte Méhémet-Ali, et comment ses troupes sont réparties sur toutes ses possessions.

I totali parziali ed il totale generale sono errati. Non ho apportato nessuna correzione

Troupes régulières.

1 er régiment d’artillerie de la garde, à Hama, 1,372
2 e   —  à pied, à Alexandrie, 2,349
3 e   —    —  à Alep, 1,949
1 er régiment d’artillerie à cheval, à Homs, 982
2 e   —  à Damas, 1,007
4 pelotons d’artillerie détachés, à Acre, 337
1 er bataillon d’artilleurs dans l’Hedjaz, 379
1 er régiment d’infanterie de la garde, à Anteb, 3,048
2 e   —  à Marach, 2,645
3 e   —  à Alep, 2,435
1 er régiment d’infanterie (5e bataillon), au Soudan, 4,547
2 e   —  à Anteb, 2,251
3 e   —  dans l’Yémen, 1,526
4 e   —  à Marach, 2,593
5 e   —  à Adana, 2,629
6 e   —  à Kilis, 2,362
7 e   —  dans l’Hedjaz, 2,192
A reporter,  34,603

/231/

Report,  34,603
8 e régiment d’infanterie, au Soudan, 3,396
9 e   —  à Alep, 2,304
10 e   —  à Alep, 2,054
11 e   —  à Orfah, 2,338
12 e   —  à Anteb, 2,326
13 e   —  dans l’Hedjaz, 1,225
14 e   —  à Alep, 1,988
15 e   —  à Deryeh, 2,555
16 e   —  en Candie, 3,149
17 e   —  à Orfah, 2,369
18 e   —  à Acre, 2,049
19 e   —  dans l’Hedjaz, 2,349
20 e   —  à Jémen, 2,677
21 e   —  dans l’Hedjaz, 2,363
22 e   —  a Orfah, 2,212
23 e   —  à Jambo, 2,342
24 e   —  à Antioche, 3,131
25 e   —  à Jérusalem, 1,755
26 e   —  au Caire, 3,318
27 e   —  à Djudeidi, 2,129
28 e   —  à Djudeidi, 2,446
29 e   —  à Adana, 3,172
30 e   —  à Hama, 2,925
31 e   —  à Alep, 2,401
32 e   —  an Caire, 3,318
33 e   —  à Alexandrie, 2,604
34 e   —  à Kélis, 2,564
35 e   —  au Caire, 3,318
1 er régiment de cavalerie de la garde, à Latakie, 796
2 e — de la garde, cuirassiers, à Elbezan, 844
1 er régiment de cavalerie, à Orfah, 825
2 e   —  à Zambé, 830
3 e   —  en marche pour Alexandrie, 847
4 e   —  à Adana, 678
5 e   —  en marche pour Alexandrie, 832
A reporter,  118,930

/232/

Report,  sic 110,930
6 e régiment de cavalerie, à Damas, 770
7 e   —  à Tarsous, 742
8 e   —  à Damas, 712
9 e   —  en marche pour Alexandrie, 816
10 e   —  à Acre, 768
11 e   —  à Kélis, 756
12 e   —  à Tarsous, 662
13 e   —  à Orfah, 806
Le bataillon de vétérans, au Caire, 3,980
1 er régiment de sapeurs, à Acre, 812
1 er bataillon de vétérans, à Alexandrie, 791
2   —  à Tripoli, 1,641
1   —  à Dongolah, 855
1 bataillon du génie, à Edlib, 758
1   —  de sapeurs, à Alexandrie, 808
1 peloton de mineurs, au Caire, 94
1 dépôt, au Caire, 285
16 compagnies de vétérans dans les districts de l’Égypte, 1,671
Artificiers, au Vieux-Caire, 185
1 régiment de carabiniers, auprès du généralissime, 1,152
1 peloton de carabiniers, dans le Hedjaz, 106
2 compagnies de vétérans, dans le Hedjaz, 200
Total général,  130,402

A ce chiffre devrait être joint celui des dernières recrues faites en Syrie, que nous n’avons pu nous procurer encore.

Depuis peu de temps, l’Arabie vient d’être évacuée, et les troupes qui se trouvaient dans le Hedjaz et l’Yémen dirigées sur l’Égypte.

/233/

Troupes irrégulières.

Dans le Hedjaz.
Chefs.Hommes.
Cavalerie turque 4 1,580
Infanterie turque 1 395
Cavalerie arabe 9 945
Infanterie arabe 5 339
Artillerie » 787
Total 19 4,046
En Égypte.
Cavalerie turque 10 2,785
Infanterie turque 7 2,775
Cavalerie arabe 7 1,660
Artillerie » 1,299
Total 24 8,519
Dans l’Yémen.
Cavalerie turque 5 1,970
Infanterie turque 9 760
Artillerie » 200
Total 14 2,930
En Candie.
Cavalerie turque 2 450
Infanterie turque 6 2,405
Artillerie » 280
Total 8 3,135

/234/

A Médine.
Chefs.Hommes.
Cavalerie turque 3 3,020
Infanterie turque 10 3,750
Artillerie » 225
Arabes 16 1,225
Total 29 8,220
Au Sudan.
Cavalerie turque 17 1,170
Cavalerie arabe 4 1,280
Infanterie arabe 10 950
Artillerie » 186
Total 31 3,586
En Syrie.
Cavalerie turque 14 4,125
Infanterie turque 5 1,930
Cavalerie arabe 63 4,980
Total 82 11,035
Total général des troupes irrégulières:
Chefs 207
Hommes 41,471
41,678

Les tribus Beny-Aly, Djemiat, Henady, Djoady, Djehlat, Arabi, Derma, Edi-Soliman, Beraat, Zoufa, Urban, Schamas, Ferjan honitab, Aiaïde avaldjé, Haouazé, Djehmé, Gama, Haouarchs, Ababdés, /235/ Mehaz, Olerrabyn, Qattâb et Halaybys; toutes en Égypte, se tiennent prêtes à fournir hommes, chevaux et chameaux en aussi grand nombre que le vice-roi voudra.

Gardes Nationales.

Alexandrie, 2 régiments, 6,800
Bourlos et Rosette, 1 —  3,400
Damiette, 1 —  3,400
Caire, 8 —  27,400
Vieux-Caire, 1 —  3,400
Boulac, 1 —  3,400
Total, 47,800

Les écoles d’artillerie, de cavalerie, d’infanterie, de marine et de génie tiennent prêts pour le service actif 1,200 hommes.

15,000 ouvriers des fabriques du Caire font journellement les manœuvres. Il peut en être pris encore environ 50,000 si besoin est.

Récapitulation générale.

Troupes régulières 130,402
 —  irrégulières 41,678
Gardes nationales 47,800
Ouvriers des fabriques manœuvrant 15.000
Hommes prêts des écoles 1,200
Flottes, arsenal compris 40,663
Total 276,743

/236/

II.

Marine égyptienne.

Création de la marine égyptienne. — État de la marine et des constructions navales avant l’arrivée de M. de Cerisy-Bey en Égypte. — Formation de l’arsenal d’Alexandrie. — Obstacles que dut vaincre M. de Cerisy. — Travaux, constructions et établissement de l’arsenal. — Navires de guerre mis en chantier. — Ouvriers arabes de l’arsenal. — Bassins de radoub. — Les marins et la flotte — Forces navales de l’Égypte et de la Turquie.

36. Création de la marine égyptienne. — L’organisation du service de la marine a été postérieure de quelque temps à celle de l’armée de terre. A l’époque de la guerre de Morée, le vice-roi avait déjà une flotte; mais la plupart des navires qui la composaient avaient été construits et achetés à Marseille, à Livourne, à Trieste; et d’ailleurs, la bataille de Navarin lui porta un coup terrible. La marine n’acquit de l’importance que lorsqu’un habile ingénieur de Toulon, M. de Cerisy, eut été chargé de former l’arsenal d’Alexandrie et de diriger les constructions. Elle fut vraiment improvisée, et c’est peut-être dans cette création féerique, enfantée par une volonté indomptable, que le génie de Méhémet-Ali s’est manifesté de la manièr la plus éclatante.

37. État de la marine et des constructions navales avant l’arrivée de M. de Cerisy-Bey en Égypte. — A son arrivée en Égypte, en avril 1829, M. de Cerisy /237/ trouva la marine du vice-roi composée seulement de quelques bâtiments échappés au désastre de Navarin. Il restait encore une frégate de 60, construite à Venise, une frégate de Livourne, plusieurs corvettes et bricks. Ces navires, construits dans des ports de commerce, manquaient de tout ce qui est nécessaire pour la guerre. M. de Cerisy dut refaire entièrement les soutes à poudre, les emménagements intérieurs, l’installation de l’artillerie. Alexandrie n’avait pas d’arsenal; — sur une plage de sable, où, à 200 mètres, on trouvait à peine 2 mètres d’eau, on construisait en bois de sapin une espèce de corvette, un brick et un gros bâtiment, que l’on transforma plus tard en frégate. Les ateliers étaient de simples baraques en bois. Les objets nécessaires à la marine étaient livrés par des fournisseurs qui faisaient tout venir d’Europe.

Un vieil Arabe, Haggi Omar, brave homme, qui ne manquait pas de moyens naturels, était à la tête des constructions et des réparations de l’escadre; il seconda plus tard M. de Cerisy. Il y avait aussi une espèce d’ingénieur turc, d’une ignorance extrême, qu’il fallut bientôt renvoyer. On construisait encore pour le pacha plusieurs bâtiments de guerre à Livourne, à Marseille et à Londres.

38. Formation de l’arsenal d’Alexandrie. — Le Vice-roi, qui sentait toute l’importance de la marine pour la guerre de Syrie et pour se défendre des attaques de Constantinople, était sans cesse contrarié des retards et des obstacles de toute nature qu’é- /238/ prouvaient les bâtiments qu’il faisait construire dans les ports étrangers. Il résolut d’avoir un arsenal. Il avait apprécié l’habileté de M. de Cerisy dans les travaux qui s’exécutaient à Marseille pour l’Égypte, et fit demander pour cet ingénieur au gouvernement français l’autorisation de venir à Alexandrie créer sa marine.

Tout ce qu’on avait dit jusqu’alors sur l’impossibilité où étaient les vaisseaux de guerre d’entrer dans le port d’Alexandrie, le manque absolu de tout matériel naval et d’ouvriers des diverses professions pour la construction, avaient d’abord fait concevoir à Méhémet-Ali le projet de ne construire que de grandes frégates. Les premières demandes étaient basées sur ces projets. Son altesse, après avoir examiné les plans et écouté les observations de M. de Cerisy sur ces constructions entra entièrement dans ses idées et voulut avoir les plus gros vaisseaux de guerre. C’est alors qu’il fallut penser à la création d’un grand arsenal.

Pendant que les objets nécessaires à cette immense entreprise se préparaient au loin, M. de Cerisy s’occupait à sonder la rade pour découvrir l’emplacement qui conviendrait le mieux au futur arsenal. La côte du Marabout présentait l’eau nécessaire, mais elle était battue par la grosse mer, et son éloignement de la ville aurait exigé un système de défense spécial. Déjà les soldats travaillaient pour donner à la côte, qui est de formation calcaire tendre, les inclinaisons nécessaires pour les cales de construction; /239/ on extrayait les pierres qui devaient servir pour les différents édifices; tout annonçait un commencement d’exécution imposé par la nécessité d’avoir promptement des vaisseaux. Néanmoins M. de Cerisy n’était pas encore satisfait et cherchait toujours un emplacement plus convenable. La plage où l’on construisait les barques étaient parfaitement à l’abri des vents et de la mer; on ne pouvait l’attaquer directement; mais elle n’avait pas d’eau. M. de Cerisy eut l’idée de faire forer le terrain, et reconnaissant qu’on ne rencontrerait les rochers qu’au delà de 50 pieds de profondeur, que les sables pouvaient s’enlever avec des machines sans retarder les travaux des constructions, son intention d’y fixer l’arsenal fut définitivement arrêtée. Il travailla sans relâche à tracer les plans des chantiers et des édifices où devaient un jour s’exécuter les vastes projets du vice-roi. Le 9 juin 1829 il put présenter tout l’ensemble de son travail à S. A., qui l’approuva en entier; et, une heure après, des milliers de soldats étaient occupés à creuser les fondations des premiers édifices. Il fit commencer immédiatement les machines pour piloter les quais et pour creuser les darses.

Disposition des lieux
d’apres lesquels l’Arsénal d’Alexandrie
a été projété en 1829

Arsenal d’Alexandrie avant 1829
[Clicca per ingrandire – JPEG 1181 X 1933]

Légende
du Plan de l’Arsenal d’Alexandrie avant le projet adopté en 1829.

  1. Douane.
  2. Café public.
  3. Boutique.
  4. Mosquée.
  5. Atelier en maçonnerie.
  6. Plancher qui servait pour la construction.
  7. Baraque en bois pour les forges.
  8. Baraque en bois pour la tonnellerie.
  9. Mosquée.
  10. Magasins et établissement de verrerie.
  11. Ancien môle, en partie dégradé.
  12. Môles en bois pour le débarquement.
  13. Bureaux des employés des douane.
  14. Magasin du gouvernement.
  15. Magasins particulier.
  16. Partie de la ville.

N.B. Les sondes en piedi français.

Mappa e legenda fra le pagine 238 e 239

Le vice-roi faisait venir pendant ce temps des diverses provinces de l’Égypte les jeunes gens destinés à devenir les ouvriers de la marine. Dès qu’ils furent réunis, ils furent organisés militairement: des compagnies de charpentiers, de perceurs, de calfats, de menuisiers, de forgerons, de fondeurs, de mécaniciens, depoulieurs, de cordiers, etc., furent /240/ successivement formées, et à mesure que l’instruction des hommes s’augmentait, les caporaux, les sergents, les officiers étaient choisis parmi les plus actifs et les plus intelligents.

C’est dans la création du personnel de l’arsenal que M. de Cerisy a rendu les plus grands services au vice-roi. Ses goûts, qui l’avaient porté à apprendre à manier les outils des diverses professions, lui servirent à initier lui-même les ouvriers à la pratique des métiers auxquels on les employait. Ainsi, la construction des édifices, l’instruction des hommes, les travaux du matériel, tout marchait à la fois, et le 3 janvier 1831 un vaisseau de 100 canons était lancé à la mer.

Dès lors la question d’une marine en Égypte était résolue. Il restait cependant encore à prouver combien était erronée l’opinion européenne qui prétendait que les vaisseaux de 74 eux-mêmes ne pouvaient pas franchir les passes d’Alexandrie. M. de Cerisy fut en butte à bien des reproches: on l’accusait d’avoir trompé le vice-roi et abusé de sa bienveillance. Cependant la possibilité du passage, mais avec de grandes précautions, fut reconnue. Le vaisseau s’armait, et, peu de temps après, il sortit en pleine mer.

Dès cette époque, M. de Cerisy eut toute la confiance du vice-roi qui, émerveillé du bonheur des premiers résultats, lui fit accorder une autorité absolue dans l’arsenal. Son ambition de faire quelque chose de grand et de mériter l’amitié de Méhémet- /241/ Ali ne fit que s’accroître, et il se consacra tout entier à l’organisation de la marine.

Plan de l’Arsenal d’Alexandrie
présenté par Mr. Lefébure-de-Cerisy le 9 juin 1829
et approuvé par S.A. le Vice-Roi

Plan de l’Arsenal du 1829
[Clicca per ingrandire – JPEG 1181 X 2013]

Légende
du Plan de l’Arsenal d’Alexandrie suivant le projet adopté en 1829.

  1. Porte d’entrée de l’arsenal qui doit être au N° 24 après l’achèvement des travaux.
  2. Cales de construction en maçonnerie et avant-cales pour vaisseaux.
  3. Cales de construction en maçonnerie et avant-cales pour frégates et petits bâtiments.
  4. Chantier des embarcations et salles des gabarits au premier
  5. Ateliers de la mâture et de la voilerie au premier.
  6. Ateliers de la poulierie, de la tournerie.
  7. Garniture.
  8. Corderie, et au premier bureaux d’administration, écoles diverses.
  9. Ateliers de la tonnellerie, des gouvernails, cabestans, avironnerie, etc.
  10. Ateliers des instruments nautiques, tours en métaux, ferblanterie, plomberie, menuiserie.
  11. Magasin général.
  12. Direction du génie.
  13. Direction du port.
  14. Grandes forges.
  15. Serrurerie, taillanderie.
  16. Fonderie.
  17. Forges des bassins.
  18. Ateliers pour les travaux de radoub dans les bassins.
  19. Ateliers de charpentage, perçage, calfatage des radoubs.
  20. Emplacements pour les deux bassins.
  21. Pégouliére.
  22. Bagne.
  23. Caserne.
  24. Cour d’entrée principale.
  25. Manège pour le commettage.
  26. Magasins.
  27. Logements des directeurs, officiers et employés de l’arsenal.
  28. Ateliers en métaux de l’artillerie.
  29. Ateliers en bois de l’artillerie.
  30. Magasin et direction de l’artillerie.
  31. Magasins particuliers des bâtimentg désarmés.
  32. Hangars pour les bois de construction.
  33. Cabestans et plans inclinés pour le halage des bois de construction.
  34. Darse pour les embarcations et bâtiments en servitude.
  35. Pontons de carénage.
  36. Gardiens du port.
  37. Corps de garde.
  38. Magasin du gouvernement, lithographie, imprimerie, bureaux.
  39. Partie de la ville, logement de plusieurs employés.
  40. Partie de la ville, boutiques.
  41. Quai d’enceinte

N. B. Les sondes en pieds français.

Mappa e legenda fra le pagine 240 e 241

39. Obstacles que dut vaincre M. de Cerisy. — Mais il eut cependant bien des obstacles à surmonter. Son arrivée à Alexandrie dérangea les projets de plusieurs maisons de commerce qui tiraient de grands bénéfices des constructions lointaines et sans surveillance. On fit alors circuler mille propos injurieux sur son compte; on l’attaquait de toutes les manières. On chercha à faire révolter les ouvriers européens qui dirigeaient les divers travaux et instruisaient les Arabes. Plusieurs fois les ateliers furent désorganisés; lors du lancement du second vaisseau, on coupa les saisines de retenue, pour faire échouer le bâtiment; les ouvriers maltais et livournais prêchaient l’insurrection aux ouvriers de l’arsenal de Toulon, qu’il avait fait venir, la seconde année, pour être à la tête de chaque partie du service. Toutes ces menaces n’intimidèrent point M. de Cerisy, et les intrigues vinrent échouer successivement contre sa forte volonté et sa persévérance. Le vice-roi, supérieur en tout, fermait l’oreille à ses ennemis, et ne faisait attention qu’à ses travaux, qui se poursuivaient avec activité.

Néanmoins on se ferait difficilement une idée de tous les embarras de détail que l’illustre ingénieur français dut vaincre pour venir à bout des grandes choses dont il avait rêvé la réalisation. Obligé, dans les premiers temps, d’employer un grand nombre d’Européens pour armer les vaisseaux qui se construi- /242/ saient avec une rapidité étonnante, il eut à triompher de beaucoup de désordres. Il fallait réprimer chaque jour de nouveaux vols, de nouvelles querelles parmi les Arabes, et corriger de grandes fautes d’exécution dans les travaux; il fallait veiller à tout et tout concilier. Mais peu à peu l’instruction des Arabes permit de licencier la plus grande partie des Européens. Dans les derniers temps, tout se faisait par les ouvriers du pays; il ne restait que quelques maîtres français pour surveiller principalement l’emploi des matières. La docilité des Arabes, leur caractère obéissant et résigné, furent très-utiles à M. de Cerisy.

40. Travaux, constructions et établissement de l’arsenal. — L’arsenal ayant été créé sur une plage sablonneuse, dépourvue de toutes sortes de bâtisses, il a fallu tout y construire. Les principaux travaux opérés sont: quatre cales en maçonnerie et les avant-cales prolongées en mer pour vaisseaux de premier rang, trois cales pour frégates et bâtiments inférieurs, le magasin général pour le dépôt de toutes les munitions navales, la corderie avec ses machines pour le commettage; les ateliers de forge, de la serrurerie, de la taillanderie, de mécanique, de la fonderie, de la ferblanterie, de la plomberie, de la vitrerie, des instruments nautiques, de la poulierie, de la voilerie, de la garniture, de la tonnellerie; les ateliers pour les chaloupes et canots, pour les cabestans, les gouvernails, le charronnage; la salle des gabarits, une salle de modèles devant renfermer tous les objets qui entrent dans l’armement des vaisseaux pour l’in- /243/ struction des officiers, des hangars pour le dépôt et la conservation des bois de construction, les machines à curer, un ponton de carénage.

Une manufacture de toiles à voiles était organisée à Rosette, où se trouvaient encore des ateliers de forges qui servaient dans les moments pressés. Les ateliers du Caire travaillaient également dans le même but. Pour ne pas concentrer toute l’industrie dans un seul endroit, M. de Cerisy fit instruire comme cordiers des Arabes qui allaient ensuite dans les villages confectionner les fils de caret dont on avait besoin pour le gréement des vaisseaux.

41. Navires de guerre mis en chantier. — Pendant qu’on expédiait d’Europe les bois de construction et les principaux matériaux nécessaires pour les vaisseaux, M. de Cerisy employa les ouvriers à l’achèvement de la frégate, de la corvette et du brick qu’il avait trouvés commencés, et qu’il était très-difficile de rendre susceptibles de devenir des bâtiments de guerre. Il mit en chantier une goëlette qu’il fit exécuter avec une peine infinie, car il était obligé de montrer lui-même aux ouvriers les moindres détails de la construction; ce fut son école pratique.

Avec les premiers bois qui arrivèrent, il fit commencer un vaisseau de 100 canons, qui peu de temps après fut suivi de deux autres.

Voici le tableau des constructions opérées et des bâtiments réparés pendant son séjour en Égypte:

On fit complètement les deux vaisseaux de premier rang, le Masr et l’Acri. Ces bâtiments, des dimen- /244/ sions de nos trois ponts de France, n’ont cependant pas la quatrième batterie. Ils portent au premier pont 32 canons de 50, longs, et sur les deux autres, 68 canons de 30, courts.

Les quatre vaisseaux de 100 bouches à feu, Mehallet-el-Kebir, Mansoura, Scanderieh, Homs, ayant 32 canons de 30, longs, à la première batterie, 34 canons de 30, courts, à la seconde, et 34 caronades de 30 sur les gaillards.

Le vaisseau de 78 bouches à feu, Aboukir, ayant 28 canons de 30, longs, à la première batterie, 30 canons courts à la seconde, et 20 caronades de 30 sur les gaillards.

La corvette Tantah, de 24 canons courts, de 32 anglais.

La goëlette Azizièh, de 10 canons de 4.

Le cutter de plaisance, de 4 canons de 4.

Une bombarde.

Un transport pour les bois de mâture.

On armait le vaisseau de 86 bouches à feu, Beylan, ayant 28 canons longs de 30 à la première batterie, 30 courts à la seconde, et 28 caronades sur les gaillards.

Il y avait encore sur les chantiers deux vaisseaux de 100 bouches à feu de 30, l’Alep et le Damas.

Une grande frégate de 60 bouches à feu de 30.

On voit que pour les grandes constructions de la marine égyptienne, M. Cerisy avait établi une uniformité de calibre, système plusieurs fois sollicité en Europe.

Les bâtiments de la flotte dont les réparations et /245/ l’entretien exigeaient souvent plus de temps et de travaux que les constructions neuves, étaient:

Les frégates Bahireh, de 60 bouches à feu de 24, construite à Marseille.

Jafferieh, de 60 bouches à feu de 32 anglais, construite à Livourne.

Reschid, de 50 canons de 24, et 28 caronades de 56, de Venise.

Capecheik, de 50 canons de 32 anglais, et 24 canons de 12, construite comme transport à Archangel, et achevée comme frégate à Londres.

Sirigihad, de 60 bouches à feu de 24, construite à Livourne, et entièrement refondue à Alexandrie.

Damiathyeh, de 24 canons de 24, et 30 caronades de 18, gros bâtiment transformé en frégate à Alexandrie.

Mostagihad, de 28 canons de 18, et 28 canons de 12, frégate algérienne donnée par la France.

Les corvettes de 22 caronades de 24, Djenna-Bahary de Gènes, Gihad-Beker de Gènes, Fouah d’Alexandrie, Pelenk-Gihad de Marseille.

Les grands bricks de 22 caronades, le Waginston de Bordeaux, le Fulminant de Livourne, Feschné d’Alexandrie, Chaïn-Deria de Turquie.

Les petits bricks de 18 ou 16 caronades, Semend-Gihad de Marseille, Chabar-Gihad de la Ciotat, le Crocodile de Marseille, Badi-Gihad d’Alexandrie, l’Américain des Etats-Unis.

Quatre transports de 400 tonneaux.

Une frégate, un brick et un cutter turcs pris pendant la guerre.

/246/ Plusieurs petits bâtiments.

Un bâtiment à vapeur, le Nil de Londres.

Dans la construction des navires de guerre. M. de Cerisy a pratiqué les améliorations réclamées depuis longtemps par les officiers français, et tout ce que son expérience dans les ports de France et ses observations en Angleterre lui faisaient considérer comme préférable aux usages établis. Les bâtiments ont été exécutés d’après ses plans.

On peut assurer que, grâce à la sagacité de M. de Cerisy, une grande partie des emménagements et des installations actuels des bâtiments français avaient été exécutés longtemps auparavant sur les bâtiments construits en Égypte.

42. Ouvriers arabes de l’arsenal. — Tous les travaux ont toujours été exécutés par des Arabes qui ont montré une aptitude étonnante. Il y a eu constamment à l’arsenal de six à huit mille ouvriers indigènes. M. de Cerisy n’a pas eu à se louer des Turcs, que leur présomption et leur insubordination rendent peu propres à devenir bons ouvriers. L’Arabe au contraire, soumis, obéissant, doux, apprend facilement ce qu’il voit faire. Ses yeux seuls le dirigent, mais jamais son intelligence. Un simple tracé le guide mieux que tous les raisonnements possibles. Il oublie aussi vite qu’il a appris. Parvenu à un certain degré d’instruction, il demeure stationnaire, et a beaucoup de peine ensuite à se perfectionner. Les professions qui exécutent pour ainsi dire les objets d’après des formes constantes ou peu variables /247/ leur conviennent parfaitement. Ils sont d’excellents poulieurs, voiliers, cordiers, menuisiers, tonneliers, charpentiers, perceurs, caîfats. Mais quand il faut modifier les dimensions, inventer des formes, comme cela arrive souvent dans les ateliers des machines, des forges, de la fonderie, on ne peut plus compter sur eux, et on est obligé de les faire surveiller et diriger par des Européens. L’arsenal d’Alexandrie où tout se faisait par des Arabes, et qui pouvait rivaliser avec tous les arsenaux du monde, prouve d’une manière évidente ce qu’on peut obtenir d’eux. Les hommes du peuple en Europe ne présenteraient jamais dans le même temps des résultats ausi remarquables.

45. Bassins de radoub. — Lorsque le vice-roi, après avoir fait exécuter les plus grands vaisseaux de guerre, sentit la nécessité d’avoir un ou plusieurs bassins pour le radoub de sa flotte, M. de Cerisy lui fit connaître toutes les difficultés que présenteraient ces constructions, qui en Europe exigent les soins assidus des plus habiles ingénieurs et des ouvriers les plus intelligents. Son projet d’arsenal indiquait deux bassins, quoiqu’un seul parût suffisant pour l’Égypte; mais M. de Cerisy dut se conformer aux désirs de S. A. Les travaux de l’arsenal, où tout était à créer, les armements des bâtiments sans cesse pressés par l’état de guerre, ne lui permirent pas de commencer l’exécution de ces bassins. Après son départ (1) tous les efforts tentés par divers ingé- /248/ nieurs échouèrent. Enfin, il y a deux ans, le vice-roi s’adressa à la France pour avoir un homme capable de venir à bout de cette immense entreprise. L’administration des ponts et chaussées désigna M. Mongel, déjà connu par des travaux exécutés en France, et qui attachera son nom d’une manière brillante à l’œuvre grande et difficile qu’il a commencée.

(1) Le général de Cerisy-Bey, comblé des faveurs du Vice-roi, mais voyant avec chagrin que les circonstances politiques et la guerre re- /248/ tardaient pour longtemps encore l’achèvement et l’organisation de l’arsenal auxquels il s’était consacré tout entier, fatigué de lutter sans cesse contre de nouvelles intrigues, peu satisfait de la conduite du ministère de la marine de France, qui était loin de tenir les promesses faites à son égard, a cru devoir abandonner le poste brillant qu’il occupait. Il a conservé avec reconnaissance le souvenir des regrets que le vice-roi lui témoignait à son départ, et satisfait d’avoir dans sa carrière exécuté d’importants travaux, il vit maintenant retiré à la campagne, consacrant ses loisirs à des études diverses el surtout à l’histoire naturelle.

Les sérieux obstacles que rencontre l’exécution d’un bassin dans le port d’Alexandrie viennent de la nature du fond qui est vaseux jusqu’à une profondeur de soixante pieds sous l’eau. Il s’agit d’établir sur un pareil fond un récipient solide, imperméable, qui puisse contenir les vaisseaux de premier rang tirant vingt pieds d’eau. Si à cette hauteur on ajoute les quatorze pieds de profondeur que doit avoir le radier pour supporter le poids du vaisseau en carène, on voit qu’il faut bâtir un plancher en maçonnerie imperméable à trente-quatre pieds de profondeur sous l’eau; ce qui ne peut avoir lieu sur un fond de vase fluide qu’au moyen de procédés particuliers.

/249/ M. Mongel n’a pas reculé devant les difficultés de cette tâche; il a soumis au vice-roi un plan simple, grandiose et dont l’exécution est sûre. Voici ce qu’il a proposé:

On bat des pieux dans l’emplacement du bassin, assez épais pour durcir le sol et assez longs pour atteindre le fond solide, afin de servir de piliers à la maçonnerie du bassin. Sur cet emplacement ainsi solidifié et entouré d’une ligne de pieux jonctifs, formant enceinte jusqu’au niveau des quais, on coulera du béton ayant la propriété de durcir sous l’eau dans un court espace de temps, de manière à former un immense bloc de maçonnerie ou rocher artificiciel. C’est dans ce massif qu’on creusera le bassin. On formera ensuite l’ouverture pour le passage des bâtiments par un bateau d’un genre particulier qu’on peut échouer ou enlever à volonté. C’est à peu de chose près la méthode suivie dans la construction du nouveau bassin de Toulon, réduite à des règles plus simples et plus sûres.

Les travaux sont en pleine activité, et tout fait espérer que cet ouvrage sera promptement terminé. Les bois et les autres matériaux sont en magasin. Les machines à vapeur, destinées à l’épuisement du bassin, sont mises en place. Les dragues ont fini le creusement du fond. Le battage des pieux, qui semblait d’une exécution si difficile, se fait très-rapidement au moyen de machines construites sous la direction de M. Mongel.

/250/ 44. Les marins et la flotte. — Après avoir improvisé une escadre, il fallut improviser des marins. On forma sur-le-champ dix mille hommes au service maritime. On créa une école de navigation où l’on plaça de jeunes Mamelouks destinés à remplir les cadres des officiers de la marine. Ici encore ce furent les règlements de la France que l’on adopta; on donna à la hiérarchie du service la même échelle de grades que chez nous. Au reste les officiers français furent chargés de l’armement des vaisseaux et de l’instruction des équipages. Ceux, entre tous, qui, dans la formation de la marine égyptienne, prêtèrent au vice-roi le concours le plus utile et le plus actif furent M. Besson-Bey, dont l’Égypte regrette la mort prématurée, et M. Housard, qui continue auprès du vice-roi ses services distingués.

La rapidité féerique avec laquelle arsenal et escadre ont été créés a quelque chose qui frappe l’imagination et révèle la toute-puissance du génie. A quatre ans de distance, la côte, jusque-là aride et nue, d’Alexandrie, se trouva couverte par un arsenal complet, par des cales de vaisseaux, des ateliers, des magasins et une corderie de mille quarante pieds de longueur (dimension égale à celle de la corderie de Toulon). Au bout de quatre ans, une flotte de trente voiles était construite, armée, équipée, et, pour son coup d’essai, lancée à la poursuite d’une escadre turque.

Cette marine étonna dans peu de temps tous les gens du métier, soit par la précision de ses évolu- /251/ tions, soit par la bonne tenue des équipages et des vaisseaux. Les Arabes, peuple malléable et rempli d’excellentes qualités, sont faits pour être de bons marins. Nous avons parlé plus haut de leurs vertus guerrières; habitants des bords du Nil, ce fleuve si large qu’ils l’appellent la mer, ils ont beaucoup d’aptitude pour la navigation; c’est aussi une particularité de leur caractère, que d’être très-accessibles à l’émulation. Or, le port d’Alexandrie est visité par un grand nombre de navires de tous les pavillons, et ce fut, pour les marins novices du vice-roi, un puissant stimulant que de voir tous les jours leurs manœuvres soumises au contrôle des gens experts dans le métier. Leur amour-propre fut mis en jeu et tourna au profit de leur instruction. D’après le témoignage de tous les hommes spéciaux, il y a autant de différence entre la marine d’Alexandrie et celle de Constantinople, qu’entre l’armée de Méhémet-Ali et celle de la Porte.

La marine du vice-roi se distingua d’abord en Morée; les brûlots grecs qui épouvantaient si fort les Constantinopolitains n’effrayèrent jamais les vaisseaux du vice-roi, dirigés alors par un capitaine de vaisseau français, M. Letellier. La nouvelle escadre se montra avec honneur pendant l’expédition de Syrie; elle garda les côtes de Syrie, sur lesquelles elle empêcha les Turcs d’opérer un débarquement; elle captura plusieurs bâtiments, seconda le siège de Saint-Jean d’Acre, poursuivit la flotte ottomane plus nombreuse qu’elle, la bloqua dans le mouillage de Marmarile, /252/ et la relança jusqu’aux Dardanelles, qu’elle aurait franchies, si elle n’eût été arrêtée par l’intervention de la politique européenne.

La flotte égyptienne se compose de onze vaisseaux de ligne, sept frégates, cinq corvettes et neuf bricks ou goëlettes; l’effectif de ses équipages est d’environ seize mille hommes.

Du reste, voici le tableau des forces navales de l’Égypte; comme dans ce moment la flotte ottomane est au pouvoir de Méhémet-Ali, je place en regard les noms des vaisseaux turcs et l’effectif de leurs équipages.

Forces navales égyptiennes.

Flotte turque

Flotte égyptienne.

Vaisseaux.
Mahmoudieh 1,372 Mehallet-el-Kebir 1,034
Messoudieh 1,323 Mansourah 1,034
Fevzyen 1,043 Scanderieh 1,034
Pethieh 1,039 Aboukir 736
Memdouhyeh 1,075 Masser 1,097
Nousretyeh 906 Accri 1,148
Tehrifhjeh 972 Homs 1,034
Tevfigyeh 948 Beylan 900
Bourdj Zafar 765 Alep 1,034
Fayoum 1,034
Benisouef 1,034
Total 9,443 Total 11,119

/253/

Flotte turque

Flotte égyptienne.

Frégates.
Nezamieh 671 Menoufieh 558
Chadyeh 675 Bahireh 510
Navik 516 Damiathyeh 470
Chahhab 548 Sirigihad 510
Khouz-Ahaman 662 Reschid 510
Tavir 531 Vapor-el-Nil 152
Merat-Zafaoud 484
Souryeh 555
Rezim-Zafar 534
Quaïd-Zafar 478
Fadoullah 386
Total 6,040 Total 2,710
Corvettes.
Messir - Ferrah 277 Gihad-Veiker 159
Tantah 183
Djennah-Bahary 159
Pelenk-Djihad 159
Damanhour 262
Total 277 Total 922
Goëlettes.
Saïka 115
Wachentoun 115
Chahin-Deria 115
Pensanh 97
Total 442

/254/

Flotte turque

Flotte égyptienne.

Bricks.
Djai- Ferrah 139 Semendi-Djchad 97
Qous-Zafar 131 Chabas-Djilkad 97
Mouhammer -Sefid 84 Vapor-el-Jucka 52
Vapor-Djedic 27
Vapor - Tioulac 17
Total 354 Total 290
Cutters.
N° l 29
N° 2 31
Total 60
Tôt. de l’effectif turc 16,124 Total de l’effectif égyptien 15,463
Plus deux régiments de troupes de débarquement 5,000 Plus ouvriers de l’arsenal d’Alexandrie enrégimentés 4076
Total général 21,124 Total général 19,539

/255/

III.

Levées d’hommes pour le service militaire et maritime.

Système de recrutement de l’Égypte. — Ses vices. — Ses causes. — Tentative faite par Méhémet-Ali pour le réformer. — Répugnance des Arabes pour le service militaire. — Résultats probables de la création de la garde nationale.

45. Système de recrutement de l’Égypte. — On s’est beaucoup élevé, el avec raison, contre la manière dont se font en Égypte les levées d’hommes. Le système employé jusqu’à ce jour est en effet vicieux, inhumain, déplorable.

Aucun ordre, aucun règlement, aucune loi commune ne président au recrutement. L’armée n’est pas entretenue comme en France, avant la révolution, par les engagements volontaires, par des marchés consentis; ses cadres ne sont point remplis par la conscription, qui n’est pas oppressive, puisqu’elle laisse au sort le soin de désigner, entre tous les citoyens soumis à des chances égales, ceux auxquels sera confiée la défense de la patrie. En Égypte, la force seule, plus barbare et plus aveugle que le hasard, envoie à l’armée ses soldats: le recrutement se fait par de véritables presses. Les récits des voyageurs à ce sujet sont exacts. Une compagnie de soldats se jette sur un village, dont les besoins du gou- /256/ vernement vont décimer la population. Elle saisit le plus d’hommes qu’elle peut. Les prisonniers sont attachés, et, suivis de leurs mères, de leurs femmes, de leurs enfants, qui se lamentent, ils sont conduits au chef-lieu du canton, où un médecin choisit ceux qui sont aptes au service.

46. Ses vices. — Ce système est non-seulement barbare, mais funeste. Ses vices sont frappants. En ne tenant aucun compte des circonstances d’âge et de famille dans lesquelles se trouvent les hommes qu’il enlève, il tend à nuire au développement de la population, et à plonger les familles dans la désolation et la misère. A l’approche des recruteurs, les jeunes gens les plus valides prennent la fuite et vont demander au désert, souvent pendant quelques mois, des asiles connus d’eux seuls. Ainsi les cultures sont abandonnées, et ceux-là mêmes qui auraient été les plus propres au service s’échappent, tandis que ceux qui auraient du être exemptés sont incorporés dans l’armée et dans la marine.

Je ne déguise pas le mal; il est impossible du reste à personne de se faire illusion sur ses conséquences. Le vice-roi les apprécie et ne demanderait pas mieux que de les faire cesser, car ses intérêts ne sont jamais séparés, à ses yeux, des intérêts permanents de l’Égypte. Essayons d’en découvrir la cause et le remède.

47. Ses causes. — Lorsque Méhémet-Ali voulut créer le nizam, il rencontra, nous l’avons vu, de sérieuses oppositions parmi les indigènes. Cette /257/ grande réforme lui mérita même de leur part le surnom méprisant de pacha des chrétiens. Les Arabes n’avaient jamais été soumis au service militaire; ils n’avaient ni assez d’esprit de nationalité, ni une intelligence suffisante des destinées de l’Égypte pour se plier volontiers et librement sous la main qui les façonnait. D’ailleurs, ils ne connaissaient et n’estimaient d’autre langage de la part du pouvoir que celui de la force. Méhémet-Ali fut donc, dès le principe, oblige d’employer la violence pour les faire concourir à ses desseins.

Je connais les Arabes, et je n’oserais affirmer qu’il eût été possible de les amener par des moyens doux, par ceux que la civilisation inspire, à entrer dans l’armée; mais ce que j’affirme, c’est que pour les conduire par une transition ménagée à un état de choses aussi différent de tout ce qu’ils avaient vu jusque-là, à un état de choses qui répugnait aussi formellement à leurs idées et à leurs mœurs, il eût fallu une longue période de temps. Or, Méhémet-Ali ne pouvait attendre; on doit considérer qu’il n’a pas été placé en Égypte pour faire à loisir et à son gré l’éducation des Arabes. Sans doute il a travaillé pour l’avenir; mais il était surtout pressé, harcelé par le présent. Or, le présent lui ordonnait sans relâche de protéger sa position; il lui ordonnait d’être puissant afin de conserver non-seulemeut ce qu’il avait acquis, non-seulement l’avenir de sa famille, mais sa vie même. Il fallait donc au vice-roi une armée nombreuse, et il la lui fallait sur-le-champ. /258/ Pour l’obtenir, son choix ne devait pas s’arrêter devant les moyens les plus conformes aux principes libéraux, mais devant les plus prompts. Il s’est trouvé malheureusement que ceux-ci ont été les moyens violents, et s’ils ont entraîné des souffrances que l’humanité déplore, il faut en accuser non le vice-roi, mais ceux qui tramaient sans cesse sa perte, mais les nécessités de sa position.

Lorsque son armée eut été formée, Méhémet-Ali essaya d’établir un mode de recrutement plus équitable. Les consuls généraux le lui conseillaient, je dois dire que moi-même je n’avais pas été parmi les moins chaleureux partisans de cette réforme. Docile à tous les avis inspirés par la philanthropie, le vice-roi voulut faire une expérience.

48. Tentative faite par Méhémet-Ali pour le réformer. — Il créa un conseil de recrutement composé d’officiers supérieurs de toutes les armes, à la tête duquel fut placé comme président un général d’artillerie, et dont je fis partie. Nous commençâmes nos opérations dans la province de Kelioub, qui est la plus voisine du Caire. Nous nous rendîmes chez le gouverneur; on appela dans son divan tous les cheiks-el-beled de la province, et lorsqu’ils furent assemblés, on posa la question à peu près dans ces termes: « Tous les pays, leur dit-on, ont besoin d’une force militaire pour conserver la paix intérieure et défendre leur indépendance. Or, il faut que les troupes nécessaires soient fournies par la nation. Les soldats qui composent l’armée doivent /259/ réunir des conditions d’âge et de santé. Toutes les classes de la société, toutes les provinces, doivent concourir dans des proportions égales au service militaire. La guerre demande des hommes vigoureux et qui ne soient pas encore attachés à la société par des liens assez forts pour que leur mort influe trop douloureusement sur le sort des familles. Les soldats doivent donc être fournis par la jeunesse du pays. Mais parmi les jeunes gens, il en est qui ont le droit d’être exemptés de la charge imposée à la majorité par la loi commune; tels sont, par exemple, ceux qui ont déjà un ou deux frères à l’armée, les fils de veuves, etc.; l’État n’a pas besoin d’ailleurs de tous les jeunes gens. Il faut, par conséquent, établir une règle qui, laissant les chances égales pour tous, détermine d’une manière inébranlable les individus qui devront entrer dans le service. » Alors on leur fit comprendre comment en France le sort désignait les soldats. En entendant expliquer notre système, les cheiks donnèrent des marques bruyantes d’approbation; ils s’écrièrent tous qu’il était excellent et qu’il fallait le suivre.

Alors on leur dit de se rendre chacun dans leur village respectif, de dresser un état de tous les jeunes gens de dix-huit à vingt-deux ans, d’expliquer à leur tour à leurs administrés les principes justes et logiques d’après lesquels s’opérerait désormais le recrutement. Les cheiks partirent dans les meilleures dispositions apparentes; mais, à peine eurent-ils annoncé le nouveau système qu’ils venaient pra- /260/ tiquer, que tous les habitants s’enfuirent. Il fallut de nouveau avoir recours à la force et faire une battue dans le pays pour avoir des soldats.

Ibrahim-Pacha expliquait un jour à des ulémas de Damas le mode de recrutement usité en France. Ils ne se possédaient pas d’enthousiasme, tant ils trouvaient ingénieuse et juste notre organisation. Le généralissime, les voyant dans un si bel accès d’admiration, dit à l’un d’eux: « Eh bien, puisque vous êtes convaincu des heureux effets d’une répartition équitable des charges du service militaire parmi les jeunes gens, vous qui avez cinq fils, vous allez m’en donner un. » — « Moi! s’écria l’uléma épouvanté, je ne me séparerai pas d’un seul de mes enfants! »

49. Répugnance des Arabes pour le service militaire. — Les Arabes ne peuvent pas concevoir que l’on aille à l’armée de bon gré. Ils en ont une telle horreur que souvent des mères mutilent elles-mêmes leurs enfants, les rendent borgnes, leur enlèvent l’exercice d’un membre, afin de les soustraire au service. Sur le point d’être enrôlés, on a vu des fellahs se trancher d’un coup de sabre, avec une impassibilité stoïque, plusieurs doigts de la main gauche; mais, dès qu’ils ont été pris, ils se soumettent avec résignation à la force qui les a vaincus; car la violence qui les dompte est à leurs yeux l’expression de la fatalité. Lorsqu’ils sont sous les drapeaux, ils s’accoutument bientôt à leur nouvel état. Ils oublient même leurs répugnances antérieures; car ils n’ont pas de sympathie pour celles de leurs /261/ compatriotes. Il leur font subir sans pitié les vexations dont ils ont été eux-mêmes victimes.

50. Résultats probables de la création de la garde nationale. — Mais de cette singularité funeste du caractère arabe faut-il conclure que, en fait de recrutement, il n’y a rien de mieux à espérer en Égypte que ce qui existe aujourd’hui? A Dieu ne plaise! Le temps vient à bout de toutes les difficultés: les Arabes s’accoutumeront progressivement à l’armée. Lorsque Méhémet-Ali pourra concentrer sur l’Égypte toutes ses pensées; lorsque les besoins d’hommes seront moins pressants, il fera de nouvelles tentatives pour introduire un système de levées régulières: alors il lui sera permis d’être patient; avec la patience il surmontera les obstacles. Déjà les gardes nationales qu’il a créées pendant la dernière crise qu’il vient de traverser auront familiarisé d’une manière heureuse les Égyptiens avec le service militaire. Après avoir manié le fusil, manœuvré et campé auprès de son toit, le fellah perdra la répugnance invincible qu’il avait eue jusqu’à ce jour à entrer dans l’armée. La garde nationale, dans laquelle il fait aujourd’hui ses premières armes, lui aplanira la transition de l’état civil à l’état militaire; à mesure que les perspectives de celui-ci s’adouciront à ses yeux, il n’aura plus recours, pour résister à une nécessité nationale, à ces horribles mutilations dont une ignorance enfantine, dont un entêtement stupide, ont pu seuls concevoir l’idée et opérer l’exécution; alors le gouvernement, n’ayant plus à lutter contre une obsti- /262/ nation irréfléchie et funeste, introduira ces mesures de conscription calquées sur celles de la France, qu’il n’a pu réussir à faire adopter à d’autres époques. La population et le vice-roi gagneront à la fois à ce fait: la population y gagnera une répartition plus égale, plus juste, plus humaine, du tribut d’hommes que réclament d’elle les besoins politiques de l’Égypte, et qu’il lui vaut mieux donner de bonne grâce que se laisser arracher; le gouvernement y gagnera ce que gagne toujours un gouvernement à régulariser un service: de l’unité, de la stabilité et de la force.