Antoine Barthélémy Clot-Bey
Aperçu général sul l’Égypte

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Chapitre X.

Instruction publique et écoles en Égypte.

Les sciences dans l’antiquité et sous les Arabes. — Période des califes, — des Mamelouks. — Renaissance des lumières sous Méhémet-Ali. — Mission égyptienne à Paris. — Fondation des écoles. — Ministère et organisation de l’instruction publique.

1. Les sciences dans l’antiquité et sous les Arabes. — L’Égypte fut le berceau des sciences. Elle en conserva le dépôt même après la conquête des Perses. On sait que la plupart des Grecs illustres, Pythagore, Hérodote, Platon, Aristote, vinrent la visiter dans cette période et lui empruntèrent, les uns des idées philosophiques et religieuses, les autres des faits et des systèmes scientifiques. Lorsque les écoles grecques eurent perdu leur éclat, l’école l’Alexandrie s’éleva et devint le foyer des lumières du monde. Le géomètre Archimède, l’astronome Ptolémée; des philosophes, /331/ Jamblique et Plotin; des médecins, Hiérophile, Érosistrate, Galien, etc., l’illustrèrent depuis l’époque des Ptolémées jusque vers le VIe siècle.

Lorsque les Arabes envahirent l’Égypte, province du Bas-Empire, elle participait à sa décadence. La phrase par laquelle le calife Omar ordonna à Amrou de brûler la bibliothèque d’Alexandrie est devenue fameuse. Peut-être d’ailleurs la perte de cette bibliothèque, remplie de livres de scolastique et de théologie subtile, est-elle moins regrettable qu’on ne l’a généralement supposé. Plusieurs livres précieux ont échappé à sa destruction; tels sont les ouvrages d’Aristote, d’Hippocrate, de Galien, et les éléments de géométrie d’Euclide.

2. Période des califes. — Les premiers siècles de la domination des Arabes démentirent les craintes qu’aurait pu faire concevoir le fanatisme de leurs conquérants. La période des califes est une des plus belles dont les fastes des sciences, des lettres, des arts, aient gardé le souvenir. Les noms de Haroun-el-Raschid, d’el-Mamoun, d’el-Mansour, sont devenus illustres parmi ceux des souverains qui ont protégé le développement des lumières. Ces califes firent traduire en arabe, par des chrétiens et des juifs de leurs États, les ouvrages scientifiques les plus importants; et, quoiqu’on ait donné peut-être trop de lustre poétique à la civilisation arabe de cette époque, il faut reconnaître que, outre de magnifiques monuments, et des ouvrages, littéraires très-remarquables, nous lui devons les premières découvertes /332/ de la chimie, les premiers éléments de l’algèbre, des progrès en mécanique, les cadrans solaires, les montres, les orgues, etc.

3. Période des Mamelouks. — Avec les califes croulèrent les institutions scientifiques qui avaient fait la gloire de leur domination. Les dynasties qui occupèrent le pouvoir après eux, trop peu solidement assises, laissèrent dépérir la culture intellectuelle. Les sultans qui furent les précurseurs de l’oligarchie des Mamelouks ont laissé quelques monuments d’architecture; ceux-ci, pour lesquels il n’y avait pas d’autre science que celle du maniement des armes, pas d’autres occupations nobles que les exercices du corps, secondèrent les rapides progrès que fit l’Égypte dans la barbarie et l’ignorance. Sous eux, il n’y eut plus à peu près qu’une étude, ce fut celle du Coran; les sciences et les arts les plus utiles furent délaissés; la médecine fut livrée au plus grossier empirisme; les Égyptiens perdirent tout souvenir, même vague, du passé de leur pays. Lors de l’expédition française, étonnés de la curiosité avec laquelle nos compatriotes allaient visiter les pyramides, ils s’imaginèrent qu’elles avaient été construites par un peuple dont les Francs étaient descendus. Auparavant ils les prenaient, hormis les plus savants, pour une production de la nature.

Le peu de science qui se trouvât en Égypte était monopolisé par les ulémas. Ils s’instruisaient au Caire, dans la mosquée d’el-Azar, où l’on enseignait la philosophie d’Aristote, les règles de la langue /333/ arabe, l’écriture, un peu d’arithmétique, l’interprétation du Coran, l’histoire des califes, etc. Ils n’avaient que des notions fausses sur les principes élémentaires de la cosmographie et de la géographie.

Les trois années de l’expédition française, qui rapportèrent à la science une si riche moisson, ne furent pas suffisantes pour laisser se développer parmi les indigènes égyptiens des germes d’instruction.

4. Renaissance des lumières sous Méhémet-Ali. — C’était à Méhémet-Ali qu’il était réservé de réintégrer la science dans une contrée où elle avait fait ses premiers progrès et porté de si beaux fruits. Appréciant dès le principe les avantages de l’instruction, le vice-roi créa, au commencement de son règne, quelques écoles qui n’eurent pas grande importance. Plus tard il comprit que c’était à l’Europe qu’il fallait aller demander l’initiation aux progrès scientifiques, et alors il envoya en Italie et en France surtout plusieurs jeunes musulmans pour y faire leur éducation. Parmi eux se distingua Osman-Effendi-Noureddin, qui, après avoir passé quelques années dans notre pays, fut placé à la tête du grand collège de Kasr-el-Ain, et fonda l’école d’état-major de Kankah en 1826.

5. Mission égyptienne. — En 1815, au rétablissement de la paix, M. Jomard, ancien ingénieur de l’armée d’Orient et alors commissaire du gouvernement pour la publication des découvertes de l’institut d’Égypte, s’adressa au consul de France, à Alexan- /334/ drie, pour continuer les recherches scientifiques et historiques faites à l’époque de l’expédition, et devina dès lors tout ce que l’on pouvait attendre de Méhémet-Ali, pour réveiller en même temps les germes déposés sur les rives du Nil lors de ce mémorable événement. Son intention était de rattacher à la France ce pays classique et de lui lier celui-ci par la reconnaissance, en lui fournissant des moyens d’instruction et de développement moral. De toutes les voies d’amélioration et de civilisation, la plus efficace était l’instruction des indigènes. Le gouvernement égyptien était naturellement disposé à l’employer.

Pendant le séjour d’Osman-Noureddin en France, M. Jomard lui fit part d’un plan qu’il méditait pour arriver à ce but. Ce plan fut mis à exécution en 1826. Le vice-roi confia à M. Jomard une première mission de quarante-quatre jeunes gens, Osmanlis, Arméniens et Égyptiens. Je ne puis pas faire ici l’histoire de cette expédition d’un genre nouveau; je me contenterai de dire que le directeur de la mission égyptienne, au bout d’un ou deux ans, avait obtenu d’assez heureux résultats pour mettre onze des élèves en état d’étudier l’administration militaire, civile, et la diplomatie; huit, d’embrasser la marine, le génie militaire et l’artillerie; deux, la médecine et la chirurgie; cinq, l’agriculture, les mines, l’histoire naturelle; quatre, les arts chimiques; quatre, l’hydraulique et la fonderie des métaux; trois, la gravure et la lithographie; un, l’art de traduire; et un, l’architecture. Cinq autres retournèrent pour cause de /335/ santé ou défaut d’aptitude. Depuis cette époque, de nouveaux élèves sont venus presque chaque année se joindre aux premiers. De 1827 à 1835, il en est arrivé environ soixante, la plupart fellahs, dont quarante destinés aux arts mécaniques, et douze, à la médecine et la pharmacie, que je conduisis moi-même à Paris. A ces élèves, il faut ajouter sept Ethiopiens et trois sujets de distintion arrivés cette année, ce qui fait en total cent quatorze. Quels résultats a produits cette mission? Sans prétendre que tous les élèves aient également profité, on peut assurer que la proportion de ceux qui ont réussi a été plus grande qu’on ne l’observe communément. Les succès ont été constatés par des examens publics. Plusieurs élèves ont subi avec distintion les épreuves de nos écoles savantes, et en sont sortis licenciés et docteurs es sciences, docteurs en médecine et pharmaciens. Nous ne pouvons citer qu’un petit nombre de noms. Cette distintion servira de stimulant pour tous les autres. A la tête, on doit nommer Abdy-Bey et Mouttar-Bey, successivement président du conseil d’Etat, ministre de l’instruction, et Hassan-Bey, ministre de la marine; Artym-Bey et Khosrew-Effendi, premier et deuxième secrétaires-interprètes du vice-roi; Emyn-Bey, directeur de la fabrique de salpêtre; Estefan-Effendi, membre du conseil d’Etat; le cheik Refah, professeur d’histoire et de géographie, directeur du collège de traduction; Nazher et Moustapha-Makrouzy, ingénieurs; Mohammed-Bayoun, professeur de mathématiques; Hassan-Ouardan, Mohammed-Mourad et /336/ Mohammed-Ismayl, graveurs, peintres et professeurs de dessin; Achmed-Yousouf, directeur de la Monnaie, le même qui a visité les sables aurifères de Fazoglou et les mines du Mexique; Mohammed-Nafy, Achmed-Rachydy et dix autres médecins-professeurs à l’école de Kasr-el-Ain; Husseyn-Rachydi, chef du laboratoire de pharmacie; sans parler des artilleurs et même des employés de fabriques, des agriculteurs, etc., dont plusieurs se sont distingués. Ces sujets font près de la moitié du nombre de ceux qui sont restés en Égypte, et ont survécu. Outre les services qu’ils ont rendus et qu’ils rendent journellement, un autre résultat important pour la France a été obtenu de cette mission, c’est de répandre en Égypte la langue et en même temps l’influence françaises. Ainsi, d’une part, Méhémet-Ali n’aura pas à regretter les sacrifices que lui a coûté cette institution, et la France sera récompensée des soins qu’elle a donnés à l’instruction de la colonie égyptienne. Sa généreuse hospitalité sera payée en reconnaissance et en affection, ainsi qu’en estime pour le caractère national; et M. Jomard, qui, par son zèle, ses soins, son dévouement, aura tant servi à produire ces résultats, aura bien mérité de l’Égypte, de son pays et de la science (1).

(1) Je saisis cette occasion pour rendre à M. Jomard les éloges qui lui sont dus sous un rapport également honorable. Le gouvernement égyptien voulait le récompenser de ses peines, de ses travaux; ce généreux savant a opposé un refus dicté par la plus noble délicatesse à l’offre du traitement important qu’on le pressait d’accepter. /337/ Un si noble désintéressement augmente le prix de ses efforts dévoués pour la cause de l’Égypte, et ne saurait être trop payé de sympathie, d’estime et de considération.

/337/ 6. Fondation des écoles. — C’est en 1827 que fut établie l’école de médecine d’Abouzabel sur laquelle nous donnerons des détails au chapitre de la médecine. Les écoles furent créées successivement, et n’eurent pas d’abord une organisation uniforme. Elles ressortissaient de différents ministères; mais cette absence de lien hiérarchique qui les reliât dans un même système fut utile à leurs débuts. Il y eut en effet entre elles une heureuse émulation, et chacune fut poussée par son directeur avec rapidité, sans être astreinte à un développement dont les progrès eussent été ralentis si on les eût calculés d’avance et si l’on eût empêché leur libre essor. Du reste, et c’est une chose qu’il importe de remarquer, les Égyptiens ne se prêtèrent pas à l’instruction de leurs enfants. Loin de là, ils lui opposèrent les mêmes obstacles qu’à l’enrôlement militaire et industriel. On vit des parents mutiler leurs fils pour les empêcher d’entrer dans les écoles. Les élèves, néanmoins, étaient non-seulement logés, nourris et habillés; mais de plus ils étaient payés, et le temps qu’ils passaient dans les écoles était une transition qui les conduisait à des positions bien supérieures à celles d’où on les tirait. Dans la suite, les parents ont compris les avantages matériels de l’instruction, et ont été moins difficiles.

7. Ministère et organisation de l’instruction publi- /338/ que. — Lorsque les écoles définitivement organisées eurent produit leurs premiers résultats, on comprit leur importance, et on en donna la direction suprême à un ministère spécial. Le ministère de l’instruction publique divisa l’enseignement en trois degrés: le premier comprit les écoles primaires; le second, les écoles préparatoires; et le troisième, les écoles spéciales.

Les écoles primaires furent établies dans les provinces; on en compte quarante dans la basse Égypte, et vingt-six dans la haute. Chacune de ces écoles se compose de cent élèves, depuis l’âge de huit ans environ jusqu’à douze. Ils doivent étudier pendant trois ans, et, chaque année, se renouvellent par tiers. On leur enseigne les premiers éléments de la langue arabe et de l’arithmétique.

Les écoles primaires alimentent les deux écoles préparatoires, dont l’une, très-grande, est située à Abouzabel, depuis que le vaste local de Kasr-el-Ain, où elle était, a été consacré à l’hôpital militaire central et à l’école de médecine, et l’autre à Alexandrie. Dans ces écoles, l’enseignement est poussé plus loin. On y apprend la langue turque, les éléments des mathématiques, la géographie, l’histoire, le dessin, etc. Les élèves y restent quatre ans et s’y renouvellent par quart.

Les écoles spéciales sont celles du génie, dite polytechnique, d’artillerie, de cavalerie, d’infanterie, de médecine, de médecine vétérinaire, d’agriculture, de langues, de musique et d’arts et métiers.

/339/ Il y a en Égypte neuf mille élèves; ils sont logés, nourris, vêtus et payés.

Ils couchent sur des lits de fer recouverts d’une paillasse et d’un matelas. Ils reçoivent par an un tarbouch, quatre chemises, quatre caleçons, quatre dikehs, quatre mouchoirs de poche, deux serviettes, trois paires de marcoubs, deux gilets, etc.

Ils sont bien nourris, ne font que deux repas par jour: le premier, une heure avant midi; le second, une heure avant le coucher du soleil. Leurs études sont réglées par heures. Ils reçoivent une paye. Les élèves de l’enseignement primaire reçoivent, la première année, cinq piastres par mois (1 fr. 25 cent.); la seconde année, dix; la troisième, quinze. Ceux qui suivent l’enseignement secondaire ont, la première année, vingt piastres; la seconde, vingt-cinq; la troisième, trente; la quatrième, trente-cinq. Les élèves des écoles spéciales reçoivent, la première année, quarante piastres; la seconde, cinquante; la troisième, soixante; la quatrième, soixante et dix.

A chaque école sont attachés un nazir ou économe chargé de l’administration matérielle, et un uléma.