Antoine Barthélémy Clot-Bey
Aperçu général sul l’Égypte

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Chapitre XI.

Hygiène, maladies et médecine des Égyptiens;
Organisation du service médical.

§ I.

Éducation, manière de vivre et pratiques des Égyptiens considérées sous le point de vue hygiénique.

Éducation des Égyptiens. — Leur genre de vie. —  Abstinence du vin. — Usage du café, de l’opium, du haschisch. — Usage des bains. — Conseils aux étrangers établis en Égypte.

1. Éducation. — En examinant l’Arabe dans les différentes phases de sa vie, on le trouve, au sortir du sein de sa mère, exposé nu, ou simplement enveloppé d’un lambeau de toile grossière, à toutes les intempéries des saisons. Il devient ainsi, dès sa naissance, insensible à l’action des causes exté- /341/ rieures qui influent plus ou moins sur l’organisation de tous les êtres. Il se développe promptement, sans être atteint de scrofules, de rachitis, etc. Quelquefois, il est vrai, il présente dans son bas âge des symptômes morbides du côté de l’abdomen, qui se dénotent par la prédominance qu’acquiert cette partie de son corps. Cette disposition doit être attribuée au défaut de soins éclairés qui devraient entourer l’enfant dans ses jeunes années, à la manière dont on le nourrit, à la quantité de lait dont on le gorge en tout temps, à toute heure de la journée; ce qui occasionne des digestions pénibles et produit, à la longue, le développement des viscères abdominaux, ainsi que nous venons de le dire. Mais ces dispositions ne sont point générales, et, quand elles existent, elles se dissipent promptement. A l’âge de six ou huit mois, l’enfant exerce ses premiers pas dans le monde, et, de sept à huit ans, précoce d’intelligence et de forces, il se suffit à lui-même. Alors commence sa carrière gymnastique. Au Caire, à Alexandrie et dans toutes les villes, on le voit déjà, animé de l’amour du gain, offrir son baudet pour de longues et périlleuses courses. Quel est le voyageur qui n’a pas été assailli par la foule importune des bourriquiers? quel est celui qui n’a pas admiré leur agilité, leur adresse, leur nullité de besoins dans de longs trajets, faits au galop, sans chaussure, sur un sable enflammé et sous un ciel brûlant?

Le compagnon de ses premiers travaux, quoique /342/ fort et infatigable, ne lui suffit plus à mesure qu’il grandit. L’Arabe entre alors dans la classe des seys. Nous avons dit ce qu’étaient ces palefreniers qui contractent dès leur enfance l’habitude de courir presque aussi vite et plus long-temps que les chevaux. Cet exercice, qui serait trop violent pour tout autre peuple que le peuple arabe, ne produit point chez lui tous les inconvénients auxquels il donne naissance ailleurs: il n’en résulte, pour l’Arabe, qu’un développement considérable des organes respiratoires et musculaires.

2. Genre de vie. — Une des causes puissantes de l’excellence de la constitution des Arabes et des Égyptiens en général est due à leur sobriété naturelle et à la manière dont ils distribuent leurs repas. Le fellah, comme l’Arabe du désert, sait très-bien qu’une nourriture abondante et trop animalisée ne s’accommode point avec le climat de l’Égypte et la chaleur intense du soleil. Il sait par instinct et par expérience que, quand l’estomac ne renferme qu’une petite quantité d’aliments de facile digestion, toutes les fonctions s’exécutent avec aisance et régularité, que la respiration n’est point gênée, que la tête est libre, les articulations souples, et que, dans cet état, on supporte facilement les fatigues les plus considérables. L’habitant du désert, quand il monte sur son dromadaire au lever du soleil pour parcourir de longues distances, n’emporte avec lui, pour toute provision du jour, qu’un petit sac de farine et une outre remplie d’eau. Il pétrit dans une /343/ coupe de bois, complément obligé de son équipement, cinq ou six boulettes de pâte de la grosseur d’une noix qu’il fait dessécher au soleil, ou cuire sur la braise. Cette nourriture, accompagnée quelquefois de dattes sèches, suffit souvent à le soutenir pendant toute une journée.

Si les Égyptiens fellahs ne poussent pas la frugalité aussi loin que les Arabes du désert, si les habitants des villes apportent dans le choix de leurs aliments un certain luxe inconnu aux autres, ils n’en conservent pas moins la sobriété la plus grande; ils ne prennent jamais que la quantité de nourriture suffisante pour les soutenir, et n’ont point recours, pour se créer un appétit factice, à tous les mets excitants dont les Européens usent avec tant de profusion.

3. Abstinence du vin. — L’abstinence du vin et des boissons alcooliques, parmi les musulmans, est une autre cause qui tend à les préserver d’une foule de maladies auquelles les habitants des climats chauds seraient sans cesse exposés, sans cette sage précaution. La grande majorité des Égyptiens ne connaît d’autre boisson que l’eau; les chrétiens et les juifs seuls font usage du vin, et plus particulièrement de l’eau-de-vie.

4. Du café et de l’opium. — Le café est un des stimulants dont se servent les Égyptiens. Quoiqu’il soit loin de produire sur l’organisme les mêmes effets que les autres boissons excitantes, je crois cependant que son usage habituel parmi les musulmans n’est pas /344/ sans influence funeste sur leur constitution, et qu’il doit occasionner de fâcheux effets sur les personnes à tempérament impressionnable. D’un autre côté, le café, comme tous les stimulants, finit par produire l’innervation, et je ne serais pas loin de croire que cette boisson ne soit une des causes de l’impuissance dont se plaignent beaucoup d’Orientaux. Mais une cause plus active encore que le café, qui occasionne l’infirmité que nous signalons, est l’usage de l’opium si répandu parmi les musulmans et surtout parmi les Turcs, et dont l’action excitante sur le système nerveux en produit secondairement une autre de prostration et d’abattement considérables. L’usage de l’opium est heureusement assez rare parmi les Égyptiens; mais, en revanche, ils emploient fréquemment le haschich, autre substance dont nous avons parlé, et qui n’a pas moins d’inconvénient pour la santé que l’opium.

5. Usage des bains et du massage. — J’ai déjà parlé longuement de l’usage des bains de vapeur et de l’opération du massage, ainsi que des excellents effets qu’ils produisent autant comme mesures d’hygiène que comme moyen thérapeutique. Je ne répéterai point ce que j’ai dit à cet égard, et je renvoie le lecteur aux détails que j’ai consignés à la fin du premier volume.

C’est aux différents usages que je viens d’indiquer, c’est à ces mœurs sobres, à ces goûts simples et aux diverses pratiques auxquelles il s’adonne, non moins qu’aux circonstances de climat, de localité, /345/ que l’Égyptien est redevable de l’excellence de sa constitution et de son tempérament: c’est pour ces motifs sans doute que le cadre des maladies est si resserré en Égypte, et que, dans le Caire, on ne compte sur une population de trois cent mille âmes que dix-huit à vingt morts par jour.

Les Égyptiens s’avancent très-loin dans la carrière de la vie, et il n’est pas rare de rencontrer parmi eux des hommes qui ont dépassé l’époque séculaire. J’ai vu un veillard qui avait atteint l’âge de cent trente ans, sans autre infirmité qu’un œil atteint de cataracte. Il existe dans ce moment à Canerfigum, province de Cherkié, un homme de cent vingt-trois ans, qui jouit d’une santé parfaite, ayant plusieurs enfants: le premier âgé de quatre-vingts ans, le second, de soixante-quatorze, le troisième, de trois, et un dernier âgé seulement de quelques mois. La pureté des mœurs de la femme du vieillard ne permet pas de douter que ce dernier rejeton ne lui appartienne. Cet homme présente en outre une autre singularité remarquable. A l’âge de quatre-vingt-deux ans, il lui est poussé six dents nouvelles, qu’il a été obligé de faire arracher à cause de l’embarras et de la gène qu’elles lui causaient dans la cavité buccale.

6. Conseils aux étrangers établis en Égypte. — Ce que j’ai dit des bons effets qui résultent pour la santé des Égyptiens de leur sobriété naturelle et de l’emploi des différentes pratiques d’hygiène qu’ils mettent en usage, m’engage à ajouter ici quelques /346/ conseils pour les Européens qui habitent l’Égypte, comme pour les voyageurs qui visitent ces contrées. Je placerai en première ligne la privation d’une nourriture trop animalisée, trop réparatrice, trop excitante, et celle du vin pur et des liqueurs alcooliques. On ne saurait se faire une idée de tous les funestes effets que produisent les boissons spiritueuses dans les pays chauds, et cependant l’expérience depuis longtemps devrait avoir convaincu tout le monde. Chacun sait l’effrayante mortalité qu’on observe en Égypte parmi les étrangers qui s’adonnent à la boisson. De tout temps on a remarqué que les Anglais établis dans le pays périssaient dans une proportion très-grande relativement au reste de la population franque; et cela, parce que ce peuple conserve en Égypte les usages et les coutumes de sa patrie, usages et coutumes qui ne sont plus compatibles avec le nouveau climat qu’il vient habiter.

Une autre chose que tout le monde doit observer en Égypte, c’est de se préserver de l’action de l’humidité et des changements de température très-fréquents dans cette contrée. Pour cela, il faut avoir soin d’être toujours vêtu chaudement, de ne point dormir dans des appartements dont les fenêtres restent ouvertes pendant la nuit, de ne pas se laisser surprendre par le sommeil à l’abri d’un arbre, ainsi que le font souvent les fellahs. La négligence de ces précautions occasionne souvent des courbatures, des rhumatismes, des ophthalmies, et toute espèce de /347/ maladies suivant la constitution régnante et la prédisposition des individus.

Dès que les indigènes ressentent les premiers symptômes d’une indisposition, que généralement ils attribuent avec raison, selon nous, à une diminution des sécrétions de la peau, ils ont recours à un moyen très-efficace; ils vont prendre un bain de vapeur, et suscitent une transpiration abondante qui suffit ordinairement à dissiper tous les symptômes qui commençaient à paraître. Je conseille ce moyen à tous ceux qui se trouveront dans le cas dont je parle, et je suis persuadé qu’il a souvent réussi à faire avorter dans leur principe une foule de maladies qui, sans cela, auraient acquis tout leur développement.

L’usage des bains de vapeur et du massage, considérés comme moyens hygiéniques, doit être aussi adopté par les étrangers qui sont établis en Égypte. Nous avons parlé de tous les avantages qui résultent de cette pratique envisagée sous ses différents côtés.


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§ II.

Maladies de l’Égypte

Peste. — Affections des organes digestifs: dyssenterie, — hépatite, — hémorroïdes, etc. — Hernies. — Maladies de la peau: éléphantiasis, habbenil, — lèpre, — variole, etc. — Dragonneau. — Maladies des yeux: Ophthalmie, — Entropion, — Trichiasis, etc. — Maladies des organes génito-urinaires: calculs vésicaux, — hydrocèle, — syphilis. — Affections cancéreuses. — Affections de poitrine. — Affections cérébrales. — Affections mentales. — Affections nerveuses. — Rhumatisme, — goutte, — tétanos, — rage.

Avec leur tempérament, la constitution dont ils jouissent et le genre de vie qui leur est propre, les Égyptiens, comme nous l’avons déjà fait entrevoir, ne doivent être exposés qu’à un petit nombre de maladies. Toutefois, s’ils ne connaissent pas cette foule d’affections qui attaquent les Européens et les peuples civilises, ils sont sujets à plusieurs autres, dont les unes sont particulières au pays qu’ils habitent, et dont les autres leur sont communes avec différentes nations. Nous allons en parler dans ce paragraphe.

7. Peste. — Si la peste n’est point l’affection la plus commune de l’Égypte, elle en est au moins une des plus meurtrières; elle est en outre une de celles qui sont endémiques dans le Levant, et surtout dans l’ancienne terre des Pharaons.

/349/ L’Égypte est le berceau de la peste, et de tout temps, à l’époque de son ancienne splendeur comme à celle des siècles qui ont succédé, cette province a vu se développer la maladie dans son sein. Ce n’est donc point la chute de la civilisation, ce n’est point l’oubli des lois hygiéniques autrefois mises en vigueur qui ont donné naissance à ce fléau si redoutable. Mais aujourd’hui, comme aux âges passés, les causes de son développement sont encore un mystère; et comme celles d’une foule de maladies, elles semblent de longtemps vouloir se soustraire à toutes nos investigations.

La peste qui est endémique, non-seulement en Égypte, mais sur tout le littoral oriental et méridional de la Méditerranée (bien qu’à des degrés différents), la peste se montre presque chaque année en Orient vers la même époque et présente généralement alors peu d’intensité. Quand la maladie se développe sous la forme épidémique, ce qui arrive à des intervalles de six, huit et dix années, elle occasionne d’horribles ravages, et moissonne, à l’exemple du choléra, les populations au milieu desquelles elle sévit.

La peste n’est point contagieuse, et la grande majorité des médecins qui ont étudié la maladie dans ces dernières années partagent notre opinion. Cette croyance d’ailleurs a toujours été celle des musulmans; jamais ils n’ont évité le contact des pestiférés, et il répugne de croire que leurs idées soient la conséquence d’un fatalisme ridicule, et que de tout temps un peuple entier se soit volontairement ex- /350/ posé à un mal qu’il aurait reconnu contagieux, quand il pouvait facilement s’en garantir (1).

(1) Voir, pour plus de détails, l’ouvrage de l’auteur sur la peste. — Paris, 1840, chez Fortin et Massons, libraires.

Affections des organes digestifs.

8. Dyssenterie. — La dyssenterie est une maladie fréquente en Égypte, et c’est, après la peste, celle qui fait le plus grand nombre de victimes. Connue par les Arabes sous les divers noms de dousentaria, ensol-el-batn, sohlah, cette affection, qui se présente bien plus souvent dans la basse que dans la moyenne et la haute Égypte, règne sporadiquement pendant la saison des chaleurs; quelquefois elle semble prendre le caractère épidémique, et alors elle sévit avec une grande intensité.

Cette maladie, que les indigènes combattent par des moyens empiriques et souvent funestes, est traitée avec efficacité, par les médecins européens, par les anti-phlogistiques et la diète. — Ce dernier moyen surtout est la condition indispensable pour obtenir la guérison.

Les autres affections des organes digestifs se rencontrent rarement.

9. L’hépatite est une maladie qu’on a quelquefois occasion d’observer; mais elle est bien moins fréquente que ne pourrait le faire supposer la chaleur du climat. Ce sont surtout les Européens et les étrangers qui présentent cette affection.

10. Quant aux engorgements du mésentère, quant /351/ à cette maladie connue sous le nom de carreau, elle est également peu commune, et ne se rencontre que chez un petit nombre d’enfants.

11. On a assez fréquemment occasion d’observer les hydropisies ascites, mais, comme dans d’autres contrées, ces affections ne sont pas toujours produites par une inflammation chronique du péritoine. Elles se développent fréquenmient sous l’influence d’autres conditions, comme, par exemple, à la suite d’un engorgement du foie, et d’un obstacle à la circulation.

12 . Les hémorroïdes sont au contraire très-fréquentes en Égypte. Cela tient peut-être aux dyssenteries si communes dans le pays. Les indigènes les combattent avec une multitude de moyens tous plus extraordinaires les uns que les autres: quand elles acquièrent un certain volume, les Égyptiens les font inciser par les barbiers à l’aide du rasoir.

13. D’autres maladies qu’on rencontre souvent, sont les affections vermineuses; tous les âges de la vie et tous les tempéraments sont sujets en Égypte à présenter cette affection, et le nombre des entozoaires développés chez le même individu est quelquefois très-considérable.

14. Des hernies. — Les hernies sont assez fréquentes en Égypte, et pour leur production, comme pour celle d’une infinité de maladies, on a fait jouer un grand rôle aux eaux du Nil prises en boisson. On a également attribué leur fréquence à l’usage des bains chauds, qui, comme chacun sait, sont très- /352/ répandus dans les pays du Levant. Mais aucune de ces causes ne nous semble la véritable, et nous pensons que si elles ont quelque influence sur le développement de la maladie, il existe d’autres conditions plus puissantes que ces dernières, telles que la constitution des individus chez lesquels le tissu cellulaire graisseux est peu abondant, et n’obstrue qu iucomplétement les cavités par lesquelles tendent à s’échapper les viscères; telles encore que l’état de relâchement que présente le système musculaire chez les mêmes individus, effet de leur tempérament et de la chaleur du climat qu’ils habitent; telles enfin que l’exercice du cheval, auquel s’adonnent avec passion la plupart des Égyptiens.

On a prétendu que la quantité de hernies serait plus considérable encore en Égypte, sans la précaution qu’ont les paysans de se comprimer le ventre au moyen d’une large ceinture de cuir. C’est une grave erreur qu’on a commise; car on n’a pas fait attention que cette ceinture, qui presse sur les hanches et sur la partie supérieure de l’abdomen, sans soutenir aucunement les parties inférieures, ne pouvait avoir l’effet qu’on lui attribuait; qu’elle devait, au contraire, refouler les viscères vers les points par lesquels ils s’échappent ordinairement. Nous pensons en effet que ce prétendu moyen prophylactique est une cause puissante du développement des hernies.

Maladies de la peau.

Les affections cutanées sont très-communes en /353/ Égypte et se présentent sous des formes variées. Celles qu’on rencontre le plus souvent sont l’éléphantiasis des membres et des organes de la génération, le habbe-Nil, ou bouton du Nil, la lèpre, les dartres, la variole, la gale, etc.

15. L’éléphantiasis, Gusam ou Jusam des Arabes, connu en Europe sous les divers noms de hernie charnue (Prosper Alpin), de maladie des Barbades, de sarcocèle d’Égypte, et appelé par M. Allard maladie du système lymphatique, est une affection assez commune en Égypte, mais qui n’est point propre seulement à son climat. La dénomination d’éléphantiasis qu’on lui a assignée provient de la forme que présentent les parties qu’elle envahit, et de la ressemblance grossière qu’on a voulu voir entre le membre éléphantiaque et le pied de l’éléphant. Cette dénomination, qui pourrait jusqu’à un certain point convenir à la maladie, quand celle-ci se développe sur les jambes, est vicieuse quand elle s’applique à la même affection située dans d’autres parties du corps, dans les bourses, par exemple: les noms de hernie charnue, de sarcocèle, d’hydrocèle, ne lui conviennent pas davantage, ainsi que nous le ferons voir en indiquant la nature de la maladie. Quant à celui de maladie du système lymphatique, il est également inexact; car le système lymphatique n’est point le siège des désordres pathologiques.

L’éléphantiasis, qu’on a proposé d’appeler avec raison, selon nous, du nom d’œdémasarque, est une affection qui a son siège dans le tissu cellulaire sous- /354/ cutané. Ce tissu, sous l’influence de conditions diverses, le plus souvent de causes d’irritation, se pénètre d’une quantité plus ou moins considérable de sérosité, qui s’accumule davantage à mesure que les parties solides acquièrent plus de développement. C’est en vertu de cette double condition que l’élèphantiasis prend naissance: la maladie est donc à la fois le résultat d’une infiltration et d’une hypertrophie du tissu cellulaire. C’est ce que démontrent l’incision de ces tumeurs, qui, donnant issue à une très-grande quantité de sérosité, diminue considérablement leur volume, ainsi que les dissections attentives qui ont été faites sur les parties solides.

Les choses se passent de la même manière, soit que la maladie se développe sur les extrémités inférieures, soit qu’elle établisse son siège sur les enveloppes des testicules. C’est dans ce dernier cas surtout que l’éléphantiasis acquiert un développement plus considérable. J’ai vu des tumeurs de cette nature du poids de plus de cent livres; j’en ai extirpé de semblables qui avaient acquis des dimensions si grandes que leur diamètre vertical atteignait la partie inférieure de la jambe.

Quelles sont les causes de l’éléphantiasis? sous quelles conditions prend-elle naissance? C’est ce qu’on n’a point encore incontestablement établi. Parmi les causes diverses auxquelles on a attribué son développement, une des plus probables est l’action du froid humide, des bains froids, du lavage, etc., qui ont pour effet de répercuter la transpiration. /355/ Mais ces conditions ne suffisent point seules pour faire naître la maladie; s’il en était ainsi, l’éléphantiasis serait la plus commune des lésions pathologiques; car le phénomène de la transpiration est souvent interrompu en Égypte sans que cependant cela donne naissance à l’affection.

Pour que le traitement de l’éléphantiasis soit efficace, il convient qu’il soit employé au début. Dans la première période, on peut espérer la guérison en ayant recours à des moyens rationnels. Alors on obtiendra d’heureux résultats de l’usage des anti-phlogistiques, des saignées, des topiques émollients, de bandages convenablement appliqués; on administrera les mercuriaux si l’on soupçonne que la maladie se rattache à une affection syphilitique. Dans une période plus avancée, on aura recours aux incisions, qui ne guérissent point, mais qui produisent du soulagement. Mais, quand la maladie est arrivée au degré que nous avons indiqué, quand elle attaque les testicules, où elle produit ces énormes tumeurs, il n’est plus qu’un seul moyen à tenter, c’est l’extirpation.

16. Du habbe-Nil. — Sous ce nom arabe, qui signifie bouton du Nil, les Égyptiens désignent une maladie particulière à leur pays, causée par l’usage de l’eau du Nil en boisson.

Cette maladie, qui n’est point une affection dartreuse, ainsi que Pugnet l’a prétendu, mais une éruption cutanée d’une nature et d’un caractère différents, se présente sous la forme de petits bou- /356/ tons inflammatoires, plus ou moins volumineux, plus ou moins confluents, qui donnent lieu à un prurit très-incommode. Ces boutons, qui se transforment quelquefois en de véritables furoncles, se développent sur toutes les parties du corps, et attaquent de préférence les étrangers. L’époque de leur apparition coïncide avec celle du débordement du Nil. Ce sont les eaux du fleuve qui les produisent; ils disparaissent avec l’inondation.

De même que l’éléphantiasis, le habbe-Nil est plus fréquent dans la Basse Égypte que dans la Moyenne; il est très-rare dans la Haute. Personne n’a pu dire encore la cause de cette particularité.

17. Lèpre. — La lèpre est une maladie de l’Orient qui, depuis les âges passés, a considérablement perdu de sa fréquence. Toutefois, les pays des Indes, diverses côtes de l’Afrique, la Syrie, l’Égypte, et surtout la Crète, jouissent encore du fatal privilège de donner naissance à cette affection. Cette maladie, qu’on a souvent confondue avec l’éléphantiasis, bien qu’elle en soit entièrement distinte, se présente sous deux formes principales, ce qui lui a valu les deux dénominations de lèpre tuberculeuse des Arabes et lèpre rongeante des Grecs.

La lèpre tuberculeuse, qu’on observe surtout en Égypte, se présente avec la physionomie suivante: de petits corps durs, tuberculeux, se développent dans le tissu cellulaire, et font saillir la peau, à laquelle ils donnent une teinte rougeàtre. La maladie commence par la face et les membres; rarement elle /357/ attaque le tronc; elle suit à peu près la marche des affections scrofuleuses, occasionnant des symptômes et des lésions analogues à ceux que ces affections produisent: ainsi les tubercules s’enflamment, suppurent, et donnent lieu à des cicatrices hideuses, à la déformation des membres et même à la perte, à la chute de ceux-ci, quand les tubercules se sont développés dans les articulations. La lèpre rongeante des Grecs, qui, par sa nature, se rapproche davantage des maladies dartreuses, se rencontre moins souvent en Égypte; elle est plus propre aux pays de la Grèce. Elle produit, comme l’autre, des désordres plus ou moins grands dans l’économie.

La lèpre, que beaucoup de médecins regardent comme contagieuse, n’est point telle qu’ils le prétendent. Les recherches que j’ai faites à ce sujet, les maladies que j’ai été à même d’observer dans nos hôpitaux ou en Crète, m’ont convaincu, moi comme mes confrères d’Égypte, que la maladie ne présente en aucune façon le caractère contagieux; cette opinion a d’ailleurs de tout temps prévalu parmi les peuples du Levant.

18. Dartres et scrofules. — Les affections dartreuses existent en Égypte; mais elles y sont rares et disséminées; il en est de même des maladies scrofuleuses. Cela tient sans doute au tempérament des Égyptiens et à la nature du climat qu’ils habitent. Comme ces affections ne présentent aucune particularité, nous ne nous y arrêterons pas davantage.

19. Variole. — Parmi les affections de la peau, la /358/ variole est une des plus communes et des plus intenses. Cependant, depuis quelques années, elle a beaucoup perdu de sa fréquence, grâce aux mesures que le gouvernement a prises pour soumettre les enfants à l’opération de la vaccine. Bientôt, il faut l’espérer, la variole ne produira pas plus de ravages en Égypte qu’elle n’en produit en Occident.

20. Gale. — La gale se rencontre souvent parmi les Égyptiens et surtout dans les armées. Les causes qui lui donnent naissance sont les mêmes que partout ailleurs; et, si la maladie est plus fréquente dans ces contrées, cela tient à la malpropreté du peuple et au défaut de mesures de préservation.

Il nous reste encore à parler d’une autre maladie que nous rangerons ici, bien qu’elle ne soit pas propre à la peau, puisqu’on l’observe dans d’autres tissus. Je veux parler de l’affection produite par le dragonneau, et principalement de cet entozoaire, la cause de l’affection.

21. Le dragonneau, dont l’existence a jusqu’à ces dernières époques été niée par plusieurs helminthologistes, est un entozoaire de forme cylindrique légèrement aplatie, de la grosseur d’une corde de violon et d’une longueur qui varie depuis six pouces jusqu’à plusieurs pieds (1). Il se rencontre rarement en Égypte où il était presque inconnu avant la conquête du Sennâr par Méhémet-Ali. Les individus sur lesquels on l’observe sont les nègres qui provien- /359/ nent des provinces de l’Hedjaz, de la Nubie, de l’Ethiopie. Quelques Égyptiens, cependant, en sont attaqués; des Européens mêmes ont le dragonneau; et parmi ceux-là on a remarqué que les personnes qui en étaient atteintes avaient eu des rapports avec d’autres individus présentant la même affection, ce qui donnerait à penser que la maladie peut se développer par contagion.

(1) Les plus longs que j’aie vus avaient quatre pieds.

Les causes qui donnent naissance au dragonneau sont encore un mystère. Cet entozoaire naît-il spontanément dans le corps humain, ou bien s’y développe-t-il après avoir été déposé à sa surface ou avoir pénétré dans son intérieur par les voies digestives ou pulmonaires, sous forme de germe ou toute autre? C’est ce que nous ignorons encore.

Ce que nous savons jusqu’à présent du dragonneau, c’est qu’il établit son siège sur toutes les parties du corps, au nez, à la langue, au tronc, aux bourses, sur les membres supérieurs et principalement sur les inférieurs; c’est qu’il se développe également à la superficie de la peau et dans les parties profondes du tissu cellulaire, de même qu’au milieu des articulations. La présence de ce ver s’annonce par un prurit douloureux, qui souvent change de place et se fait sentir ailleurs. Quelquefois, quand il est situé superficiellement, le dragonneau dénote son existence par l’apparition d’un cordon arrangé en spirale ressemblant à une veine ou à un vaisseau lymphatique enflammé. Quand au contraire il est situé profondément, il détermine un engorgement dont la /360/ durée est plus grande. Dans tous les cas, les parties qui avoisinent l’entozoaire, après une inflammation plus ou moins prolongée, s’abcèdent et laissent échapper au milieu d’un liquide séro-purulent un filament blanchâtre légèrement aplati, et qui souvent effectue des mouvements très-sensibles. C’est le dragonneau qui présente une de ses extrémités. On saisit celle-ci, on l’enveloppe dans un morceau de diachylum, et en exerçant de temps à autre de légères tractions, on parvient au bout d’un temps plus ou moins long, souvent de plusieurs jours, à extraire en entier le dragonneau, qui, sans les précautions qu’on prend, se romprait et donnerait lieu à de nouveaux accidents.

Maladies des yeux.

22. Ophthahnie, ramdam des Arabes. — Si Volney a dit « qu’en passant dans les rues du Caire, il avait souvent rencontré, sur cent personnes, vingt aveugles, dix borgnes el vingt autres dont les yeux étaient rouges, purulents ou tachés (1), » cette assertion ne peut être prise au pied de la lettre; mais elle n’indique pas moins que le nombre des maladies des yeux est considérable en Égypte.

(1) Voyage eu Égypte et en Siyrie, tom. i. p 229.

L’ophtalmie est une affection endémique dans ce pays où elle s’offre avec une physionomie qu’elle n’a point dans d’autres contrées. Commune à toute l’Égypte, mais plus fréquente dans la partie septentrionale que dans les latitudes qui se rapprochent /361/ davantage de l’équateur, plus ordinaire dans les villes que dans les campagnes, et davantage dans les terres cultivées que dans le désert, l’ophtalmie est une affection redoutable qui n’épargne aucune classe, aucune condition, qui se développe avec tous les tempéraments, et qui attaque souvent plusieurs fois le même individu. — Comme les hommes, les animaux sont sujets à cette maladie. Les chiens, les chats, les chevaux, les ânes, les bœufs, les chameaux, et généralement tous les quadrupèdes, en sont fréquemment atteints; et, bien que l’affection ne soit chez eux ni aussi commune, ni aussi intense que chez l’homme, il n’est pas rare d’observer chez les animaux des taches dans les yeux et souvent même la perte d’un de ces organes.

L’ophtalmie règne dans toutes les saisons de l’année: mais elle devient plus fréquente à l’époque des chaleurs. Elle ne se développe pas toujours avec la même intensité ni de la même manière: quelquefois elle est générale et prend un caractère bénin; d’autres fois, au contraire, les cas sont en petit nombre et l’affection est très-violente; souvent enfin, la maladie réunit les deux caractères de fréquence et d’intensité.

On a beaucoup écrit sur les causes de l’ophtalmie d’Égypte. Les uns ont dit que l’affection était produite par l’intensité de la lumière, par la réflexion qu’elle subit sur un terrain sablonneux, sur des maisons blanchies à la chaux; d’autres ont prétendu qu’elle était occasionnée par une poussière ténue, /362/ soulevée par les vents et venant se déposer sur les membranes de l’œil; d’autres ont expliqué son développement par la suspension dans l’atmosphère de molécules salines irritantes, telles que celles de natron, de salpêtre, de chlorure de sodium, etc.; d’autres enfin ont invoqué l’action du khamsin. Mais, à notre avis, aucune de ces explications n’est suffisante, et les causes diverses qu’on a mentionnées ne sont pas les conditions véritables du développement de l’affection. En effet, si la maladie était produite par l’action des rayons solaires, pourquoi serait-elle si rare dans les localités où ces rayons sont le plus ardents, dans la haute Égypte et la Nubie par exemple? Si la maladie était le résultat de l’introduction dans l’œil de particules de poussière ou de sable, pourquoi l’ophtalmie serait-elle inconnue dans le désert? Si elle était occasionnée par la suspension dans l’atmosphère de parties salines, pourquoi les gens qui travaillent dans les terrains nitreux, au milieu des décombres abondants en salpêtre, ne sont-ils pas attaqués en plus grande proportion que les autres (1)? Donc l’ophtalmie est produite par d’autres conditions que celles qu’on a alléguées: ces conditions sont celles qui donnent naissance aux maladies endémiques et épidémiques. Ce sont probablement des causes météorologiques, climatériques /363/ ou autres qui ont échappé jusqu’ici à toutes nos investigations.

(1) Nous avons pu faire celle remarque au Caire, où de nombreux ouvriers ont été employés long-temps à enlever des décombres qui recélaient une quantité de nitre considérable.

Je ne nie point que diverses conditions, parmi celles qu’on a signalées, n’agissent comme déterminantes, qu’elles ne soient le moyen qui fait éclater la maladie; mais je dis que ces causes ne sauraient suffire à elles seules, car ce sont les mêmes qui déterminent la plupart des affections. Je dis qu’il existe une autre cause, une condition essentielle, et celle-là c’est celle que nous ne savons point.

Parmi les causes diverses qui influent plus ou moins sur le développement de la maladie, les plus efficaces sont celles qui agissent en supprimant ou diminuant la transpiration; telles qu’un changement de température, l’action d’un vent frais, d’un air humide alors que le corps est en sueur, etc. — Il est d’autres circonstances qui prédisposent également les individus à contracter l’affection; celles-ci se rattachent à des conditions diverses de tempérament, d’habitation, de profession, de manière de vivre. Mais toutes ces causes, nous le répétons, ne sont qu’accessoires et ne peuvent être de quelque efficacité que quand elles coïncident avec la condition essentielle.

L’ophtalmie, avons-nous dit, présente divers degrés d’intensité; ordinairement, quand la maladie débute, on peut reconnaître aux premiers symptômes si elle sera légère ou maligne. Dans le premier cas, quand l’affection doit présenter de la bénignité, une légère rougeur se développe le plus souvent sur la /364/ conjonctive palpébrale. Elle y reste limitée ou ne se propage que faiblement à la membrane muqueuse oculaire. En même temps, et quelquefois même avant que l’inflammation n’apparaisse, l’individu perçoit dans l’œil une douleur légère, du larmoiement, et bientôt après une sensation analogue à celle que produirait du gravier sur les membranes oculaires. Cette sensation est causée par l’extension qu’acquièrent les rameaux veineux qui rampent dans la conjonctive. Au bout d’un jour ou deux, la muqueuse enflammée sécrète un mucus plus ou moins épais, jaune, verdàtre, etc., qui s’attache aux cils et agglutine entre elles les paupières pendant le sommeil. Cette sécrétion, quand elle a duré quelques jours, se tarit à mesure que la résolution s’opère, et l’œil revient ordinairement à son état normal.

Mais, le plus souvent, les choses ne se passent point ainsi; c’est-à-dire que, le plus souvent, la maladie ne se développe pas sous la forme bénigne dont nous venons de parler; et, soit qu’elle débute brusquement et avec des symptômes intenses, soit que sa marche, d’abord insidieuse et lente, acquière tout à coup une augmentation notable, l’ophtalmie, dans le plus grand nombre de cas, présente une durée plus grande et une terminaison plus funeste. Dans ces cas dont nous parlons, tous les symptômes se montrent avec plus d’intensité. L’inflammation envahit rapidement la totalité de la muqueuse et détermine le gonflement des paupières. Les larmes âcres et brûlantes qui sont sécrétées, dans le prin- /365/ cipe, en petite quantité, sont remplacées par l’humeur purulente dont nous avons parlé, et qui provient également des points lacrymaux, du canal nasal, comme de toutes les parties tapissées par la muqueuse. Souvent les désordres ne se limitent point à la conjonctive, et l’inflammation, après avoir altéré cette membrane, gagne les parties internes, et y produit un gonflement si considérable, que souvent, au milieu d’atroces douleurs, l’œil, ramolli par l’inflammation, éclate et laisse échapper l’humeur aqueuse, le cristallin, et quelquefois même se vide entièrement. Cette rupture est suivie d’un prompt soulagement, et tous les symptômes généraux qui s’étaient développés sous l’influence sympathique de cette affection locale s’amendent et disparaissent peu à peu. Mais souvent le malade a payé cet amendement au prix d’un œil.

Heureusement, ces cas sont les plus rares, et, entre ce degré extrême de la maladie et la variété bénigne dont nous avons parlé d’abord, il existe une foule de nuances intermédiaires. C’est sous ces formes diverses que la maladie se présente le plus souvent.

Suivant le degré d’intensité qu’elle affecte et d’autres circonstances variées, l’ophtalmie offre une marche et une terminaison différentes. Sa durée moyenne est de six à dix jours, après lesquels elle se résout, passe à l’état chronique, ou donne lieu à divers phénomènes morbides, à des affections nouvelles dont nous aurons à parler bientôt.

/366/ Le traitement le plus rationnel de l’ophtalmie semble consister dans l’emploi des moyens anti-phlogistiques les plus énergiques, dans l’usage des saignées générales et locales, des lotions émollientes. etc. C’est aussi à ces divers moyens que nous avons eu recours dans le principe, guidé que nous étions par la nature inflammatoire de la maladie. Cependant, aucun de ces remèdes n’a jamais été pour nous d’une grande efficacité, et nous en étions même venu à nous demander si, comme l’affirme Pugnet, les anti-phlogistiques n’étaient pas plus préjudicieux qu’utiles, quand nous eûmes l’occasion de constater les effets d’un moyen empirique. C’était un mélange composé de parties égales de sulfate de zinc et de sulfate d’alumine qu’on faisait dissoudre dans de l’eau distillée, jusqu’à saturation. Les heureux résultats que nous vîmes produits par ce remède nous décidèrent à l’employer. Nous nous en sommes servi pour nous-mème et bientôt pour tous nos malades, et toujours nous avons eu à nous applaudir de la rapidité de son action. Toutefois, ce moyen ne peut être employé que quand il n’existe pas d’ulcération dans les membranes de l’œil.

Après avoir parlé de l’ophtalmie, il convient de dire un mot de diverses affections de l’œil qui ne sont le plus souvent que le résultat d’ophthalmies plus ou moins répétées.

23. Une maladie de l’organe de la vue qui succède souvent à l’inflammation de la muqueuse est le ptérygion. Il se rencontre fréquemment en Égypte, et le nombre des ptérygions qui se développent sur le /367/ même œil est souvent de deux, de trois et de quatre, de telle sorte que la cornée en est entièrement recouverte.

24. La cataracte succède quelquefois aussi aux ophthalmies purulentes, surtout quand elles ont été intenses et répétées. Cependant cette affection est plus rare en Égypte qu’on ne pourrait le présumer en raison de la fréquence des ophthalmies. Dans les cataractes que nous avons eu occasion d’opérer, nous avons rencontré souvent des adhérences du cristallin ou de sa membrane avec l’iris.

25. L’entropion, ou renversement de la paupière en dedans, est également le résultat de l’inflammation de l’œil et des cicatrisations qui succèdent à l’ulcération de ses enveloppes. Nous traitons cette maladie par les moyens ordinaires, en excisant un petit lambeau sur la paupière malade, à une ligne ou une ligne et demie du cartilage tarse. Nous réunissons les lèvres de la plaie à l’aide de deux points de suture. Ce procédé est plus prompt et plus efficace, parce que la cicatrice qui en résulte offre une largeur moins considérable.

26. Le trichiasis, qu’on confond souvent avec l’entropion, bien que ce soient deux maladies distintes; le trichiasis, qui n’est que la déviation des cils, indépendante de l’état des paupières, et dans lequel on observe quelquefois seulement un seul rang de poils déviés, tandis que l’autre a conservé sa direction normale; le trichiasis n’est point une affection qui naisse toujours de l’ophtalmie; souvent /368/ au contraire c’est une cause de cette maladie, et on conçoit en effet que l’irritation entretenue par le frottement des cils sur le globe de l’œil doive faciliter le développement de l’inflammation. Il convient donc de remédier à cet état anormal, et c’est à quoi l’on parvient facilement par le procédé qui suit.

Le malade étant assis en face de l’opérateur, celui-ci introduit entre le globe de l’œil et la paupière une petite cuiller en corne, de manière à tendre le cartilage tarse, en même temps qu’il fait relever par un aide la peau du front, de sorte que ce cartilage soit légèrement renversé en dehors et en haut. Alors le chirurgien fait, sur le bord de la paupière et tout près de la rangée des cils, deux incisions plus ou moins étendues qui viennent se réunir, par une de leurs extrémités, de façon à comprendre entre elles un lambeau de peau qui se termine en angle très-aigu. Ce lambeau est enlevé, la plaie est abandonnée à elle-même, et la cicatrice qui en résulte ramène les cils à leur direction normale. Ce procédé est simple et commode; nous en avons toujours obtenu d’excellents résultats.

Maladies des organes génito-urinaires.

27. Calculs vésicaux. — Les différents auteurs qui ont écrit sur l’Égypte ont rarement fait mention dans leurs ouvrages des calculs urinaires, soit qu’ils aient été placés dans des conditions défavorables pour faire des recherches à ce sujet, ou bien plutôt qu’ils n’aient point songé qu’il existât, dans la terre /369/ d’Égypte, une affection qu’on croyait particulière aux régions froides et humides. Cependant les maladies calculeuses sont des plus fréquentes en Égypte, et pour ma part j’ai fait plus de cent soixante opérations de la taille. Ce fait démentira suffisamment, je le pense, les assertions des auteurs qui regardent comme causes principales des affections calculeuses un climat humide et froid, et l’usage continuel d’une nourriture animale (1).

(1) Nous avons dit que les Arabes se nourrissaient principalement de végétaux.

Parmi les différentes maladies dont nous avons fait mention, on a pu voir qu’un grand nombre ne se développent que dans la Basse-Égypte, c’est-à-dire dans la partie la plus septentrionale du pays. Les affections calculeuses sont dans le même cas, sans qu’on sache précisément à quelle cause l’attribuer, et les différentes explications qu’on a données ne suffisent point, selon nous, à rendre raison de cette particularité.

Nous dirons que la méthode opératoire pour la taille dont nous avons obtenu le plus de résultais avantageux est celle du professeur Andrea Vaccà Berlinghieri, Montefoscoli (Palaia PI) 1772 – Orzignano (San Giuliano Terme PI) 1826 Vacca-Berlinghieri, la méthode par le raphée. Par ce procédé, on arrive à la vessie par la voie la plus courte, à l’endroit où les téguments ont le moins d’épaisseur. On n’a à craindre de léser aucun vaisseau considérable, et le seul accident qui puisse survenir, accident qu’on évite facilement avec des précautions, c’est de pénétrer dans le rectum. Cela m’est arrivé deux fois, et quand /370/ la chose a lieu, je conseillerai, ainsi que je l’ai fait, d’achever l’incision des parties molles de façon à prévenir la formation d’une fistule.

Les autres maladies des organes génito-urinaires qu’on observe le plus fréquemment en Égypte, sont les affections éléphantiaques, dont nous avons parlé à propos des maladies cutanées; l’hydrocèle, qui n’offre rien de particulier; et la syphilis, que nous rangeons ici, non point qu elle soit propre seulement aux parties sexuelles, mais parce que ce sont les organes où elle se développe le plus fréquemment.

28. Syphilis. — La maladie vénérienne, que les Égyptiens désignent sous la dénomination générique d’embarek (la bénite), et qu’ils appellent également mal des chèvres, des chameaux, graine franque (hebb franguy), etc., est une affection très-répandue en Égypte, et qui se rencontre dans toutes les classes de la société. Elle se présente avec les symptômes qu’elle affecte ordinairement; mais elle se développe surtout sous forme d’ulcérations, qui ont leur siège à la bouche et aux parties génitales. Quant aux écoulements blennorrhagiques, ils sont assez rares et n’offrent jamais d’intensité.

L’affection vénérienne n’est point pour l’habitant de l’Égypte une maladie qui résulte d’un commerce impur; toujours il l’attribue à une frayeur qu’il a éprouvée, à une boisson malfaisante, à l’action d’un air frais sur les reins, et à d’autres causes de ce genre, mais jamais à la véritable. Aussi ne sont-ils point honteux d’avouer cette maladie, qui d’après /371/ eux se développe sous l’influence des mêmes conditions que la plupart des autres états morbides.

Le mode de traitement que les Arabes emploient pour guérir la syphilis est des plus efficaces, quoiqu’il soit très-simple. Peut-être cette efficacité tient elle à la nature du climat, qui exerce une influence marquée sur la cure des affeclions vénériennes. L’usage des préparations mercurielles est ignoré des Égyptiens, mais ils se servent fréquemment des substances sudorifiques, telles que la salsepareille et le sassafras. Un autre moyen, auquel ils ont recours dans beaucoup d’occasions, est le suivant. Ils s’enfoncent nus jusqu’au cou dans une masse de sable échauffée par le soleil, et restent ainsi exposés pendant des heures entières à une température brûlante. Ils réitèrent ces bains de sable vingt et trente fois durant le cours du traitement, s’abstenant de toute nourriture animale, et ne mangeant que du pain et du miel.

Mais si cette méthode thérapeutique est rationnelle et sage, il n’en est pas toujours ainsi, et le peuple d’Égypte, comme beaucoup d’autres, a ses remèdes ridicules et ses pratiques singulières, auxquelles plusieurs ont recours pour guérir les affections vénériennes. Je passerai sous silence les pratiques de cette nature, qui n’offrent que peu d’intérêt, et dont plusieurs ne pourraient inspirer que du dégoût à mes lecteurs.

29. Affections cancéreuses. — Les affections cancéreuses se développent très-rarement en Égypte, /372/ et presque jamais on n’y observe ces ulcérations carcinomateuses de la face, si communes dans nos contrées.

Les femmes n’y sont point sujettes aux engorgements et aux tumeurs cancéreuses du sein, non plus qu’à cette foule de maladies des organes de la génération, comprises entre les fleurs blanches et le cancer de la matrice. Si elles doivent en partie cette heureuse immunité à l’excellence de leur tempérament, je suis persuadé qu’elles en sont redevables également à l’habitude qu’elles ont de porter des caleçons. On conçoit en effet que, grâce à ce moyen, les membres inférieurs, les hanches et le bas-ventre se trouvent constamment préservés de l’action de l’air, tandis que les vêtements des Européennes formant une espèce d’entonnoir où le vent s’engouffre, laissent à nu une partie du corps exposée à l’action d’un froid plus ou moins vif, qui supprime souvent la transpiration et la répercute sur les organes génitaux internes.

L’usage des caleçons, qui est si négligé en Europe, est cependant un moyen aussi utile à la santé que convenable à la pudeur, et qui, indépendamment de ces deux avantages, possède celui non moins précieux pour les femmes, de s’accommoder très-bien aux exigences de la toilette. Nous ne saurions trop recommander l’usage des caleçons pour tous les pays. Peut-être parviendrait-on à arrêter les ravages d’une maladie si commune en Europe.

30. Affections de poitrine. — Si l’on trouve en /373/ Égypte des maladies qui ne sont propres qu’à son climat, il en est d’autres qu’on n’y rencontre que bien rarement. De ce nombre sont les affections de poitrine de toute espèce: la pneumonie, la pleurésie et la phthisie pulmonaire. — Ce que nous disons de la phthisie a de tout temps existé pour l’Égypte; et Pline nous apprend que les Romains se rendaient dans cette province pour obtenir la guérison de cette maladie ou pour en prévenir le développement. Nous avons pu nous-même nous convaincre de cette vérité; et, pendant une pratique de quinze années dans le pays, nous n’avons rencontré qu’un très-petit nombre d’indigènes qui nous aient offert des symptômes de phthisie pulmonaire; encore n’oserions-nous pas affirmer que ce fut véritablement la maladie que nous désignons, à cause de l’impossibilité où nous avons été de faire des ouvertures de cadavres.

La phthisie pulmonaire est encore plus rare dans la Nubie, le Sennar, l’Abyssinie, qu’elle ne l’est en Égypte. Toutefois, les peuples de ces différentes provinces, transportés de ces dernières dans d’autres régions plus tempérées, y contractent souvent des affections de poitrine, et parmi les Abyssiniens et les Nègres qui se trouvent en Égypte, un grand nombre succombe chaque année à cette maladie. — D’un autre côté, les différents peuples étrangers qui habitent l’Égypte et qui sont originaires de climats plus septentrionaux, tels que les Turcs, les Grecs, les Français, les Anglais, les Allemands, les Italiens, etc., semblent jouir de l’immunité des indigènes. /374/ Je ne sache pas qu’aucun ait jamais été atteint de la phthisie pulmonaire; et même, parmi ceux qui arrivent malades en Égypte, j’en ai vu guérir plusieurs; chez les autres il est survenu une amélioration très-sensible. — Ces faits ne semblent-ils pas démontrer que la chaleur est une des conditions puissantes qui préviennent le développement des tubercules, soit à cause de la transpiration continuelle qu’elle entretient, soit à cause d’autres conditions que nous ne connaissons pas?

Ces considérations, sur une maladie qui produit de si grands ravages en Europe, doivent intéresser les médecins de tous les pays, et les porter à tenter des recherches à ce sujet.

Pour moi, si j’avais un conseil à donner aux gens riches, qui languissent et meurent à chaque instant, dans leur patrie, de la phthisie pulmonaire, ou à ceux qui ont des dispositions marquées à contracter cette maladie, je leur dirais, au lieu de voyager dans les contrées de l’Europe qui ne leur ont jamais rendu la santé, de se diriger vers l’Égypte, qui leur offre des chances de guérison bien plus nombreuses que partout ailleurs.

Si les affections de poitrine proprement dites sont très-rares en Égypte, on y rencontre toutefois assez fréquemment des bronchites et des maladies asthmatiques. Ces deux affections y reconnaissent les mêmes causes que partout ailleurs, c’est-à-dire qu’elles se développent à la suite d’un changement de température, pendant l’exposition du corps en sueur à un /375/ air frais, au sortir du bain, etc., etc. Ces catarrhes, qui quelquefois se dissipent en peu de jours, persistent d’autres fois pendant très-longtemps; ils n’ont cependant jamais occasionné la phthisie. Cela ne veut-il pas dire qu’il faut autre chose que de l’irritation et de l’inflammation pour produire le développement des tubercules?

31. Affections cérébrales. — On conçoit que, sous des climats brillants, chez des hommes exposés aux ardeurs du soleil, dont ils ne peuvent être garantis par la coiffure qu’ils ont adoptée, les affections cérébrales doivent se présenter fréquemment.

Ces affections, que les Égyptiens désignent sous le terme générique de dem-el-mouïa (mot à mot, sang et eau), et qui sont des congestions cérébrales, des inflammations des méninges ou de la substance même du cerveau, se rencontrent principalement dans la Haute-Égypte; elles diminuent de fréquence à mesure qu’on s’approche de la Basse-Égypte, c’est-à-dire des régions plus septentrionales, ce qui vient à l’appui de ce que nous avons dit des causes qui leur donnent naissance.

La maladie agit ordinairement avec une très-grande rapidité, et fait périr les individus en vingt-quatre, trente-six ou quarante-huit heures; rarement elle dépasse le quatrième jour. — Nous avons souvent eu l’occasion de pratiquer les autopsies de plusieurs Arabes qui ont succombé à cette maladie, et nous avons constaté les diverses lésions qu’on re- /376/ trouve ordinairement à la suite de la cérébrite, de l’inflammation des méninges, etc.

32. Affections mentales. — Malgré la température élevée du climat d’Égypte et le caractère généralement mélancolique des Égyptiens, — ce qui lient peut-être à leur tempérament bilieux et à la prédominance chez eux du système hépatique, — les affections mentales sont très-rares dans cette contrée. Au Caire, qui renferme environ trois cent mille habitants, on ne trouve pas plus de trente à quarante fous des deux sexes. Je ne comprends pas dans ce nombre quelques idiots qu’on rencontre dans les rues ou accroupis devant les portes, et qui, connus sous le nom de santons, sont parmi les musulmans des objets de respect et presque de vénération.

Si la proportion des fous, comparés à la population générale, est beaucoup moins considérable en Égypte que dans les diverses contrées de l’Europe, ce fait doit confirmer l’opinion des hommes qui prétendent que les maladies de l’intelligence sont plutôt l’effet des affections de l’âme, des peines de l’esprit et du cœur, que celui des lésions physiques de l’encéphale. En Égypte, comme dans tous les pays de l’Orient, l’amour de la gloire, l’ambition, la jalousie, sont des passions peu communes et qui ne s’adaptent point à l’organisation ni aux mœurs des peuples de cette contrée. Toutes leurs passions se concentrent vers la religion: aussi la monomanie religieuse est-elle la seule qu’on y observe presque exclusivement.

/377/ 33. Affections nerveuses. — Ces affections sont très-rares en Égypte, bien qu’une infinité de conditions sembleraient y disposer, parmi lesquelles il faut citer le tempérament des habitants, le peu d’activité de leur vie et l’espèce d’isolement et d’immobilité auxquels sont condamnées les femmes d’Égypte.

Ainsi l’hystérie, les convulsions, la migraine et les névralgies de toute espèce sont très-peu connues en Égypte.

34. Rhumatismes. — D’autres affections assez rares sont les affections rhumatismales. Cependant on a quelquefois occasion d’en observer, bien qu’elles soient moins nombreuses que le climat d’Égypte, son humidité et les transitions de température qu’on y éprouve devraient le faire supposer. Mais on conçoit comment les rhumatismes n’ont jamais beaucoup d’intensité, parce qu’à côté des causes qui les ont fait naître s’en trouvent d’autres propres à les enrayer dans leur marche, et que, dans le climat dont nous parlons, la transpiration se rétablit avec autant de facilité qu’elle se supprime aisément.

35. Goutte. — Mais une maladie inconnue en Égypte, c’est la goutte; jamais, dans ce pays, on ne rencontre cette affection; et cette particularité est une preuve nouvelle que les causes qui donnent naissance à la maladie dont nous parlons ne sont point celles qui produisent les rhumatismes. Si les Égyptiens sont exempts de la goutte, cela tient sans doute à leur sobriété, à la petite quantité de nourri- /378/ ture animale qu’ils prennent et à l’abstinence des boissons alcooliques.

36. Tétanos. — Il est une autre affection qu’on croirait rencontrer fréquemment en Égypte, parce qu’elle est propre surtout aux climats chauds; je veux parler du tétanos. Cependant cette maladie y est très-rare; et, pendant quinze années de séjour dans le pays, au milieu d’hôpitaux où j’ai eu occasion d’observer de nombreux blessés, je n’ai rencontré que deux cas de tétanos traumatique. Je ne l’ai jamais vu se développer spontanément.

37. Rage. — Une chose qui semble également extraordinaire, c’est que la rage soit totalement inconnue en Égypte, dans un pays brûlant, dont les villes renferment une quantité de chiens considérable, qui souffrent souvent de la faim et de la soif. — A aucune époque on n’a observé l’hydrophobie sur les hommes ni les animaux.


§ III.

De la medecine des Égyptiens.

Premiers âges de la médecine en Égypte. — École d’Alexandrie. — Médecine à l’époque des Arabes. — Médecine à l’époque actuelle. — Distintion entre les médecins et les chirurgiens. — Leurs fonctions. — Opérations que pratiquent les chirurgiens. — Des matrones.

38. Premiers âges de la médecine. — Par la raison que la terre d’Égypte fut le berceau des sciences, beaucoup de personnes ont pensé qu’elle dut être /379/ celui de la médecine. La chose, en effet, paraîtrait assez probable, si l’on songe que l’usage si ancien des embaumements implique des notions médicales, et que c’est sans doute dans les écrits égyptiens que Moïse puisa les principes d’hygiène qu’il consigna dans les livres sacrés. Cependant aucune preuve positive n’indique qu’à ces époques reculées les sciences médicales aient fleuri en Égypte, et les monuments hiéroglyphiques, ces livres où est consignée l’histoire du royaume des Pharaons, n’offrent, contrairement à ce qu’ont avancé quelques auteurs, aucun symbole qui se rapporte à la médecine ou à la chirurgie, tandis que ces sculptures reproduisent des détails complets sur les arts et métiers, et sur la vie domestique des anciens Égyptiens. Pendant le voyage que j’ai fait dans la Haute-Égypte en 1837, j’ai visité très-attentivement tous les monuments jusqu’au-delà de la première cataracte, et c’est en vain que j’y ai cherché des inscriptions médicales.

Hérodote, et après lui Diodore de Sicile, parlent bien des pratiques de médecine adoptées par les Égyptiens aux époques les plus reculées; mais rien n’indique qu’alors la science dont nous parlons existât en Égypte, autrement que comme art informe et grossier. Nous ne croyons pas sans intérêt de citer un passage de Diodore de Sicile où il parle de la médecine, telle qu’elle se pratiquait dans les siècles primitifs.

« Les Égyptiens, dit-il, préviennent les maladies /380/ du corps en le soignant par l’emploi de la diète, des lavements et des vomitifs, dont quelques-uns font usage journellement, et d’autres seulement tous les trois ou quatre jours. Comme ils pensent qu’en général les maladies sont engendrées par une partie de la nourriture qui reste en excès sur celle qui a été distribuée dans l’acte de la digestion, ils croient, avec ce régime, détruire ce principe de toutes les infirmités, et s’assurer une santé constante. Les médecins règlent le traitement des malades d’après les préceptes écrits, rédigés et transmis par les plus célèbres de leurs devanciers. Si, en suivant exactement ces préceptes qui sont consignés dans les livres sacrés, ils ne parviennent pas à guérir le malade, on ne peut leur faire aucun reproche ni les poursuivre en justice; mais s’ils ont procédé contre le texte des livres, ils sont mis en jugement et peuvent être condamnés à mort: le législateur supposant toujours qu’on ne trouvera jamais que peu de gens en état d’améliorer une méthode curative conservée pendant une si longue suite d’années, et adoptée par les plus habiles maîtres de l’art (1). »

(1) Biblioth. hist. de Diod. de Sicile, trad. par Miot, liv. i, page 165.

Quoi qu’il en soit des notions et des pratiques médicales qui existèrent chez les Égyptiens, l’art ne prit son essor et ne devint dogme et science parmi eux, que quand il eut pris des développements en Grèce. Ce ne fut qu’après Thalès, Heraclite, Pythagore, Hippocrate, que furent élevés en Égypte les premiers /381/ temples à Esculape, et la célèbre école d’Alexandrie fut érigée à une époque où celles de Cos et d’Athènes florissaient déjà depuis longues années.

39. École d’Alexandrie. — La conquête de l’Égypte par Alexandre avait porté dans cette contrée de l’Orient les arts et la civilisation de la Grèce, et deux disciples d’Aristote, Hérophile et Erasistrate, venaient de jeter les fondements de l’école d’Alexandrie, école qui commence, à proprement parler, le développement de la science dans la terre d’Égypte. L’école d’Alexandrie ne fut donc que la continuation des écoles grecques; à l’étude et aux théories d’Hippocrate elle ajouta l’étude de l’anatomie. Plus tard cependant, diverses sectes médicales se formèrent dans son sein. L’école d’Alexandrie fleurit ainsi pendant plusieurs siècles, après avoir vu naître les dogmatiques, les empiriques, les galénistes et les éclectiques, jusqu’à l’époque où les guerres religieuses qui suivirent d’abord l’établissement du christianisme et l’invasion des Arabes vers le VIe siècle de l’ère chrétienne achevèrent de porter les derniers coups aux sciences et aux lettres en Égypte.

40. Médecine à l’époque des Arabes. — La médecine fut entraînée dans le torrent, et tout le temps que dura la conquête des Arabes, ces terribles soldats ne se signalèrent que par les ravages et la destruction. Mais à mesure que leur puissance se consolida, ils suivirent l’exemple de presque tous les conquérants, qui soumettent leur intelligence grossière à celle des peuples civilisés qu’ils ont vaincus. Depuis quelques /382/ années, les Nestoriens venaient de fonder à Dchondizabour une école où l’on enseignait la philosophie et la médecine. Bientôt cette école avait vu se réfugier dans son enceinte les platoniciens d’Athènes qui fuyaient les persécutions des princes de l’Occident. Tels furent les éléments d’instruction qui s’offrirent aux Arabes quand ils arrivèrent dans le pays. Telle fut la source où les sciences médicales naquirent une seconde fois, ei où parurent les divers médecins arabes qui illustrèrent les règnes des califes. Parmi ces médecins, qui doivent être considérés comme les continuateurs d’Aristote et de Galien dont ils adoptèrent les subtilités et les hypothèses, et dont l’histoire nous a transmis les noms et les ouvrages, il faut citer Rhazès, Albucasis (Abou-Cassen), Ali-Abbas, Avicenne (Ebni-Cinna), Avenzoar, Averrhoès et David (Daoud), etc.

A la chute des califes de Bagdad, les sciences, qui trouvèrent quelque temps encore un asile chez les Mores d’Espagne, abandonnèrent la terre d’Égypte. Les cours publics furent interrompus, les écoles se fermèrent, les ouvrages des auteurs restèrent dans l’oubli, et la science, qui perdit ce nom, tomba entre les mains de grossiers empiriques qui se livrèrent aux pratiques les plus ridicules, et de barbiers qui s’arrogèrent le monopole des opérations de chirurgie.

41. Médecine de l’époque actuelle. — Tel fut l’état de la médecine chez les Arabes après le douzième siècle; tel il est encore aujourd’hui en Égypte et dans /383/ tous les pays de l’Orient. Dans les contrées de l’islamisme, dans les lieux où existait la plus célèbre des écoles de médecine, la noble science est aujourd’hui le domaine de quelques individus qui exploitent à leur gré la crédulité du peuple, dont ils possèdent toute la confiance. Ces successeurs des Albucasis et des Rhazès se partagent en deux classes, dont les uns s’occupent uniquement de médecine, tandis que les autres ne s’adonnent qu’à la chirurgie. Les premiers, désignés sous le nom d’akim, ont acquis le plus souvent par tradition les préceptes qu’ils mettent en usage; d’autres, un peu plus instruits, ont puisé leur science dans les ouvrages anciens, et surtout dans le Canon d’Avicenne, aux doctrines duquel ils ont ajouté de grossières et ridicules pratiques. Ainsi ils divisent les maladies en chaudes et froides, en sèches et humides, les tempéraments en gras et maigres. Leur diagnostic est basé principalement sur l’état du pouls; pour le pronostic, ils s’en rapportent à la volonté de Dieu. Et quant au traitement, selon qu’ils jugent de la nature de la maladie, ils administrent des échauffants ou des rafraîchissants, des purgatifs, des toniques, etc.

D’ailleurs les Égyptiens, soit par instinct ou par expérience, se guérissent le plus souvent eux-mêmes, sans l’aide de leurs médicastres, et par des moyens très-rationnels. Dès qu’ils ont la fièvre ils se mettent à une diète sévère et à l’usage de l’eau. Mais avant que la maladie ne se soit développée, et quand ils ressentent les premiers symptômes morbides qui /384/ se déclarent le plus souvent à la suite d’une modification dans les fonctions de la peau, ils courent au bain, où ils excitent une transpiration abondante, qui arrête souvent la maladie prête à se développer. Cette manière de rappeler la transpiration et de ramener à la superficie du corps le degré d’irritation normale nécessaire à l’équilibre général, est un moyen très-rationnel et bien plus logique que tous ceux que nous employons ordinairement, tels que nos prétendus moyens sudorifiques qui n’agissent, par la sympathie sur le système cutané, qu’après avoir produit une excitation plus ou moins forte sur les organes intérieurs qui sont souvent le siège de la maladie.

La seconde catégorie, qui comprend les chirurgiens ou djerrah, se compose de toute la classe des barbiers réunis en corps, sous la direction d’un chef nommé djerrah-bachi. Ces hommes qui n’ont ni l’instruction préliminaire suffisante, ni les moyens d’étudier l’art qu’ils professent, parce qu’ils n’ont ni écoles, ni bibliothèques, et qu’ils ne se livrent pas à l’élude de l’anatomie humaine; ces hommes n’ont aucune notion scientifique, ils n’ont pour les guider que l’expérience qu’ils peuvent avoir acquise au moyen d’une pratique plus ou moins longue, et les opérations qu’ils ont vu faire par leurs confrères ou quelques médecins européens avec lesquels ils se trouvent rarement en rapport. Quand j’arrivai en Égypte, le service de santé des hôpitaux était confié à des barbiers, qui semblaient peu disposés à céder /385/ leur place à des nouveaux venus, et ce ne fut qu’avec beaucoup de peine que nous obtînmes du ministre l’éloignement de ces chirurgiens qu’on voulait nous adjoindre, à mes confrères et à moi, comme collaborateurs.

Les attributions des djerrah, sans être très-nombreuses, le sont cependant plus que ne pourrait le faire supposer le cadre borné de leurs connaissances; ainsi non-seulement ils s’occupent du pansement des plaies, du traitement des contusions, des luxations et des fractures; ils pratiquent encore diverses opérations que nous indiquerons ci-après.

Les remèdes qu’ils prescrivent pour les plaies sont des onguents, des pommades, etc., ordinairement composés de matières excitantes. Dans les fistules, ils ont l’habitude de placer une mèche dans le trajet ou le conduit anormal; mais ils ne pratiquent jamais leur opération. Pour le traitement des contusions, des fractures, etc., l’Égypte possède des rhabilleurs qui sont en grande renommée, et qui ne s’adonnent généralement qu’à cette spécialité. — Les Égyptiens racontent de ces hommes des histoires merveilleuses, qu’ils citent avec la plus grande conviction qu’on puisse imaginer.

Mais les rhabilleurs d’Égypte, comme ceux qu’on rencontre dans tous les pays, ne sont que d’habiles charlatans, sans aucune notion de leur art, et qui ont le talent de faire croire qu’ils guérissent, comme par enchantement, des fractures qui n’ont jamais /386/ existé, ou qui font prendre au patient une luxation pour une fracture.

42. Saignées et ventouses. — Ils font la saignée du bras et celle du pied, quelquefois celle de la langue, mais jamais la saignée du cou. L’instrument dont les chirurgiens se servent est une lancette à peu près comme la nôtre. Dans ces opérations des plus simples, il leur arrive souvent de blesser l’artère; cela n’a rien d’étonnant, si l’on songe à leur ignorance complète de l’anatomie. Ils pratiquent des scarifications à l’aide du rasoir.

Les djerrah font un fréquent usage de ventouses, instruments qui sont chez eux d’une simplicité et d’une commodité très-grandes. Ces ventouses sont des espèces de vases en corne, de forme conique, terminés à leur extrémité supérieure par une ouverture auprès de laquelle se trouve une petite soupape qu’on fait agir à volonté pour ouvrir ou fermer cette ouverture.

On procède de la manière suivante à l’application de la ventouse. Le chirurgien, après avoir fixé son extrémité évasée sur la partie du corps où il veut agir, place sa bouche sur la portion supérieure de l’instrument, fait le vide dans son intérieur par une aspiralion plus ou moins forte, et, sans changer de position, pousse avec la langue la soupape de cuir qui s’adapte à l’ouverture. Ces ventouses sont très-puissantes, et sont préférables à celles dont nous nous servons. On pourrait appliquer leur procédé à des ventouses en verre, et se procurer ainsi un ins- /387/ trument bien plus simple et aussi commode que notre ventouse à pompe.

43. Extraction des dents. — Pour arracher les dents, les Égyptiens se servent de pinces très-fortes ou d’une espèce de levier dont ils placent le point d’appui hors de la bouche. Depuis quelque temps, la clef de Garengeot commence à se répandre chez eux.

44. Ouverture d’abcès. — Ils ouvrent les abcès le plus tard possible, et seulement après qu’ils les ont recouverts de divers onguents excitants, maturalifs, etc. Ils se servent pour cette opération de la lancette ou du rasoir.

45. Paracentèse. — Les djerrah pratiquent assez souvent, dans les cas d’hydropisie, la ponction de l’abdomen. Ils se servent à cet effet d’une lancette, et placent ensuite dans l’ouverture qu’ils ont faite une canule en roseau destinée à favoriser l’écoulement du liquide. On conçoit qu’il leur est souvent très-difficile de pratiquer celle seconde partie de l’opération, el que souvent même cela leur est impossible, à cause du peu d’étendue de l’incision.

46. Opérations pour les maladies des yeux. — Les chirurgiens pratiquent de la manière suivante l’opération de l’entropion, maladie que nous avons dit être assez fréquente en Égypte. Ils prennent un morceau de roseau, long d’un demi-pouce à un pouce, le fendent à son centre par une de ses extrémités, introduisent dans cette fente un pli de la peau des paupières, la pincent fortement par ce moyen, et /388/ laissent cette partie de roseau appliquée sur la paupière jusqu’à ce que le lambeau auquel elle est attachée tombe en mortification. On conçoit tout ce qu’offre de vicieux un pareil procédé; souvent même, malgré les pertes de substance qu’il occasionne, il reste sans efficacité, car on ne peut l’appliquer assez près du bord de la paupière, condition, avons-nous dit, nécessaire à la réussite.

Pour le trichiasis, les chirurgiens indigènes se contentent ordinairement d’arracher les poils dont la direction est vicieuse, ce qui n’est qu’un mauvais palliatif.

Il y a quelques chirurgiens qui opèrent la cataracte, et, bien qu’ils ne connaissent pas l’anatomie de l’œil et le siège de la maladie, ni enfin le mécanisme de l’opération, ils n’en obtiennent pas moins quelques succès; ce dont j’ai été témoin moi-même. J’ai vu opérer la cataracte par les chirurgiens du pays, et voici la manière dont ils procédaient: l’opérateur plongeait une lancette dans la sclérotique, à deux ou trois lignes de la cornée, et introduisait par cette ouverture un stylet mousse avec lequel il cherchait à déprimer le cristallin ou à déchirer sa capsule. Si celle-ci offrait de la résistance, l’opérateur remplaçait alors son stylet par une érigne, au moyen de laquelle il parvenait à son but. Ce procédé, quelque imparfait qu’il soit, a souvent réussi entre ses mains, et rarement l’opération était suivie d’accidents inflammatoires aussi intenses qu’on pourrait le supposer. Cela dépend peut-être de ce que l’hu- /389/ meur aqueuse et souvent même une partie de l’humeur vitrée s’échappent par l’ouverture pratiquée, ce qui, alors que l’inflammation se déclare, prévient l’étranglement de l’organe. La méthode dont je viens de parler est aussi en usage parmi les nègres du Sennâr et de l’intérieur de l’Afrique.

47. Réduction des hernies. — D’après ce que nous avons dit de la fréquence des hernies en Égypte, on devrait supposer que les chirurgiens, qui se trouvent souvent à même de traiter ces maladies, ont dû au moins, à défaut de connaissances théoriques, acquérir par la pratique une habitude assez grande pour opérer la réduction des hernies et pratiquer l’opération quand elle devient nécessaire. Cependant ils procèdent à la réduction d’une manière très-défectueuse, et c’est ordinairement avec le doigt ou un morceau de bois émoussé qu’ils cherchent à refouler l’intestin dans l’ouverture où il s’est engagé. Quand la hernie est étranglée (chose qui, fort heureusement, est assez rare en Égypte), ils n’ont point recours à l’instrument tranchant, mais ils procèdent absolument de la même manière, c’est-à-dire qu’ils pressent à travers la peau sur la hernie de la même manière que pour le taxis, dans le but de repousser l’intestin dans le bas-ventre. On dit qu’ils ont quelquefois réussi par ce procédé; mais j’avoue que je n’ai jamais été témoin de pareils résultats.

48. Opérationde la taille. — L’opération de la taille est une de celles que les chirurgiens indigènes pratiquent avec le plus de succès et de la manière /390/ la plus rationnelle. Ils ont recours indistintement à deux méthodes: l’une par le rectum, l’autre par le périnée, qui est, à peu de chose près, le procédé indiqué par Celse. — Dans la première méthode, ils introduisent dans le rectum le médius et l’index de la main gauche, avec lesquels ils saisissent et fixent le calcul à travers les parties molles. Alors, entre ces deux doigts, ils glissent la lame d’un rasoir, et, quand celle-ci est arrivée au niveau de la pierre, ils font une incision, par laquelle ils retirent le calcul soit avec les doigts, soit au moyen d’un crochet mousse.

Dans la seconde méthode, ils portent également deux doigts de la main gauche dans le rectum, avec lesquels ils ramènent la pierre au-devant du périnée où ils la font saillir. Puis ils pratiquent sur le calcul une incision oblique ou perpendiculaire au raphée; après quoi, ils pansent simplement la plaie, ou réunissent ses lèvres par quelques points de suture.

49. Amputations. — L’amputation est une opération que les djerrah ont rarement occasion de pratiquer, à cause de la répugnance très-grande qu’éprouvent les Égyptiens à se défaire d’un membre dont le sacrifice leur épargnerait des souffrances longues et douloureuses, et souvent leur sauverait la vie. J’ai vu maintes fois des preuves de cette répugnance, et j’ai pu observer des individus atteints de sphacèle repousser toute opération, malgré les douleurs qu’ils éprouvaient et quoiqu’on leur fît com- /391/ prendre tous les avantages qu’ils trouveraient à se laisser opérer.

Il est vrai que la manière grossière et barbare dont les chirurgiens pratiquent les amputations (car il arrive quelquefois que les malades se décident à se livrer entre leurs mains) est bien faite pour inspirer une horreur profonde contre les opérations de ce genre. Outre qu’ils ne suivent aucune règle, qu’ils n’ont aucun lieu d’élection, et qu’ils procèdent avec une lenteur et une maladresse inconcevables, ils ne connaissent d’autres moyens, pour arrêter l’hémorragie, que de plonger le moignon dans la poix bouillante.

Ce que nous disons des moyens que les indigènes opposent aux hémorragies indique suffisamment que l’usage de la ligature est inconnu parmi eux. Aussi ne tentent-ils jamais la guérison des anévrismes, et ignorent-ils complètement le moyen de lier un vaisseau.

50. Restaurations de la face. — Quant aux difformités de la face, ils n’entreprennent pas davantage d’y remédier; ils n’opèrent pas même le bec-de-lièvre, et la première fois que je pratiquai cette opération, j’attirai sur moi toutes sortes d’imprécations des assistants et du malade, qui ne cessaient de me répéter que l’affection que je voulais guérir avait été envoyée par Dieu, et que c’était imprudent à moi de vouloir y porter remède. Puis, quand quatre ou cinq jours après j’eus enlevé l’appareil el qu’on vit l’individu guéri, on se mit à /392/ crier au sorcier, etc. Si je n’eusse pas été sous la protection du gouvernement, on m’eut probablement fait un mauvais parti.

51. Outre les diverses opérations que nous avons indiquées, il en est deux encore qui sont du ressort des attributions des djerrah. Je veux parler de la circoncision et de la mutilation des eunuques.

La circoncision se pratique au moyen de pinces en fer avec lesquelles on saisit le prépuce de la partie antérieure du gland, et d’un rasoir qui sert à séparer d’un seul coup la portion de peau qu’on veut retrancher.

Nous avons parlé déjà de la mutilation des eunuques, cette horrible opération, qui est plutôt l’œuvre d’un bourreau que d’un chirurgien; nous avons dit de quelle façon barbare elle se pratique; nous ne reviendrons pas sur ce sujet.

52. Des matrones. — En Égypte, comme dans tous les pays de l’islamisme, les femmes ne sont traitées et soignées que par des individus de leur sexe. Ce sont des matrones qui pratiquent la circoncision chez les filles, et la suture des parties génitales chez les négresses esclaves; ce sont elles aussi qui pratiquent les accouchements, et enfin qui font l’uffice de médecins auprès des musulmanes. Cette coutume, que la jalousie et une pudeur mal entendue ont établie, a des inconvénients très-graves, qui tiennent à l’ignorance des matrones sur la science médicale. On ne peut se figurer toutes les pratiques ridicules que ces femmes mettent en usage, toutes /393/ les momeries qu’elles exercent suivant le but qu’elles veulent atteindre. Une de leurs grandes affaires, c’est de procurer des secrets pour rendre les femmes fécondes: si les moyens auxquels elles ont recours sont inefficaces, il n’en est point ainsi quand elles veulent produire l’avortement, et malheureusement, comme la loi ne peut les atteindre, elles renouvellent fréquemment leurs manœuvres criminelles.

Le rôle des matrones dans les accouchements se borne souvent à peu de chose, parce que la plupart des femmes d’Égypte accouchent naturellement et avec beaucoup de facilité. Cependant il arrive quelquefois que le travail est laborieux, ou que l’enfant se présente dans une position vicieuse. Dans ces circonstances, qui nécessiteraient la présence d’une personne éclairée, les matrones ne peuvent être d’aucun secours pour la malade, et elles sont réduites à recourir à leurs pratiques ridicules, qui sont toujours inefficaces et qui sont fréquemment nuisibles.

J’eus occasion un jour d’être témoin d’un fait, que je citerai pour montrer quels sont les expédients auxquels s’adressent les matrones, dans les cas embarrassants. Une femme était en travail depuis plusieurs jours, et l’accouchement ne se terminait point, maigre des expériences de toute espèce essayées par la matrone, quand il lui vint à l’idée de faire danser un enfant entre les jambes de la patiente; cette opération, disait-elle, devait incontestablement procurer la sortie de celui qui semblait peu disposé à abandonner le sein de sa mère.


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§ IV.

Organisation du service de santé en Égypte.

Formation d’un conseil de santé. — Adoption des règlements français — Hôpitaux régimentaires. — Fixation des grades et emplois. — Traitement. — Uniforme des officiers de santé. — Administration du service médical. — Fondation de l’école de médecine. — Manière dont elle est organisée. — Translation de l’école de médecine d’Abouzabel au Caire.

53. C’est Méhémet-Ali qui a eu la gloire de ramener à la fois en Égypte la pratique et l’enseignement de la médecine. J’ai déjà dit que la création d’une armée régulière fut la cause de cette restauration dont la science et la philanthropie ont eu doublement à se réjouir. Après avoir formé des troupes réglées, le vice-roi voulut en soigner la conservation et dut, dans cette pensée, demander à l’Europe des médecins.

Désigné en France, au commencement de 1825, par l’intermédiaire d’un agent du vice-roi d’Égypte, comme médecin et chirurgien en chef des armées de ce prince, je crus devoir accepter cet honneur, et je me rendis immédiatement à mon poste. A mon arrivée, je trouvai le service de santé n’offrant guère qu’un simulacre d’organisation. Informé bientôt des intrigues et des désordres auxquels il était livré, et surtout des contrariétés auxquelles avaient été en butte les deux chefs qui m’avaient précédé, /395/ je cherchai dès lors à éviter le même sort en faisant établir de bons règlements qui fixassent les devoirs et les attributions de chacun. Toutefois, ne voulant point supporter à moi seul la responsabilité de cette mesure, avant de me saisir de la direction, je proposai au ministre de la guerre l’adoption des règlements français et la création d’un conseil de santé.

54. Conseil de santé. — Le ministre applaudit à ma proposition, et, peu de temps après, un conseil de santé fut créé et composé de cinq membres, médecins, chirurgiens et pharmaciens. J’en suis aujourd’hui le président. Les attributions de ce conseil durent nécessairement être plus étendues qu’elles ne le sont en France. Comme il n’existait point d’administration pour le service de santé, le conseil dut éclairer le ministre sur tous les détails administratifs, tant pour ce qui est du personnel que du matériel. Cette nécessité, loin d’être nuisible au service, a évité, au contraire, en consacrant le principe de l’unité, des conflits, des embarras, des longueurs.

55. Adoption des règlements français. — Dans la première séance qui se tint après sa formation, je crus urgent d’insister pour l’adoption des règlements français de 1825 sur le service de santé. Du moment, en effet, où j’eus conclu un contrat avec l’Égypte, je me procurai les règlements des services de santé des autres nations, et je pus me convaincre que les nôtres étaient les plus parfaits de ceux qui avaient paru jusqu’alors. Ces règlements, du reste, se trou- /396/ vaient en harmonie avec l’organisation de l’armée, déjà instruite et réglée à la française. Cependant, quelques modifications étaient exigées par les localités et une création nouvelle. Ainsi le petit nombre des médecins et des chirurgiens commandait impérieusement la réunion de ces deux sections d’officiers de santé. Cette mesure, réclamée d’ailleurs par l’état actuel de la science, offrait encore deux avantages précieux: la simplication du service et une économie considérable pour le gouvernement. Les trois sections d’officiers de santé furent donc réduites à deux.

56. Hôpitaux régimentaires. — Le système des hôpitaux régimentaires devenait indispensable à l’armée: des régiments, forts de 4,000 hommes, se trouvaient souvent en mouvement ou campés dans des lieux où ils ne pouvaient trouver aucune espèce de moyen pour les former. Il fallait donc qu’ils eussent à leur suite tout ce qui était nécessaire en matériel médical et administratif et en personnel pour établir des hôpitaux temporaires et des ambulances. Le malériel devait réunir toutes les conditions de simplicité et être aussi peu embarrassant que possible, les transports dans le désert se faisant à dos de chameau. Quant au personnel, qui n’abondait pas, il devait pourtant être assez fort pour pouvoir faire le service intérieur des corps et celui des hôpitaux mobiles: un médecin-major, quatre aides et deux pharmaciens par régiment devaient suffire en temps de paix; en temps de /397/ guerre, on leur adjoindrait un chirurgien sous-aide par bataillon, ce qui était suffisant pour le service des ambulances et portait une notable économie dans le personnel.

Dès cette époque, j’avais conçu le projet de ne pas admettre de pharmaciens pour les hôpitaux régimentaires; je sentais en effet qu’il était plus convenable d’avoir deux sous-aides de plus par régiment et de faire faire le service pharmaceutique par eux. Je désirais aussi que les choses fussent établies de la même manière pour les hôpitaux permanents; qu’ils n’eussent qu’un pharmacien en chef et un aide, et que les sous-aides fussent chargés de faire, sous leur direction, le service. Il y avait à cela avantage réel: on formait les officiers de santé à la pratique de la pharmacie, pratique qu’il est toujours très-utile de connaître, et dont les médecins ne s’occupent généralement pas assez; d’un autre côté, on se procurait par ce moyen des sujets aptes aux deux services. Ces considérations acquièrent encore plus de valeur appliquées à l’Égypte, où il sera toujours très-difficile, quand les médecins seront répandus dans les villes et les villages, d’avoir des pharmaciens sous la main.

57. Grades et emplois. — Un point important à régler dans le principe, c’était la fixation du sort des officiers de santé.

Je savais que depuis longtemps les médecins militaires réclamaient, en France, une amélioration dans la position qui leur a été assignée. Les /398/ longues études qu’ils ont faites avant d’entrer dans la carrière médicale, les années laborieuses qu’ils ont dû passer dans les facultés, dans les hôpitaux, dans les amphithéâtres, pour acquérir le grade de docteur; les sacrifices de temps et d’argent auxquels ils ont dû consentir pour acquérir une science variée, solide, et si utile à la société; tout cela n’est ni compensé ni récompensé par l’avenir que leur ouvre dans les armées la carrière médicale. Combien ne voit-on pas en effet d’hommes de mérite, après dix ans, quinze ans, vingt ans d’exercice dans cette carrière et de campagnes pendant lesquelles ils ont eu souvent à braver doubles périls, ceux de la guerre et ceux des épidémies, obtenir à peine un grade qui les assimile aux capitaines, tandis que leurs compagnons d’armes ont pu arriver, dans le même espace de temps, aux grades de colonel, de général de brigade, de lieutenant général. Frappé d’une telle inégalité, je dirais presque d’une pareille injustice, je voulus éviter, autant que possible, de la consacrer dans une création nouvelle.

Je m’occupai donc d’abord de l’avancement, et, pour accélérer, pour aiguillonner l’émulation et par là améliorer en même temps le service, je créai deux nouveaux grades, celui d’inspecteur d’armée et celui de major de seconde classe. Trois inspecteurs particuliers formèrent, d’après mon plan, le conseil de santé d’une armée ou d’un corps d’armée, et je fis par là un grade de ce qui n’est en France qu’une fonction. Les majors de seconde classe furent char- /399/ gés de services moins importants que les majors de première classe. Voici comment l’avancement, devenu plus rapide par l’introduction de ces deux nouveaux degrés, a été fixé pour les officiers de santé:

Après cinq ans d’études, l’élève sort de l’école avec le grade de sous-aide.

Trois années forment le passage de ce grade à celui d’aide; de ce dernier à celui de major de deuxième classe, deux ans et demi; de major de seconde à major de première classe, deux ans et demi; de major à principal, six ans.

La période de transition du grade de principal à celui d’inspecteur particulier n’a pu ni dû être déterminée: elle est fixée par les besoins seuls du service. Il en est de même pour le passage au grade de membre du conseil général de santé; mais dans les choix qui sont faits pour remplir les cadres de ces deux grades, on suit autant que possible l’ordre d’ancienneté.

58. Traitement. — Je fis tous mes efforts pour rendre entièrement convenable, sous le rapport des appointements, la condition des officiers de santé; mais les traitements alloués ne le furent pas dans la proportion que j’aurais désiré. Voici celle qui fut adoptée:

Les membres du conseil général de santé ont 3,000 p. par mois, environ 9,000 fr. par an.
Les ispect. part., 2,000 6,000
Les principaux, 1,500 4,500
Majors 1re classe, 1,000 3,000
      —  2e — 800 2,400
Aides-majors arabes, 300 900
Sous-aides arabes, 250 750

/400/ A tous ces grades sont alloués, dans des proportions différentes, des rations de vivres et de fourrages.

59. Costumes des officiers de santé. — Lors de la formation de l’école de médecine qui fut organisée militairement et l’est encore, on donna aux professeurs le grade de principaux et ils en touchèrent le traitement.

L’uniforme du corps des officiers de santé dut aussi m’occuper. Dans tous les pays, et surtout chez les Orientaux, à la richesse du costume se trouve attachée une certaine considération; je ne poussai pas mon ambition jusqu’à demander que l’uniforme des médecins fût, à grade correspondant, plus riche que celui des autres officiers de l’armée, mais je ne voulais pas consentir qu’il le fut moins. J’avais observé en effet, que, même chez nous, l’habit des officiers de santé, auquel on n’accorde que par grâce quelque peu de broderies, n’était pas, à beaucoup près, aussi considéré que l’épaulette que portent les officiers de l’armée. J’obtins donc que les médecins auraient exactement le même costume que les officiers de l’armée, qui est très-riche. Les distintions furent établies de la manière suivante:

Le sous-aide porte l’habit de sous-lieutenant; l’aide-major, de lieutenant; le major de deuxième classe, de capitaine; le major de première classe, d’adjudant-major; le principal, de chef de bataillon; l’inspecteur particulier, de chef de bataillon également; le membre du conseil de santé, de lieutenant-colonel. /401/ La seule différence qui existe se trouve dans les insignes: nous avons vu que, pour les officiers de l’armée, l’étoile dans le croissant fait le même office que l’épaulette chez nous. Au lieu de cet insigne on a adopté, pour les officiers de santé, le caducée médical formé par un serpent qui entoure une massue et placé entre deux palmes. Le sous-aide porte le tout en argent; les aides ont le serpent en or et le reste en argent; les majors de deuxième classe ont de plus une palme en or; les majors de première classe les deux palmes en or; pour les principaux le caducée entier est en or; les inspecteurs particuliers ont le caducée garni en diamants; les membres du conseil de santé ont de plus une palme en diamants; le grade d’inspecteur général (c’est celui que j’occupe) et le grade de médecin particulier de S. A. ont le caducée en diamants. Les titulaires en sont beys; suivant qu’ils sont colonels ou généraux, ils ont dans leur insigne une ou deux étoiles.

Ce fut un très-grand point de discussion, que l’admission des chrétiens à l’uniforme et aux insignes. Les chirurgiens arabes furent les premiers à les porter. Dès que j’eus reçu le titre de bey, en 1831, je réclamai la réalisation du projet que j’avais vainement sollicitée de tous mes vœux. Je m’efforçai de faire comprendre que puisqu’on avait franchi à mon égard la barrière des préjugés, on ne devait pas faire une distintion pour moi seul, et laisser en dehors des insignes et de l’uniforme militaire le corps des officiers de santé européens. Je réussis, et /402/ j’avoue que ce fut pour moi une très-grande satisfaction que d’avoir contribué à faire donner au corps médical la considération dont il jouit en Égypte, et que plusieurs puissances d’Europe ne lui ont pas encore accordée.

La soumission des officiers de santé européens à la discipline militaire fut encore un point vivement discuté. Ils n’étaient pas de simples instructeurs ou de simples professeurs, ils faisaient partie intégrante de l’armée. Il fallait donc nécessairement les astreindre à la discipline militaire. Celle des règlements français leur fut strictement appliquée pour tout ce qui regarde l’exécution du service, les devoirs de subordination et la discipline des corps. Quant aux délits graves dont ils auraient pu se rendre coupables, ils conservèrent leur droit de nationalité, c’est-à-dire qu’ils demeurèrent sous la juridiction de leurs consuls.

Mes fonctions ne furent pas seulement limitées au service médical; le manque absolu de personnes qui fussent au fait de l’administration des hôpitaux m’a obligé de m’en occuper spécialement. Ici, comme pour la partie médicale, les règlements français n’ont pu être textuellement pratiqués. Il a fallu leur faire subir des changements, afin de les mettre en rapport avec les autres branches de l’administration militaire, incompatibles avec ces règlements par leur grande simplicité. Le ministre de la guerre faisant lui-même directement les achats pour toutes les fournitures, tant en linge qu’en ustensiles, ameu- /403/ blements, aliments, médicaments, etc., les agents de l’administration comme les chefs des corps n’ont qu’à veiller à ce que chaque objet, conservé le temps exigé par les règlements, et soustrait à toute dilapidation, soit toujours employé au même usage.

J’ai donc dû me charger du soin d’instruire et de former des officiers d’administration, des commis, des infirmiers, etc; ce qui n’a pas été la moindre des difficultés que j’ai rencontrées.

60. Administration du service médical. — Voici comment fut organisée l’administration du service médical:

On nomma un inspecteur général d’administration, qui eut ses bureaux auprès du ministre de la guerre. Ce fut à lui qu’aboutirent tous les détails de la partie administrative, et il eut à s’entendre directement avec le conseil de santé sur tout ce qui regarde les besoins du service. On établit sous sa direction trois classes de comptables. Ceux de première classe furent nommés chefs dans les principaux hôpitaux sédentaires, dans les armées ou dans des corps d’armée. Ceux de deuxième classe furent placés comme chefs dans les hôpitaux de second ordre, ou comme adjoints dans les hôpitaux supérieurs. Ceux de troisième classe furent affectés aux hôpitaux régimentaires, ou adjoints dans les hôpitaux sédentaires de premier et de second ordre. Telle fut la hiérarchie des officiers d’administration.

L’organisation des hôpitaux sédentaires fut à peu de chose près la même que celle des hôpitaux de /404/ France. Mais les hôpitaux régimentaires durent être organisés d’une manière spéciale. L’officier d’administration placé à leur tête a sous sa garde et sous sa surveillance tout le matériel; il est secondé par un commis, quatre infirmiers majors, et des infirmiers ordinaires. Ceux-ci sont pris en général parmi les soldats. L’expérience a prouvé, en effet, qu’il y a toujours à la suite des régiments des hommes que quelques infirmités rendent impropres au service actif; et ce sont ceux-là que l’on charge des fonctions d’infirmiers. On obtient, par ce système, simplification et économie.

Le matériel des hôpitaux régimentaires méritait quelque considération. Il devait réunir les conditions suivantes: Avoir le moins de poids et de volume possible, et présenter en même temps les avantages de la commodité et de la solidité. Voici comment on a satisfait à ces conditions:

Le fer-blanc a été le métal choisi pour les ustensiles de salle. Ainsi les écuelles, les pois à tisane, les verres et autres vases ont été fabriqués avec cette matière, et on leur a donné la forme conique, de manière qu’ils pussent entrer les uns dans les autres. Cette forme a donc procuré pour ces objets l’avantage de l’économie d’espace et a assuré leur solidité. L’économie d’espace obtenue est telle qu’une seule caisse, de trois pieds de longueur sur un pied et demi de hauteur et un pied et demi de largeur, contient tous les ustensiles de salle nécessaires à deux cents malades. Les ustensiles de cuisine se composent /405/ de quatre marmites coniques qui entrent les unes dans les autres, et auxquelles sont joints les trépieds brisés sur lesquels on peut les poser, de quatre casseroles de même forme, et que l’on introduit dans la dernière marmite, ainsi que les cuillers, les passoires, les écumoires, les couteaux, etc.; ils forment une seconde caisse. Quatre seaux pour la distribution des bouillons, des vases de nuit, au nombre de 25 également de forme conique, entrent avec plusieurs autres objets dans une troisième caisse.

Le linge des hôpitaux régimentaires est toujours calculé pour deux cents malades, et il y a pour chaque malade un sac à paille, un coussin, deux chemises, deux caleçons, deux bonnets de toile, trois linceuls, une couverture; tous ces objels sont placés dans des caisses étiquetées.

Chaque bataillon a quatre brancards pour le transport des blessés. Chaque régiment a à sa suite quatre grandes tentes d’hôpital, afin d’y placer les malades, dans les lieux où il n’y a point de logement.

Les moyens de transport du matériel qui nous ont paru les plus commodes et les plus praticables pour les armées égyptiennes sont les bêtes de somme, les chameaux et les mulets. Les équipages d’ambulance seraient très-embarrassants et ne pourraient avancer que difficilement à travers les déserts de l’Afrique et les montagnes de la Syrie.

Au commencement de l’organisation, j’eus la pensée de donner aux chirurgiens de petites gibernes pour y placer leurs trousses. Elles sont faites en /406/ maroquin et portent un caducée médical, brodé en fil d’or, et une inscription que Percy avait mise sur les têtières des brancardiers: Secours des braves. J’ai vu avec plaisir plus tard que cette innovation avait été adoptée en France.

Les médicaments, et tout ce qui les concerne, formaient naturellement une branche essentielle du service médical. Nous simplifiâmes le plus possible la liste de ceux qui durent être employés dans les hôpitaux. Un formulaire fut rédigé à cet effet. Il a été revu depuis par le conseil de santé d’Égypte, et publié en France. On s’est proposé, dans sa rédaction, de n’adopter que les médicaments d’une action généralement reconnue, de suppléer aux exotiques par les indigènes, de substituer à ceux d’un prix très-élevé les succédanés d’un prix inférieur, de se servir des formules les moins compliquées, et d’exposer les modes de préparation les plus simples. On a voulu aussi qu’il pût servir en même temps aux pharmaciens, comme aux médecins et aux chirurgiens des hôpitaux et des corps, en indiquant les fonctions que chacun d’eux serait dans le cas de remplir dans les différentes positions où il pourrait se trouver, et en y donnant les instructions et les tableaux nécessaires pour la comptabilité, ainsi que des modèles de demande, d’inventaires, de reçus, etc.

Une pharmacie centrale, établie au Caire, est chargée de préparer les médicaments pour toutes les armées. Des dépôts de pharmacie sont établis, pour l’Égypte, à Alexandrie; pour la Syrie, à Saint- /407/ Jeand’Acre, à Alep; pour l’Arabie, à Gedda; pour le Sennâr, à Cartoun; pour la Crète, à Candie.

Autant que cela peut se faire, les médicaments sont fournis tout confectionnés pour les hôpitaux régimentaires, afin d’épargner les embarras auxquels des préparations trop compliquées seraient exposées dans les voyages et surtout au milieu des armées. On dose tout ce qui peut être dosé; et les quantités, après avoir été pesées, sont mises en paquet. On a dû aussi avoir soin de ne choisir, pour les pharmacies d’ambulance, entre les matières équivalentes ou de même nature, que celles qui ont le moins de volume. Ainsi les sels, les extraits sont préférés aux substances et les substances solides le sont aux liquides.

Les caisses d’ambulance ont reçu la forme la plus commode pour que, dans le transport et sans décharger les bêtes de somme, on puisse s’en servir au besoin. L’une est exclusivement destinée aux instruments, aux ustensiles et aux objets de pansement. L’autre est affectée aux médicaments; elle contient des tiroirs dans lesquels chaque chose est placée dans un ordre précis et de la manière la plus sure, afin que les acccidents du transport ne puissent rien endommager. Chaque bataillon a ses deux caisses d’ambulance. Il y a aussi un approvisionnement de quatre caisses de médicaments. Elle sont placées sous la garde du pharmacien.

Tout le personnel et le matériel du service médical des régiments ont, du reste, été disposés de /408/ manière à pouvoir se diviser en quatre parties, afin de suivre aisément les bataillons dans le cas où ils seraient séparés ou détachés. Dans chaque régiment, au premier bataillon restent attachés le major, un aide et un sous-aide, l’officier d’administration et son adjoint, et, à chacun des autres bataillons, un aide, un sous-aide, et un infirmier-major faisant fonction d’officier d’administration.

Le service de la marine a été organisé sur les mêmes bases que celui des troupes de terre. Il est dirigé par un conseil de santé de la marine établi à Alexandrie.

Telle a été l’organisation du service militaire en Égypte; elle était nécessitée par les lieux. L’expérience a prouvé qu’elle était bonne. Elle réunit en effet toutes les conditions de simplicité qu’exige la rapidité du service militaire. Le duc de Raguse et tous les hommes compétents qui l’ont vue de près lui ont donné leur assentiment. J’avais d’ailleurs, en 1832, pris en France les avis des chefs de médecine et de chirurgie militaire sur cette création, et je puis dire qu’ils l’approuvèrent et voulurent bien lui accorder des éloges.

Cette organisation, introduisant un ordre sévère là où il n’y avait auparavant qu’anarchie et gaspillage, dut froisser des intérêts. Comme elle me fit quelque honneur et me donna la confiance des autorités et des personnages influents du pays, elle irrita des amours-propres. Mais, en dépit des critiques jalouses, elle produisit les résultats heureux /409/ que l’on devait eu attendre. Grâce à elle, la mortalitê, auparavant effrayante, diminua: cette diminution fut duc autant à l’amélioration des hôpitaux et du service, qu’aux moyens hygiéniques et aux nouvelles méthodes de traitement qui furent employés.

L’hôpital d’Abouzabel a en quelque sorte servi de modèle à tous ceux qui ont été créés depuis. L’ordre, la propreté qui y régnaient et l’exactitude avec laquelle le service y fut fait, ont mérité, indépendamment de la beauté du local, les éloges de tous les voyageurs qui l’ont visité.

61. Fondation de l’école de médecine. — Encouragé par les succès dont mes premiers efforts furent couronnés, je conçus bientôt l’idée de fonder en Égypte l’enseignement médical, et je fis part de mon projet au gouvernement. Je lui fis sentir les avantages qui résulteraient de l’instruction d’un grand nombre d’Arabes et de leur agrégation à l’armée en qualité d’officiers de santé militaires. Méhémet-Ali comprit aisément ces avantages; mais dès que mon projet fut connu, il rencontra de toutes parts des adversaires qui s’efforcèrent de détourner le vice-roi de mon projet. Ils grossirent à ses yeux les obstacles déjà bien assez grands qui se présentaient à sa réalisation. Ils prétendirent que les Arabes n’avaient ni l’intelligence, ni l’aptitude des autres hommes; comme si l’histoire ne se chargeait pas de les démentir. Ils dirent que c’était folie d’espérer parvenir à instruire des hommes qui ne comprendraient pas la langue de leurs professeurs. Ils atta- /410/ quèrent ensuite la capacité de ceux-ci, et se firent surtout une arme de l’opposition que les invincibles préjugés de la religion opposaient à l’étude indispensable de l’anatomie sur le cadavre.

Mais le vice-roi, à l’aide de sa sagacité ordinaire, eut bientôt démêlé les vrais motifs que couvraient ces objections, et l’école fut fondée en 1827, en dépit de tous les opposants, qui n’ont jamais cessé toutefois de la dénigrer impitoyablement et de chercher à lui porter atteinte jusque dans ses bases.

La première difficulté était de décider en quelle langue aurait lieu l’enseignement. L’impossibilité de trouver des élèves connaissant le français, le temps qu’il eût fallu pour les instruire suffisamment dans cette langue, et plusieurs autres motifs me démontrèrent la nécessité de leur transmettre la science médicale dans leur propre idiome. Il s’agissait donc de fournir à des professeurs tout à fait étrangers à la connaissance de la langue arabe les moyens d’opérer cette transmission; je crus possible de surmonter cette difficulté à l’aide de traducteurs possédant également bien la langue des élèves et celle des professeurs; traducteurs qui devraient être eux-mêmes les premiers élèves et à qui l’on enseignerait la science afin qu’ils pussent la communiquer.

Une autre difficulté non moins grande était l’introduction des études anatomiques pour laquelle il fallait vaincre les préjugés de la religion. La religion musulmane commande, en effet, le plus grand res- /411/ pect pour les morts, et admet qu’ils ressentent toutes les mutilations qu’on exerce sur eux. Comme de ce point seul dépendait presque le succès entier de l’entreprise, j’employai toutes les ressources pour obtenir la permission de disséquer. Elle me fut constamment refusée par l’autorité; mais je parvins, à force de raisonnements, à avoir un consentement secret de la part des ulémas, sous la condition expresse d’en user avec réserve et toutes les précautions possibles. Aussi, dans le commencement, fîmes-nous les autopsies à l’insu du public et en entourant l’amphithéâtre de gardes qui eussent peut-être été les premiers à nous assaillir s’ils s’étaient doutés de ce dont il s’agissait. Peu à peu, les élèves surmontèrent tout préjugé, toute répugnance, et se sont convaincus de l’indispensable nécessité de l’étude de l’anatomie. Ils ont porté ensuite cette conviction chez leurs parents, la leur ont fait partager, et aujourd’hui le public est complètement accoutumé à l’idée de la dissection des cadavres.

L’école fut établie à l’hôpital d’Abouzabel.

Cent jeunes gens versés dans la langue arabe y furent réunis et soumis à une discipline sévère. Ils furent distribués en sections de dix qui eurent chacune pour chef le plus instruit. Ces élèves, logés, nourris, vêtus, payés même par l’Etat, formèrent plutôt un collège qu’une école dans le sens que nous donnons à ce mot en Europe.

Le mode de l’enseignement fut établi de la manière suivante:

/412/ 1° La leçon était d’abord traduite en présence du professeur qui donnait toutes les explications nécessaires aux traducteurs, afin de leur en faciliter l’intelligence et de s’assurer de l’exactitude de la traduction en en faisant faire le thème.

2° La leçon ainsi traduite était dictée aux élèves.

3° L’explication détaillée en était faite par le professeur; les chefs de section étaient autorisés à faire des demandes sur tout ce qu’ils ne comprenaient pas, et chargés de répéter après les cours les leçons à leur section respective.

4° Chaque mois les élèves furent examinés sur ce qui leur avait été enseigné, et les places de chef de section mises au concours.

Cette méthode, qui est en quelque sorte celle de l’enseignement mutuel appliqué à la médecine, exige beaucoup de peine, tant de la part des professeurs que de la part des élèves; mais elle a l’avantage de forcer ceux-ci à se livrer au travail et d’entretenir l’émulation parmi eux.

Les cours professés furent ceux-ci:

1° Les éléments de physique, de chimie et de botanique;

2° L’anatomie générale, descriptive et pathologique;

3° La pathologie et la clinique chirurgicale, et les opérations;

4° La pathologie et la clinique internes;

5° La matière médicale, la thérapeutique;

6° L’hygiène, la médecine légale;

/413/ 7° La pharmacie.

Ces matières furent réparties entre sept professeurs. Afin d’éviter pour une école naissante les inconvénients de la diversité des opinions médicales qui pouvaient exister parmi ceux-ci, il fut établi que les matériaux de l’enseignement seraient puisés dans les meilleurs auteurs, et que rinstruction, pour être uniforme dans la théorie et dans la pratique, serait fondée sur les principes de l’école physiologique. Les ouvrages de MM. J. Cioquet, Broussais, Lallemand, Magendie, Roche, Sanson, et des autres auteurs remarquables de l’école française, furent pris pour base de l’enseignement.

Chaque année eurent lieu des examens publics, qui durent faire connaître les progrès des élèves et décider de l’avancement des plus capables.

Lors de la création de l’école de médecine, je fis sentir la nécessité d’y comprendre l’enseignement pharmaceutique pour former des pharmaciens militaires. Cette branche importante ne tarda pas en effet à lui être annexée, ainsi qu’une école d’enseignement préparatoire, où cent jeunes Égyptiens de dix à quatorze ans, sachant lire et écrire l’arabe, devaient, pour se préparer à l’étude de la médecine, acquérir préalablement les éléments de l’arithmétique, de la géométrie, de la cosmographie, de l’histoire. Je fis établir aussi une école de langue française, afin de faciliter les rapports des élèves avec les professeurs et de leur permettre de puiser la science dans ses sources mêmes. Enfin je joignis à l’établis- /414/ sement d’Abouzabel une école de sages-femmes et une Maternité, sur laquelle je m’étendrai davantage tout à l’heure.

Mes efforts et ceux de mes collaborateurs furent couronnés de succès. Cinq ans après la fondation de l’école, il y avait déjà un assez grand nombre de bons élèves, que l’on put distribuer dans les hôpitaux et dans les corps. Toutefois, ils ne furent placés que dans les grades de sous-aides et d’aides et sous la direction de médecins européens. Les vingt sujets les plus distingués furent retenus; huit restèrent attachés à l’école comme répétiteurs, et douze furent conduits à Paris pour perfectionner leur instruction et être mis à même de devenir professeurs dans l’établissement. C’était là en effet le but que nous devions nous proposer; il fallait, pour fonder quelque chose de solide, nationaliser la médecine en Égypte, et, dans ce but, former des professeurs indigènes, qui transmissent la science sans avoir besoin de l’intermédiaire embarrassant de traducteurs, j’eus aussi en vue, en conduisant ces douze élèves à Paris, de faire authentiquement constater le degré d’instruction qu’ils avaient acquis dans l’établissement d’Abouzabel et de répondre aux reproches non mérités des détracteurs de l’école fondée par nous. Ces élèves soutinrent honorablement en langue française un examen devant l’Académie de médecine de Paris (1); ils ont reçu plus tard le grade de docteur dans la Faculté de la capitale.

(1) Voir le compte rendu de 1833.

/415/ Les luttes que j’eus à soutenir, les obstacles que j’eus à surmonter pour fonder l’enseignement médical en Égypte, n’ont pas été, certainement, les seules luttes qu’il m’a fallu engager, les seuls obstacles que j’ai dû vaincre. Le lecteur le comprendra facilement, il lui serait fastidieux que je les énumérasse; je rappellerai seulement que, pour mener mon entreprise à fin, il m’a fallu plus que de l’activité, de la persévérance et du dévouement! Je ne sais si c’est l’envie ou le fanatisme qui mit dans les mains d’un élève le fer assassin dont je fus frappé à trois endroits, dans l’amphithéâtre même de l’école, au moment où je faisais une leçon de chirurgie. Je déclare que je ne dus la vie qu’à l’intervention des assistants qui désarmèrent ce misérable.

Je dois dire ici quelques mots des dispositions et du caractère des élèves auxquels nous avons eu affaire.

C’est après avoir bien étudié les Arabes, et bien reconnu qu’ils étaient essentiellement indolents et fortement enclins à l’insubordination, que je crus pouvoir adopter et établir une discipline sévère; d’autant plus que quelques mois d’expérience m’avaient déjà prouvé qu’avec la douceur seule je ne pourrais rien obtenir.

J’ai souvent été blâmé de cette rigueur, mais elle était si impérieusement réclamée par l’état moral des Égyptiens, que ceux qui s’y étaient le plus opposés dans le principe, finirent par en reconnaître la nécessité, et sont aujourd’hui bien convaincus que les mœurs des nations européennes ne peuvent être /416/ adoptées qu’insensiblement chez un peuple dont la civilisation commence à peine. Aussi me suis-je relâché de cette rigueur à mesure que les élèves ont acquis plus de connaissances, et ont mieux senti la dignité de l’homme et de leur condition.

En général, les Arabes sont doués de beaucoup d’intelligence et d’une mémoire très-heureuse, mais ils sont extraordinairement portés aux idées merveilleuses, et singulièrement attachés à leurs préjugés. Il a été assez difficile de leur faire abandonner, par exemple, les théories et les systèmes astronomiques et médicaux des anciens. Ils professent une très-grande admiration pour Aristote.

Les Arabes sont susceptibles de beaucoup d’émulation, ils aiment la gloire et s’enthousiasment avec facilité. J’ai profité de ces dispositions, et j’ai excité chez eux ces sentiments, en faisant établir, dans l’école, des classes, des grades et des insignes. Le succès a parfaitement répondu à mon attente. Dans les examens, les concours, les élèves font des efforts incroyables pour mériter de l’avancement. Un jour, un élève qui n’avait pu obtenir le grade de sous-aide pour lequel il venait de concourir, s’écria devant l’assemblée, « que la mort était préférable à un pareil affront, et qu’il voulait sortir de l’école. » Ceux au contraire qui sont couronnés manifestent la plus grande joie, et sont embrassés, complimentés, fêtés par leurs parents et leurs amis.

Il est de mon devoir de rendre ici à mes collabo- /417/ rateurs le tribut d’éloges dont les succès de l’école d’Abouzabel les rendent dignes. Dans l’organisation de cette école, je me suis toujours aidé de leurs lumières. J’avais appelé dans le principe au professorat les hommes les plus distingués parmi ceux qui se trouvaient en Égypte. Nous avons demandé ensuite à l’Europe les spécialités que nous n’avions pas sur les lieux. En remplissant la fonction qui lui avait été assignée dans l’œuvre commune, chacun a bien mérité de la science et de la civilisation. Je crois n’être que juste en mentionnant les noms de ceux de mes confrères auxquels l’école égyptietme doit le plus. Je citerai, parmi ceux qui ont contribué à la formation de l’école, d’abord M. Gaëtani, médecin espagnol, élève distingué de Vaccà-Berlingieri, v. p. 369 Vacca, devenu plus tard membre du conseil général de santé, médecin particulier du vice-roi et élevé à la dignité de bey, il y a deux ans; M. Duvigneaux, de la faculté de Paris, à qui son solide talent a valu plus tard d’étre mis à la tête de l’école; MM. Celesia et Figari, qui jouissent en Italie d’une réputation méritée, et MM. Bernard et Barthélémy, que leurs lumières et leurs honorables antécédents rendaient éminemment aptes aux fonctions dont ils furent chargés. Dans la suite, l’établissement a joui des services de MM. Pruner, jeune médecin bavarois de très-grand mérite, Fisher, autre médecin bavarois, Perron, chimiste remarquable de l’école de Paris, Pachtod, Seisson. On voit que j’ai recherché les hommes de mérite, et que je les ai appelés, à quelque nation qu’ils appartinssent.


/418/

§ V.

Translation de l’hôpital et de l’école de médecine d’Abouzabel au Caire.

Translation. — Établissement de Casr-el-Aïn. — Cabinet d’histoire naturelle. — Hôpital civil. — Le Moristan. — Maternité. — Abyssiniennes. — École d’accouchement. — Réflexions sur l’organisation du service médical en Égypte.

62. Translation. — Le lieu où l’école avait dû être établie était naturellement l’hôpital d’Abouzabel, où se trouvaient réunis le plus de moyens d’instruction; car, indépendamment de ce qu’il était le seul qui fut organisé à cette époque, il avait toujours un grand nombre de malades, qu’il recevait du camp d’instruction de Kanka, composé de 20 à 25,000 hommes; les médecins les plus distingués, parmi lesquels furent choisis les professeurs, y étaient attachés; enfin, sa situation isolée offrait le double avantage de nous faciliter l’étude de l’anatomie, et de soustraire les élèves aux distractions de la ville, ainsi qu’à l’influence des personnes à qui la superstition faisait considérer comme un sacrilège la dissection des corps humains.

Mais depuis que le camp d’instruction militaire a été éloigné de Kanka (1), le besoin de transférer l’école et l’hôpital d’Abouzabel sur un autre point, plus convenable pour les malades et pour l’enseigne- /419/ ment, devenait chaque jour plus impérieux. Cinq ans durent s’écouler avant l’exécution d’un projet que je hâtais de tous mes vœux et de toutes mes forces.

(1) Kanka, comme nous l’avons déjà vu, est un grand village à trois lieues et demie du Caire, et Abouzabel à une demi-lieue plus loin.

Abandonner un local qui avait coûté des sommes considérables, trouver au Caire un bâtiment assez vaste pour recevoir 1,000 à 1,500 malades, les dépendances nécessaires pour y loger 300 élèves, des salles propres à l’enseignement, c’étaient là des difficultés que le vice-roi a aplanies par l’heureuse idée de destiner à l’hôpital et à l’école de médecine le grand collège de Casr-el-Aïn, situé entre le vieux Caire et Boulac, en face de l’île de Raoudah, à peu de distance de la capitale.

Il s’élève sur l’emplacement même de la ferme dite d’Ibrahim-Bey, où les Français, à l’époque de la conquête, avaient établi leur hôpital militaire.

C’est un édifice qui figure sur la ligne des superbes palais qui bordent la rive orientale du Nil, depuis le vieux Caire jusqu’à Boulac.

Il est entouré de belles promenades, sa forme est carrée, il a deux étages au-dessus du rez-de-chaussée; toutes les ailes forment un double rang de salles séparées par un corridor; chaque aile est divisée en quatre salles, contenant chacune cinquante lits. Le rez-de-chaussée se compose de caveaux voûtés qui servent de magasins. Au centre de l’édifice est une vaste cour plantée d’arbres. Attenant à l’aile du sud, s’élèvent quatre grands corps de logis séparés les uns des autres.

Le premier est destiné aux amphithéâtres, aux la- /420/ boratoires de chimie, aux cabinets de physique et d’histoire naturelle.

Le deuxième, aux dortoirs et aux réfectoires.

Le troisième, à la pharmacie centrale.

Le quatrième, aux cuisines, aux bains, aux lavoirs.

Cet édifice forme une cour d’un vaste carré. On voit, d’après cette description qu’il eût été difficile de trouver un local plus complet, mieux entendu, dans une situation plus heureuse.

Les avantages qui résultent de cette translation sont immenses: l’hôpital se trouvant près de la garnison, les malades ont peu d’espace à parcourir. Ils y sont transportés aussi brièvement que possible par la voie de terre, ou par celle du Nil.

Les malades qui étaient partagés entre l’hôpital d’Abouzabel et celui de l’Esbékié (au Caire) se trouvent maintenant réunis dans la même enceinte, et fournissent à l’instruction pratique un nombre suffisant de sujets présentant les divere genres de maladies. Les jeunes ulémas qui, de diverses contrées de l’Orient, viennent étudier la religion et les lois dans la grande et célèbre mosquée d’el-Azar se rendront en grand nombre aux cours de médecine et porteront dans leur pays le fruit de leurs études. La science se répandra ainsi dans diverses contrées où elle est encore inconnue, et des résultats incalculables s’ensuivront pour l’humanité et la civilisation.

Je ne m’arrète pas à la question considérée sous /421/ son point de vue économique. Il importe cependant de faire remarquer la diminution des dépenses qui est résultée de cette translation par la suppression du personnel medical et administratif de l’ancien hôpital du Caire, celui-ci, comme je viens de le dire, se trouvant fondu dans l’établissement de Casr-el-Aïn.

Placée à coté de l’école, la pharmacie centrale, où se font en grand toutes les préparations chimiques et pharmaceutiques, présente un mode d’instruction pratique plus large et bien préférable aux opérations en miniature des cours théoriques. L’enseignement, ainsi dirigé, est devenu plus fructueux, et l’intelligence des élèves est plus à portée de comprendre les démonstrations qui leur sont faites.

L’école de médecine n’a eu à regretter, en quittant Abouzabel, que le jardin botanique qui avait été établi avec tant de soins et tant de peines. Mais Son Altesse Ibrahim-Pacha, qui a fait de si grands sacrifices en faveur de tout ce qui se rattache à l’agriculture, a bien voulu consacrer à la formation d’un nouveau jardin botanique une portion de terre de l’île de Raoudah, si connue des voyageurs par ses jardins qui peuvent rivaliser avec les plus beaux de l’Europe.

63. Cabinet d’histoire naturelle. — Ici je me trouve amené à dire quelques mots de notre cabinet d’histoire naturelle. Dès la fondation de l’école d’Abouzabel, je sentis la necessitò d’initier les élèves a une science qui, chez tous les peuples civilisés, fait /422/ partie de l’instruction donnée a la jeunesse, se rattache a nos plus belles découvertes, à notre prosperità agricole et industrielle, et qui est un complément nécessaire de l’éducation medicale.

Déjà, de jeunes Arabes, confiés à la direction de M. Regis, naturaliste plein de zèle et d’habileté, élève du célèbre Franco Andrea Bonelli Cuneo 1784 – Torino 1830 entomologo e ornitologo Bonelli de Turin, ont fait de rapides prògrès; et sous peu l’Egypte possederà une science dont elle ne soupçonnait pas mème l’existence.

Nous devons à l’obligeance des médecins qui so trouvent sur les divers points de l’Égypte, de la Syrie, de la Candie, de l’Hedjas, de l’Yémen, quelques productions qui, jointes à celles que M. Regis a recueillies, forment les rudiments de notre cabinet.

Sentant aussi tous les avantages qui résulteraient pour nous des échanges avec l’Europe, des envois ont été faits en France, en Angleterre, en Russie, en Allemagne, en Italie, etc. Il nous est revenu déjà des objets précieux, d’autres nous seront envoyés, et par ce moyen l’Égypte acquerra insensiblement un riche musée a peu de frais.

64. Hôpital civil. — A défaut d’hôpital civil, le vice-roi avait autorisé à recovoir les hommes malades dans les hôpitaux militaires, et à Abouzabel il avait formé un hospice particulier pour les femmes. Mais son éloignement de la ville s’opposait à ce que les vues bienfaisantes de Son Altesse fussent remplies.

Le local affecté à l’hôpital militaire du Caire, devenu libre par le transport de ses malades à l’hôpital /423/ de Casr-el-Aïn, a été transformé en hospice civil, destiné à recevoir les malades indigents des deux sexes. C’est un fort joli édifice, sur la place de l’Esbékié, composé de deux corps de logis reconstruits presque à neuf et tout à fait distincts l’un de l’autre.

Jusqu’à présent on n’a pas pu s’occuper de la création d’hôpitaux civils dans les provinces; car il faut d’abord former des officiers de santé nationaux, et que les circonstances permettent au gouvernement de s’occuper des améliorations intérieures. Mais déjà dans toutes les écoles de province où sont attachés des chirurgiens qui donnent des secours à ceux qui les réclament, il y a des infirmeries.

65. Le Moristan. — Il y avait, au centre du Caire, un asile consacré aux indigents et aux aliénés des deux sexes. Je veux parler du Moristan, fondation pieuse du sultan Kaloun, qui comptait six siècles d’existence. C’était un cloaque immonde où l’on concoit à peine que les malheureux qu’il recevait pussent mème prolonger une péuible existence; les aliénés y étaient enchainés dans d’étroites huttes en pierres. Cet état, tout déplorable qu’il était alors, n’avait fait qu’empirer de nos jours par la deterioration et la moins value des immeubles qui en fournissaient les revenus.

Jusqu’ici le gouvernement de Son Altesse n’avait pas cru devoir s’ingérer dans l’administration de ce legs de piété; mais, touché d’une situation qui ne faisait qu’ajouter aux misères d’un trop grand nombre d’infortunés, Son Altesse a ordonné qu’ils /424/ soient transférés dans le nouvel hôpital civil où ils recoivent des soins plus assidus, une nourriture plus saine, un logement plus convenable.

66. Maternité. — L’importance d’une Maternité se faisait vivement sentir. On sait, par mes comptes rendus, que des négresses et des Abyssiniennes apprennent l’art des accouchements dans une école placée près de celle de médecine à Abouzabel, pour avoir plus à portée les moyens d’enseignement, qu’il eùt été difficile de trouver ailleurs. Un assez grand nombre d’élèves ont déjà appris à lire et à écrire très-correctement l’arabe, sans negliger l’étude d’un traité d’accouchement qui a été traduit en cette langue. Des démonstrations anatomiques et sur le mannequin leur ont été faites par une maitresse accoucheuse européenne, et par un professeur chargé de ce service.

Le petit hôpital de femmes annexé à leur école leur a fourni l’occasion de pratiquer quelques accouchements, la saignée, la vaccination et des pansements. On leur a donne quelques notions de matière medicale, et on les a exercées aux opérations les plus simples de la pharmacie. Une élève distinguée de la Maternité de Paris, mademoiselle Gault, a été attachée à l’établissement comme accoucheuse en chef. Elle a trouvé ses élèves tellement avancées dans la science, et douées de si bonnes dispositions qu’elle a pensé pouvoir leur apprendre le francais sans préjudicier à leur spécialité. Mademoiselle Gault, qui joint une excellente éducation à la connaissance /425/ parfaite de son art, a bien voulu se charger de ce nouvel enseignement, et les élèves ont déjà fait des progrès remarquables. Leur aptitude étonne surtout lorsqu’on oppose ce qui se passe sous nos yeux aux déblatérations de quelques pessimistes qui ont voulu refuser toute intelligence à la race nègre.

67. Abyssiniennes. — Il est vrai que ces élèves dont nous parlons sont pour la plupart abyssiniennes, et que celles-ci forment une classe à part de la race nègre, quoique marquées de signes extérieurs presque identiques, tels que les cheveux laineux, le teint presque noir, etc.; mais il n’est pas moins incontestable que parmi les négresses qui se trouvent dans l’école, il en est d’une aptitude qui ne le cède en rien à celle des autres races, qui semblent vouloir les exclure de la grande famille des êtres intelligents. Je distinguerai surtout les négresses de Sennâr et de Méroni.

68. École d’accouchement. — Il n’existait donc plus d’obstacles à l’établissement, au Caire, d’une école d’accouchement. Elle a été placée près du nouvel hôpital civil, dans une partie du local destiné aux femmes. Les filles et les femmes de la capitale et des provinces y sont admises, instruites, nourries et habillées aux frais du gouvernement; elles reçoivent des honoraires à l’instar des élèves en médecine; on accueille de préférence les orphelines, les filles de militaires morts ou en activité de service. La capitale fournit vingt élèves et chaque province quatre, ce qui en porte le nombre à plus de cent. Ainsi se /426/ formera bientôt un corp d’accoucheuses instruites qui remplacera les matrones les plus ignorantes et les plus superstitieuses du monde. Un simple trait donnera la mesure des moyens, assurément très-extraordinaires, qu’elles emploient dans l’exercice d’un art dont elles semblent s’être emparées au détriment de la nature et de l’humanité: une pauvre femme était depuis trois jours en travail; les épithèmes, les pessaires, les compositions les plus bizarres et les plus dangereuses avaient été employés, les amulettes avaient joué leur rôle obligé, lorsqu’une commère propose le moyen efficace de faire danser un enfant entre les jambes de la patiente, pour agiter celui qu’elle portait dans son sein, et provoquer ainsi la sortie.

Il est vrai qu’en Égypte, comme dans tous les pays peu avancés en civilisation, les accouchements malheureux sont rares, surtout parmi les femmes du peuple, parmi les fellahs; mais la constante inaction des femmes des cités, la vie molle des dames des harems les exposent, comme dans nos contrées, à des accouchements laborieux; et lorsque la nature ne peut se suffire, les matrones ne sont jamais utiles; souvent même elles font beaucoup de mal; leur ignorance exerce ses effets fâcheux et sur la mère et sur l’enfant aux premiers jours de sa vie. Les matrones ont des secrets pour faire cesser la stérilité; elles en ont malheureusement de plus certains pour provoquer l’avortement, crime qu’elles commettent sans remords. Lorsqu’une femme ne se soucie /427/ pas de devenir mère, détruire l’enfant qu’elle porte paraît aux matrones une action toute naturelle, dont elles ne doivent compte ni à Dieu, ni à la société. Aussi travaillent-elles sans pitié à cette œuvre de destruction.

L’abolition de ces exécrables femmes suivra la formation d’un corps d’accoucheuses instruites qui, en dehors de leur spécialité, rempliront un autre objet d’utilité publique, en traitant les maladies secrètes dont les femmes peuvent être atteintes, maladies qu’une fausse pudeur interdit de confier aux soins des médecins; et l’empire du préjugé est encore si puissant sur ce point, qu’un homme aimerait mieux voir mourir sa femme ou sa fille, que de déroger à des principes consacrés même dans les traités de médecine des Arabes. Le fanatisme, en excluant les femmes de la société, les a privées du secours de la médecine, comme de leur part de paradis.

Tous ces motifs m’ont engagé à étendre autant que possible l’instruction qui est donnée aux élèves accoucheuses; elle comprend les cours suivants: l° les éléments de la langue arabe, de manière à pouvoir lire correctement le cours d’instruction qui leur sera donné; 2° la théorie et la pratique des accouchements; 5° les soins hygiéniques à donner aux femmes enceintes, à celles qui sont en couche et aux enfants nouveau-nés; 4° la manière de traiter les maladies légères; 5° les principes de chirurgie élémentaires suffisants pour traiter les tumeurs inflam- /428/ matoires, les pansements des plaies simples, des cautères, des vésicatoires, des sétons; 6° la manière de pratiquer la saignée, la vaccination, l’application des ventouses et des sangsues; 7° la connaissance et la préparation des médicaments les plus usuels. L’enseignement deviendra chaque jour plus facile. Nous avons déjà des élèves assez instruites pour enseigner dès à présent, sous la direction d’une maîtresse étrangère, l’art des accouchements.

69. Réflexions sur l’organisation du service médical en Égypte. — Voilà l’esquisse complète de l’état du service de santé et de l’enseignement médical en Égypte. Je puis dire sans orgueil, et en m’en rapportant à l’opinion des hommes compétents, que notre école de médecine du Caire, par le fait de son organisation, du régime collégial auquel sont soumis ses élèves, du système de l’enseignement, de la réunion dans un même lieu de tous les moyens d’instruction théorique et pratique, est un établissement unique en son genre, et qui a mérité les éloges de tous ceux qui l’ont visité.

Je ne crois pas avoir besoin de m’étendre sur les résultats civilisateurs que doit avoir sa fondation en Égypte. Il est aisé de les concevoir; j’en ai indiqué plusieurs. J’ajouterai qu’il s’en est déjà produit un très-grand nombre, parmi lesquels il en est qui ne sauraient être détruits, quoique les sceptiques veuillent afficher des craintes sur l’avenir. De cette sorte, sont les traductions en arabe des meilleurs ouvrages de médecine de l’Europe, traductions /429/ faites au Caire, publiées à un grand nombre d’exemplaires, et qui, désormais soutenues par les traductions de tous les ouvrages nouveaux de quelque valeur, consolideront à jamais la science parmi les Égyptiens. L’école de médecine a été déjà et sera toujours un foyer de lumières rayonnant sur toute la population. Ainsi, nous avons déjà vu s’opérer chez nos élèves les plus heureux changements: le fanatisme s’est effacé presque entièrement de leurs esprits; ils ne considèrent plus les merveilles de la physique, de la chimie et de l’astronomie comme des opérations diaboliques; certains météores, tels que les éclairs, le tonnerre, comme des effets de la colère divine; ils s’expliquent, sans recourir à la foi aux miracles, les autres phénomènes de la nature. Ces progrès intellectuels portés dans les familles y fructifient peu à peu, et de là se répandent parmi leurs compatriotes.

J’avoue que j’ai été flatté des hauts encouragements, des éloges précieux qui ont été donnés publiquement à mes efforts et à mon œuvre par les personnages illustres qui ont visité l’Égypte. Je crois devoir leur en témoigner ici toute ma reconnaissance; mais qui pourrait croire que toutes les peines que nous avons prises pour faire réussir une institution que l’on eut du couvrir de bienveillance, lors même qu’elle eut été imparfaite, car dans ce cas elle aurait été encore d’une immense utilité, ont été accueillies, par certaines gens, avec des attaques qu’une haine intelligente ne se serait pas permises. Des calomnies viru- /430/ lentes furent dirigées, il y a quelque temps, par une feuille orientale, contre l’école de médecine. Elles mirent les professeurs dans la nécessité de publier la lettre suivante que je transcris (1), parce que, abordant les attaques dont l’école a été ou peut être encore l’objet, elle les réfute et me parait de nature à éclairer les lecteurs.

(1) Elle a été publiée dans l’édition d’Orient du Sémaphore de Marseille, qui jouit à bon droit dans tout le Levant d’une très-grande influence.

Le Caire, 5 décembre 1838.

A M. le rédacteur du Journal de Smyrne.

« Nous avons lu dans votre journal du 17 novembre un article où, à propos du projet d’établissement d’une école de médecine à Constantinople, vous attaquez de la manière la plus violente celle du Caire, et n’épargnez pas l’injure au corps entier de ses professeurs.

« Le système que vous avez adopté de critiquer tout ce qui se fait dans ce pays nous explique votre langage. Si pourtant quelque chose devait trouver grâce devant vous, c’est assurément un établissement tout d’humanité et de science. L’esprit de parti s’est toujours arrêté devant les créations qui ont eu pour objet le soulagement des hommes, et la brutalité des guerres respecte le drapeau noir qui protège l’asile des malades.

« Nous n’entrerons pas dans de longs détails pour prouver que l’organisation première de l’école était /431/ aussi régulière, aussi complète que les circonstances le permettaient. Depuis, l’institution a reçu les améliorations et les développements que le temps et l’expérience devaient naturellement amener, et, telle qu’elle est à présent, nous ne la croyons pas de beaucoup inférieure à celles d’Europe pour l’étendue de l’enseignement el la solidité des études. Quant à nous, sans avoir la vaniteuse prétention de nous égaler aux professeurs de nos facultés, où tous nous avons reçu notre instruction scientifique et les titres qui la constatent, nous avons conscience de pouvoir enseigner avec quelque succès ce que nos maîtres, les livres et une assez longue pratique nous ont appris.

« Pour ce qui est des ressources matérielles, l’établissement du Caire n’a rien à envier à ceux du dehors; et même il n’en existe guère ailleurs, que nous sachions, où se trouvent réunis, comme ici, tous les moyens d’instruction théorique et pratique; notre école possède une bibliothèque, des cabinets de physique, de chimie et d’histoire naturelle, des collections complètes de matière médicale et d’instruments de chirurgie, des pièces d’anatomie artificielle, de vastes amphithéâtres et des laboratoires où se font en grand toutes les opérations chimiques et pharmaceutiques, enfin la pharmacie centrale et un grand hôpital qui présente tous les genres de maladies chroniques et aiguës. Nous pourrions ajouter un autre avantage, celui d’avoir les élèves casernés et soumis au régime collégial.

/432/ « Reste à parler du mode de transmission, sur lequel vous paraissez n’avoir pas assez réfléchi.

« Nous ne pensons pas avec vous qu’il soit rigoureusement nécessaire que la personne appelée à servir d’intermédiaire entre le maître et les élèves possède la science qui doit être enseignée. Il suffit, à notre avis, qu’elle connaisse également bien les deux langues et qu’elle soit capable de comprendre les leçons qui lui sont expliquées. La version une fois faite, il est facile au professeur de la contrôler en exigeant l’opération inverse, le thème. Ce double exercice achève de donner au traducteur le parfaite intelligence de son texte, et il est hors de doute que la leçon ainsi préparée soit transmise avec une exacte fidélité.

« Il suffirait de ce simple exposé pour réduire au néant vos accusations mensongères et vous convaincre d’absurdité quand vous dites que l’école d’Abouzabel ne peut créer que des infirmiers. Et vous avez espéré qu’une calomnie aussi grossière trouverait crédit; que vous réussiriez à faire accroire que des médecins qu’on a jugés dignes de ce nom répudiassent tout d’un coup des précédents honorables, oublieux de leur dignité et de leur honneur, se ravaleraient au point de consacrer leur vie et ce qu’ils ont d’instruction à ne former que des garde-malades, de misérables panseurs de plaies!

« Quant au fait que vous avancez qu’Ibrahim-Pacha aurait cru ne pouvoir faire d’autre usage des meilleurs sujets de l’école d’Abouzabel que de les /433/ employer dans ses hôpitaux en qualité d’infirmiers, il est de même force que l’assertion qu’il était destiné à appuyer, et nous ne croyons pas qu’il valût la peine d’être sérieusement démenti. Toutefois, nous voulons bien vous apprendre que de cinq cents officiers de santé que nous avons donnés à l’armée ou aux autres services, il n’en est pas un seul qui ait été renvoyé dans la classe des infirmiers; que parmi eux on compte déjà un médecin principal, grand nombre de majors et d’aides; que, dans plusieurs régiments et dans quelques hôpitaux, ce sont des Arabes qui dirigent en chef le service, et que quelques-uns remplissent à l’école les fonctions de professeurs adjoints concurremment avec leurs camarades reçus docteurs à la Faculté de Paris; qu’il est faux que les plus habiles soient tout au plus capables de faire quelques pansements et d’exécuter quelques bien minces opérations de très-petite chirurgie, puisque beaucoup d’entre eux ont fait des opérations importantes, telles que la réduction des luxations, des fractures, la taille, la cataracte, etc., et qu’ils ont traité avec succès les maladies les plus difficiles. Toutefois, nous sommes loin de prétendre qu’il n’est sorti de nos mains que des sujets de mérite. Et quelle est l’école au monde, même la plus renommée, où l’on n’observe des inégalités dans la valeur des hommes qu’elle a produits? Les mêmes causes qui s’opposent partout ailleurs à un succès général existaient ici, augmentées des difficultés inséparables de la fondation.

/434/ « L’école d’Abouzahel, ajoutez-vous, n’a jamais été qu’une ridicule parade exploitée par un charlatanisme d’une certaine habileté. Ici l’insulte ne nous atteint pas seuls, elle s’étend à tous les hommes qui, ayant mandat ou qualité pour observer nos travaux et en constater les résultats, se seraient laissé prendre, dix années entières, aux pièges du charlatanisme. Ainsi, à vous en croire, les ministères de qui l’école a successivement relevé, le conseil général de santé, son inspecteur naturel, ce nombre considérable d’hommes spéciaux, de savants de tous les pays qui ont assisté à nos travaux de chaque jour, qui ont vu passer sous leurs yeux tous nos élèves un à un dans les examens généraux, auraient été dupes ou complices d’une jonglerie, mais que direz-vous des douze élèves arabes qui, conduits à Paris cinq ans après la création de l’école, soutinrent, dans le sein même de l’Académie royale de médecine, un examen où des questions difficiles d’anatomie, de physiologie, de médecine et de chirurgie furent traitées, et prouvèrent par leurs réponses qu’ils avaient reçu une instruction à peu près égale à celle qui se donne dans la plupart des Facultés? Vous n’oserez pas sans doute accuser d’erreur ou de mensonge des examinateurs tels que Dupuytren, Dubois, MM. Orfila, Marc, Pariset, Cloquet, Roche, Sanson, Breschet, Bégin, dont les suffrages sont enregistrés dans le procès-verbal de la séance que nous vous adressons.

« Non, monsieur, nous ne craignons pas que /435/ votre attaque enlève à l’école du Caire la réputation que lui ont acquise dix années de succès, ni à ses professeurs l’estime des hommes impartiaux. Nous avons la confiance, au contraire, que vous n’aurez rencontré, comme vous le prévoyez, que le blâme et l’incrédulité; on s’étonnera qu’un journaliste, dont le devoir est d’aider au progrès du pays où il a placé sa tribune, n’ait que des paroles de mépris pour des compatriotes qui travaillent consciencieusement à une œuvre de bien, et de critique acerbe pour une institution dont la création seule fut déjà une victoire sur les préjugés, qui n’a pas seulement pour objet de ressusciter dans la patrie des Abu Bakr Mohammad Ibn Zakariya al-Razi, in latino Razhes 865 – 930, alchimista e medico, nato a Ray vicino a Teheran, diresse l’ospedale Muqtadari di Baghdad Rhazès, par les sujets qu’elle forme et les ouvrages qu’elle traduit, une science destinée à sauvegarder la santé publique et à détruire ces fléaux si funestes aux populations d’Orient; mais qui, appelant à elle, par sa nature même, les différentes connaissances humaines, devient comme un centre d’où s’échappent des germes féconds de civilisation.

« Vous devez voir, monsieur, dans cette réfutation de votre article, non le commencement d’une polémique dans laquelle nous ne voulons pas nous engager, mais l’accomplissenientd’un devoir qui nous est imposé par l’intérêt que nous portons à un établissement aux succès duquel nous consacrons nos travaux, par le sentiment de notre propre dignité, et par le besoin de prémunir l’opinion publique contre les fausses impressions que vous auriez pu faire naître dans les esprits mal informés. Il était /436/ d’ailleurs à craindre que vos assertions n’eussent pour effet de paralyser les intentions philanthropiques du sultan Mahmoud, dont vous avez, en cette circonstance, trahi les intérêts en même temps que ceux de la science et de l’humanité; et nous croirons avoir rendu un véritable service à l’un et aux autres si, en prouvant que l’on a pu établir avec avantage une école de médecine en Égypte, nous confirmons le sultan dans le projet d’en créer une à Constantinople.

« Nous pensons, Monsieur, qu’il vous restera assez d’impartialité pour donner place à cette lettre dans le prochain numéro de votre journal.

« Nous avons l’honneur, monsieur, de vous saluer.

« Signé Duvigneau, Pruner, Perron, Fischer, Pacthod, Seisson, Figari, Delsignore, Destouches, Clot-Bey. »

Pour compléter tout ce que j’ai dit sur l’organisation médicale, je dois ajouter qu’en quittant l’Égypte, dans le courant du mois de mai 1839, pour venir en Europe rétablir ma santé qui me donnait des craintes sérieuses, j’ai cru devoir adresser aux ministres de l’intérieur et de l’instruction publique un rapport détaillé sur la situation du service, dans lequel je signalais les améliorations dont il était susceptible. Je regardai cela comme une obligation imposée par ma charge, et surtout par la crainte qu’après mon départ, des intrigues, des ambitions, ne vinssent désorganiser ce que j’avais créé avec tant de peine. /437/ D’ailleurs, ces pièces me dégageaient de toute responsabilité pour ce qui pouvait advenir pendant mon absence. Elles prouveraient au besoin que je n’avais rien omis dans mes prévisions.


§ VI.

Médecine et école vétérinaire. — Haras de Choubrah.

État de la médecine vétérinaire avant Méhémet-Ali. — Fondation de l’école vétérinaire. — Organisation du haras de Choubrah. — Translation de l’école vétérinaire à Choubrah.

70. État de la médecine vétérinaire avant Méhémet-Ali. — L’origine de la médecine vétérinaire doit avoir été contemporaine de la naissance de la médecine proprement dite, et remonte par conséquent à l’antiquité la plus reculée. De tout temps, en effet, le pasteur, l’agriculteur, le guerrier qui ont vu souffrir ou dépérir, minés par une maladie extérieure ou cachée, leur brebis, leur bœuf, leur cheval, ont recherché la cause de leur mal et le moyen de le combattre. L’intérêt leur conseillait, dans la guérison de l’animal domestique, la conservation de leur propriété. Le sentiment inné de pitié sympathique, qui porte l’homme à secourir tous les êtres qui souffrent sous ses yeux, et aussi l’attachement que l’habitude nous inspire pour les objets inanimés et animés qui ont été longtemps les témoins de nos bons et de nos mauvais jours, et les auxiliaires utiles ou agréables de nos travaux ou de /438/ nos plaisirs, ont dû exciter à toutes les époques les propriétaires d’animaux domestiques à deviner le secret de leurs maladies, et à étudier les moyens propres à les conserver en bonne santé.

Toutefois les progrès de la médecine des animaux n’ont pas pu marcher à pas égal avec ceux de la médecine humaine. D’abord, la première de ces sciences ne devait pas exciter un intérêt aussi puissant que la seconde. Ensuite, les observations sur lesquelles elle devait être fondée, étant moins sûres, moins fréquentes et plus difficiles à préciser, exigeaient nécessairement plus de temps pour être réunies en un corps de doctrine. Aussi ne voyons-nous pas que les Grecs aient porté la science vétérinaire au point où ils ont élevé la médecine. Ce n’est que depuis que l’illustre Claude Bourgelat fonda en 1762 l’école de Lyon, et en 1765 celle d’Alfort, que la médecine vétérinaire fut professée systématiquement, étudiée avec méthode, et fut par conséquent constituée science.

Les monuments de l’antique Égypte ne font pas plus de révélations sur la médecine vétérinaire que sur la médecine humaine. Les anciens auteurs arabes ont bien laissé dans leurs ouvrages quelques parties qui se rapportent à la science vétérinaire; mais ce qu’ils ont écrit à ce sujet est dicté par un empirisme arriéré. On peut dire avec raison que toute la médecine vétérinaire des Orientaux consiste en pratiques routinières. Il est vrai que l’expérience a consacré chez eux quelque chose de bon, de raisonnable, /439/ d’utile, et cela se conçoit. Amateurs exaltés des chevaux de bonne et belle race, les Orientaux ont dû veiller avec un soin particulier à tout ce qui concerne ces animaux, et recueillir sur eux une foule d’observations fructueuses. L’Arabe, lui surtout, si renommé pour l’amour qu’il porte à son cheval, pour le poétique attachement qui l’unit à son agile jument, pour l’espèce d’intimité romanesque, si je puis ainsi m’exprimer, qui préside à ses rapports avec elle; l’Arabe, qui partage tout avec sa généreuse monture, sa tente lorsqu’il campe, sa sobre nourriture et sa boisson si précieuse dans le désert; l’Arabe, plus familier que tout autre avec les mœurs et les besoins du cheval, a dû, plus que tout autre aussi, acquérir des connaissances variées sur ses maladies.

Mais ces connaissances, corrompues par la routine, comprimées par l’ignorance générale, n’ont pu être coordonnées d’après des bases scientifiques. Aussi, rien n’est moins fondé que la prétention qu’affichent les musulmans à être les meilleurs vétérinaires, de même qu’ils se croient les connaisseurs les plus habiles en chevaux.

71. Fondation de l’école vétérinaire. — Avant le gouvernement de Méhémet-Ali, le peu de médecine vétérinaire qui se trouvait exercé en Égypte l’était par des maréchaux. La maréchalerie entraînait en effet quelque connaissance des maladies de la race chevaline, des affections du pied surtout, auxquelles elle est le plus exposée. Ce ne fut qu’en 1827 que le /440/ vice-roi appela des vétéritaires d’Europe. A cette époque, des épizooties s’étaient manifestées en Égypte et exerçaient surtout leurs ravages parmi les bœufs employés à Rosette au mondage du riz. Les Européens qui approchaient le vice-roi lui dirent à cette occasion qu’il y avait en Europe des médecins pour les animaux de même que pour les hommes, et lui conseillèrent de mettre à profit sur ce point, comme il l’avait déjà fait pour beaucoup d’autres choses, les lumières de la civilisation. Le vice-roi, pour lequel un bon conseil n’a jamais été inutile, ne négligea pas celui-là, et fit venir d’Europe deux élèves distingués de l’école d’Alfort, MM. Hamont et Pretot. Ces messieurs rendirent, à Rosette, les services que l’on attendait d’eux, et, peu de temps après leur arrivée, conçurent l’idée de former une école spéciale. A cette époque, l’école d’Abouzabel avait déjà obtenu quelque succès. M. Hamont, qui s’était trouvé en relation avec le conseil de santé, à cause des divers besoins en instruments, médicaments, etc., qu’il éprouvait à Rosette, lui fit part de son projet. Il fut très-bien accueilli par ce conseil, et, pour ma part, je déclare que je l’appuyai de tout mon pouvoir. Ce fut le conseil de santé qui plaida auprès du ministre et du vice-roi la cause de M. Hamont. Chargé par le ministre d’examiner les règlements de l’école projetée et de lui procurer les élèves, il s’acquitta de ces soins, fournit à M. Hamont des élèves d’Abouzabel, et proposa de leur faire la même condition qu’aux étudiants en médecine, c’est-à-dire /441/ de leur donner les grades semblables de sous-aide, aide, etc.

L’école vétérinaire, établie d’abord à Rosette, était, dans cette ville, trop éloignée de la capitale pour pouvoir produire des fruits. Elle manquait de tout, et malgré le talent, l’activité, le zèle que M. Hamont déployait, les résultais ne récompensaient pas ses efforts. Il comprit l’avantage qu’il y aurait pour lui à être placé près de l’école de médecine d’Abouzabel. Là, en effet, se trouvaient matériel et personnel, un cabinet de physique, un laboratoire de chimie et des professeurs de diverses sciences qui pourraient être utiles aux uns et aux autres élèves. D’ailleurs, dans l’école de médecine, les principaux ouvrages avaient déjà été traduits, et la terminologie scientifique avait été consacrée. Pour notre part, nous vîmes avec plaisir le rapprochement auquel songeait M. Hamont, car l’enseignement de la science vétérinaire pouvait être avantageux à l’étude de la médecine. La translation fut accordée, et M. Hamont arriva à Abouzabel avec un petit nombre d’élèves qui furent logés dans les dépendances de l’hôpital, en attendant que les constructions spéciales qui leur étaient destinées fussent achevées.

L’école vétérinaire prit dès lors un très-grand développement. On plaça une centaine de jeunes gens dans le beau local qui fut élevé pour elle. Ces élèves furent traités sur le même pied que les étudiants en médecine, c’est-à-dire qu’ils furent logés, nourris, vêtus et payés par l’Etat. On appela d’Europe des /442/ professeurs; des examens annuels constatèrent publiquement les progrès des élèves. Enfin, un enseignement régulier fut établi, et l’école fournit des sujets aux régiments de cavalerie.

72. Organisation du haras de Choubrah. — Quoique la médecine vétérinaire fût enseignée à Abouzabel, le haras qui était établi à Choubrah n’était pas encore dirigé d’après les principes et par des hommes de l’art. De nombreuses maladies qui s’y manifestèrent en 1833 y firent appeler M. Hamont, qui fut chargé de rechercher sur les lieux les enzooties fréquentes qui ravageaient l’établissement, et d’indiquer le moyen d’en prévenir le retour.

Le travail qu’eut à entreprendre M. Hamont ne fut pas peu considérable: tout était à refaire. L’ignorance des Arabes dans ce qui se rapporte à la conservation et à la multiplication de la race chevaline était profonde. Ils tenaient immobiles, les quatre membres garrottés et dans des écuries basses et sans divisions, leurs juments et leurs étalons, tous vieux, malingres, ou atteints de vices héréditaires; sous le ventre de leurs mères gisaient les poulains chétifs et catarrheux. Les individus malades étaient confondus avec ceux qui étaient sains. Pendant cinq mois de l’année, suivant une malheureuse coutume du pays, les étalons, les juments, les poulains infirmes ou valides étaient attachés à des piquets jour et nuit, sans pouvoir guère se mouvoir, dans des champs où le trèfle vert formait leur nourriture exclusive. Au retour des pâturages, on ne /443/ leur ménageait aucune transition du vert au sec, et celui-ci consistait, pendant tout le reste de l’année, en orge et paille distribués à tous sans distintion. On ne tenait point de registre généalogique; la monte se faisait sans règle. On présentait une jument au premier étalon venu, sans s’inquiéter si les formes de l’un convenaient aux formes de l’autre; on ignorait entièrement les bons effets d’un appareillement raisonné. Du reste, un grand nombre de femelles avortaient, parce que les entraves qui garrottaient leurs pieds gênaient le développement de leur ventre. Les jeunes chevaux n’étaient pas suffisamment nourris. A l’àge d’un an, ceux qui avaient échappé aux enzooties étaient évacués sur des dépôts situés au Caire. Là, même régime, même tenue.

Comme nous l’avons dit, tout était donc à refaire, et voici comment le haras de Choubrah a été reconstitué d’après les vues que M. Hamont exposa à S. A. dans un rapport détaillé:

Le nouvel établissement forme un parallélogramme de 280 mètres de longueur sur 180 de largeur. Il est divisé, dans le sens de sa longueur, du nord au sud, en deux compartiments séparés par des cours spacieuses. Les murs, construits en pierre de taille, ont 18 pieds de hauteur et sont percés de larges et hautes fenêtres. Les écuries sont disposées de manière à ce que les chevaux, placés à droite et à gauche, se trouvent face à face. Cette disposition nouvelle permet au visiteur de saisir d’un coup d’œil les formes du cheval. Une allée mitoyenne divise l’é- /444/ curie en deux portions semblables. Les juments pleines ou nourrices sont libres dans des stalles, auxquelles se trouvent fixés des râteliers-corbeilles, où l’on dépose la nourriture verte. Des parcs d’une grande étendue, fermés par des haies vives, entourent les écuries; ils sont séparés du haras par de grandes grilles en fer. Des terrains destinés à la culture des plantes fourragères, indigènes ou exotiques, ont été annexés à cette création.

Le vice-roi a enrichi l’agriculture égyptienne de plantes très-avantageuses à un établissement comme celui de Choubrah: la luzerne, le sainfoin, dix variétés d’avoine, autant de trèfle et d’autres végétaux importants ont été introduits. Les semences étrangères propres à la formation des prairies artificielles ont été également importées. Je citerai parmi celles-ci une luzerne cultivée depuis longtemps à la Mecque et d’un produit presque incroyable. Lorsqu’elle est bien arrosée, elle peut, en été, être fauchée trois fois par mois.

Tous les chevaux à peu près sont aujourd’hui dégagés des entraves qu’ils portaient autrefois. Les poulains, auparavant enfermés, sont libres dans les parcs; leur nourriture est plus variée et plus abondante. Sur un registre sont inscrits l’époque des montes, la désignation des étalons et les temps des mises-bas. La saillie a été calculée de façon à ce que les deux tiers des naissances aient lieu au printemps. Les juments et leurs nourrissons sont placés le matin dans de gras pâturages, et rentrent le soir dans /445/ les écuries. Dès que les poulains sont en état d’être sevrés, c’est-à-dire ordinairement à l’âge de trois mois, on leur donne, outre les aliments verts, qu’ils ont à discrétion, quatre ou cinq livres d’orge moulue.

On conçoit que ces réformes aient dû être suivies de bons résultats pour l’espèce chevaline d’Égypte: les maladies ont beaucoup diminué; les poulains sont plus abondants et plus beaux. L’un des principaux vices des productions de l’ancien haras était le défaut de taille; grâce au système habilement pratiqué par M. Tlamont, ce défaut disparait peu à peu; aujourd’hui les poulains de deux ans sont plus hauts que les chevaux de quatre ans obtenus dans l’ancien établissement.

Le haras actuel peut contenir mille chevaux; il renfermait en 1838 trente-deux étalons arabes, quatre cent cinquante juments d’Égypte, quatre-vingts poulains de deux ans, cent cinquante d’un an, et cent plus jeunes. Le service est fait par trois cents hommes, employés comme palefreniers ou destinés aux travaux de culture. Il sont soumis au régime militaire, nourris, vêtus et payés par le gouvernement.

Le vice-roi a l’intention d’établir des haras secondaires dans la haute et basse Égypte, afin d’opérer en grand la multiplication et l’amélioration de l’espèce chevaline.

73. Translation de l’école veterinaire à Choubrah. — Après que l’école de médecine eut quitté Abou- /446/ zabel, aucun motif n’y retenait plus l’école vétérinaire, car ceux qui l’y avaient conduite cessaient d’exister. Plusieurs des causes qui décidèrent le gouvernement à déplacer l’école de médecine devaient le déterminer à faire abandonner par l’enseignement vétérinaire l’établissement d’Abouzabel. Abouzabel se trouvait en effet à six ou sept lieues des corps d’armée; les animaux avaient à traverser une portion du désert pour s’y rendre; la longueur et les incommodités du trajet aggravaient l’état des malades et souvent accéléraient leur mort. Cet obstacle enlevant à l’observation des élèves les maladies aiguës, faisait une très-grande lacune dans l’enseignement pratique. Il était donc important de le faire disparaître. On en avait le moyen en réunissant l’école au haras de Choubrah. Cette réunion devait produire en outre de très-heureux résultats, car elle offrait l’avantage immense de permettre aux élèves de perfectionner leur savoir par une pratique journalière et large. Le conseil de l’instruction publique apprécia ces avantages; la translation fut opérée.

L’école de Choubrah contient aujourd’hui cent vingt élèves. L’enseignement y est donné par cinq professeurs, tous Français, qui ont pour auxiliaires deux ulémas réviseurs et deux traducteurs. Les études durent cinq années; les principaux ouvrages de médecine vétérinaire ont été traduits du français en arabe, et sont entre les mains des étudiants. Les cours professés sont ceux de physique et de chimie appliquées, de botanique, d’anatomie descriptive et /447/ générale, de physiologie, de pharmacie, de matière médicale, de pathologie interne et externe et d’éducation des animaux domestiques.

Les élèves sont chargés, sous la conduite des professeurs, du traitement des animaux malades, de l’établissement des régiments de cavalerie, des dépôts de remonte, etc., qui sont réunis dans un grand hôpital, situé dans le voisinage du haras.

Je ne terminerai pas cet article sans dire que, malgré l’appui que j’ai donné à l’institution vétérinaire, et quoique l’école de médecine lui ait rendu de grands services, il s’est élevé quelquefois des conflits entre M. Hamont et moi. Je rends volontiers hommage au talent, au zèle, à l’énergie qu’a déployés M. Hamont; je me garde de vouloir empiéter sur une branche scientifique qui n’est pas ma spécialité; mais je persiste à demeurer convaincu de l’utilité du plan que j’avais proposé relativement à l’école vétérinaire. Je désirais qu’on la fondît dans l’école de médecine, ou du moins que l’on en fît une section de celle-ci et que l’on rendît communs à toutes les deux les cours de physique, de chimie, de botanique, de matière médicale et de pharmacie. Il y avait à cela, entre autres avantages, celui de l’économie. D’un autre côté, comme les mêmes magasins, la même pharmacie centrale, les mêmes dépôts de médicaments fournissaient également au service médical et au service vétérinaire ce dont ils avaient besoin, il me semblait naturel de faire entrer un médecin vétérinaire dans le conseil de santé. M. Ha- /448/ mont a toujours repoussé cette fusion qui me paraît, soit dit en passant, flatteuse pour le corps vétérinaire. Elle existe d’ailleurs en Europe dans différents États; elle est désirée en France et j’ai en faveur de ma manière de voir l’avis de beaucoup d’hommes de mérite.

M. Hamont ni personne ne verront, je l’espère, dans ce qui précède, rien de personnel ni de prétentieux. Je n’ai voulu qu’exprimer une opinion qui m’avait séduit, qui me paraissait en rapport avec les besoins de l’administration d’un petit état qui ne peut se tailler raisonnablement sur de grands patrons, et pour lequel aucune économie justifiée par la logique n’est jamais sans importance.