Antoine Barthélémy Clot-Bey
Aperçu général sul l’Égypte

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Chapitre XIV.

Situation de l’Égypte envers l’Europe.

Apres avoir exposé rapidement ce qu’est l’Égypte, ce qu’elle est devenue sous la main de Méhémet-Ali, et ce qu’elle promet d’être dans l’avenir, il me semble qu’il convient d’examiner dans quels termes sa situation nouvelle la place envers l’Europe.

Cette question est délicate, parce qu’elle touche à des intérêts politiques divers; mais je ne veux pas l’envisager du point de vue éphémère et variable sous lequel elle se présente à ces intérêts; je veux la voir en elle-même, en me plaçant uniquement au point de vue des intérêts généraux de l’humanité; c’est celui qu’adopte la postérité impartiale pour juger les événements historiques; c’est de là qu’elle fait planer sur les événements, sur les révolutions, ses arrêts sans appel.

L’Égypte, la Syrie, l’Arabie, le Sennâr sont, par leur position géographique, complètement séparés du groupe des provinces asiatiques et européennes, /505/ dont Constantinople est le centre naturel et qui forment la Turquie. Au nord du Taurus, les Turcs; an midi, les Arabes. La scission est encore plus prononcée sous le rapport des races, des mœurs et des langues des peuples qui habitent ces contrées. Il y a d’ailleurs, dans le cœur des Arabes, une profonde antipathie contre la domination des Osmanlis.

En jetant un coup d’œil rapide sur l’histoire, on voit que ces provinces, toutes les fois que l’une d’elles a joui de quelque puissance, ont formé, réunies, un empire indépendant. Il en a été ainsi, pour la dernière fois, sous les califes.

En réalité, l’empire turc n’a jamais possédé ni l’Égypte ni la Syrie. On sait que ce fut au XVIe siècle que Sélim Ier les soumit, mais dès qu’il s’en fut éloigné, la Porte n’exerça plus sur elles de vrai pouvoir. Nous en avons fourni la preuve pour l’Égypte, en parlant de l’espèce de constitution que Sélim lui donna, constitution qui rendait illusoire l’autorité de la Porte. Le sultan n’avait pas plus d’influence sur l’Égypte que sur les États barbaresques. Quant à la Syrie, n’était-elle pas indépendante à peu près, elle aussi? La puissance du sultan ne venait-elle pas s’y briser vainement contre celle de pachas tels que le Djezzar et Abdallah? L’Arabie était au pouvoir des imans et du chérif de la Mecque. Elle était sans cesse déchirée par des guerres. Le pèlerinage ne pouvait s’effectuer qu’en payant d’énormes rançons, et encore fallait-il que la Porte tint à la disposition des caravanes des escortes considérables. Le Sennâr n’avait /506/ jamais appartenu aux musulmans avant Méhémet-Ali.

Tous ces pays étaient livrés à l’anarchie la plus absolue. Chaque année, les pachas y étaient renversés, expulsés, massacrés: aucune espèce de science ou d’art n’y fleurissait, l’agriculture y était abandonnée, le commerce qui vit d’ordre y dépérissait chaque jour. Les malheureux chrétiens qui végétaient dans ces contrées étaient tombés au dernier degré de l’abjection, et avaient à subir toutes les avanies dont il plaisait à leurs fanatiques oppresseurs de les abreuver. Le caractère des consuls européens était méprisé; quelquefois on ne respectait pas même leur vie. Agents déguisés, souvent il ne leur était pas permis de se revêtir de leurs insignes ni de leur habit national. Avant que Méhémet-Ali se fut emparé de Damas, la puissante Angleterre n’avait pas pu y faire admettre un consul. En Égypte, nous l’avons déjà dit, des bandes de brigands bédouins infestaient le désert entre la mer Rouge et la vallée du Nil. On ne pouvait pénétrer jusqu’aux Oasis, arriver jusqu’à la première cataracte, bien plus, aller visiter sans escorte les pyramides. Il suffit de lire l’Itinéraire de Chateaubriand ou les récits de quelques voyageurs, pourvoir à quel horrible désordre la Syrie était en proie. Personne n’était admis à visiter les saints lieux, sans payer au fameux Abu Ghosh: villaggio presso Gerusalemme che prese il nome da una famiglia di origine caucasica. Gli Abu Gosh percepivano il dazio di transito dai pellegrini Abougosh un tribut honteux, le dazzio del porco. Il n’était pas permis de parcourir les rues à cheval; les firmans de la Porte n’obtenaient aucun crédit. Que de voyageurs ont péri sous le règne /507/ de ce régime barbare! Les indigènes, au reste, n’étaient pas plus heureux que les étrangers. Les Arabes Hanezé, les Kurdes venaient enlever aux paysans leurs récoltes, aux pasteurs leurs troupeaux: aussi ne cultivait-on presque plus. La plus grande partie des terrains était abadonnée. Les dissensions intestines semblaient éternelles. Plusieurs émirs, espèce de tyrans féodaux, guerroyaient sans cesse entre eux, et se mettaient souvent en révolte contre les pachas impuissants.

Les personnes qui auront présent à leur mémoire le tableau énergique que Volney a tracé de l’état misérable où se trouvaient de son temps l’Égypte et la Syrie, comprendront combien les lignes qui précèdent sont loin d’èlre exagérées. Je pourrais remplir de nombreuses pages de citations qui feraient ressortir, par la peinture des effets des administrations qui ont précédé Méhémet-Ali, les avantages qu’il a procurés aux pays qu’il gouverne; je ne saurais me refuser néanmoins à transcrire le passage suivant du Voyage de Volney:

« Tout ce que l’on voit ou que l’on entend (en Égypte) annonce que l’on est dans le pays de l’esclavage et de la tyrannie. On ne parle que de troubles civils, que de misère publique, que d’extorsions d’argent, que de bastonnades et de meurtres. Nulle sûreté pour la vie ou la propriété; on verse le sang d’un homme comme celui d’un bœuf. La justice même le verse sans formalité. L’officier de nuit, dans ses rondes, l’officier de jour, dans ses tournées, ju- /508/ gent, condamnent et font exécuter en un clin d’œil et sans appel. Des bourreaux les accompagnent, et, au premier ordre, la tête d’un malheureux tombe dans le sac de cuir. Encore si l’apparence seule du délit exposait au danger de la peine! Mais souvent, sans autre motif que l’avidité d’un homme puissant et la délation d’un ennemi, on cite devant un bey un homme soupçonné d’avoir de l’argent; on exige de lui une somme, et s’il la dénie, on le renverse sur le dos, on lui donne deux et trois cents coups de bâton sur la plante des pieds, et quelquefois on l’assomme. Malheur à qui est soupçonné d’avoir de l’aisance! cent espions sont toujours prêts à le dénoncer. Ce n’est que par les dehors de la pauvreté qu’il peut échapper aux rapines de la puissance »

Telle était l’Égypte sous les Mamelouks. La Syrie était tout aussi malheureuse sous ses pachas; qu’on en juge par la citation suivante, que j’emprunte à l’Itinéraire de notre grand écrivain, M. de Chateaubriand:

« Jérusalem est donc livrée à un gouverneur presque indépendant; il peut faire impunément le mal qu’il lui plaît, sauf à en compter ensuite avec le pacha. On sait que tout supérieur, en Turquie, a le droit de déléguer ses pouvoirs à un inférieur, et ces pouvoirs s’étendent toujours sur la propriété et la vie. Pour quelques bourses, un janissaire devient un petit aga, et cet aga, selon son bon plaisir, peut vous tuer ou vous permettre de racheter votre tête. Les bourreaux se multiplient ainsi, dans tous les vil- /509/ lages de la Judée. La seule chose qu’on entende dans ce pays, la seule justice dont il soit question, c’est: Il paiera dix, vingts, trente bourses; on lui donnera cinquante coups de bâton; on lui coupera la tête. Un acte d’injustice force à une injustice plus grande; si l’on dépouille un paysan, on se sent dans la nécessité de dépouiller le voisin: car, pour échapper à l’hypocrite intégrité du Pacha, il faut avoir, par un second crime, de quoi payer l’impunité du premier.

» On croit peut-être que le pacha, en parcourant son gouvernement, porte remède à ces maux et venge les peuples; le pacha est, lui-même, le plus grand fléau des habitants de Jérusalem; on redoute son arrivée comme celle d’un chef ennemi; on ferme les boutiques, on se cache dans des souterrains; on feint d’être mourant sur sa natte, ou l’on fuit dans la montagne.

» Je puis attester la vérité de ces faits, puisque je me suis trouvé à Jérusalem, au moment de l’arrivée du pacha. Abdallah est d’une avarice sordide, comme presque tous les musulmans. En sa qualité de chef de la caravane de la Mecque, et sous prétexte d’avoir de l’argent pour mieux protéger les pèlerins, il se croit en droit de multiplier les exactions; il n’y a point de moyens qu’il n’invente. Un de ceux qu’il emploie le plus souvent, c’est de fixer un maximum fort bas pour les comestibles; le peuple crie à la merveille, mais les marchands ferment leurs boutiques, la disette commence. Le pacha fait traiter secrète- /510/ ment avec les marchands; il leur donne, pour un certain nombre de bourses, la permission de vendre autant qu’ils voudront. Les marchands cherchent à retrouver l’argent qu’ils ont donné au pacha: ils portent les denrées à un prix extraordinaire, et le peuple, mourant de faim une seconde fois, est obligé, pour vivre, de se dépouiller de son dernier vêtement.

» J’ai vu ce même Abdallah commettre une vexation plus ingénieuse encore. J’ai dit qu’il avait envoyé sa cavalerie piller des Arabes cultivateurs, de l’autre côté du Jourdain. Ces bonnes gens, qui avaient payé le miri, et qui ne se croyaient point en guerre, furent surpris au milieu de leurs tentes et de leurs troupeaux. On leur vola deux mille deux cents chèvres et moutons, quatre-vingt-quatorze veaux, mille ânes et six juments de première race; les chameaux seuls échappèrent; un cheik les appela de loin, et ils le suivirent: ces fidèles enfants du désert allèrent porter leur lait à leurs maîtres dans la montagne, comme s’il avaient deviné que les maîtres n’avaient plus d’autre nourriture.

» Un Européen ne pourrait guère imaginer ce que le pacha fit de ce butin: il mit à chaque animal un prix excédant deux fois sa valeur, et estima chaque chèvre et chaque mouton à vingt piastres, chaque veau à quatre-vingts; on envoya les bètes ainsi taxées aux différents particuliers et aux chefs des villages voisins; il fallait les prendre et les payer sous peine de mort. J’avoue que si je n’avais pas vu de mes yeux cette double iniquité, elle me paraîtrait tout-à- /511/ fait incroyable. Quant aux ânes et aux chevaux, ils demeurèrent aux cavaliers; car, par une singulière convention entre ces voleurs, les animaux à pied fourchu appartiennent au pacha dans les épaves, et toutes les autres bètes sont le partage des soldats.

» Après avoir épuisé Jérusalem, le pacha se retire. Mais afin de ne pas payer les gardes de la ville, et pour augmenter l’escorte de la caravane de la Mecque, il emmène avec lui les soldats. Le gouverneur reste seul avec une douzaine de sbires, qui ne peuvent suffire à la police intérieure, encore moins à celle du pays. L’année qui précéda celle de mon voyage, il fut obligé de se cacher lui-même dans sa maison pour échapper à des bandes de voleurs qui passaient pardessus les murs de Jérusalem, et qui furent au moment de piller la ville.

» A peine le pacha a-t-il disparu, qu’un autre mal, suite de son oppression, commence: les villages dévastés se soulèvent, ils s’attaquent les uns les autres pour exercer des vengeances héréditaires. Toutes les communications sont interrompues: l’agriculture périt, le paysan va pendant la nuit ravager la vigne et couper l’olivier de son ennemi. Le pacha revient l’année suivante, il exige le même tribut dans un pays où la population est diminuée. Il faut qu’il redouble d’oppression, et qu’il extermine des peuplades entières. Peu à peu le désert s’étend; on ne voit plus que de loin en loin des masures en ruine, et, à la porte de ces masures, des cimetières toujours croissants; chaque année voit périr une cabane et /512/ une famille, et bientôt il ne reste plus que le cimetière pour indiquer le lieu où le village était. »

Est-ce là l’état de choses que l’on veut voir revenir en Égypte et en Syrie?

La Porte aurait-elle pu parvenir à rétablir l’ordre dans ces pays? Mais, depuis deux cents ans, pourquoi ne l’avait-elle pas tenté? Qui croira d’ailleurs qu’elle en fut venue à bout, lorsqu’on la voit dans l’impuissance de pacifler les provinces qu’elle a sous la main, l’Albanie, par exemple: sous elle, l’Égypte et la Syrie seraient restées éternellement en proie à l’anarchie qui serait toujours allée en empirant. Il fallait, pour l’anéantir, pour la faire fuir devant l’ordre et la sécurité, un honmme énergique qui eut sa puissance concentrée et enracinée sur les lieux mêmes.

Au reste, que rapportaient au gouvernement turc l’Égypte et la Syrie? Les tributs lui étaient-ils exactement payés? Il tire aujourd’hui de Méhémet-Ali, avec une régularité constante, vingt fois plus qu’il ne recevait de ses prédécesseurs.

Les gouvernements européens avaient-ils quelque avantage à voir durer l’état de choses que le vice-roi a remplacé? Nous avons vu que cet état de choses compromettait la vie, la fortune de leurs sujets et leurs relations commerciales, soumises à mille chances périlleuses et diminuant sans cesse.

Ne pourrait-on pas dire de la puissance fondée par le vice-roi, que si elle n’existait pas, il faudrait la créer. Il faudrait la créer aussi bien dans l’intérêt de /513/ la Porte que dans l’intérêt de l’Europe. Méhémet-Ali, en effet, a travaillé réellement pour la Porte. N’a-t-il pas organisé une force musulmane dans des provinces qui n’appartiendraient probablement plus aux sultans, s’il ne les eût réunies à son autorité vigoureuse? Méhémet-Ali a donc été un puissant auxiliaire du gouvernement turc, et c’est bien parce que, dans son vaste génie, il comprenait la faiblesse de la Porte et son insuffisance à contenir toute seule les éléments musulmans qui se dissolvaient, qu’il a pris son œuvre si fort à cœur. Il a sauvé à sa manière, et sa manière est la bonne, l’unité et l’intégrité de l’empire. Cette grande, cette patriotique, cette généreuse pensée se révèle bien aujourd’hui, où nous le voyons demander seulement l’hérédité de ses possessions, rien de plus, rien de moins. Rien de plus, parce qu’il ne veut pas briser l’unité de l’empire; rien de moins, parce qu’il veut conserver, par l’hérédité de la vice-royauté, le nerf de l’autorité qu’il a fondée; et qu’avec cette haute vue politique, il peut concilier un sentiment bien légitime, l’amour de sa famille, dans laquelle il veut à juste titre perpétuer la jouissance de la position qu’il a conquise.

L’Égypte sera toujours pour la Porte la meilleure des alliées; leurs intérêts comme leur religion sont identiques. Il est évident que l’Égypte préférera toujours le patronage de Constantinople à celui d’une puissance qui pourrait lui faire sentir le poids de son influence. Il est évident qu’au besoin les forces maritimes et militaires de l’Égypte seront plus facile- /514/ ment et à moins de risques à la disposition du sultan, que celles d’une nation chrétienne.

Je demande ce que les gouvernements européens peuvent, dans leur intérêt propre, désirer de plus? Ils veulent l’intégrité et la force de l’empire ottoman. La puissance de Méhémet-Ali conserve son intégrité et le fortifie. Ils veulent que l’équilibre soit solidement assis en Orient. Il y a en Égypte une barrière qui s’est élevée d’elle-même et qui arrête toutes les ambitions étrangères. Les puissances profilent des avantages que l’œuvre de Méhémet Ali a produits. L’Angleterre a, par la mer Rouge, la route de l’Inde ouverte et libre. Des milliers de chameaux sont mis à sa disposition pour transporter à bas prix, de Suez au Caire, ses voyageurs et ses marchandises. Les autres nations sont admises à jouir des bénéfices que l’Égypte et la Syrie offrent au commerce, et de la sécurité que le vice-roi a procurée aux échanges, aux transactions, aux voyages. La seule chose que les puissances aient à faire est donc de protéger les efforts du vice-roi, de l’aider à relever complètement les pays qui lui sont soumis; en un mot, de consacrer son existence.

La question qui s’agite, étant posée dans ces termes, ne peut être résolue que dans un sens favorable à Méhémet-Ali. Qui oserait, en effet, au mépris de toutes les idées généreuses, au mépris même des intérêts les plus évidents, vouloir faire rétrograder la civilisation égyptienne? Mettre dans les mains de pachas révocabiles, sans racines dans le pays, sans /515/ connaissance des hommes ni des choses de l’Égypte, une puissance qui n’a été fondée que par un homme et ne pourra être maintenue que par une dynastie qui se sont identifiés avec les contrées sur lesquelles elle s’exerce, c’est se déclarer en faveur de la barbarie contre le progrès. Marchander à Méhémet-Ali les concessions qu’il réclame, c’est vouloir détruire sa force, c’est encore agir on faveur de la barbarie. Exposer à la mort les germes de civilisation qui viennent de s’enraciner en Égypte, c’est rappeler l’anarchie que Méhémet-Ali en a chassée; et quels que soient les intérêts divers qui dirigent les puissances entre les mains desquelles est placé le sort de l’Orient, je n’en sais aucune qui osât avouer de pareils desseins.

Qu’on se représente par la pensée l’état de choses qui suivrait immédiatement le renversement de Méhémet-Ali ou de sa dynastie. Ce funeste événement serait le signal d’une dissolution générale, d’un vrai cataclysme politique. L’anarchie envahirait sur-le-champ toutes les parties de cet empire qu’une autorité vigoureuse ne retiendrait plus sous sa domination tulélaire. Toutes les ambitions, tous les intérêts, toutes les passions déchaînées s’en disputeraient à l’envi les lambeaux. Là, ce serait le Sennâr, retenu aujourd’hui dans la soumission par une poignée d’hommes et l’ascendant d’un grand nom, dont le gouverneur pourrait proclamer impunément l’indépendance; ici, l’Arabie, dont les indomptables tribus, qui frémissent même sous l’autorité de Méhémet-Ali, /516/ relèveraient, avec toute l’énergie d’un fanatisme longtemps comprimé, le drapeau de la secte wahabite, horreur des musulmans orthodoxes; la Syrie, autrefois morcelée en six pachaliks, autrefois à la merci de ses montagnards belliqueux, de ses Bédouins déprédateurs, verrait tout à coup ses montagnes et ses déserts lancer contre elle leurs hôtes barbares, et deviendrait de nouveau la proie de leurs brigandages, le théâtre de leurs guerres sans fin. En Égypte, les grands établissements scientifiques et philanthropiques seraient détruits, le mouvement civilisateur arrêté pour des siècles peut-être. Partout une réaction violente emporterait les Européens couverts d’honneur par Méhémet-Ali; partout les chrétiens payeraient cher l’audace de leur émancipation.

Que gagnerait à ce bouleversement la Porte elle-même? Pécuniairement, elle perdrait, c’est évident; comment, au milieu de tout ce désordre, pourrait elle recueillir en tributs l’équivalent de celui que le vice-roi lui paye aujourd’hui? Sous le rapport politique, elle perdrait également, car à ses embarras actuels s’ajouteraient des embarras bien plus inextricables encore. De deux choses l’une: ou elle voudrait avoir sur les possessions de Méhémet-Ali l’autorité illimitée que celui-ci excerce sur elles, ou elle se contenterait d’une vaine suzeraineté. Dans le dernier cas, à quoi lui aurait servi de renverser le vice-roi? Dans le premier, pour refréner les mauvaises passions, pour réprimer les désordres qu’elle aurait /517/ encouragés, il lui faudrait envoyer et entretenir dans de lointaines provinces des armées dont la présence est d’une utilité vitale aux environs de sa capitale. Ainsi, en éparpillant ses forces aux extrémités, elle affaiblirait d’autant le cœur de l’empire; mais probablement, même à ce prix, elle n’obtiendrait pas la soumission de la Syrie, de l’Arabie et de l’Égypte. Voyez ce qui est arrivé pour Tripoli. Tripoli était autrefois une régence héréditaire; le sultan en a fait un pachalik. Elle se consume depuis lors peu à peu dans d’interminables dissensions intestines. La souveraineté prétendue que la Porte exerce sur cette province, désastreuse pour le pays, est sans bénéfice pour elle-même. Depuis trois ans, elle y a envoyé quatre pachas, et ces mandataires du sultan, emprisonnés dans Tripoli, voient chaque jour l’autorité de leur maître impunément insultée dans leur personne. — Je ne poserai pas la question: Que gagneraient les puissances à la chute du vice-roi? car il serait odieux de supposer qu’un gouvernement européen quelconque pût exploiter à son profit les échecs de la civilisation. Qui gagnerait donc au renversement de la dynastie égyptienne? La barbarie, rien que la barbarie.

On ne conçoit vrament pas, quand on se livre à ces considérations, dont la justesse ne peut être contredite, que l’existence politique de Méhémet-Ali tarde plus longtemps à être placée sous la sauvegarde de l’Europe.

Que l’hérédité lui soit donc promptement accor- /518/ dée, que la position du vassal à l’égard du souverain soif nettement définie et solidement assise, que l’on permette ainsi aux pays qu’il gouverne de développer toutes leurs ressources, de satisfaire à tous leurs besoins, de gagner, au profit de l’agriculture, les bras occupes aujourd’hui par les armements extraordinaires que la nécessité force Méhémet-Ali à maintenir; que les puissances exercent enfin leur patronage, et elles auront bien mérité de la civilisation.

Pour moi, je pense que les prétentions du vice-roi sont au-dessous de celles qu’il aurait pu manifester. Il aurait pu, ralliant autour de lui toutes les provinces ottomanes qui parlent arabe, réclamer l’indépendance absolue. L’idée de la formation d’un empire arabe n’est pas chimérique, comme quelques personnes ont voulu le prétendre. Cette idée, d’ailleurs, a la sanction de Napoléon; à défaut d’autres, celle-là suffirait amplement à lui donner de la valeur. Ce grand homme, qui a porté sur toutes choses des jugements qui étonnent par leur profonde sagacité et leur admirable précision, dictait ta Sainte-Hélène les lignes suivantes au général Gourgaud:

« Depuis la décadence de l’empire ottoman, la Porte a fait des expéditions contre les Mamelouks; mais ceuxci ont toujours fini par avoir le dessus, et ces guerres se sont terminées par un arrangement qui laissait le pouvoir aux Mamelouks, avec quelques modifications passagères. En lisant avec /519/ attention l’histoire des événements qui se sont passés en Égypte depuis deux cents ans, il est démotré que, si le pouvoir, au lieu d’être confié à 12,000 Mamelouks, l’eût été à un pacha qui, comme celui d’Albanie, se fût recruté dans le pays même, l’empire arabe, composé d’une nation tout à fait distinte, qui a son esprit, ses préjugés, son histoire et son langage à part, qui embrasse l’Égypte, l’Arabie et une partie de l’Afrique, fût devenu indépendant comme celui de Maroc (1). »

(1) Mémoires de Napoléon, tom. i, pag. 228.

Je ne crois pas que jamais prévision politique ait aussi sûrement prouvé l’infaillibilité du génie que celle que je viens de citer. Napoléon meurt en 1821; en 1823 et 24, un pacha qui a conquis en Égypte le pouvoir sur les Mamelouks organise une armée régulière, il la recrute dans le pays même, et, quelques années plus tard, il dicte des conditions à la Porte, il fonde l’empire arabe, et il est maître de proclamer et de soutenir par les armes son indépendance.

Napoléon comprenait aussi la Syrie dans l’empire arabe, quoique le paragraphe cité n’en fasse pas mention. Dans une note sur son expédition de Syrie, il ajoute: « Les provinces de l’empire ottoman qui parlent arabe appelaient de leurs vœux un grand changement et attendaient un homme (2). »

(2) Idem., ibid., pag. 301.

Depuis lors, presque tous ceux qui ont vu l’Orient et qui ont médité et écrit sur sa situation n’ont-ils /520/ pas pensé que l’homme attendu dont parle Napoléon était arrivé? Sans avoir la prétention de me mettre sur la même ligne que ceux qui ont exprimé cette opinion, j’avoue, car je puis dire en toute liberté ce que je pense, qu’elle a toujours été la mienne, qu’elle avait séduit mon imagination et m’avait plus fortement attaché à l’œuvre de Méhémet-Ali. Je demeure convaincu au surplus, quoique la prudente modération du vice-roi me donne aujourd’hui un démenti, que tôt ou tard la prévision de Napoléon se réalisera complètement.