Montalembert
Le testament
du
P. Lacordaire

/119/

Chapitre IX

Reprise des conférences à Notre-Dame de Paris. — État des esprits et des affaires à ce moment. — Deuxième fondation à Chalais près de Grenoble.

Rien ne s’opposait plus à ce que je reprisse mes conférences de Notre-Dame, et à ce que désormais les deux œuvres marchassent de concert en se soutenant l’une par l’autre. Mgr Affre m’en avait plusieurs fois pressé depuis son avènement au siège archiépiscopal de Paris; il renouvela ses instances, et je n’eus plus aucune raison de m’y refuser, après avoir acquis à mon Ordre le droit de naturalisation. Le R. P. de Ravignan conserva la station du Carême et je pris celle de l’Àvent. Je retrouvai après sept années mon auditoire tel que je l’avais laissé, jeune et sympathique. Mais il s’en fallait bien que l’état général des affaires et des esprits fût le même. Une lutte passionnée et générale au sujet des droits de l’Église avait succédé au calme de 1835 et 1836. Le roi parut effrayé de mon retour /120/ au milieu de ces circonstances animées. Il manda l’archevêque aux Tuileries, et là, pendant une heure, en présence de la reine, il essaya d’obtenir de lui que je ne montasse point dans la chaire où j’étais attendu. L’archevêque lui répondit avec fermeté: «Le P. Lacordaire est un bon prêtre, il appartient à mon diocèse, il y a prêché avec honneur; c’est moi qui l’ai rappelé volontairement et qui lui ai donné ma parole publique; je ne pourrais maintenant la lui retirer sans me déshonorer aux yeux de mon diocèse et de toute la France.» Le roi, ne pouvant vaincre son courage, finit par lui dire: «Eh bien! monsieur l’archevêque, s’il arrive un malheur, sachez que vous n’aurez ni un soldat ni un garde national pour vous protéger.»

Cette scène, qui fut bientôt connue, révèle à elle seule le degré d’excitation des partis tel qu’il était alors. Ce n’était plus seulement un homme célèbre entouré de quelques disciples qui protestait contre l’oppression de la société chrétienne en France, mais l’épiscopat entier soutenu de toutes les âmes qui attachaient du prix à leur foi. Les évêques publiaient des mandements; des voix courageuses leur faisaient écho dans les deux Chambres, une presse active répétait leurs plaintes en les multipliant; enfin des associations et des comités tenaient en haleine tous ces moyens d’action en leur donnant un centre et une impulsion commune. Pour la première fois depuis 1789, l’Eglise /121/ de France réclamait sa liberté et ne l’attendait plus d’un prince ou d’un parti. Comment cette transformation avait-elle eu lieu? Comment une patience si longue avait-elle été enfin remplacée par un courage militant? Comment surtout, après la chute de l’Avenir, ses doctrines se trouvaient-elles invoquées par l’épiscopat, au grand étonnement du pouvoir qui, délivré de la gloire et du génie de l’abbé de la Mennais, croyait n’avoir plus affaire qu’à une Église sans organe, énervée dans les liens du despotisme administratif? Assurément le phénomène était curieux, et il mérite qu’on en recherche les causes.

En 1789, l’ancienne Eglise de France s’était vaillamment défendue à l’Assemblée constituante et elle avait cherché sincèrement à unir sa cause aux nouvelles destinées du pays. Rejetée du droit national par la servitude que lui imposait la constitution civile du clergé, elle avait porté sur les échafauds et dans l’exil une protestation qui, en sauvant son honneur, l’avait relevée des opprobres du dix-huitième siècle. Quand le premier consul, comprenant qu’il n’y avait en France d’autre religion que celle-là, l’eut fait rentrer par le Concordat dans le droit public français, cette Église mutilée, pauvre et éblouie d’un si grand bienfait, n’eut juste que le courage nécessaire pour ne pas sacrifier à la toute-puissance du maître du monde la majesté et la liberté du souverain Pontificat. Affranchie, en 1814, de cette main de fer qui tenait tout /122/ captif sans compensation pour aucune idée et pour aucun progrès, elle avait mis toutes ses espérances dans la dynastie des Bourbons, persuadée que ce n’était pas de la Charte, mais du cœur des princes que lui viendrait le remède à tous ses maux. La révolution de 1830 ne l’avait point détrompée, et quand l’abbé de la Mennais voulut lui donner un autre point de ralliement que le panache blanc de Henri IV, une autre force que celle de la bonne volonté de ses rois, elle le repoussa comme un novateur inspiré par le souffle de la révolution. Et cependant voilà que dix années après elle reprend les traces de l’homme qu’elle avait méconnu; ses évoques réclament au nom de la Charte, en vertu du droit commun, la liberté d’enseignement, liée à toutes les libertés politiques civiles et religieuses de l’Europe moderne. On s’associe, on adresse des pétitions aux Chambres, on émeut l’opinion publique, et le comte de Montalembert, l’un des plus illustres disciples de M. de la Mennais, préside à tout ce mouvement, qu’il anime de son éloquence à la Chambre des pairs et qu’il soutient au dehors de son infatigable activité. Et comme il semble qu’il y ait là une contradiction avec l’Encyclique de Grégoire XVI, du 15 août 1832, un évêque dresse de cet acte un commentaire théologique, où il restreint dans les limites d’une libérale interprétation la pensée du souverain Pontife encore vivant. Rome se tait, la Compagnie de Jésus approuve, et moi-même, revêtu de l’habit religieux, je /123/ parais à Notre-Dame comme une de ces libertés qui sont dans la bouche et dans le cœur de tous les catholiques. Le roi en juge ainsi, et c’est l’archevêque de la capitale qui me défend sous mon froc, symbole inattendu non de l’Inquisition, mais de l’affranchissement.

Que s’était-il donc passé? Une grande chose. Le temps avait coulé, et la servitude de l’Église continuant avec lui toujours plus pesante, sans qu’aucun miracle ni qu’aucun prince vînt à son secours, il avait bien fallu songer à d’autres moyens que l’espérance, à une autre action que cette main extraordinaire de Dieu qui ne paraît qu’à de rares intervalles dans le gouvernement de l’humanité. Ce que 1830 n’avait révélé tout d’abord qu’à quelques esprits était devenu à la longue une impression générale; la parole de l’Avenir avait germé de son tombeau comme une cendre féconde, et la chute de l’abbé de la Mennais, précipité par sa faute comme une victime expiatoire, avait écarté du champ de bataille un général qui avait trop d’ennemis pour conduire désormais aucune chose, aucun droit, aucune idée à la victoire. Remplacé par M. de Montalembert, qui était innocent de tout système philosophique ou théologique, ce jeune capitaine s’était trouvé à la fois la souplesse qui rapproche, l’ardeur qui entraîne, le rang qui attire, la parole qui émeut et l’activité qu’aucune lassitude n’atteint. La liberté d’enseignement avait été d’ailleurs admirable- /124/ ment choisie pour le drapeau de cette guerre. Réclamée dès 1814, admise même avant 1830 par une jeune portion du libéralisme français comme une nécessité logique des temps, écrite dans la nouvelle Charte, sans cesse promise et sans cesse refusée, elle avait finie par saisir toutes les intelligences et par devenir entre les incroyants et les chrétiens, entre les libéraux sincères et ceux qui ne l’étaient pas, une de ces positions morales d’où dépendent les doctrines et les siècles. C’était en outre une si étrange absurdité que dans un pays catholique les familles chrétiennes ne pussent pas faire élever leurs enfants par des maîtres qui eussent au moins leur foi, que l’horreur de celle oppression s’accroissait naturellement chaque jour et devenait insupportable aux esprits les plus modérés. Un évèque pouvait-il rester l’âme fermée à une douleur de conscience si profonde et si naturelle? Pouvait-il, pour conserver sa paix, méconnaître toujours le gémissement des mères et cette flétrissure précoce de la foi dans le cœur des générations. Ah! il eût fallu, pour y être insensible toujours, que la France n’eût plus eu ni pères, ni mères, ni évêques, ni libéraux dignes de ce nom, et que le vent de l’incrédulité y eût tari jusqu’à la dernière source des plus naturelles affections. Il ne s’agissait donc plus ni de M. de la Mennais, ni de l’Avenir, ni même de l’Encyclique du pape Grégoire XVI, mais de sauver enfin par un effort unanime les inspirations les plus sacrées de /125/ la conscience et les sentiments les plus invincibles du cœur de l’homme. Personne n’avait vu là une question d’amour-propre ou de parti et, la foi étant sauve, chacun se battait avec la seule arme qui restât aux mains du droit. C’est pourquoi je ne rappelle pas ces souvenirs comme le triomphe personnel d’une école, mais comme la gloire commune de tous; et, de même que les Croisés oublièrent toutes les distinctions et les rivalités de race le jour où Jérusalem captive fut rendue à la liberté de la Croix, ainsi au jour où la liberté d’enseignement fut enfin conquise, on ne se souvint que d’une chose, c’est qu’on avait combattu ensemble pour l’arracher aux ennemis de la vraie civilisation.

Mon retour à Notre-Dame, au milieu de cette grande lutte n’avait plus seulement le caractère d’une prédication apologétique destinée à la jeunesse contemporaine, il devenait un incident de cette lutte et une question de liberté. Tous le comprenaient ainsi, et mon premier discours était l’objet d’un attente générale. Des jeunes gens catholiques vinrent armés à Notre-Dame, au pied de ma chaire, entraînés sans doute par une exaltation exagérée, mais qui témoignait de l’inquiétude des esprits. Mon discours fut faible, tel cependant qu’il le fallait pour obtenir de l’opinion publique un traité préliminaire de paix. Le gouvernement fut satisfait d’avoir échappé à une tempête; il s’efforça pendant quelques semaines encore de dérober mon froc à la curiosité générale, puis il se /126/ lassa de cette tyrannique puérilité et désormais, dans toutes les chaires et dans tous les chemins de la France, l’habit religieux reprit le droit de bourgeoisie qu’il avait perdu en 1790. Ce fut là, à vrai dire, la première conquête de l’Église de France dans la grande et difficile route de la liberté. Elle ne fut ni obtenue, ni consacrée par une loi, mais le triple résultat des besoins de la conscience, de la force cachée de l’Évangile et de la modération du gouvernement. Ce gouvernement tenait à n’être pas persécuteur et quand il vit la tranquillité publique assurée, il accepta tacitement ce qu’il n’aurait empêché qu’au prix de violences qui n’étaient pas dans ses intentions. Dès qu’il y a chez un peuple des éléments sérieux de liberté, ces éléments travaillent même sans le savoir, contre toutes les oppressions, et comme la vérité appelle la vérité, comme la justice appelle la justice, ainsi, dans ce cercle logique des choses divines et humaines, la liberté appelle la liberté. Il n’y a que les nations étouffées dans les serres sanglantes d’un despotisme absolu qui ne peuvent rien pour respirer plus à l’aise, parce que l’air même leur manque et que la bouche de leurs maîtres est scellée sur la leur avec l’airain. La France n’en était pas là; elle avait une Charte, des assemblées délibérantes, des journaux, des écrivains, des orateurs, une religion qui sortait de son âme, et, quand un peuple est ainsi armé, c’est sa faute s’il ne conquiert pas les droits légitimes qui lui manquent encore.

/127/ Désormais ma carrière apostolique ne fui plus interrompue, et je ne descendis de la chaire de Notre-Dame qu’après le carême de 1851, lorsque j’eus achevé l’exposition des vérités dogmatiques dont l’enchaînement avait fait l’originalité de mon œuvre. Je dis le carême, parce que la santé du R. P. de Ravignan l’ayant contraint à la retraite, je repris naturellement la station principale de l’année. Une partie de mes hivers étant libre, je donnai à Grenoble ce qui me restait de celui de 1844. J’y fis à mon Ordre et à ma personne quelques amis dont l’affcctiona survécu à toutes les vicissitudes du temps. Ce fut par leur conseil et par leur aide que j’entrepris une seconde fondation.

Presqu’en même temps que saint Bruno créait la grande Chartreuse an centre d’âpres montagnes séparées des Alpes par le cours de l’Isère, quelques religieux de l’Ordre de Saint-Benoît voulurent établir sur ces mêmes hauteurs une réforme, qui n’eut ni une longue durée ni une grande célébrité. Mais, au lieu de se cacher dans la partie la plus inaccessible de ce désert, ils choisirent sur le versant du midi, entre des rochers, des forêts et des prairies, un plateau inondé de soleil et d’où la vue s’étend par deux larges échanrrures d’un côté sur la vallée du Grésivaudan, de l’autre jusqu’à la plaine où la Saône et le Rhône entourent Lyon de leurs eaux. Ils bâtirent dans cette riante solitude un couvent qu’ils appelèrent du nom de Chalais et d’où ils prirent eux-mêmes celui de Calésiens. Après y /128/ avoir fait un séjour de deux siècles, ils le cédèrent aux religieux de la grande Chartreuse qui le destinèrent à donner un peu de soleil à ceux de leurs vieillards qui ne pouvaient plus suffire à l’austérité des cloîtres de saint Bruno. A l’époque de la révolution, ce domaine fut détaché du vaste ensemble qui composait le patrimoine de la Grande-Chartreuse et vendu au nom de la nation. Le dernier propriétaire vint me l’offrir pendant ma prédication de Grenoble. Je l’achetai après avoir pris le consentement du chef du diocèse, Mgr Philibert de Braillard, alors âgé de quatre-vingt-deux ans, et qui malgré sa vieillesse ne craignit pas de s’exposer pour nous à une lutte avec le gouvernement. Le contrat fut signé dans le plus grand secret. Aucun préparatif de prise de possession n’eut lieu de peur d’éveiller l’attention publique et surtout celle du préfet. Je me rappelle encore le jour où, réuni dans une maison de campagne, aux portes de Grenoble, avec quelques-uns de nos jeunes religieux que j’avais fait venir de Bosco, nous partîmes pour cette chêre montagne de Chalais. La voiture nous déposa à ses pieds, aux bords de la grande route; il nous fallut trois heures de marche pour en gravir les escarpements et les détours. Nous arrivâmes vers l’heure où le soleil se couchait, accablés de fatigue, sans provisions, sans meubles, sans ustensiles, chacun ayant son bréviaire sous le bras. Heureusement les fermiers n’étaient pas encore partis et nous avions compté sur eux. Ils nous firent un grand feu et nous /129/ nous mîmes gaiement à table autour d’une soupe et d’un plat de pommes de terre. La nuit, passée sur la paille, nous donna un profond sommeil, et le lendemain, au point du jour, nous pûmes admirer la magnifique retraite que Dieu nous avait préparée. La maison était pauvre, l’église, avec ses épais murs du moyen âge, n’était plus qu’un grenier à foin. Mais quelle majesté dans les bois! Quelle puissance dans ces lignes de rockers qui s’élevaient au-dessus de nos têtes! Quel charme dans ces prairies qui étendaient plus près de nous leur gazon et leurs fleurs! De longues allées séculaires, ombragées d’arbres inégaux, nous conduisirent dans toutes sortes de lieux cachés, aux bords des précipices, aux bords des torrents, sous des massifs de sapins ou de hêtres, entre des taillis plus jeunes, et enfin jusqu’aux sommets qui étaient comme la couronne de ces sites enchantés. Il fallut du temps pour réparer la maison et en organiser le service. Mais les privations nous étaient douces au milieu de cette nature élue depuis plus de sept siècles par la grâce de Dieu, et, où les ruines de quelques années n’avaient pas ôté le parfum de l’antiquité religieuse. La cloche des Bénédictins et des Chartreux existait encore dans sa flèche couverte de tuiles de sapin, et l’horloge, qui avait sonné pour eux les heures de la prière nous y appelait à notre tour.

On sut bientôt que, le désert de Chalais avait refleuri sons la main de Dieu. Des hôtes nous vinrent de toute /130/ part, et ce qui n’était plus qu’un séjour de gardes et de bûcherons redevint un pèlerinage des âmes pieuses. Le soir, dans la chapelle à demi-restaurée, nous chantions le Salve Regina, selon la coutume de l’Ordre, et il y avait une grande joie à entendre sur ces cimes, au milieu des murmures du vent, la psalmodie qui porte jusqu’aux anges un écho de leur propre voix.

Le voisinage de la Grande-Chartreuse ne tarda pas à établir entre les deux maisons une fraternité qui était une grâce de plus. Un chemin mystérieux conduisait de l’une à l’autre, à travers les vallées et les hauteurs qui nous séparaient; nous l’eûmes bientôt découvert. Il fallait six heures pour le franchir, tantôt en gravissant par un étroit sentier la sinuosité des roches, tantôt en côtoyant de vertes et fines prairies, tantôt en s’enfonçant dans des forêts profondes, où les arbres ne tombaient jamais sous la main de l’homme et où on rencontrait tout à coup des espaces libres semblables à des jardins, jusqu’à ce qu’on arrivât en face de l’espèce d’abîme où s’élevaient, solitaires et dans leur repos de sept siècles, les grandes édifications sorties de la cellule de saint Bruno. Cette route du désert nous ramenait ensuite à notre pauvre monastère, et, parvenus à un certain point d’où notre œil plongeait sur ses toits, sur ses prairies et jusque sur le cours blanc et rapide de l’Isère, nous retrouvions toujours avec transport ce beau soleil que nous y avions laissé le matin, et qui nous attendait le soir /131/ pour nous dire cet adieu si cher à tous ceux qui unissent sa lumière aux souvenirs de leurs cœurs.

Le voisinage de la Grande-Chartreuse n’était pas le seul qui adoucit pour nous l’austérité du séjour de Chalais. Au bas de nos sommets escarpés et à l’entrée même de la vallée du Grésivaudan, s’élevait le bourg de Voreppe, qui était notre point de départ et notre point d’arrivée, selon que nous montions ou que nous descendions la montagne. Là, dans un presbytère simple et modeste, l’hospitalité ne nous manquait jamais, et la table de son vieux curé était toujours prête à réparer nos forces. Peu de chose nous suffisait, mais ce peu de chose était si cordialement offert, que je n’y songe jamais sans plaisir et sans reconnaissance. Un autre manoir nous était aussi ouvert, et si nous étions là plus proches du monde, cette différence disparaissait par la ressemblance de l’accueil. Grenoble, Chalais, Voreppe, ont laissé dans ma mémoire un souvenir qui ne s’efface point: je n’y ai point rencontré, comme à Nancy, un frère de Saint-Beaussant; mais mille choses ont donné à cette seconde fondation un caractère qui n’a pas cessé de me ravir et d’y faire habiter ma pensée.