Massaja
Lettere

Vol. 1

/353/

168bis

Al signor Régis armatore – Marsiglia

[P. 1]Monsieur Régis

[Inizio 1851]

J’ai fait une sérieuse réflexion à l’affaire dont nous avons parlé hier. Je tacherai de faire mon possible pour me trouver à Paris le 20 c.[ouran]t, afin de profiter de votre présence dans la Capitale, pendant que vous serez là, à traiter d’affaire de commerce. Il n’y a pas de doute que dans cette circostance le gouvernement pourrait faire, pour les missions de ce pays ce qui serait très difficile d’obtenir à une autre epoque.

Il faut bien se persuader, avant tout, que toute tentative d’améliorer le commerce sur les còtes de l’Afrique meridionale et orientale, sera vaine et inutile, si par les moyens des missions catholiques, on ne cherche à détruire les obstacles qui grandissent de jour en jour; et, si en même temps, on n’avise pas aux moyens les plus opportuns pour rapprocher l’opinion publique et la sympathie de ces pays là, à notre Europe.

Sans cela, on ne fera que des tentatives inutiles qui ne pourront que compromettre l’honneur et la fortune de quiconque voudra se hasarder à prendre l’initiative.

Le Commerce ne peut vivre que par les sympathies d’une nation à une autre, et que par des besoins réciproques; or, ce n’est que l’instruction qui peut établir ces sympathies, comme ces besoins réciproques.

Le littoral de l’Afrique est tombe malheureusement sous l’influence de la propagande musilmane, qui est très-active et suffissamment politique pour continuer son oeuvre de destruction jusqu’au bout.

[P. 2] Cette maudite propagande est ce qui détruit, dans leurs racines, les seuls éléments du commerce: qui sont comme nous l’avons /354/ dit: les sympathies et les besoins. Le Commerce de l’Europe ne pourra donc rien faire, dans ces pays là, s’il ne s’oppose à cette propagande.

Les missionnaires de la Mecque, qui sont tous négociants, pour s’assurer le monopole du commerce africain, cherchent, non seulement à détruire la sympathie que les Indigènes auraient naturellement pour nous, comme leur étant supérieurs en beaucoup de choses, mais ils répandent encore des préjugés tels qu’ils ne peuvent que les éloigner de nous.

C’est incroyable tout ce que j’ai vu, soit sur le littoral, soit dans l’intérieur. Le petit Soultan d’Hérez, qui se trouve à quelques jours de distance dans l’intérieur au Sud-Ouest de Zei’la, ne permet l’entrée de ses états qu’à dix à douze négociants de la Mecque, dont il a le monopole; tout autre négociant courrait risque d’être tué. Dans certaines principautés (Gallas) Musilmans de l’intérieur, il ne me fut pas même permis d’entrer dans la ville où habitait le prince. Là toutes les affaires gouvernementales, comme celles du commerce sont entre les mains de quelques missionnaires mahométans, qui ne se soutiennent qu’en débitant des faussetés et des préjugés plus grossiers les uns que les autres, contre les Européens.

Là j’ai dù entendre que l’univers entier était musilman; que le grand Sultan de Constantinople était maitre du monde entier, et que tous les rois de la terre, étaient ses tributaires; que les Francais étaient des magiciens, qui faisaient tout ce qu’ils voulaient, étant d’accord avec le démon; qu’ils peuvent empoisonner et tuer, même avec le seul regard; qu’avec nos magies, nous cherchons à nous emparer des populations en [p. 3] tuant leurs Souverains. J’ai dû entendre toutes ses bêtises, et respecter ceux qui les débitaient, sous peine d’encourir leur disgrâce et m’attirer l’animadversion du peuple qui n’aurait pas manqué de se ruer contre moi. J’ai été pourtant respecté, comme ami du Ras Chrétien, qu’on craint encore dans ces pays sans quoi Dieu sait ce qui me serait arrivé.

D’après tout ce que je viens de dire, on peut juger ce que deviendrait toute l’Afrique, lorsque la propagande musilmane serait parvenue à effacer cette fraction de chrétienté qui subsiste comme par miracle en Abissinie et qui aurait envahi le peu de peuplades qui subsistent encore, et qui ne sont pas encore infectées, mais en danger de l’être à cause des peuplades musilmanes qui les environnent. Lorsque l’Afrique sera musilmane dans l’intérieur, c’est-à-dire dans le centre, alors elle pourra se constituer en nation, et faire peser sa domination sur nos colonies européennes si toutefois elle ne parvenait à faire peser son empire sur l’Europe. Car l’Afrique en devenant musilmane, deviendrait en même temps, ennemie de l’Europe, du commerce e de la civilisation.

Ici toutefois, ne s’arréte pas tout le mal que la propagande musilmane fait au commerce. L’instruction musilmane, en laissant le peuple dans un état de servitude, et limitant leurs besoins, réduit l’industrie et la consommation aux choses de pure nécessité de sorte qu’elle ôte au commerce tout moyen de prospérer et de grandir. Si /355/ tout ce que je viens de dire est arrivé au milieu de toutes ces peuplades où l’Islamisme s’est établi sur une civilisation préexistante, comme on peut le voir dans beaucoup de pays d’Orient qui avaient de grands besoins qui n’existent plus aujourd’hui, comme aussi au milieu [p. 4] des populations qui se trouvent hors des grandes villes qui sont réduites à un état de pauvreté, qui fait compassion. Qu’arriverait-il aux pays sauvages? L’Afrique, calculée selon et en vue de son terrain, serait susceptible d’une population égale à celle de l’Europe comme aussi d’avoir autant de production et de consommation; au lieu que la population n’arrive pas à un huitième de ce qu’elle pourrait être. Le produit industriel comme la consommation n’arrive pas à un cinquantième de ce qui existe en Europe.

Il est donc évident que pour activer le commerce européen, d’une manière solide et stable, sur les côtes méridionales et orientales, il faut avant tout s’occuper à faire disparaître cette antipathie insinuée par la propagande musilmane et à relever cette nation de l’état sauvage où elle gémit et où elle gémira peut-être encore. Si l’Islamisme continue à progresser comme il progresse actuellement, dans un demi siècle l’interieur de l’Afrique sera tout-à-fait musilman; et le peu de Chrétiens, qui restent encore dans l’Abissinie, en butte à ces persécutions, subiront la même destinée; et alors toute tentative de commerce deviendra inutile et même impossible. En voyageant pendant cinq années consécutives, tantot sur les diverses parties du littoral et tantot dans l’interieur, j’ai vu souvent des peuplades entières se déclarer musilmanes, comme aussi beaucoup de pays chrétiens imiter leur lâcheté. Si donc on veut faire quelque chose en matière de commerce, il ne faut pas s’amuser à perdre du temps.

Ce qu’il y a à faire n’est pas aussi compliqué et aussi difficile qu’on ne pense. C’est même quelque chose de très-simple. Comme dans l’interieur [p. 5] de l’Afrique, il existe une certaine population qui n’est pas encore infectée, et que vit à l’abri de la propagande musilmane, il faudrait pour que les missionnaires catholiques pussent faire le bien d’une manière solide et durable, viser à établir des maisons d’éducation sur le littoral surtout dans les pays où le commerce avec l’interieur est plus fréquent. Dans ces maisons d’éducation, on recevrait des jeunes gens indigènes, même on pourrait les acheter parmi ceux qu’on descend sur les marchés pour être vendus comme esclaves. On leur donnerait une éducation en rapport avec leur pays, et ensuite une fois suffisamment instruits et affectionnés à nous, on pourrait les renvoyer dans l’interieur, afin de pouvoir se procurer la vie animale par le moyen du commerce ou de l’industrie.

Ces jeunes gens qui auront reçu de nous la liberté, l’éducation, l’instruction et la nourriture, nous seront nécessairement attachés, et en retournant chez eux avec des connaissances supérieures, Nel testo: tôt au tard tôt ou tard s’affectionneront les chefs des Tribus, et en moins de dix ans changeront l’opinion publique et la politique du pays. Ensuite la mission catholique sera aussitôt appelée à rendre le peuple heureux. A côté de cette maison d’éducation, sur le littoral en établissant une école de commerce qui serait en rapport avec le produit actuel et /356/ la consommation du pays, ces mêmes élèves qui auront de l’inclination pourraient être initiés au commerce. Chez eux, ils verront par le peu de commerce qui existe la valeur des objets soit d’exportation soit d’importation. La maison de commerce qui ne manquera pas, sans doute, de donner un certain [p. 6] profit, lorsqu’elle sera établie en rapport avec le produit et la consommation des lieux; au bout de quelque temps, elle prendra d’autant plus de mouvement que dans l’intérieur on connaîtra mieux les objets qui ne sont pas à présent trafiqués et que de nouvelles idées feront sentir des besoins encore plus grands. Un temps viendra où l’on sera forcé de faire plusieurs établissements de commerce dans le meme lieu.

Le Gouvernement Européen, quel qu’il soit, qui voudra s’occuper de la grande régénération de l’Afrique, lui donner une instruction capable de la rendre heureuse, y établir un commerce durable et lucratif, n’aurait autre chose à faire que d’envoyer des bâtiments de guerre et prendre une bonne position de tous les lieux où les supérieurs et ecclésiastiques, d’accord avec quelques maisons de commerce voudront faire quelque établissement.

Moi, pour le premier, je serais dans l’intention d’en créer un ou deux sur la côte orientale, et je serais fort reconnaissant à cette puissance qui voudra bien concourir à cette oeuvre que je crois d’un prix infini et devant Dieu et devant les hommes. Je suis même disposé à faire une tournée en Europe pour trouver un gouvernement qui veuille me seconder. Si je réussis dans mon entreprise, je serai heureux de pouvoir donner le mouvement à une oeuvre aussi intéressante; si pourtant je n’y réussis pas, je laisserai à d’autres plus habiles que moi le soin de procurer un tel bonheur à cette infortunée partie du monde. Je ferai en attendant tous mes efforts pour pénétrer dans l’intérieur et y consacrer tout le reste de ma vie, à faire tout le bien que je pourrai.

[P. 7] L’endroit où j’amerais à faire un établissement, serait Brava, ville située au 5º nord de latitude sur la côte de l’Est de l’Afrique. Brava est une ville de 600. ou 8000. [?] habitants, tous musilmans fanatiques. Elle dépend de l’Hyman de Mascate qui possedè toute cette côte.

Les caravanes des pays les plus lointains, arrivent là depuis la mi-novembre jusqu’à la fin de février. Ensuite pendant toute l’année, elles arrivent des pays les plus rapprochés. Les objets sont pris et achetés par les négociants qui ont seuls le monopôle de tout le littoral, et sont portés à Zanzibar où il est permis aux Européens de les acheter des mains de ceux qui font le monopôle. Les difficultés que le gouvernement a coutume d’opposer aux Européens qui cherchent à se mettre immédiatement en rapport avec les diverses parties du littoral comme Brava, Mélinda, Magadosco etc etc, sont autant de mensoges, parce que là où il y a un gouvernement établi et suffisamment fort comme celui d’Hyman, les Musilmans, quoique fanatiques, sont assez faibles pour respecter lorsque le gouvernement vient à l’appui. Le gouvernement agit ainsi parce qu’il est monopoleur et qu’il a contracte des obligations qui le forcent à agir ainsi.

/357/ Un autre établissement devrait être créé à Zeïla, ville sur la côte d’Afrique, à l’Est dans le golfe d’Aden, à onze degrés de latitude nord. qui il M. ripete per errore Aden, quando evidentemente sta parlando di Zeila Aden est la capitale de toute la côte appelée Somaulis qui s’étend depuis Bab-el-Mandeb jusqu’à Guardafui. Cette ville est fortifiée par un rempart plus que suffisant pour la mettre à l’abri de toute invasion des Indigènes qui sont presque tous sans armes à feu. Elle compte à peu près quatre mille habitants, tous [p. 8] musulmans fanatiques, et en grande partie, arabes, négociants ou mariniers. Il ne peut y avoir plus de population que le commerce ne peut en maintenir parce que le sol qui est à une certame distance de la mer est stèrile. Le port n’est pas commode, il y a simplement une rade avec des bancs qui arrivent à fleur d’eau, et qui sont dispersés de distance en distance ce qui ne permet pas aux grandes barques de s’approcher, surtout si l’on ne connaìt pas le terrain. Les petites caravanes qui partent de l’intérieur le plus rapproché, arrivent là depuis le mois de Mars jusque à la fin du [mois] d’Octobre. Dans cette saison, les grandes caravanes qui arrivent de Sciva è Scioà ሽዋ šäwa Sciva sont obligées de descendre à Tajourra, qui se trouve sur la même côte à une journée de distance du côté du nord près Bab-elmandeb parce que c’est le chemin qui va directement de Zeiìa à Sciva: il y a des peuplades qui dépouillent les négociants de Tajourra, ils viennent faire leur marché à Zeïla. Ensuite depuis le mois de Novembre jusqu’au mois de Mars, Zeïla devient comme deserte à cause de tous les grands négociants qui se transportent à Berbera où il se fait un grand marché qui dure tout l’hiver et qui embrasse toute la côte. C’est dans cette saison que les grandes caravanes descendent des pays les plus éloignés, parce qu’alors les fleuves sont faciles à passer. On porte une grande quantité de café, gomme, ivoire, plumes, cire et peaux de toute qualité.

Berbera a un port excellent qui pourrait contenir cinquante bâtiments, et il est bien défendu. Dans le temps du marché, il est plein de grosses barques appartenant aux négociants Bagnans, Perses et Indiens. Après le marché, tout retourne à Zeïla [p. 9] et dans Berbera, il ne reste qu’un piquet de soldats scérif pour en garder les places avec quelques individus qui sont préposés à la garde des maisons qui appartiennent aux négociants les plus notables, parce que le lieu est dépourvu d’eau.

Pour traiter d’affaires du commerce sur la côte Sommaulie, il faut aller pendant les mois de X.bre Janvier, et février au marché de Berbera où un bâtiment peut trouver une cargaison suffisante. Hors de cette saison tout le commerce se fait à Zeïla, où il est assez difficile trouver une cargaison suffisante, à moins qu’il y ait une maison qui s’occupe à recueillir les objets pendant l’année ainsi que font les négociants; il arrive que pendant le marché de Berbera, il n’est pas permis à tous les négociants d’ouvrir une maison en ville pour acheter et vendre en détail: ceci étant une prerogative des négociants Bagnans, Persans et Indiens; tous les autres sont obligés d’acheter du Schérif ou d’autres négociants établis, dans l’endroit et à un prix fixé par le monopole.

/358/ Ce qui est digne de remarque, c’est que toutes les fois qu’un bâtiment européen arrive à Berbera, le Schérif envoie aussitôt une sentinelle qui est payée à un écu par jour, et cela dans la crainte qui’il arrive des accidents au bâtiment même. Cette sentinelle n’est pas bien recue parce qu’on sait qu’elle vit là pour empècher les particuliers d’acheter ou de vendre.

Le gouvernement de Zeïla et de Berbera est apparemment entre les mains d’un Sciérif de Moka dont il recoit l’investiture. Dans le fait je crois que c’est le même gouvernement d’Aden. En 1848, lorsque la Porte s’était emparée de Yemen, c’est à dire d’Odréïda [p. 10] ou Moka, elle devait encore s’emparer de Zeïla, comme dépendante de cette même ville, et le schérif même le croyait ainsi; mais un coup de politique de la ville d’Aden a fait que les choses en sont restées comme auparavant. Si Zeïla avait été prise le commerce de toute la côte Somaulis n’aurait pu s’effectuer que par des conventions qui auraient existé avec la Porte Ottomane. Au contraire avec un gouvernement indigène toute espèce de monopole peut durer, à moins que le gouvernement francais ne se décide à renforcer ses positions, avec une ronde constante de bâtiments de guerre, et qu’il s’établisse dans ces pays le crédit qu’il avait autrefois auprès des Indigènes. Je ne conseillerais à personne d’envoyer des bâtiments marchands, parce que la politique actuelle de ceux qui règlent la boussole du commerce dans ces pays là, ne tend qu’à fatiguer tous les Européens qui y arrivent par des anomalies et des contrariétés, afin de s’assurer le monopole. Par conséquent toute expédition ne pourra avoir lieu que par des pertes.

J’aurais encore d’autres observations à ajouter relativement à d’autres localités que j’ai visitées: Comme Mascarratte, Hodeida, Mokka, Gadda et autres lieux semblables. Comme aussi je pourrais parler du genre de marchandises qui pourraient convenir à ces pays là; mais il me faudrait beaucoup de temps, et des mémoires que j’ai laissés là-bas.

Si le Gouvernement prend en considération les précédentes considérations, et qu’il veuille me consulter, alors je ne manquerai de me prêter, afin de me rendre utile à la cause commune des missions et du commerce.

[P. 11] Vous me rendrez pourtant grand service en traitant une cause d’une aussi grande importance. Vous pouvez toujours compter sur moi, pour avoir sur cette affaire tous les éclaircissements que je serai à même de vous donner.

Agréez, Monsieur, les sentiments de la plus vive reconnaissance, avec lesquels j’ai l’honneur d’être votre très humble Serviteur.

[† Fr. G. Massaja]