Massaja
Lettere

Vol. 4

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Al commendatore Armando Prospero Faugère
ex redattore capo degli Affari esteri – Parigi

[F. 1r]Monsieur Faugère

Ambabo (baie de Tadjoura) 28 Décembre 1867.

Je veux profiter d’un repos de quelques jours pour vous écrire deux lignes et vous donner quelques renseignements utiles. Vous avez vu en partie les lettres qui me pressaient de partir. En outre du Roi du Choa, Aboubeker lui-même avait écrit au Vice-Consul d’Aden et fait écrire aux missionnaires pour s’assurer d’un prompt retour de ma part. J’arrivai à Aden le deux Octobre. J’en suis parti le 29 et le 1er Novembre je débarquai dans Ambabo, dans la baie de Tadjoura avec deux missionnaires et deux élèves de notre collège de Marseille.

À peine arrivé ici je fus surpris de voir que la paix que l’on disait conclue entre les Dankali et les Somauli ne l’était point encore; je ne tardai point à découvrir quelques manèges qui me firent douter un moment de la bonne foi de notre ami Abu Beker. Maintenant après deux mois de station dans la misère il se fait quelque clarté et le jour ne paraît pas éloigné où nous partirons pour l’intérieur. L’envoyé du Roi du Choa est une personne recommandable et son Roi a jusqu’ici traité l’affaire avec l’énergie d’un véritable ami – Je pense que tout ira bien car Abou Beker a deux des ses fils comme en otage au Choa et il court le risque non seulement de perdre la faveur dont ceux-ci jouissent dans cette contrée, mais encore de voir tomber le monopole presque absolu de tout le commerce de ces quartiers qui est entre ses mains.

Supposée notre arrivée au Choa je prévois que le Prince cherchera d’entamer quelques relations avec le Gouvernement de l’Empereur, uniquement dans le but de se mettre par la suite à l’abri de l’invasion anglaise. Comme je ne connais point la tendance du Gouvernement français à cet égard, je ne voudrais point me lancer à donner des conseils hors de propos ou même contraires aux intérêts du prince qui paraît avoir en moi une grande confiance. Je ne voudrais point non plus nuire le moins du monde aux intérêts du gouvernement de l’Empereur. C’est pourquoi je demanderais [f. 1v] une règle de conduite en ce point.

Pour éclairer le Gouvernement je commencerai par dire où en sont actuellement les choses et quel serait mon plan.

Le jeune roi actuel, Menelik, neuvième prince de sa dynastie, régnant au Choa indépendamment de l’Empire d’Abyssinie, dès le mois d’Avril, avant toute déclaration de guerre, envoyait à Aden un homme du plus haut rang, qui avait à la fois mission de me venir chercher et de remettre au gouverneur anglais d’Aden des lettres de son souverain. Dans ces lettres Menelik demandait la paix pour certains affronts faits par son aïeul Sala Salassié à des sujets anglais missionnaires protestants, qui furent expulsées en 1844. De plus il s’y décla- /117/ rait disposé à entendre les conseils d’une puissance européenne pour le bien des ses peuples. Les lettres du prince furent envoyées en Angleterre. Il est venu une réponse, consignée soit au mois d’Octobre, soit tout récemment le 6 de ce mois, à l’envoyé du Roi du Choa. Que contient cette réponse remise à deux différentes fois, je l’ignore présentement, mais je le saurai au Choa, parce que je serai peut-être chargé de la lire. S’il faut en juger par les paroles du gouverneur d’Aden il paraîtrait que le gouvernement anglais accorde la paix au roi du Choa à la condition de ne point prendre les armes contre les anglais. Le même gouvernement a assuré l’envoyé de Menelik que la guerre était uniquement contre Theodoros, le quel pris, l’armée retournerait immanquablement en arrière. Comme il est naturel, l’envoyé du roi du Choa doit craindre que les paroles précédentes ne soient destinées qu’à endormir les puissances indigènes et que en réalité il n’y ait qu’un calcul de conquête: d’où la conséquence que Menelik chercherait à s’attacher à la France pour avoir dans la diplomatie une protection suffisante qui assignât des limites aux conquêtes anglaises. Comme il ne s’agît que d’une simple protection diplomatique et non point d’une intervention armée il pourrait se faire que je nuisisse aux intérêts de l’un et l’autre gouvernement en cherchant à détourner [f. 2r] Menelik de ce projet. Menelik se tiendra soigneusement en dehors de toute collision armée avec les troupes anglaises; il fera même son possible pour les favoriser et son envoyé à Aden lui a déjà écrit dans ce sens. Mais au cas ou les Anglais ne tiendraient pas leur parole il désirerait trouver en Europe une puissance capable de soutenir sa cause dans la diplomatie.

Voici maintenant quel serait mon plan. La France doit reconnaître comme légitime l’expédition actuelle des Anglais avec les conséquences ordinaires de pareilles entreprises, mais elle ne me parait point obligée à reconnaître toutes ses conquêtes au Sud. L’Angleterre a droit, supposé le succès, sur les seuls pays légitimement possédés par Theodoros supposé vrai empereur (ce que l’on pourrait nier). Dans ce cas il faut prendre pour confins une ligne au Nord du Nil Bleu jusqu’à son affluent le Bachilo vers l’est, puis le Bachilo lui-même. Theodoros n’a dépassé cette ligne que momentanément, par l’invasion du Choa qui a bientôt repris son indépendance, aussitôt que a reparu Menelik descendant de ses rois. Une preuve de fait à l’appui de mon assertion c’est qu’aucun des princes au nord de la limite indiquée n’a jamais pris le titre de roi, mais un titre appartenant à la hiérarchie des dignités de l’empire nominalement existant. Tout au contraire au Sud du Nil et du Bachilo, le roi du Choa en particulier a toujours porté le titre de roi indépendant de l’empire au moins depuis un siècle, et Menelik, qui est le neuvième de la dynastie, laquelle a gouverné son pays en grand ordre et paix même en ces derniers temps de crises politiques qui ont suivi la chute de l’empire. Le premier de cette dynastie fut un frère de l’empereur d’Abyssinie: ce dernier lui donna ces contrées en propriété monarchique pour réparer les ravages faits par Mahmet Gragné au grand dommage de la religion. Le pays était presque entièrement musulman. Les rois y /118/ firent refleurir la religion chrétienne: puis ils étendirent leur pouvoir sur les tribus gallas et formeront un royaume considérable, fruit de leur valeur. De sorte qu’au titre de la légitime possession cette dynastie jouit encore celui d’appartenir à la race impériale dite de Salomon.

Ceci posé, la France et l’Angleterre étant les deux seules nations qui dans ce dernier siècle sont en certaines relations diplomatiques avec l’Abyssinie et spécialement avec le Choa, les seules qui ont fait des dépenses notables en missions politiques, elles sont aussi les seules qui aient quelque titre ou quelque droit. Il serait à désirer que la France et l’Angleterre s’entendissent ensemble [f. 2v] la France pourrait appuyer en diplomatie tous les droits de l’Angleterre sur l’Abyssinie du Nord jusqu’aux confins de la Nubie; elle pourrait même lui ceder quelques droits qu’elle a acquis dans ces contrées à condition que l’Angleterre reconnaîtrait le protectorat de la France sur toute la partie méridionale sus indiquée en Ethopie du Midi.

L’Angleterre au Nord sera mieux placée pour la formation des troupes indigènes parce que là les populations sont plus belliqueuses et plus inclinées à se mettre à la solde des étrangers, quand ceux-ci savent quelque peu les attirer. Mais le nord a peu de ressources commerciales. Les trésors du commerce éthiopien étant au contraire dans le sud, la France pourrait avec le temps l’attirer facilement à Obok par la voie du fleuve Awach et avec l’aide du roi de Choa. Obok n’est distant que d’une douzaine de lieues du lac Abhebbad dans le pays dit Seubat où se perd le fleuve Awach près d’Aussa. Ce fleuve navigable baigne les frontières Sud-Est du Choa et a sa source à Gemma centre de toute l’Ethiopie méridionale où sont les richesses commerciales et les populations mieux conservées et plus capables de quelque éducation. L’Angleterre ignore ces derniers détails sur les pays méridionaux: plus aisément elle se laissera induire à approuver la répartition susdite.

Si la France actuellement n’a pas intérêt d’occuper Obok et d’y commencer quelques travaux, il n’en sera pas de même à l’avenir. Il est donc convenable qu’elle prenne moralement et diplomatiquement une position qui lui ouvre la route pour l’avenir. Du moment où les Anglais se seraient avancés dans les pays sud, il ne serait plus ni utile ni juste de chercher à les empêcher.

Je vous ai communiqué mes pensées sur ces pays soit dans l’intérêt de ces mêmes contrées, soit dans l’intérêt de la France, soit dans l’intérêt de la mission. Pour ce qui me regarde présentement, je pense que notre départ ne se fera point attendre longtemps. Lorsque je serai parvenu à destination, j’aurai grand désir de recevoir une lettre de votre part. Si la France n’a aucun projet d’avenir dans ces régions, je laisserai toutes choses aller à leur coûtant naturel; si le gouvernement de l’Empereur au contraire veut s’en préoccuper, je tâcherai de l’aider du mieux qu’il me sera possible.

Veuillez présenter, je vous prie, mes compliments à madame et recevoir vous même l’assurance de mon affectueux dévouement.

[† Fr: G. Massaja V.o]