La Chanson de Sainte Foi d’Agen

Introduction

/XXX/

VII. – Métrique du poème.

Le poème est composé de vers octosyllabiques groupés sous une même rime en tirades de longueur inégale. Par là il se distingue à la fois de la Passion et du Boèce, qui lui sont antérieurs, car si la Passion est en vers octosyllabiques, ces vers y sont groupés en quatrains, et si le Boèce est composé de tirades de longueur inégale, il est en vers décasyllabiques. Ajoutons que ces deux poèmes ne s’astreignent pas à la rime, mais s’en tiennent plus ou moins à l’assonance. On trouve, il est vrai, des vers octosyllabiques groupés en tirades inégales dans le plus ancien poème consacré à Alexandre le Grand, dont le début seul est parvenu jusqu’à nous; mais ce poème (qui, d’ailleurs, est assonance) ne saurait remonter à la même date que le nôtre. Ne fut-ce que par sa forme, la Chanson de sainte Foi occupe donc une place à part dans l’histoire de la versification romane en Gaule. Cette forme est-elle empruntée par l’auteur provençal à quelque œuvre analogue composée en langue d’oïl? C’est ce qu’a conjecturé Fauchet, en commentant ainsi le vers 20: « Quand l’Autheur de ceste vie de saincte Fides adjouste Qui ben la diz a lei francesca, il entend en ryme. Car à quelle autre chose pourrait on rapporter ceste loy Françoise, sinon à l’usage et façon de composer? » Ce que nous savons de la poésie fran- /XXXI/ çaise dans le nord de la France au milieu du xie siècle nous montre que la rime proprement dite lut était encore inconnue, et que l’assonance lui suffirait. Il est prudent de réserver, en attendant des découvertes improbables, mais toujours possibles, l’interprétation de cette mystérieuse lei francesca, que l’auteur recommande, sans l’expliquer, à son auditoire.

Laissant de côté l’exégèse, j’arrive à l’exposé des faits de métrique que révèle l’examen de notre Chanson.

1. – Tirades. – L’édition de Leite de Vasconcellos, reproduite par l’abbé Augustin Fabre, divise les 593 vers de la Chanson en 55 tirades, et se contente de remarquer, comme l’a fait après lui Appel, que parfois des tirades qui se suivent offrent la même rime. Cette division n’est pas une invention du premier éditeur; elle est conforme aux errements du scribe qui, en nous transmettant le texte, a marqué par une grande initiale le vers qu’il considérait comme formant le début de chaque tirade. Mais la question se pose de savoir si le scribe a été bien inspiré. Je n’hésite pas à me prononcer pour la négative. Il y a exactement six cas où deux tirades consécutives (dans le système du scribe) offrent la même rime: ce sont celles qui portent, dans l’édition de Leite de Vasconcellos les numéros XXIII-XXIV, XLI-XLII, XLVII-XLVIII, L-LI, LII-LIII et LIV-LV. On trouvera chacun de ces groupes réuni en une seule tirade dans la présente édition. Il me paraît évident que c’est l’uniformité de la rime qui constitue l’unité de la tirade, et je ne vois aucune bonne raison qui aille à rencontre de cette évidence. Par suite le nombre total des tirades doit être ramené à 49. Par suite aussi, la remarque faite par Appel, que « le hasard seul n’a pu faire que chaque tirade ait un nombre impair de vers », devient caduque. Il n’y a donc pas lieu de discuter les raisons imaginées pour expliquer une imparité qui est purement fortuite. Je me contenterai de donner un tableau du chiffre de vers qu’offre chaque tirade dans le système que j’ai suivi, chiffre qui varie entre 7 et 26.

7 vers: tir. IX, XV, XVIII, XX, XXIX, XXXVI.

9 —: — II, V, VIII, X, XI, XIII, XIV, XIX, XXI, XXVII, XXXIII, XXXV.

/XXXII/

11 – : – III, IV, VI, VII, XVI, XXIV, XXVI, XXVIII, XXXVII, XXXVIII, XXXIX.

13 – : – I, XII, XVII, XXII, XXX, XXXI, XXXIV, XLIII, XLIV.

15 – : – XXV, XXXII, XLII, XLVI.

17 – : – XLI.

18 – : – XLVII, XLIX.

20 – : – XXIII.

22 – : – XLV.

24 – : – XL.

26 – : – XLVIII

2. – Rimes. Les rimes masculines l’emportent de beaucoup sur les féminines: 35 contre 5.

En voici le tableau, par ordre alphabétique.

Rimes masculines.

ad: tir. VII, XVI.

ag: – IX.

an [n non appuyé]: V, XXII.

an, an [nn ou nd étymologique]: XXXVII.

ans [n non appuyé + s flexionnel]: XII, XV.

ar: XIII, XLV.

atz, az, azz [z sourd]: XVIII.

aus: XLII.

az [z sonore]: IV, VIII, XXXIV.

elz: X.

en [nn ou nd étymologique]: XIV.

ent [nt ou nd étymologique]: XXV, XLVII.

uno scambio di righe nel testo entz [nt + s flexionnel]: XXVIII.

er, eir: XXXII.

eu: XLIV.

eus: XLVI.

ez [z sonore]: XXI.

i: XXXI.

id: XXXIII.

I manca nel testo in [n non appuyé]: I

ir: XXIII.

is [s non appuyé]: XXXVIII.

iu: XXXIX.

iz [z sonore]: XVII.

oil, oill: XXVI.

on, un [n non appuyé]: VI, XLVIII.

ons [id. + s flexionnel]: III.

or, orr: XXIV.

orn: XXIX.

ors [r non appuyé + s flexionnel]: XLIII.

ort: XXXVIII.

os [s non appuyé ou d non appuyé + s flexionnel]: XXX.

oz [z sonore]: XX.

ud: XIX.

uz [z sonore]: XXXV. XLI.

/XXXIII/

Rimes féminines.

ailla, alla: XLIX.

ana [n non appuyé]: XXVII.

eira: XI.

esca: II.

ura: XL.

Au point de vue vocalique, la distinction entre le son ouvert (larc) et le son fermé (estrech) est observée conformément à l’étymologie et s’établit sans conteste dans la plupart des cas. Le son est ouvert dans elz, er (eir), eira, eu, eus, oil (oill), ort; il est fermé dans esca, ez, on (un), ons, or (orr), orn, ors, os, oz. Il y a présomption que a est ouvert quand il n’est pas suivi de n, mais fermé devant n, et que, dans ce dernier cas, e est fermé, lui aussi.

Deux rimes en e ouvert, l’une masculine [er ou eir] et l’autre féminine [eira], qui se font pendant, demandent une étude attentive. La rime masculine, qui comprend 15 mots, associe 11 désinences étymologiques en arium [acer, averser, cavalier, clocher, diner, foger, noger, obreir, primer, quarter, verdïer], trois en -ĕrium ou -ĕrio [consider, profer, reproher] et une en -ĕgrum [enter]. La graphie -eir, qui ne se trouve que dans obreir, correspond manifestement à la prononciation primitive, que la graphie de la rime féminine rend constamment par -eira dans les 9 mots qui la constituent, lesquels se répartissent entre 4 désinences étymologiques en -aria [braczaleira,, camareira, dreitureira, obreira] et 5 en -ĕria [meira, paupeira, profeira, queira, teira). En dehors de la rime, on trouve profeira, queira, à côté de pomer, primers.

Conclusion: a final a pour effet de maintenir la diphtongue ei, qui, sauf une exception, se réduit à un e simple devant r final. Mais comme aucun mot en -er primitif, tel que fer [latin fĕrum ou fĕrit], ne figure dans la tirade masculine envisagée, il faut admettre que l’i, non écrit dans la quasi unanimité des exemples, est encore plus ou moins sensible dans la prononciation.

Au point de vue consonantique, il faut insister sur la distinction entre z sourd et z sonore, qui a en partie échappé à Appel. Le z sourd ne se présente que dans trois tirades: X [elz], où il a pour source s flexionnel précédé de ll étymologique, XVIII, [atz, az, azz], où il a pour source c latin suivi de i en hiatus /XXXIV/ [bratz, esfazz, fatz, menatz, viatz], k germanique devant i en hiatus [mazz] ou z germanique issu de tt primitif [escaz], et XXVIII [entz], où il est toujours écrit tz et a pour source t appuyé + s flexionnel [10 cas sur 11] ou t appuyé devant i en hiatus [Laurentz]. Le z sonore est fréquent: az, ez, iz, oz, uz. En tout, huit tirades, où le z a indifféremment pour source t non appuyé + s flexionnel, t non appuyé devant i en hiatus, et c non appuyé devant e non en hiatus1

L’auteur distingue an [écrit une fois ann], issu de types étymologiques en nn ou nd2, et an issu de n non appuyé. La distinction est due non à la nature de la voyelle, mais à la différence d’énergie de la consomne. Même observation pour la distinction de en et de ent3. Il est curieux de trouver si anciennement porr [lat. porro] dans la tirade XXIV, associé à 10 désinences reposant toutes sur r non appuyé, preuve de la fusion de rr devenu final avec r4.

5. – Structure du vers. – L’étude des 100 premiers vers donne les résultats suivants pour la place de l’accent intérieur:

Accent sur la 4e syllabe, coïncidant avec la fin d’un mot: 49 vers;
tombant sur la pénultième d’un mot dont la voyelle finale compte dans la fin du vers: 21 vers;
tombant sur la pénultième d’un mot dont la voyelle finale est élidée: 4 vers.
Accent sur la 2e syllabe, coïncidant avec la fin d’un mot: 8 vers.
tombant sur la pénultième d’un mot /XXXV/ dont la voyelle finale compte dans la fin du vers: 3 vers.
Accent sur la 3e syllabe, coïncidant avec la fin d’un mot: 5 vers;
tombant sur là pénultième (comme ci-dessus): 3 vers.
Accent sur la 5e syllabe, coïncidant avec la fin d’un mot: 5 vers.
Accent sur la 6e syllabe, — : 2 vers.

En étudiant la dernière partie de la Chanson, on constate que la prédilection pour l’accentuation de la 4e syllabe, dejà marquée au début par 74 sur 100, devient plus forte encore, puisqu’elle se chiffre par 118 sur 140.

Le compte des syllabes n’offre de flottement que pour le nom de l’empereur Dioclétien, auquel l’auteur attribue 5 syllabes aux vers 113 et 483, mais 4 seulement au vers 550.

L’élision et l’hiatus sont admis concurremment: est segl’onrad 75, à côté de d’aquest segle ag 85, sa obreira 106, tolla ira 160: Un trait archaïque se manifeste fréquemment dans l’élision. Quand il y a heurt de a ou de o final contre e initial, c’est e qui est élidé: bella ’n [pour bella en] tresca 14, vera ’sta [pour vera esta] 26, profeira ’ncens [pour profeira encens] 210, etc., d’une part; czo ’s [pour czo es] 109, 128, 277, de l’autre. Mais cela n’empêche pas qu’il y ait, soit des hiatus: czo es 526, entro en près 42, soit des élisions de a sur a (mal’ asaz 54, preg’ aquestz 154, coit’ aurez 199) et de a sur e: (ador’ & 156, par terr’ en fo 463).

4. – Rapport de la métrique avec le chant et la danse. – Qui dit « chanson » veut chanter ou faire chanter. Et il n’y a qu’un pas du chant à la danse. Dans les tirades II et III, l’auteur, par un artifice facile à démasquer, parle de son œuvre comme le ferait un jongleur chargé de l’exécuter. Il déclare qu’il a entendu une chanson « qui est belle en danse », et qu’il la chantera à son tour, si le « premier ton », qui doit « guider » le « son » plaît à ceux qui l’entourent. Mon incompétence en pareille matière me fait un devoir de laisser aux musicologues le soin de commenter ces déclarations, où les notions distinctes de « chanson de geste »et de « chanson à danser » (ou carole) sont étrangement confondues. Je me borne à constater que la métrique, /XXXVI/ telle qu’elle vient d’être exposée en détail, classe indubitablement l’œuvre parmi les chansons de geste, et non parmi les chansons à danser.

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[Note a pag. XXXIV]

1. Pour l’explication de faz 78, cf. ci-dessous, p. 52. Torna al testo ↑

2. Par exception, comme je l’ai remarqué ci-dessus, p. xxi, note 1, il y a un mot en -ant primitif, écrit -an. Torna al testo ↑

3. Cf. ci-dessus, p. xxi. Torna al testo ↑

4. Cf. Notes, v. 243. Le son fermé de l’o de por ou porr est établi en provençal par maints autres témoignages; il s’oppose à la diphtongaison de l’o en ue qu’offre presque toujours l’ancien français, bien que le Renclus de Moiliens connaisse pour (à côté de puer] et le fasse rimer, a l’occasion, avec four et jour. Torna al testo ↑