Massaja
Lettere

Vol. 3

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Guillaume Marie Lejean (1824-1871), esploratore, storico, diplomatico. Voyage aux deux Nils: Nubie, Kordofan, Soudan oriental Paris 1865; Théodore II: le nouvel empire d'Abyssinie et les intérêts français dans le Sud de la mer Rouge Paris 1865. Al signore Guglielmo Lejean
vice console di Francia a Massauah – Gafat

[Amus-Uanz, prima metà di luglio 1863]

P. 31 Un après-midi, au moment où je rentrais, on me remit une lettre portant une double suscription en amharique et en italien. Je l’ouvris et je poussai une exclamation de surprise: elle était d’un homme que je croyais mort et qui était en ce moment à 6 lieues de moi. Je veux parler de l’héroïque évêque des Gallas, Mgr Massaja, qui achevait en ce moment un voyage des plus dramatiques, et dont j’ai parlé à la fin de mon Voyage aux deux Nils. J’ai raconté comment il s’était fai expulser du royaume de Kaffa, et emprisonner chez les Gallas de Djemma et Goudrou. Presque en arrivant à Gafat, j’avais reçu la nouvelle de sa mort. Aussi on comprend sans peine l’émotion que me fit éprouver la lecture de cette lettre qui semblait me venir d’outre-tombe.

Voici en somme ce que me mandait le bon et courageux prélat. Persécuté chez les Gallas, principalement par les Djib- [p. 32] berti, marchands d’esclaves musulmans, lesquels le faisaient passer pour un agent secret du négus Théodore, qui venait en ce moment de détruire les Ouollo-Gallas, Mgr Massaja avait entrepris de rentrer à Massaoua en traversant l’Abyssinie incognito. Cette entreprise inouïe, car sa couleur seule eût suffi pour le dénoncer aux agents soupçonneux de la police impériale, eut d’abord un plein succès. Parlant parfaitement l’amharique, protégé par sa barbe blanche et son costume sacerdotal, voyageant la nuit de village en village, il traversa sans encombre le Godjam, occupé par le rebelle Tedla-Gualu, et arriva jusqu’à Nagala, sur le Takazzé. Là il fut arrêté par un choum, /22/ qui le soupçonna d’être un des Européens de l’empereur, négus Frengotch, c’est-à-dire des Allemands de Gafat voyageant sans passeport, et l’envoya au négus, alors campé à Derek-Oanz à deux jours de Debra-Tabor. En passant à Amous-Oanz, il avait eu l’idée de m’écrire pour me demander quelques menus objets dont il avait besoin. Je me hâtai de les lui envoyer par un homme sûr, et d’y joindre quelques médicaments auxquels il n’avait pas songé. Je ne pouvais, sans l’exposer et m’exposer moi-même, l’aller voir, et je ne le vis qu’en novembre à Massaoua, où j’appris de sa bouche l’heureux résultat de son entrevue avec Théodore. Le ressentiment du négus contre la mission Lazariste tenait surtout à des causes personnelles. II engagea l’évêque à retirer par précaution ses trois coadjuteurs du pays Galla, parce que lui, Théodore, allait y porter la guerre dès qu’il serait débarrassé de la révolte de Tedla-Gualu, ce qui exposerait infailliblement les missionnaires à être massacrés comme chrétiens et auxiliaires de l’invasion. Il priait de plus Mgr Massaja, une fois rentré a Massaoua, de lui écrire confidentiellement sa pensée sur les affaires d’Abyssinie, promettant de tenir compte de ses appréciations et de ses conseils. L’évêque quitta donc l’Abyssinie plein de bon vouloir pour le négus, et le rusé prince fut sans doute fier d’avoir obtenu un succès diplomatique sur un esprit aussi intelligent et aussi expérimenté que celui de l’héroïque prélat italien.

Après tout, Théodore était peut-être sincère. Outre qu’il avait pour l’évêque la déférence que tous les Abyssins ont pour les vieillards, l’impossibilité où il se trouvait de s’ouvrir à un homme aussi faux et aussi méprisable que l’abouna devait lui faire goûter comme confident un homme qu’il savait capable de le comprendre. Mais conclure de certaines préférences personnelles de ce genre à la possibilité d’amener l’Abyssinie à l’unité romaine, serait prouver qu’on ne connaît guère le pays. La difficulté n’est pas dans le dogme: le rit abyssin est bien plus près du romain que le rit grec orthodoxe. Elle n’est pas dans les personnes, car les Abyssins sont las de l’indignité de leurs abounas, et savent, par les vicaires apostoliques qu’ils ont vus, que les abounas européens valent mieux. L’impossibilité gît entièrement dans un souvenir, celui des persécutions jésuitiques du dix-septième siècle. Ce souvenir sanglant a fait du mince fil qui séparait auparavant les deux Églises, un câble que rien ne rompra: et aujourd’hui encore la haine des «Portugais» à bon droit attestée par Bruce, est si vivace dans le peuple comme dans ses pasteurs, qu’une tentative de changement trouverait partout la même résistance qu’au temps où 480 moines se faisaient tuer les armes à la main dans une bataille, pour chasser «les hyènes d’Occident».