Massaja
Lettere

Vol. 3

/173/

374

Al signore Guglielmo Lejan
vice console di Francia a Massauah – Plouégat-Guerrand

P. 197Monsieur,

Paris, le 5 décembre 1865 [1864]

J’ai reçu vos deux honorées lettres et je vous suis bien reconnaissant du souvenir que vous me gardez. Ces jours derniers, un de mes amis m’a procuré les deux derniers n[umér]os de la Revue des Deux-Mondes, où vous avez publié votre relation sur Théodore II et l’Abyssinie. Vous me permettrez, Monsieur, de vous dire en toute simplicité et franchise, l’impression qu’a faite sur moi la lecture de votre œuvre; car, disent nos Gallas, «quand deux amis ont mangé à la même table, ils n’ont plus le droit de se cacher l’un à l’autre leur opinion sur quoi que ce soit, alors même qu’elle ne leur serait pas commune». Je pars de là, et j’ose vous dire que soit dans la partie où vous donnez un libre essor à votre imagination de savant, soit dans la partie où vous traitez des événements qui ont eu lieu sous vos yeux, l’écrit mérite certainement des éloges, à l’exception toutefois du sens que vous donnez à certains /174/ termes usités dans le pays, [p. 198] sur la signification desquels vous vous êtes totalement mépris, parce que vous n’étiez pas en position de la bien connaître. Par ex[emple], le mot négus ne signifie ni empereur ni roi des rois; il veut dire roi tout simplement. Quand on s’adresse à l’empereur directement, on lui dit Gianoï. On dit Hati quand il est seul[emen]t question de lui. Pareillement, le mot Raz et Degiatché ne sont nullement des termes honorifiques, et peuvent s’adresser à une personne quelconque, comme on dirait en français Monsieur. Ils n’indiquent pas non plus des titres appliqués à une classe d’individus, comme on dit: Marquis, Comte, Baron, mais ce sont des expressions consacrées à la Cour des anciens empereurs d’Abyssinie pour désigner ceux que l’on y avait investi des premières charges de l’Empire. Ras était le nom que l’on donnait au chef du gouvernement, sorte de maire du Palais ou de Président du Conseil des Ministres. On doit dire la même chose de Dégiasmatché, Keguaimatché, Gerarmatché, qui désignaient les hommes occupant les premières charges à la Cour. Aujourd’hui encore, on donne ces titres aux familles de la haute aristocratie du pays, mais ordinairement on ne les y rend point héréditaires. J’omets de noter bien d’autres erreurs de ce genre: elles étaient à peu près infaillibles pour vous, Monsieur, qui n’avez pas eu le temps matériellement nécessaire pour vous instruire suffisamment de l’histoire et des usages d’un pays si peu connu. Il me semble qu’il eût fallu tout prévoir, afin de ne pas vous exposer à faire imprimer bien des choses qui pourraient faire rire les hommes instruits.

J’aborde la partie historique de votre ouvrage, qui s’occupe des événements passés ou contemporains. Ici, vous me pardonnerez d’oser vous le dire, les erreurs et les anachronismes [p. 199]. sont en si g[ran]d nombre, qu’il me serait vraiment impossible de relever tout. Je cite seulement quelques passages. En soi, les faits que vous racontez sont d’une importance secondaire, mais passant par votre plume, Monsieur, voilà qu’ils prennent une physionomie qui accuse de votre part des intentions assurément peu bienveillantes. Par exemple, quand il est question d’un capucin, homme jovial, souple, hardi, instruit d’ailleurs et capable de lutter d’arguties avec les Debtera les plus quintessenciés, et qui fut envoyé, dites-vous, en Abyssinie, avant 1840; vous auriez dû prendre des informations plus exactes, plus sûres, et vous auriez su que ce prétendu capucin n’était pas un capucin, mais un lazariste, le Père Sapeto, que tout le monde connaît dans le pays; que cet autre religieux que vous dites avoir accompagné le message d’Agaw-Négoussié à l’Empereur des Français n’était pas plus capucin que le Père Sapeto, que même il n’était pas lazariste, c’était un prêtre originaire du pays et puisque d’après vous cette démarche était une faute, la justice vous faisait un devoir de ne pas la faire retomber sur un Ordre respectable, comme aussi elle vous prescrivait encore de réparer votre erreur. Pour votre gouverne, vous saurez que les Capucins n’ont jamais eu de mission en Abyssinie.

Venant ensuite à Mgr de Jacobis de si sainte et de si douce /175/ mémoire, vous le présentez au public européen comme le chef et l’âme d’une faction politique; vous en faites presque l’émule d’Abba Salama et vous osez écrire ces lignes, page 213: «Cet apôtre n’avait qu’un défaut, il croyait beaucoup [p. 200] plus à l’efficacité des manœuvres politiques qu’à celles de l’enseignement évangélique en matière de propagande.» Et plus loin, [page] 215: «Dans cette conjoncture, on apprit l’arrivée à Gondar de Mgr de Jacobis, que sa mésaventure avec l’Abouna n’avait pas corrigé de sa tendance à faire intervenir les manœuvres politiques dans les choses de la religion.»

Après l’éloge si pompeux et si mérité d’ailleurs que vous venez de faire de la personne de Mgr de Jacobis, on est en droit de s’étonner qu’après l’avoir tant grandi, vous lui fassiez faire une chute si étrange. C’est-à-dire, Monsieur, que d’un trait de votre plume, que j’appellerai inconsidérée et imprudente, vous renversez tout l’édifice de louanges que vous venez d’élever à une mémoire sacrée. Mais vous n’avez donc point réfléchi, qu’ici comme ailleurs, vous êtes en contradiction flagrante avec l’opinion publique sur Mgr de Jacobis, soit en Abyssinie, soit en Europe? Vous l’avez dit avec vérité: «Il a été l’homme le plus éminent de nos missions contemporaines.» Et moi qui ai eu le bonheur, pendant bien des années, de le connaître et d’être admis dans son intimité, j’ajoute qu’il n’a point eu son pareil dans le ministère pratique des Missions; que, toute sa vie, il a été un homme évangélique, un type et un modèle d’humilité, de dévou[e]ment, d’abnégation et de modestie, bien loin d’être un homme à vues ambitieuses.

Nommé évêque en 1846 au mois de novembre et non comme vous l’avancez en 1840, pendant plus de deux ans il refusa d’accepter cette dignité, quelques instances qu’on ait pu lui faire. Il ne se décida qu’à mes injonctions pressantes et motivées [p. 201] sur la situation alarmante de la mission, lorsqu’au mois de janvier 1848, Massaouah était en proie aux plus grands troubles et que toute la chrétienté était menacée de terribles représailles de la part des Musulmans qui brûlaient de se venger des massacres faits en terre ferme par les chrétiens schismatiques d’Abyssinie, lors de la retraite des troupes d’Oubié. Il n’accepta donc la consécration episcopale que j’eus l’honneur et le bonheur de lui conférer que sur la terre d’exil, au milieu des menaces de mort, non point par des motifs d’ambition personnelle, mais pour sauvegarder un ministère désormais environné pour lui des plus grandes difficultés et exposé à toutes sortes de dangers. Après sa consécration, il a vécu sans porter aucun des insignes de la dignité episcopale, toujours loin de son troupeau auquel la persécution l’avait arraché, et, comme vous le savez parfaitement, il est venu mourir dans un désert abandonné et solitaire, heureux de rendre le dernier soupir sur la terre qu’il brûlait de conquérir à Jésus-Christ. Vous n’êtes pas moins injuste, Monsieur, quand vous le blâmez d’avoir accompagné au Caire la députation abyssinienne qui allait y chercher l’évêque jacobite. Il y avait été contraint par Oubié lui-même, avec menace d’être chassé du pays, s’il ne l’exécutait point. Ah! il s’en faut bien qu’il ait accepté cette mission sans /176/ hésiter, comme il vous plaît de le dire, d’une manière fort gratuite. Si le choix du Souverain tomba sur lui, c’est que parmi tous les Européens qui étaient alors en Abyssinie, il n’est pas flatteur de le dire [p. 202], il ne se trouva personne d’assez considéré et d’assez connu dans le pays pour sauver l’expédition des attaques des Arabes et des Turcs qu’elle était obligée de traverser pour se rendre en Egypte. Vous savez par vous-même quel est le despotisme des Princes de l’Abyssinie, et s’il est facile de leur faire entendre raison quand ils ont décidé quelque chose. Il eût donc été peut-être plus conforme à l’équité de compatir au lieu de blâmer la conduite de Mgr de Jacobis dans une circonstance si critique. Eh quoi, Monsieur, vous avez si souvent la bouche remplie d’éloges pour des personnages dont vous ne contestez pas le mérite et cela à cause de la tolérance dont ils ont donné parfois des preuves, et vous n’avez rien à louer dans un fait qui, s’il n’a pas eu d’autre mérite, pouvait avoir du moins, à vos yeux, celui d’être un acte de g[ran]de tolérance et d’héroïque charité!

Depuis cet événement, qui lui coûta tant et de si pénibles sacrifices, Mgr de Jacobis continua à mener une existence toute de souffrances, en butte aux persécutions de toutes sortes, endurant l’exil et la spoliation de tous les biens de la mission sans exhaler une seule plainte. Ah! Monsieur, il fait beau vous voir exalter les vôtres à cause des violences exercées par Théodore contre le musulman Aden Kourman. Vous avez certainement raison, je ne veux pas le contester. Dieu m’en garde. Mais dites, pourquoi donc votre cœur demeure-t-il insensible et votre bouche se tait devant la persécution à outrance de la mission catholique, la séquestration de ses biens et de ses propriétés? Avant l’exil des missionnaires, les prisons [p. 203] affreuses qu’ils ont subi[es], les bastonnades et les violences cruelles et les traitements si atroces que plusieurs sont morts des suites de leurs blessures. Pourquoi ce silence affecté sur tous nos malheurs? Est-ce donc par hasard qu’aux yeux d’un agent consulaire français et d’un écrivain honnête et consciencieux, les prêtres catholiques protégés de la France ne valent pas les musulmans? Ceux-ci ont-ils acquis plus de droit à votre commisération que vos coreligionnaires? Peut-être que, pour payer cette prédilection avouée pour les musulmans que vous seriez heureux de voir libres et émancipés en Abyssinie, de préférence aux catholiques; peut-être que si vous faites un jour le voyage de la Mecque, on fera cesser pour vous l’intolérance brutale dont on use avec tant de rigueur envers tous les Européens sans distinction.

Mais vous devez avouer du moins que cette prévention injurieuse pour nous, catholiques, doit être passablement cruelle et je le dirais puisque vos procédés inqualifiables m’y contraignent, sur ce point il vaut encore mieux avoir à faire à Théodore lui-même qu’à nos compatriotes les Européens chargés pourtant par leur gouvernement de protéger nos missions d’Abyssinie. Ecoutez: en traversant, l’an dernier, ce pays pour retourner en Europe, vous savez que j’ai été pris par les soldats de Théodore et conduit au camp comme Européen /177/ fugitif, peu de temps après que vous l’aviez quitté vous-même. Pendant qu’en présence d’environ 200 Batéhmis, il examinait mon affaire, des musulmans de Dérita arrivèrent, se plaignant amèrement de quelques tracasseries de [p. 204] la part de quelques employés subalternes du Gouv[ernemen]t. Voici la réponse de Théodore. Il serait à désirer que la France en fît sa règle de conduite à l’égard des musulmans de l’Algérie; je puis vous assurer que la colonie ne s’en trouverait pas plus mal et que les affaires françaises dans les pays conquis depuis 34 ans n’auraient pas besoin, pour bien marcher, de continuelles interventions armées de la mère-patrie. Après avoir écouté patiemment tout ce qu’on voulut lui dire: «Vous avez sans doute oublié, répondit Théodore, que nous sommes ici en pays chrétien, où vous n’êtes que tolérés en qualité de musulmans. Mais pour vous convaincre jusqu’à la dernière évidence que je suis et veux être juste envers vous, je vais envoyer à la Mecque pour savoir de quelle façon les chrétiens y sont traités, et je puis vous garantir que j’userai envers nous sc. envers vous envers nous des mêmes procédés dont vous usez envers nous à la Mecque».

Mise en pratique en Algérie, cette maxime aurait gagné depuis longtemps à la France ce pays devenu en g[ran]de partie chrétien, tandis que cette nation trop généreuse peut compter qu’elle verra renaître perpétuellement les difficultés les plus inextricables en attendant qu’un branle-bas universel de toutes ces peuplades vienne jeter le pays dans un état de barbarie pire qu’auparavant. Car, pour consommer ce crime, il aura des moyens d’autant plus efficaces qu’ils lui auront été fournis par les leçons de la France, qu’il aura reçu d’elle plus de soins et de ménagements. Que n’aurait-on pas obtenu si on les avait traités comme le dit Théodore! Tout homme qui connaît l’Islamisme dira comme moi. Mais vaines paroles! Aujourd’hui, les gouv[ernemen]ts sont fascinés par cet esprit de tolérance [p. 205] homicide qui n’est abdiqué que dès qu’il s’agit du catholicisme; et le gouv[ernemen]t français, payant son tribut à ce préjugé à l’égard de l’Algérie, ne pourra manquer de contempler bientôt de ses propres yeux la ruine d’une de ses plus belles colonies.

La tolérance, je le sais, est une loi évangélique fondée aussi sur le droit des gens. Mais elle mérite d’être expliquée avec sagesse et discrétion, et seul[emen]t à l’égard des nations qui la reconnaissent et non envers les autres, sinon il faut nous attendre à être toujours battus, et rendant ainsi les Musulmans plus orgueilleux et plus barbares, nous courrons le risque de les voir user amplement du droit de nous persécuter en se moquant de nous.

L’Abyssinie soutient contre l’Islamisme une guerre de 12 siècles et c’est à elle que nous devons de pouvoir encore pénétrer dans ces contrées et sur les hauts plateaux si riches qu’elle a sauvés des mains de cette secte barbare. Ils sont les seuls de toute l’Afrique, susceptibles de culture morale et de civilisation. Dès les débuts de son règne, Théodore avait semblé devoir remplir fidèlement cette sorte de programme déterminé par la Providence. Ses premiers combats furent comme une croisade entreprise contre les Musulmans et /178/ leurs coreligionnaires, les Gallas, habitant le sud-est de l’Empire. Il a bataillé pour la cause chrétienne et la civilisation européenne. Il a usé depuis de plus de tolérance à l’égard de ces sectaires et comme lui-même l’avoue, et comme on le sait bien en Abyssinie, ce sont les Européens qui lui ont suggéré cette conduite.

Mais dites-nous, Monsieur, n’est-il pas bien fort [p. 206] que les Musulmans qui, partout où ils sont les maîtres d’un pays nous en ferment l’entrée et ne nous regardent que comme des mécréans et des profanes, n’est-il pas bien fort qu’ils trouvent partout des avocats parmi les Européens, et jusque parmi les tenans de la France chrétienne, tandis que de pauvres catholiques, au milieu des fatigues continuelles auxquels ils se condamnent pour planter au milieu de ces nations la civilisation européenne, ne rencontrent que des contradicteurs et des ennemis dans ceux qui devraient les encourager et les soutenir? Votre publication ne le prouve que trop, hélas! L’Islamisme va s’emparer bientôt de tous ces beaux plateaux et les soustraire pour toujours à toute tentative européenne; nous nous tuons pour faire l’œuvre de Dieu et de la civilisation et vous, qui vous donnez le titre de civilisateurs, vous allez répandant contre nous toutes sortes de défiances! En vérité, ceci n’est pas une erreur en histoire, mais en politique. Et pourtant, Monsieur, c’est pour soutenir celle de votre pays qui est chrétienne que vous jouissez des faveurs gouvernementales dont nous consentons fort bien à nous passer. Il faut voir là une conséquence des préventions anticatholiques dont nos pauvres gouv[ernemen]ts d’Europe sont auj[ourd’hui] atteints presque universellement.

Revenons à Mgr de Jacobis, contre lequel vous vous armez, Monsieur, du fameux acte politique de l’Ambassade à l’Empereur des Français, ambassade que vous supposez avoir été organisée par lui, pour le compte d’Agaw Négoussié. Mais quand même, tout ce que vous avancez serait conforme en tout à la vérité, l’auguste et saint prélat aurait dû conquérir tous vos suffrages pour [p. 207] avoir, lui, étranger de nationalité à votre pays, travaillé avec tant de zèle à servir les intérêts de la France. Se serait-il trompé que, simple mandataire de son gouv[ernemen]t, il n’en aurait pas moins continué à toucher son traitement et qui sait s’il n’eut pas été admis encore à faire valoir des droits à obtenir quelque récompense honorifique? Mais il n’était qu’un prêtre non salarié, il agissait par pur dévouement et par sympathie pour la France, cela sera plus que suffisant pour que, non seul[emen]t il n’ait droit à la reconnaissance de personne, mais encore de l’ensevelir sous une montagne de calomnies! Et remarquez que le mot de calomnie n’est pas trop fort, puisque non seul[emen]t tout l’odieux de cette démarche avortée va tomber sur lui, mais encore on ne lui donne d’autres motifs que des vues ambitieuses et d’intérêt personnel. C’est une indignité!

Savez vous qui a imaginé et organisé cette députation? C’est Négoussié lui-même, de concert avec ses conseillers. Il sut y faire tremper, en le trompant, un pauvre indigène prêtre catholique; et quand tout eut été préparé sans lui, Mgr de Jacobis se trouva fort /179/ embarrassé d’avoir à protester contre un semblable message, et partant contre le gouv[ernemen]t de Negoussié, qui était alors le gouv[ernemen]t légitime. Vous devez ajouter à toutes ces difficultés la possession de trois établissements de missions dans les états de Negoussié avec plusieurs milliers de catholiques, et vous pourrez juger quelle dut être sa peine quand il dut défendre à ce pauvre prêtre abyssin devenu comme atteint de monomanie par le désir d’aller en Europe et y étant poussé par son souverain lui-même et par le consul français. Vous qui connaissez le despotisme [p. 208] des gouv[ernemen]ts de ce pays, vous jugerez mieux qu’un autre s’il dut être facile à Mgr de Jacobis de s’opposer à ce projet, sans se faire accuser par là même d’entretenir entente avec l’empereur Théodore.

Je dois ajouter que selon la petite expérience que j’ai de ces sortes de choses, qu’en résistant, Mgr de Jacobis se serait attiré toutes les récriminations de l’Europe et surtout de la part des partisans du consul français qui avait organisé cette affaire avec le prêtre abyssin. Le saint Prélat m’écrivit en cette circonstance une lettre toute trempée de ses larmes. Il se plaignait amèrement d’être forcé d’assumer sur lui tout l’odieux d’une démarche dont il comprenait la portée et toutes les conséquences désastreuses. Jamais il n’y eut donné son consentement si on le lui eut préalablement demandé. Un jour, je l’espère, je donnerai publicité à cette lettre. Ce que vous avez écrit, Monsieur, m’oblige à défendre la mémoire de Mgr de Jacobis que vous n’avez pas craint d’attaquer, tandis que les musulmans le respectent et le vénèrent ainsi que vous-même en faites le louable aveu. Il est bien malheureux que l’amour de la vérité et de la justice n’ait pas été assez puissant pour arrêter votre plume devant cette figure si pure et si digne! Je m’arrête sur ce point-là, ajournant à plus tard ce qu’il me resterait encore à dire. Car aussi bien j’ai à relever encore d’autres erreurs çà et là dans votre écrit; erreurs qui révèlent, hélas! de votre part, des préventions bien fâcheuses contre le catholicisme et les missions qu’il soutient. Ce sentiment se voit surtout quand il est question de votre expulsion du camp de Théodore. On dirait que vous voulez accuser la mission catholique de l’avoir provoquée. «L’empereur, dites-vous [p. 209], avait été assez irrité du passage de la lettre relative aux missions romaines...» et le reste que vous connaissez. J’ai d’abord de la peine à croire que le Négous ait prononcé les paroles qu’on lui prête; j’aime mieux les attribuer plutôt à la mauvaise foi des interprètes. L’expérience m’a appris à mes dépens ce que l’on peut attendre de ces gens-là. En outre, je sais bien, moi, que Théodore n’est pas au courant de la question des Rayas des Indes. Mais quelle que puisse avoir été la réponse du Négous, en réunissant le peu que j’ai appris de moi-même, à ce que je vous ai entendu dire au sujet de quelques Européens que vous rendiez responsables d’avoir provoqué le Négus à cet acte, je ne vois pas ce qu’ont à faire ici les missions catholiques.

Vous devez vous souvenir de ce que je vous ai écrit moi-même à Debra-Tabor, au sujet des bruits qui circulaient dans le camp, au sujet d’un personnage devenu suspect à l’Empereur. Vous me répon- /180/ diez, excusant de tout le Consul anglais et le parti protestant; mais vous ne me disiez pas un seul mot de la mission catholique. D’où est donc venu un tel changement?

Quant aux bruits qui couraient au camp sur votre compte, ils étaient de la nature de ceux que vous dites vous-même avoir été répandus sur M. Cameron. Etant venu du Sennaar en Abyssinie, on l’avait soupçonné, au camp, d’être d’intelligence avec les Turcs. Ce qu’il y a de bien certain, c’est que si vraiment vous avez été expulsé à cause de la mission catholique, j’aurais dû moi-même être expulsé bien plus rigoureusement que vous en ma qualité d’évêque missionnaire exilé déjà par décret, dès l’année 1847. Et pourtant c’est le [p. 210] contraire qui est arrivé; vous veniez d’être expulsé du camp de Théodore, lorsque pris et enchaîné comme européen fugitif par des patrouilles, j’y fus amené par elles. Quand l’Empereur apprit qui j’étais, il me fit mettre aussitôt en liberté, me traita avec de grands égards et m’invita même à passer l’hiver auprès de lui. Sur mon refus de demeurer plus longtemps, il me fit accompagner à la frontière avec tous les honneurs dus à ma dignité, et en donnant des ordres sur toute la route que je devais parcourir, ainsi qu’on le fait à l’égard des personnages de g[ran]de considération. Au demeurant, si vous avez été persécuté à cause de la mission catholique, du moins, Monsieur, vous ne pouvez pas dire que ce soit le même motif qui a attiré la persécution sur la tête des protestants qui sont à cette heure encore dans les fers. Je ne serais nullement surpris pourtant ni de l’entendre dire ni de le voir imprimé, surtout si cela devait contribuer, dans une certaine mesure, à paralyser ou à compromettre l’action bienfaisante de la mission catholique, sans cesse attaquée par les protestants ou les catholiques engoués du protestantisme. Eh bien! l’on aura beau dire, l’élément catholique sera toujours le plus apte pour opérer la civilisation des peuples sauvages, comme aussi le plus loyal et le plus dévoué aux intérêts européens dans les missions. Et vous cherchez à faire naître contre lui des préventions odieuses dans l’esprit du gouv[ernemen]t! et cela dans le seul but d’obéir à vos injustes préventions contre tout ce qui est catholique. Ah! c’est ainsi que l’on a ruiné l’œuvre de civilisation dans les Indes et dans d’autres colonies où le catholicisme avait si bien commencé son œuvre régénératrice!

Je n’ai rappelé en détail toutes ces choses, Monsieur, que pour [p. 211] relever dans votre esprit le système des missions romaines pour lesquelles vous n’avez point assez de respect et aussi pour la peine que me cause la manière si injuste dont vous avez jugé Mgr de Jacobis. Vous êtes le premier, Monsieur, parmi les catholiques européens et même parmi les protestants et les musulmans, qui ayez eu le triste courage d’attaquer un homme aussi recommandable et aussi universellement vénéré. Vous vous êtes trompé, Monsieur, et ce n’est pas en cela seul[emen]t. Il me serait impossible de relever toutes les erreurs historiques que vous avez consignées dans votre écrit.

/181/ En voici deux seul[emen]t prises au hasard: Vous avancez qu’après la mort de Aligaz Berou (vous avez oublié son nom), le Ras se retira vers Beghemder pour y attaquer Cassa. C’est tout le contraire qu’il fallait écrire. Cassa, encouragé par la mort de Borru Aligaz, de Degiatché Belloh et d’autres grands chefs, partit immédiatement pour le Gogiam, où le Ras, depuis 4 ans, tenait assiégé Borru Goscho, dans la forteresse de Somma. Ce fut là que se donna la fameuse bataille qui livra l’Empire à Théodore. Le Ras vaincu, s’enfuit vers Beghemder, escorté par les gens de Tasamma Goscho, qui l’aidèrent à passer l’Abbay et le conduisirent à Debra-Tabor. C’est de là qu’ayant tenté inutilement de réunir quelques troupes qui ne voulurent point le suivre, il se retira à Medesa Marijam.

Vous commettez une erreur semblable en parlant de la captivité de Berru Goscho, arrivée 13 mois plus tard. Après la défaite du Ras, Théodore, selon son habitude, quitta la Gogiam dégarni de troupes et partit pour le Choha [p. 212]. Il croyait pouvoir gouverner ces pays par le seul prestige de son nom. Berru Goscho, qui se tenait enfermé sur sa montagne depuis quatre ans, voyant son pays libre, descendit et y vint régner tranquillement, jusqu’au retour de l’Empereur de Choa. Alors, au lieu de regagner sa montagne, comme il avait fait jusque-là, il eut l’imprudence d’y laisser sa femme pour la garder. Pour lui, il se crut suffisamment en sûreté en se retirant chez les Gallas du Liban. Cassa, toujours fécond en fourberies et en nouveaux expédien[t]s, trouva le moyen de s’entendre avec les Gallas. Il put arriver ainsi à deux journées de son ennemi, sans qu’il s’en doutât, lui tomba dessus à l’improviste et l’enleva par un coup hardi. Tout ce que vous ajoutez est faux. Ce qui suit seul[emen]t est vrai; c’est qu’il se présenta devant Gibella avec Borru Goscho son prisonnier. La femme de cet infortuné qui s’y trouvait avec toutes ses richesses, dut céder à la menace de voir se renouveler là ce qui était arrivé au fils d’Oubié à Sennon. Voilà l’histoire véritable, je la connais parfaitement parce que je me trouvais alors chez les Gallas du nord au Gudru, pays voisin du théâtre où se passaient ces événements.

Comme ces deux faits, Monsieur, sont travestis ceux qui regardent la guerre d’Abyssinie. J’en excepte ceux qui sont arrivés pendant le peu de temps que vous êtes demeuré chez Théodore. Et ce n’est pas seul[emen]t dans ce qui a rapport aux batailles et aux combats que l’on vous surprend écrire en historien fantaisiste, mais encore en matière de géographie et d’autres points plus délicats, par ex[emple] la conduite et les mœurs de certains individus. Cela saute aux yeux quand vous parlez de l’évoque Salama auquel vous donnez [p. 213] par erreur un titre dont il n’a jamais songé à se parer, celui de patriarche. C’est vrai, il fait la traite et on l’accuse en Abyssinie d’autres désordres certainement trop notoires. Mais êtes-vous bien sûr, Monsieur, qu’il ait enlevé les vases sacrés des églises, pour les mander en cargaisons en Egypte?

Pendant tant d’années de mon séjour en Ethiopie et avec tous les amis que j’ai conservés en Abyssinie, je n’ai jamais entendu parler de faits pareils et personnellement je ne les crois pas même /182/ probables. Tout le monde connaît la richesse des églises d’Abyssinie; il y en a trop peu pour exciter la cupidité d’Abba Salama, encore moins pour lui avoir permis d’envoyer les [vases sacrés] en Egypte. Cela peut aller de compagnie avec cette foule d’autres exagérations de même calibre; telles que le chiffre des biens ecclésiastiques que vous portez aux 2/3 et aux 19/20 des terres cultivées; vains mots jetés au hasard et sans réflexion. Abba Salama n’a personne ici pour le défendre, il vous est bien aisé d’écrire sur son compte et sans aucune preuve tout ce qui vous fera plaisir. Il y aura toujours de quoi défrayer l’Europe de scandales des moines et faire honnir l’idée cléricale et religieuse. Car vous ne vous contentez pas de tomber à plates coutures sur le pauvre Abba Salama, vous vous hâtez d’ajouter qu’à Rome on a la même maladie. Et dans quel intérêt, Monsieur, faire intervenir ici Rome? Je le comprends, c’est la cause du Pape que vous voulez poursuivre de votre malveillance et discréditer par pur engouement protestant et dans le but bien visible de faire insurger tous les mécréan[t]s enchantés de battre la générale contre la Papauté.

P. 214 Mon cher M. Lejean, ce sont les enfants et les femmes de la halle que l’on entend dans les émeutes crier plus facilement vive ou bien à bas! Les hommes sérieux se taisent et ne se mêlent pas de parler, encore moins d’écrire, sur ce qu’ils ne savent pas bien.

Parmi les choses de ce monde que vous avez le moins étudiées, Monsieur, sans contredit, c’est la religion. Si l’on en juge par ce que vous avez écrit, cela ne peut souffrir les plus légers doutes. On ne peut deviner si vous faites une différence entre un évêque et un prêtre, un patriarche et un évêque, un capucin et un lazariste. Si donc vous n’avez pas étudié la religion, vous devez au moins respecter cette chose vénérée de tous et ne pas vous risquer par esprit de parti à parler de ce que vous ignorez complètement. N’oubliez pas, Monsieur, surtout qu’il n’y a pas bien longtem[p]s encore, le Pape avait une place respectable et respectée dans les Conseils souverains de l’Europe. C’est à lui qu’elle doit d’avoir fondé et conservé en elle l’esprit d’unité nationale qui l’a sauvée de la barbarie musulmane. L’œuvre de désunion qui la trouble et qui doit la perdre est le fait des protestants pour lesquels vous affectez des préférences bien prononcées. Ils ont été les premiers à la saper par la base. C’était pourtant cette unité nationale qui l’avait rendue heureuse à l’intérieur, forte contre les ennemis du dehors. Laissez tomber la Papauté temporelle et avec elle périra tout pouvoir politique en Europe. On aperçoit déjà des signes nombreux de cette décadence et sur l’échiquier où se jouent ces destinées à venir, on voit déjà la main de la Russie qui n’attend que le moment où le pouvoir temporel des Papes succombera sous les traits de toute sorte lancés par ses nombreux ennemis, pour ressusciter le despotisme [p. 215] de l’antique Rome dominant sur le monde entier.

L’organisation formée par les mains fortes du catholicisme et qui unissait si bien les diverses parties de l’Europe, pouvait seule arrêter les envahisseurs du colosse moscovite.

/183/ C’est quelque chose comme la situation de la Suisse fédérale qui vous attend. Morcellée et divisée en une foule de petites provinces qui déploieront chacune de leur côté le drapeau de leur égoïsme; il faudra dire alors adieu à notre influence à l’extérieur et notre grandeur subira une éclipse si totale qu’elle deviendra comme un beau rêve pour nos derniers neveux.

En physique, M[onsieu]r Lejean, si l’on veut dans une expérience quelconque avoir des résultats justes et exacts, il faut partir d’éléments de la dernière simplicité. Elément simple de l’ordre moral et politique, c’est l’idée théocratique qui nous a unis jusqu’à présent comme les membres d’une même famille, sous le pouvoir paternel de Dieu et la tutelle de l’Eglise qui le représente. Otez cela, et il est facile de prévoir où nous irons. Mais le Pape représente l’idée théocratique la plus haute et aussi la plus accessible à tous et de plus, en dépit de toutes les erreurs et calomnies que l’on répand sans cesse dans le peuple pour lui ravir la foi en l’Eglise catholique, le Pape, qui en est le chef, n’en est pas moins aussi le représentant de la foi des deux tiers de l’Europe, et par cela même, Monsieur, il semble avoir quelques droits à un peu plus de respect que Abba Salama d’Abyssinie.

Mais revenons à notre sujet. Le philosophe, avec la richesse [p. 216] de ses talents et l’acquis de ses travaux, peut enfanter quelquefois des chefs-d’œuvre dans bien des genres. En histoire, il ne peut en être ainsi, pas plus que lorsqu’il s’agit de la description d’un pays inconnu. Ici évidemment, c’est à commencer à l’alphabet. Il faut tout apprendre bien positivement. Eh bien, M[onsieu]r, malgré mon ignorance de f[rère?] et de capucin, le peu d’expérience que j’ai acquise d’un pays où je suis demeuré plus de 18 ans, aurait peut-être pu me donner le moyen de vous fournir sur tous ces pays des détails et des documents qui, au lieu de tromper vos lecteurs, les auraient vivement intéressés. Vous avez dédaigné de boire à une source qui vous était suspecte, sans doute parce qu’elle était religieuse. Pour moi, j’eusse mieux aimé, soyez-en bien assuré, vous guider dans toutes ces recherches que d’être forcé de vous contredire. Demandez au docteur Lagarde, votre compagnon de mission politique, s’il m’est arrivé de manquer de générosité à son égard. J’ai bien autre chose à faire que de travailler à me faire un nom et je renonce bien volontiers à la gloire d’écrivain et de savant.

A propos du docteur Lagarde, j’en suis à me demander le motif qui a pu vous faire vouer à un oubli si complet ce compagnon si fidèle d’une mission difficile et périlleuse. Son nom n’est même pas tombé une seule fois de votre plume. Et vous avez fait mention de tant d’autres qui, certainement, ne vous ont pas rendu autant de services que lui. Est-ce donc que vous ne pouviez pas en dire un mot, même en passant? Tout le tem[p]s qu’il est demeuré avec moi, j’ai eu plus d’une fois l’occasion de louer le respect et l’affection [p. 217] que cet excellent docteur professe pour votre personne.

Il ne se passait pas de jour sans qu’il me parlât de vous, et toutes les fois qu’il m’arrivait de lui faire part de quelque idée /184/ nouvelle sur nos affaires communes, il ne manquait jamais de m’engager à vous en faire part. Si je ne me trompe, il doit même vous avoir écrit pour vous recommander de vous hâter de venir nous rejoindre, car nous avions besoin de votre conseil pour des choses fort importantes. Tout cela certainement témoignait de l’affection et du respect du bon docteur pour vous; et pouviez-vous en douter, Monsieur, depuis ce qui s’était passé au camp de Théodore?

Le Négus aimait le docteur Lagarde, il était plein d’égards pour lui et jamais entre eux n’était survenu le moindre différend. Il aurait pu demeurer au camp et y jouir de la faveur du Prince; même il y était sollicité par Théodore lui-même; il a mieux aimé partager toutes vos disgrâces et s’associer cordialement à toutes vos épreuves plutôt que de vous abandonner. Oh! pourquoi donc l’avoir abandonné vous, et totalement oublié. Ce procédé de votre part m’a causé une peine profonde d’autant que j’ai pu comprendre que le même oubli et le même abandon l’avaient poursuivi jusqu’au Ministère, depuis votre retour en France. Hélas! c’est toujours la même chose! Les divers ministres qui se sont succédés au pouvoir depuis plusieurs années n’ont pas manqué d’envoyer successivement des missions politiques en Abyssinie. J’ai connu presque tous les personnages qui les composaient et leur histoire aussi, ce qu’ils ont fait et écrit. Je puis donc [p. 218] le certifier; l’esprit de division a toujours fatalement détruit toute entreprise sérieuse. Quand l’un disait blanc, l’autre disait noir; et cela non par conviction de conscience, mais uniquement par rivalité mesquine et personnelle. Pauvres gouv[ernemen]ts, il n’est pas surprenant qu’après de telles choses, ils pataugent dans les ténèbres, toutes les fois qu’ils veulent entreprendre quelque chose dans l’intérêt de ces pays! J’avais eu l’honneur de vous signaler cet écueil, Monsieur, déjà lors de votre court séjour dans notre demeure de Massaoua.

Quant à ce qui me regarde, je vous le dis en toute vérité, j’étais parfaitement disposé à vous livrer, sans aucune condition, tout ce qu’avai[en]t pu me faire recueillir d’intéressant mes 18 années de séjour dans ce pays et mes longues études sur tout ce qui me regarde; je n’ambitionne ni emplois, ni décorations, ni argent, moins encore les honneurs; je ne veux que le bien et je n’aurais pas la moindre difficulté d’entrer dans vos vues, si elles m’eussent paru justes et raisonnables. Vous avez tout dédaigné! Vous avez voulu agir tout seul. Pourtant, je le demanderai à tout homme de sens, à quoi pourront servir pour guider le gouv[ernemen]t quand il traitera d’affaires si difficiles d’un pays aussi loin du nôtre par sa situation physique que par les mœurs, vos deux mois de séjour en Abyssinie sans en connaître ni la langue, ni le caractère de cette nation.

Vous pourrez dire peut-être que pendant ce tem[p]s vous avez conversé avec les Européens qui y sont et qu’avec les renseignements puisés à cette source, et ce que vous avez pu voir par vous-même, il vous a été donné d’avoir une idée juste de la situation.

Mais, prenez-y garde! C’est que les Européens en question [p. 219], étant au service d’une politique antagoniste et parfois hostile /185/ à la vôtre, puisqu’elle est anglaise, ont aussi à sauvegarder des intérêts bien loin d’être identiques avec ceux que vous avez à défendre. Puis ils ont pu vous donner vite la conviction du peu de fond qu’il fallait faire sur leurs idées et leurs connaissances, à moins de les avoir adoptées en aveugle.

Vous devez savoir, Monsieur, que la majeure partie des Européens qui vivent en Abyssinie comprend fort mal le caractère des Abyssins, comme ils en sont fort peu compris à leur tour. Ils vont là en fanfarons, faisant profession publique d’athéisme et se vantant partout de leur mépris ridicule pour toute espèce de religion. Et ce qui est bien pis, c’est que leur vie, hélas! n’en est que trop la preuve palpitante aux yeux des indigènes, qu’ils dépassent de beaucoup en corruption et en déportements scandaleux. Eh! bien que l’on sache que les Abyssins, comme les sauvages, quels qu’ils soient, même les plus dissolus, ont l’idée de Dieu imprimée jusqu’au fond des entrailles et jusque dans la moelle des os, et quand ils se trouvent en face d’individus qui affectent de n’avoir point de religion, ils le[s] méprisent au fond de leurs cœurs, comme on méprise les parias dans l’Inde et en Europe le Bohémien. Il y a plus, c’est qu’ils ne croient manquer à rien en les volant et leur faisant tout le mal possible.

Franchement, Mfonsieujr, ôtez Mgr de Jacobis et M. Antoine d’Abbadie, et je vous demanderai quels sont donc les Européens qui, déjà en bon nombre, ont visité l’Abyssinie, qui l’aient comprise?

A coup sûr, ce ne peuvent pas [p. 220] être les protestants avec tous leurs blasphèmes contre la S[ain]te Vierge, les saints, la confession, l’Eucharistie, le suffrage des morts, le jeûne et le monachisme! Car ces articles les plus sacrés du code chrétien et catholique sont le fond essentiel de toutes les croyances de l’Abyssinie sur lesquels ce peuple à traditions inébranlables, ne fera jamais aucune concession à personne et se trouvera toujours disposé à mourir pour les défendre. Ces bons protestan[t]s! ils sont réputés infâmes en Abyssinie et ils ne s’en doutent nullement! Du reste, il y a dans les Abyssins assez de fourberie pour leur cacher ces sentiments profonds et intimes. C’est cette situation morale de presque tous les Européens connus en Abyssinie qui est la cause que Théodore lui-même les méprise au fond de son cœur et en a par-dessus la tête, ainsi que me le disait dernièrement un homme assez connu à la cour de Théodore, Ato Walde Taklé, qui jouit de toute la confiance de l’Empereur: «Abouna, me disait-il, parmi tous les Européens que nous avons connus ici, les seuls qui en ont fait respecter le nom, c’est Abba Jacobis et Antoine d’Abbadie.»

Vous connaissez l’affection de Théodore pour M. Plauden. Certainement, il l’aimait, mais il ne l’estimait pas parce qu’il n’avait pas de religion. «Peut-être, disait-il un jour, c’est un péché d’aimer cet homme. Mais on aime bien les chiens. Cependant, jamais je ne l’estimerai, il n’a pas de religion.» Ce que je viens de dire, Monsieur, devra placer cette question intéressante dans une situation plus normale.

/186/ Mais je puis vous assurer, Monsieur, que je n’ai pas changé mes sentiments [p. 221] affectueux pour vous et que je vous conserverai toujours la même sympathie. C’est pour cela que j’ai mieux aimé vous écrire mes impressions que de les confier à la presse. Je désire et vous demande par le respect que vous devez à la vérité et à la justice, de réparer de votre mieux le blâme injuste lancé contre la personne vénérée de Mgr de Jacobis et les attaques faites d’une manière inconsidérée contre la mission catholique. Si vous ne le faisiez, je me verrais forcé de le faire moi-même et j’en aurai bientôt l’occasion, car je me propose aussi de faire imprimer mes documents sur ce pays. Recevez les sentiments d’amitié avec lesquels j’ai l’honneur d’être, Monsieur, votre très dévoué serviteur.

† F. G. Massaia, év. Cass.