Bouillet Servières
Sainte Foy
Vierge et Martyre

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Premiere partie
Sainte Foy

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Chapitre premier
La société gallo-romaine. – Agen

Quand le christianisme vint visiter la terre des Gaules, il y trouva une race asservie par la conquête, énervée par les vices de l’étranger qu’elle s’était inoculés, par de nouvelles superstitions ajoutées aux anciennes, par un mélange bizarre de fanatisme et d’incrédulité. Mais si la Gaule, au contact de ses nouveaux maîtres, n’avait eu qu’à perdre sous le rapport religieux et moral, elle avait du moins gagné une forte organisation sociale et politique, qui devait favoriser le progrès de la civilisation. Dès que la pacification fut accomplie, Rome travailla incessamment à s’assimiler sa riche conquête. Le célèbre édit de Caracalla, de 212, semble avoir mis la dernière main à la transformation en province romaine de la Gaule dejà mûre pour les splendeurs de la civilisation impériale. Cet édit accordait à tous les sujets libres de l’Empire le droit de cité, qui jusque-là était le privilège d’un /4/ certain nombre de villes seulement. Les Gaulois devinrent dès lors citoyens romains, avec la charge de la taxe, mais aussi avec les garanties de la liberté, de la propriété et de l’accès à la carrière des armes et aux charges publiques. Rome devint la patrie commune pour la Gaule, qui prit aussitôt une part active à la vie et même aux révolutions de l’Empire.

Les Gaules, partagées en quatre provinces par Auguste, furent de nouveau divisées en quatorze, puis en dix-sept provinces. Le préfet des Gaules avait dans sa juridiction la Grande-Bretagne et l’Espagne. Chacune de ces trois grandes circonscriptions formait un vicariat ou diocèse, régi sous l’autorité du préfet par un vicaire nommé aussi président ou juge. Les provinces de la Gaule se subdivisaient en districts connus chacun sous le nom de cité, civitas, et dont le centre était fixé dans la ville principale. Chaque cité était régie par un sénat ou une curie dont les membres, appartenant à la classe des propriétaires notables, étaient désignés sous le nom de curiales, decuriones, senatores. Ordinairement le décurionat était héréditaire. La curie élisait ses magistrats. Les charges principales étaient qualifiées d’honorés; ceux qui avaient exercé ces charges gardaient toute leur vie le litre d’honorati. Les curies et leurs magistrats administraient les affaires locales, géraient les revenus, avaient une certaine juridiction et servaient d’intermédiaires au gouvernement impérial pour la perception de l’impôt, la levée des recrues et les réquisitions. Au-dessous de la cité il y avait encore le pagus (pays, bourg), parfois même le vicus ou castra (plus tard castrum) diminutifs du précédent. Toutes ces subdivisions possédaient leurs conseils. A la faveur de cette organisation puissante, les anciens chefs de clans transformèrent leurs droits moins stricts sur certains territoires en droits de propriété rigoureuse, et leurs anciens sujets ou clients devinrent de simples tenanciers héréditaires. La Gaule devint ainsi un pays de grande propriété avec d’immenses domaines, latifundia. A cette aristocratie du sol s’ajouta celle des hommes en charge qui firent l’acquisition de vastes terres. Du centre de l’empire étaient venus aussi d’innombrables Romains, soit pour participer à l’administration, soit pour fuir les révolutions de la capitale, soit pour demander au sol gaulois des ressources nouvelles, des jouissances inconnues. Les familles patriciennes qui venaient s’établir en Gaule choisissaient de préférence les provinces méridionales, tantôt à cause de leur climat, tantôt à cause de l’éloignement de la Germanie, foyer des invasions. Aussi ces provinces atteignirent-elles un degré de prospérité inouïe.

Ainsi se créa une nombreuse aristocratie qui éleva, au milieu de vastes propriétés, des demeures fastueuses dont le souvenir a été conservé par l’histoire, ou dont les antiquaires retrouvent tous les jours les débris. L’inspection de ces villas démontre que les riches Romains avaient apporté dans la Gaule, /5/ avec le culte des arts de la métropole, toutes leurs habitudes de luxe, de mollesse et de sensualité. On y retrouve les dieux du paganisme avec la corruption la plus raffinée; on y découvre des bains somptueux, parfois même des théâtres.

Les cités se transformèrent plus profondément encore. Les villes gauloises étaient pour la plupart de simples oppida. On désignait sous le nom d’oppidum un terrain que la nature, soit par son élévation, soit par le contour d’une rivière, avait fortifié elle-même, et auquel on avait ajouté des fortifications d’un art primitif, assemblage de poutres, de pierres et de terre. Tels étaient les célèbres oppidums de Gergovie, d’Alesia, d’Uxellodunum. Le péril venu, les habitants de la région s’y réfugiaient avec leurs animaux, leurs richesses et leurs provisions (1).

La conquête romaine, ayant créé la sécurité, créa aussi les besoins d’une nouvelle civilisation. Il fallut donc transformer l’oppidum en cité romaine, comme la ferme gauloise avait fait place à l’élégante villa. Au iiie siècle surtout, acheva de s’opérer cette immense trans formation. Les Antonins témoignèrent en effet une grande sollicitude pour les Gaules et eurent à cœur de les doter de magnifiques monuments, temples, cirques, thermes, aqueducs, palais enrichis de marbres, de statues, de peintures. Mais il est à remarquer que presque tous ces monuments ne furent élevés que dans les villes: toute la vie du pays était là. Quant aux campagnes, leur transformation était bien plus lente. Cette organisation eut une réelle influence sur le retard des campagnes à entrer dans le mouvement chrétien. La magnificence des monuments publics et de quelques édifices privés n’était pas en harmonie avec le reste des habitations qui, même dans les grandes villes, comme Lyon, étaient souvent construites en bois, du moins pour la partie qui ne touchait pas le sol.

L’art romain de la construction des villes avait son interprète classique /6/ dans Vitruve, dont le célèbre traité De Architectura est dédié à Auguste lui-même. Aussi presque toutes les villes furent-elles bâties ou reconstruites sur le plan de l’architecte officiel. Voici les grandes lignes de ce plan.

La ville fortifiée doit éviter de représenter un carré et d’avoir des angles avancés. Les murs doivent être épais, les tours ne doivent être distantes entre elles que d’une portée de trait. D’un carrefour central partent huit grandes rues qui aboutissent à autant de portes. Ces grandes rues sont reliées entre elles par des rues transversales. Au centre de la ville, au carrefour initial, doit se trouver la place publique, le forum. Les temples qui sont consacrés aux dieux tutélaires de la ville, comme Jupiter, Junon, Mercure, seront construits sur le lieu le plus élevé. Celui de Mercure sera placé sur le forum; ceux d’Apollon et de Bacchus à l’amphithéâtre, lorsque la ville en aura un. Ceux de Mars, de Vénus, de Vulcain seront hors de la ville; celui de Cérès dans un lieu retiré, afin d’éviter à la jeunesse de la ville le spectacle des débauches qui, placées sous le patronage des dieux, devenaient des actes religieux (1). Trois édifices civils ont leur place sur le forum: l’aerarium ou trésor public, le carcer ou prison, la curia ou maison commune (2).

Telle devait être, ou à peu près, la cité d’Agennum, chef-lieu du territoire des Nitiobriges. Elle était dejà rebâtie sur la fin du iie siècle, dit Labrunie; son assiette n’était pas la même que celle qu’elle occupe aujourd’hui; son centre se trouvait vers le midi de la ville actuelle. C’est là que l’on a découvert des briques, des inscriptions, des bas-reliefs, des médailles du haut Empire, des statues, des mosaïques, des marbres, en un mot tous les restes classiques d’une ville gallo-romaine (3). La cité se développait sur une assez grande étendue, si nous en jugeons par celle du, terrain où l’on a retrouvé ses ruines. Il paraît du reste, par la Notice de l’empire romain, que la cité des Agenais était, au ive siècle, une ville importante et populeuse (4). Les fragments innombrables de marbre, de granit, de porphyre, de mosaïques retrouvés dans ses ruines attestent l’opulence de la cité et la magnificence de sa construction. Aussi lorsque les Cordelière, au xive siècle, bâtirent leur cloître et leur église, qui est aujourd’hui celle de Saint-Hilaire, ils se servirent d’une telle quantité de marbres, tirés de l’ancienne cité gallo-romaine, que leur cloître n’était connu que sous le nom de cloître de marbre(5).

/7/ Mais, observe Ad. Magen, si l’ancien Agennum occupait le côté sud de la ville actuelle, les maisons de campagne des patriciens qui l’habitaient s’étageaient sur le riant coteau qui la protège du côté du nord. Les travaux du chemin de fer ont mis au jour, de ce côté, de nombreux vestiges de villas gallo-romaines, particulièrement des thermes (1).

Une ville si importante, si magnifique, pouvait-elle être privée d’un amphithéâtre, ce complément ordinaire de la civilisation gallo-romaine, ce centre de la corruption païenne (2), quand on voit des cités moins riches en posséder de splendides, quand la ville de Rodez, par exemple, en avait un qui pouvait contenir au moins quinze mille spectateurs? Nous voyons, au iiie siècle, l’empereur Gallien, artiste et lettré, doter l’Aquitaine de plusieurs de ces monuments. Les villes de Poitiers, de Bordeaux, de Rodez lui doivent leur amphithéâtre.

Aussi les érudits s’accordent-ils à admettre l’existence d’un amphithéâtre ou d’un cirque dans la cité d’Agen. Ils ne sont partagés que sur son emplacement présumé. Les uns le signalent à l’extrémité de la rue des Arènes, dont l’appellation serait justifiée par ce fait (3). Les autres en reconnaissent les restes au bas de la Plate-forme, près de l’Évêché, où l’on découvrit, en 1773, des murs concentriques séparés par trois compartiments (4). D’autres enfin en fixent la position près de ce dernier emplacement, en un lieu où l’on a trouvé un massif de bâtisse romaine (5).

D’autre part l’on a trouvé, près du séminaire, une statue de Bacchus plus grande que nature: la tête séparée du tronc était couronnée de pampres et de raisins (6). Or nous avons vu que, d’après Vitruve, la statue de Bacchus était réservée à l’amphithéàtre.

Les Actes de sainte Foy mentionnent la déesse Diane. « Sacrifie à Diane, disait Dacien à la sainte; son culte très sacré convient à ton sexe. » Les historiens, à ce propos, se demandèrent s’il existait un temple de Diane dans l’antique Agennum. On croyait généralement à son existence. « On vante beaucoup, dit Argenton, la beauté d’un temple de Diane, dont les ruines subsistent /8/ encore, dit-on, au-dessous de la plate-forme (1). » Le premier document connu qui signale ce temple est le bréviaire d’Agen (2), édité par Bilhonis en 1505.

Argenton et Labrunie refusent d’admettre son existence, parce qu’il n’est pas mentionné par les anciens auteurs. « Il est vrai, disent-ils, que Dacien pressa sainte Foy de sacrifier à Diane, mais il n’y est pas parlé du temple de la déesse; une statue suffisait pour ce sacrifice, et les présidents en faisaient presque toujours porter dans les lieux où ils interrogeaient les martyrs (3). »

/9/ A ceci l’on peut répondre que les proconsuls romains choisissaient plutôt la statue de Jupiter. Et s’il est vrai que Dacien ait préféré celle de Diane, ceci, « loin d’exclure l’idée d’un temple qui lui fût consacré, semble attester plutôt l’existence de ce temple dont on aurait transporté momentanément la statue dans le prétoire (1) ». Les Actes de sainte Foy nous disent que Dacien ayant pressé la jeune vierge de sacrifier à Diane et celle-ci ayant repoussé cette proposition, le proconsul ordonna qu’on la conduisît au temple; là, ayant de nouveau refusé de sacrifier, elle eut la tête tranchée. Il est tout naturel de penser qu’il s’agissait du temple de Diane, et telle est la croyance du bréviaire d’Agen, qui devait être l’écho de l’opinion générale (2).

L’emplacement sur lequel, d’après la croyance populaire, s’élevait ce temple, était couvert sur un grand espace par des ruines de constructions romaines, par « une prodigieuse quantité de pierres, de briques et de fragments de marbre; on trouvait partout d’épais fondements, des acqueducs, des pavés attestant l’existence d’édifices considérables. On a dit et répété plusieurs fois que ces immenses matériaux étaient les restes d’un temple de Diane (3) ». Mais, outre que l’on ne trouve pas bien haut la trace de cette allégation, l’on sait que les temples des Romains, même dans les grandes villes, étaient fort petits; il est donc impossible d’admettre que des ruines occupant un si grand espace soient celles d’un temple. Il est beaucoup plus probable que le temple de Diane était situé au lieu même où sainte Foy eut la tête tranchée, ad delubrum, devant le temple; et nous verrons que, d’après les usages de la primitive Église, c’est là même que fut élevée par saint Dulcidius la basilique de Sainte-Foy, à laquelle succéda, plus tard, l’église de ce nom.

Quant aux fortifications, durant les trois premiers siècles, le besoin de se retrancher ne se faisait pas sentir. Bien des villes n’avaient pas encore de murailles, et celles qui en possédaient les négligeaient, surtout dans les provinces méridionales, moins exposées aux incursions des Bagaudes à l’intérieur et des Germants à l’extérieur. Les cités s’environnaient d’une ceinture de somptueuses villas, élégantes demeures de l’aristocratie, auxquelles s’adjoignirent de luxueux balnéaires (bains publics), dont on retrouve chaque jour les débris enfouis, et bientôt d’immenses amphithéâtres, centre des jeux publics.

En résumé, les Romains avaient donné à la Gaule un régime d’ordre et de légalité. Ils y avaient développé l’agriculture, fondé et agrandi des villes, bâti de magnifiques monuments et développé les lettres avec les arts. La Gaule /10/ a produit un grand nombre d’illustres lettrés: les rhéteurs et orateurs Plotius, Gniphon, Glaucus, Eumène, Valentinus, Fronton, Favorin; l’astronome et géographe Pythias; les poètes Valérius Cato, les deux Gallus, Varron, Ausone; les historiens Trogue-Pompée et l’agenais Sulpice-Sévère; l’acteur Roscius, le statuaire Zénodore. On célèbre les écoles gallo-romaines de Lyon, d’Autun, de Bordeaux, de Toulouse.

Mais avec les bienfaits de la civilisation les Romains avaient apporté en Gaule les vices profonds du paganisme, et d’un paganisme décadent, une corruption des plus raffinées, par conséquent presque irrémédiable, enfin la tyrannie en haut et la servitude en bas, l’exploitation à outrance des peuples par une aristocratie avide de jouissances jusqu’à la fureur.

Arrêté dans son essor par tant d’obstacles, le christianisme n’avait pas encore, au iiie siècle, une situation bien établie en Gaule, même dans les villes. Florissant dans quelques-unes, il était peu connu ou accablé dans les autres. Comme le fruit de la vigne, dont la formation est d’autant plus longue qu’il est plus exquis, il se formait lentement et sans bruit à la grandeur de ses destinées. Enfin la persécution retardait aussi son expansion.

[Nota a pag. 5]

(1) S’il faut en croire Paul Diacre, oppidum aurait précisément pour étymxilogie opes, provisions. Torna al testo ↑

[Note a pag. 6]

(1) Vitruve, De Architéctura, collect. Panckoucke, t. I, liv. I, p. 53-85. Torna al testo ↑

(2) Id., t. 1, liv. v, p. 433, – Cf. Thédeuat, Le forum romain, les forums provinciaux, p. 28-33. Torna al testo ↑

(3) Recueil des travaux de la Société des Sciences et Arts d’Agen, t. VIII, p. 09-110. – Boudou de Saint-Amans, Essai sur tes antiquités du déparlement de Lot-ei-Garenne, 1859, p. 27. Torna al testo ↑

(4) Recueil de la Soc... d’Agen, t. VIII, p. 06. Torna al testo ↑

(5) Id., p. 20. – Boudon de Saint-Amans, op. cit., p, 27, 37. Torna al testo ↑

[Note a pag. 7]

(1) Recueil de la Soc... d’Agen, p. 110. Torna al testo ↑

(2) Il ne faut pas oublier que les amphithéâtres étaient de vrais temples de débauches, une sentine de toutes les fanges. Sous certaines arcades (fornices, d’où fornicari), signalées par de honteux emblèmes sculptés en relief, comme on le voit encore à Nîmes, s’ouvraient des caveae, antres immondes d’une destination toute particulière et cachés dans l’épaisseur du vaste bâtiment. La débauche païenne avec ses infamies et ses monstruosités sans nom s’alliait parfaitement avec la soif du sang des gladiateurs. La fange et le sang ont toujours été inséparables. Torna al testo ↑

(3) Boudon de Saint-Amans, op. cit., p. 47-48. Torna al testo ↑

(4) Telle est l’opinion d’Argenton et de Labrunie. Recueil de la Soc... d’Agen, t. VIII, p. 22, note. Torna al testo ↑

(5) Au jardin de M. Lacuée: telle est l’opinion de Jos. Scaliger et de Boudon de Saint-Amans, op. cit., p. 4<J-50. Torna al testo ↑

(6) Recueil de la Soc... d’Agen, p. 10. Torna al testo ↑

[Note a pag. 8]

(1) Id., p. 21. Torna al testo ↑

(2) Office de saint Caprais, in finem. Torna al testo ↑

(3) Recueil de la Soc... d’Agen, t. VIII, p. 21. Torna al testo ↑

[Note a pag. 9]

(1) Boudon de Saint-Amans, op. cit., p. 40. Torna al testo ↑

(2) Cf. Barrère, Hist. du dioc. d’Agen, p. 5. Torna al testo ↑

(3) Boudon de Saint-Amans, op. cit., p. 39. Torna al testo ↑