Bouillet Servières
Sainte Foy
Vierge et Martyre

Premiere partie
Sainte Foy

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Chapitre II
La persécution

La persécution fut l’apanage de la religion de Jésus-Christ dès son berceau, dans les Gaules comme partout ailleurs. La situation légale des chrétiens était la suivante. Un décret ou plutôt une mesure de Néron, après l’an 64, les proscrivait comme coupables et passibles de la peine capitale, pour leur seule qualité de chrétien. Ce décret, qui ne fut jamais révoqué jusqu’à Constantin (1), fut la base juridique sur laquelle opérèrent tous les persécuteurs. Tantôt les chrétiens étaient dénoncés et recherchés, et alors ils étaient mis à mort, tantôt on leur laissait la tranquillité. Mais, même dans ce dernier cas, la loi était toujours suspendue sur leur tête comme un glaive prêt à s’abattre, dès qu’il plaisait à /12/ un gouverneur de les citer à sa barre ou à un particulier de dénoncer quelqu’un d’entre eux (1).

Au iie siècle, Trajan, tout en maintenant le délit fondamental de christianisme, défendit que l’on recherchât les chrétiens; mais s’ils étaient déférés au juge, ils devaient être punis de mort, à l’exception de ceux qui apostasieraient. Il défendit aussi de tenir compte des accusations anonymes. La persécution, après Néron, ne fit donc généralement que des victimes isolées, ou immolées par petits groupes. Dans les Gaules surtout, le christianisme n’avait pas encore pénétré les masses; et si l’on trouve des martyrs dans un certain nombre de provinces, ce furent des martyrs isolés. Mais, sous le règne de Marc-Aurèle, l’an 177, « l’on vit dans les Gaules, pour la première fois, dit Sulpice Sévère, des massacres en masse de chrétiens, martyria(2) ». Ce ne fut pas l’empereur qui déchaîna cette tempête de sang, mais le peuple de Lyon qui, égaré par les calomnies persistantes, répandues par lès ennemis de la religion du Christ, surtout par les juifs, poursuivit, maltraita, dénonça les chrétiens. A la persécution de Septime-Sévèrej, en 202, succède une ère de calme relatif; puis éclate la furieuse proscription de Dèce, en 250. Valérien, en 257, continue son œuvre sanglante.

Après une nouvelle accalmie, pendant laquelle l’église des Gaules put se préparer à d’autres luttes, nous arrivons au règne de Dioctétien (284), sous lequel sainte Foy remporta la palme du martyre. Ce prince associa à l’empire, en 286, Maximien, le plus cruel des hommes. Il adopta pour lui-même le nom de Jupiter et donna à son collègue celui d’Hercule. Le premier était la tête souveraine, le second le bras puissant. Les chrétiens, depuis l’an 275, date de la mort d’Aurélien, jouissaient d’une /13/ paix profonde. Cette paix allait maintenant être troublée dans les Gaules. Voici à quelle occasion.

Une révolte formidable, celle des Bagaudes, éclata dans tout le nord de la Gaule et s’étendit depuis le Rhin jusqu’à la Loire. Les Bagaudes étaient des paysans exaspérés par les usurpations des riches et les exactions du fisc. Un sourd réveil de la nationalité gauloise se mêla peut-être à ce mouvement de désespoir. Mais les chrétiens y furent absolument étrangers. Ceux-ci ne transgressaient jamais le devoir d’obéissance aux lois; d’ailleurs les campagnes, qui seules fournissaient les révoltés, étaient encore presque toutes païennes (1).

Chargé par Dioclétien de dompter cette redoutable révolte, Maximien-Hercule se porta dans le nord de la Gaule et dispersa plutôt qu’il ne détruisit ces bandes imparfaitement organisées. Le féroce empereur profita de ces courses militaires pour assouvir sa rage contre les chrétiens. Son passage à l’est, au nord et jusqu’au midi des Gaules, à Marseille, fut marqué par la trace du sang des martyrs (2). Cette persécution fut sanglante, mais de courte durée, Maximien ayant quitté la Gaule proprement dite et s’étant fixé à Trêves en 288. Elle fut suivie d’une période de paix relative.

Dioclétien, voyant que, même avec l’aide d’Hercule, il ne pouvait suffire à pacifier son vaste empire, se résolut à diviser le monde en quatre gouvernements et à créer ce que l’on appelle la tétrarchie, qui exerça une influence très diverse sur la persécution. L’an 292, l’Empire fut partagé par lui entre quatre emperereurs: deux césars, Constance Chlore et Galère, subordonnés à deux augustes, Maximien et Dioclétien. Ce dernier gardait la prépondérance. Les deux césars, issus tous deux de la Dacie, avaient les tempéraments les plus opposés. Le géant Galère était grossier, féroce et possédé d’une haine farouche contre le christianisme. Constance, d’une nature fine, distinguée, bienfaisante et modérée, professait de l’estime et de la sympathie pour la religion chrétienne. Dans le partage de l’Empire, Dioclétien et son subordonné Galère se réservèrent l’Orient, et l’est de l’Europe avec la Grèce; Maximien eut l’Italie, l’Afrique et l’Espagne (3); Constance, la Gaule et la Grande Bretagne.

/14/ Le césar Galère, transporté de fureur contre le christianisme, avait résolu sa destruction violente. Il se rendit à Nicomédie, auprès de son suzerain Dioclétien et travailla, durant plusieurs mois, à arracher au vieil empereur un édit contre les chrétiens. Celui-ci, dans sa sage politique, voulait la paix entre chrétiens et païens, pour la plus grande prospérité de l’Empire. Pour triompher de ses résistances, Galère joignit aux obsessions journalières la décision de l’oracle d’Apollon. Il frappa enfin le coup décisif en faisant incendier par ses affidés le palais impérial lui-même et en faisant retomber ce crime sur les chrétiens. Dioclétien se rendit enfin et promulgua l’édit de persécution dans l’Empire tout entier, le 28 février de l’an 303.

Une double clause, spéciale à cet édit, ordonne que toutes les églises chrétiennes seront rasées et toutes leurs archives détruites. Par suite de cette dernière mesure, un grand nombre de passions authentiques des martyrs périrent dans les flammes, et l’œuvre dès notarii chrétiens, qui recueillaient les actes des confesseurs de la foi, fut désormais entravée. Ainsi la Passion de saint Vincent de Saragosse nous montre Dacien, le même proconsul qui passe pour avoir condamné sainte Foy trois mois auparavant, empêchjant de toutes ses forces les chrétiens de fixer par l’écriture les actes des martyrs. Le Prologue lui-même de la Passion de sainte Foy et de saint Caprais nous affirme que cette partie de l’édit de la persécution fut exécuté à l’occasion du martyre de notre sainte: « La haine jalouse de l’antique paganisme à l’égard de la religion chrétienne a voulu faire le silence autour des actes merveilleux de nos saints, afin d’en abolir la mémoire et d’empêcher qu’aucune connaissance n’en parvînt à la postérité (1) ».

Cette persécution fut la dernière, mais la plus terrible de toutes. L’enfer, cette fois, avait recueilli ses forces et profité de l’expérience du passé. Il avait réuni, dans un suprême effort, toutes les ressources du monde romain, pour écraser et noyer dans le sang la religion de Jésus-Christ. Dioclétien-Jupiter et Maximien-Hercule, en adoptant ces surnoms, caractérisaient eux-mêmes leur mission. L’Olympe païen, c’est-à-dire l’enfer, dans ce duel mémorable contre le divin Crucifié du Calvaire, avait concentré toutes les puissances du Tartare et de la terre dans une tête, Dioclétien-Jupiter, et dans un bras, Maximien-Hercule, pour mieux frapper le coup décisif.

Cependant cette dernière persécution eut, moins que les précédentes, l’appui de la passion populaire. Le peuple païen, mieux éclairé, était forcé d’estimer la religion chrétienne. Aussi cette fois intervint-il, non plus autant /15/ pour dénoncer, mais parfois pour témoigner, même hautement, sa pitié (1), comme il arriva pendant le martyre de sainte Foy et de saint Caprais.

Maximien et Galère, dans l’empressement de leur haine, mirent redit à exécution, avant même qu’il fût publié. Constance seul s’y refusa. L’on connaît la célèbre leçon qu’il donna à ses courtisans. Ayant rassemblé ceux d’entre eux qui étaient chrétiens, il les mit en demeure de se prononcer, menaçant de disgrâce ceux qui resteraient fidèles à leur religion. Les uns abjurèrent, les autres refusèrent de renier le Christ. Quand il lés eut ainsi discernés, il conserva auprès de lui les chrétiens fidèles; quam aux renégats, il les exila de la cour: « Je ne puis compter, déclara-t-il, sur ja fidélité de ceux qui se montrent si infidèles à leur Dieu ». La Gaule, placée sous son commandement et dejà cruellement éprouvée seize ans auparavant par le féroce Maximien, fut épargnée celte fois, au milieu de la conflagration générale. Constance, pour ne pas s’attirer les foudres de ses collègues, se borna à exécuter, en partie du moins, la clause de l’édit qui ordonnait de raser les églises chrétiennes, estimant qu’il serait aisé de les relever plus tard.

De cette préservation des Gaules il faut excepter une région du midi de ce pays. « Il n’y eut pas de sang versé, dit M. de Champagny, au moins dans l’est et le nord de la Gaule, mais il ne semble pas que, dans le reste du domaine de Constance, son exemple ait été suivi par tous ses délégués. Un certain Dacianus qui paraît avoir eu sous son gouvernement le nord de l’Espagne et la partie de la Gaule la plus voisine des Pyrénées, est cité comme un des plus acharnés persécuteurs (2). »

/16/ Nous voici en présence du proconsul Dacien, dont on a fait le cruel auteur du martyre de nôtre sainte (1). Il était probablement de la même famille que son homonyme, consul en 358; mais on n’a sur ce personnage d’autres renseignements que ceux qui sont fournis par les actes des martyrs (2).

Originaire, dit-on, de la métropole d’Elusa (3), il aurait sollicité de Maximien, d’après Bernard Gui (4), le gouvernement de l’Espagne et de l’Aquitaine méridionale, afin d’y faire exécuter avec rigueur l’édit impérial. Il n’était pas seulement, comme l’ont cru quelques-uns, le gouverneur de l’une des cinq provinces qui composaient l’Espagne, de la Tarraconaise, car on le trouve exerçant ses fonctions dans plusieurs autres. On doit reconnaître en lui soit le vicaire du diocèse d’Espagne, personnage considérable chargé pour toute la péninsule des plus hautes fonctions judiciaires, administratives et financières, soit plus probablement un commissaire spécial délégué à la çecherche des chrétiens (5). S’il est vrai que Dacien fût originaire d’Eluse, on s’explique qu’il ait sollicité Maximien de joindre à son gouvernement d’Espagne l’Aquitaine méridionale, c’est-à-dire la Novempopulanie, et, dans la Narbonnaise, les abords des Pyrénées, afin de faire jouir sa patrie des douceurs de son administration (6). Nous trouvons du reste en Gaule un autre martyr, victime de la fureur de Dacien, à la même époque, saint Vincent de Collioure, en Rôussillon. Quelques-uns citent encore saint Luper ou Lupercule, évêque d’Eauze (7).

Quant à l’Espagne, elle a été arrosée du sang d’innombrables martyrs par ce tigre altéré. Après le plus célèbre de ces martyrs, le diacre saint Vincent de Saragosse, citons sainte Léocadie et sainte Encratida, saint Juste, saint Pasteur, saint Félix, etc., et les victimes sans nombre de la tuerie en masse de Saragosse, qui ne sont connues que sous le nom de massa candida. Tant de martyrs, sans compter ceux, plus nombreux encore, qui sont demeurés inconnus, attestent éloquemment la férocité de ce digne lieutenant de Maximien. L’Espagne tout entière fut inondée de sang, notamment les villes de Saragosse, Valence, /17/ Girone, Avila, Mérida. Le féroce proconsul parait avoir encore enchéri, ce qui semblait impossible, sur la cruauté de son maître Maximien et avoir exagéré la sévérité de l’édit lui-même. Ceci n’était pas rare.

« Il est impossible, écrit Lactance, de représenter en particulier ce qui s’est passé dans toutes les parties du monde romain. Chaque gouverneur s’est servi, selon son hunieur, de la puissance qu’il avait reçue... Il y en a qui sont allés même au delà, soit par une cruauté naturelle, soit par haine particulière contre les chrétiens, soit par le calcul de plaire aux souverains et de s’élever, en flattant leur passion, à des dignités plus éminentes... On ne saurait dire combien ces magistrats ont inventé de tourments pour venir à bout de leurs desseins par les voies les plus cruelles. Ils s’y appliquaient comme à une chose où il fallait qu’ils fussent victorieux ou vaincus, sachant fort bien que c’était un combat qu’ils ayaient à soutenir contré les chrétiens... Certes je ne trouve rien de si misérable que ces magistrats, obligés de devenir les ministres de la fureur d’Un autre, les exécuteurs des commandements inhumains de leurs princes et que cette malheureuse nécessité a trouvés ou rendus cruels. L’autorité qu’on leur a donnée n’a point été une dignité ni un honneur qui les ait relevés; c’est un triste arrêt par lequel le prince les a condamnés à devenir des bourreaux, et Dieu à souffrir des peines sans fin (1). »

Ces lignes éloquentes, tracées par un témoin oculaire de cette persécution, semblent écrites à l’adresse dn proconsul qui va condamner sainte Foy. Portant sa cruauté dans les Gaules, Dacien se serait arrêté à Eluse, sa patrie, et y aurait mis à mort de nombreux chrétiens (2). Puis plein de fureur et ivre de sang chrétien, il se dirige vers la Garonne et, d’après les traditions agenaises, serait arrivé dans la cité d’Ageii accompagné d’une nombreuse escorte (3).

Il reste à voir maintenant dans quelle situation il trouva l’église de cette cité.

[Nota a pag. 11]

(1) Permansit, erasis omnibus, hoc solum institutum neronianum. Tertullien, Ad. nat., I. 17. Torna al testo ↑

[Note a pag. 12]

(1) P. Allard, Le christianisme et l’empire romain, p. 4-18. Torna al testo ↑

(2) Hist. sacra, II, 33. Torna al testo ↑

[Note a pag. 13]

(1) Allard, La persécution de Dioclétien, t. I, p. 20. Torna al testo ↑

(2) Allard, op. cit. – Ce savant auteur (p. 39 et 47) place lé martyre de sainte Foy et de saint Caprais en 287, à l’occasion de la persécution suscitée par la présence de Maximien dans les Gaules. Mais n’ayant fait aucune étude spéciale sur cet objet, il s’est borné à emprunter cette date aux Bollandistes (6 octobre), comme il l’indique lui-même en note. Nous verrons que les nouveaux Bollandistes ont redressé avec raison cette date dans la notice de saint Caprais, au 20 octobre, et ont opté pour 303. Torna al testo ↑

(3) Allard. op. cit. – Voir dans cet auteur (t. I, p. 85) les preuves de l’attribution de l’Espagne à Maximien. Cette attribution, regardée comme douteuse par plusieurs auteurs, mais bien prouvée par notre historien, est d’une grande importance pour expliquer la persécution qui conféra le martyre à sainte Foy. – Cf. de Gliampagny, Les Césars du iiie siècle, t. III, p. 292. Torna al testo ↑

[Note a pag. 14]

(1) Le poète espagnol Prudence, qui vivait aussi au ive siècle, exprimait éloquemment la même pensée, (Peristeph., I, 74.) Torna al testo ↑

[Note a pag. 15]

(1) Allard, op. cit., t. I, p. 47. – Cf. de Champagny, op. cit., t. III, p. 345. Torna al testo ↑

(2) Les Césars du iiie siècle, t. III, p. 344. Torna al testo ↑

[Note a pag. 16]

(1) Au sujet de Dacien, voir les Etudes critiques, p. 393. – Comme nous le verrons, il est très probable que ce n’est pas Dacien qui présida en personne au martyre de sainte Foy; se serait un autre préfet dont le nom est resté inconnu. Torna al testo ↑

(2) Allard, op. cit., p. 235. Torna al testo ↑

(3) Eauze, dans le Gers. – Ce renseignement est fourni par le ms. d’Aignan, cité, sans autre éclaircissement, par Barrère, dans son Hist. d’Agen, p. 29. Il est donné aussi par le baron Chaudruc de Crazannes (Mêm. de la Soc. des antiq. de France, II, p. 399, et XI, p. 80). Torna al testo ↑

(4) Guidonis, cité par le P. Cortade (Les sept saints, p. 39). – Cf. Hist. sacrée d’Aquitaine, par le P. Bajole. Torna al testo ↑

(5) Allard, op. cit., p. 235-236. Torna al testo ↑

(6) Tillemont fait difficulté d’admettre que Dacien ait gouverné l’Aquitaine méridionale. Il peut se faire, dit-il, que l’auteur des Actes de sainte Foy, d’assez basse époque, vivant au temps où les Goths réunirent l’Aquitaine à l’Espagne sous leur domination, ait attribué la même division de territoire à l’époque romaine et ait donné au juge, peut-être innommé, qui condamna sainte Foy, le nom de Dacien, célèbre en Espagne pour avoir martyrisé S. Vincent. M. Allard, dans une note (t. 1, p. 6), cite ce texte de Tillemont. Torna al testo ↑

(7) Ms. d’Aignan, cité par Barrère (op. cit., p. 29). – Chaudruc de Crazannes (Mêm. de la Soc. des antiq., II, p. 390, et XI, p. 80). Torna al testo ↑

[Note a pag. 17]

(1) Lactance, Div. Inst., v. 11. Torna al testo ↑

(2) D’après le ms. d’Aignan, cité, comme nous avons vu, par Barrère et Chaudruc de Crazannes. Torna al testo ↑

(3) Bréviaire de Bilhonis. Torna al testo ↑