Bouillet Servières
Sainte Foy
Vierge et Martyre

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Deuxième partie
Conques

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Chapitre premier
L’Abbaye

I. Origines.

Vers le nord-ouest du Rouergue (1), la petite rivière du Dourdou, Dordunum, après avoir arrosé les riants vallons de Villecomtal, de l’Acquier et de Saint-Cyprien, s’engage tout à coup bruyamment dans des gorges étroites d’un aspect sinistre. A une lieue de là, le mur de rochers s’entrouvre, à droite, pour livrer passage à un torrent rapide, l’Ouche, ou la Louche, Latacia, qui coule de l’Est à l’Ouest et vient se jeter en cet endroit dans le Dourdou. La déchirure que détermine le confluent est encadrée de tous côtés par des montagnes escarpées. Ce lieu sauvage s’appelait primitive- /88/ ment Teulamen(1), Tuilerie ou Teulière; Vallis Lapidosa, Combe Peyrouse, c’est-à-dire vallée rocheuse. Louis le Débonnaire, à la fin du viiie siècle, lui donna le nom, devenu célèbre, de Conques(2). Au-dessus du confluent et sur le versant de l’Ouche, à l’exposition du midi, sont suspendus, à mi-côte, le monastère et le bourg de Conques, dont le faubourg se prolonge et descend jusqu’au Dourdou.

Dans ce pays sauvage et rocailleux on a découvert de nombreuses poteries gauloises, notamment au château dont on voit les ruines sur le roc isolé qui forme promontoire à la jonction de l’Ouche et du Dourdou; d’autres sur le rocher qui portait jadis la tour de Roqueprive, près de Conques, en amont sur les bords de l’Ouche; d’autres encore sur le roc dit du Portier, en amont sur la rive du Dourdou. Y aurait-il eu, dans ce pays perdu, une station gauloise ou du moins quelques habitations? Ces restes sembleraient l’affirmer. L’on a trouvé aussi en plusieurs endroits des poteries romaines, et des traces d’un établissement romain à Lestoulène, tout près dé Conques, au nord-ouest. Dans ce dernier lieu on découvrit un fragment précieux de vert antique. Enfin on a reconnu les vestiges d’une voie romaine Venant de Lunel par la Reyronie, passant sous le Puech et débouchant à Conques par Lestoulène, puis traversant le Dourdou et se dirigeant vers Divone (3).

Le 4 avril 1876, en exécutant des fouilles dans le sanctuaire de l’église de Conques, les ouvriers mirent au jour une substruction de forme circulaire, en petit appareil. Aux points extrêmes et symétriques de l’hémicycle, se trouvaient appuyés aux murs deux grands vases antiques grossièrement façonnés à la main et non au tour, d’une terre mal cuite qui renfermait du sable, du quartz et du mica. Serait-ce un reste du premier oratoire élevé en ces lieux (4)?

Dans le vieux cimetière qui, vers l’est et le nord, était contigu aux murs de l’église, on a découvert nombre de sarcophages dont quelques-uns, d’une époque reculée, seraient, dit-on, mérovingiens.

/89/ Quant au monastère, « il est situé, dit le récit de la translation, dans des vallées couvertes de sombres forêts et entourées de tous côtés par des collines abruptes. Il occupe une étendue de deux stades (360 mètres) de long. »

A quelle époque remonte la fondation de ce monastère? Ici se présente à nous un document connu sous le nom de Chronique de Conques. Cette chronique se compose de deux parties: une première contenant le récit des origines du monastère; une seconde qui n’est que la liste chronologique des abbés, continuée par des Copistes successifs. Avant de discuter la valeur de cette pièce, nous allons donner le résumé de la première partie.

Vers l’an 371, quelques pieux chrétiens, pour fuir les persécutions des païens, se réfugièrent dans les solitudes de Conques et y élevèrent un petit oratoire, sous l’invocation du Saint-Sauveur. Leur nombre s’étant accru, ils se soumirent à une sorte de règle religieuse, sous la conduite d’un pasteur ou d’un abbé qui fut désigné sous le titre d’archimandrite. Les idolâtres du pays se rassemblèrent contre eux, un jour de dimanche, et les massacrèrent au nombre de mille (1). Vers l’an 500, le roi Clovis, ayant chassé le fils d’Alaric, roi des Goths, Amalaric, qui s’était fixé dans la région de Conques, y rétablit les cénobites. Mais ils furent massacrés, et leur monastère fut détruit, vers 574, par Théodebert, fils de Childéric, au cours des ravages affreux qu’il fit subir à l’Aquitaine. Relevé de nouveau par les moines qui s’y rassemblèrent, il fut encore détruit, mais cette fois de fond en comble, en l’an 730, par les Sarrasins qui en firent périr les habitants. Le roi Pépin le Bref, visitant ce lieu et le trouvant propice pour la défense du pays, y appela le saint solitaire Dadon et fit relever les bâtiments. Son fils Charlemagne visita, lui aussi, le lieu de Conques, fonda à nouveau le monastère, le dota et l’enrichit de deux reliques de l’enfance du divin Sauveur (2); il tenait l’une d’elles (3) de son oncle Carloman, moine du Mont-Cassin. Il fonda autant de monastères qu’il y a de lettres dans l’alphabet et distribua à chacun d’eux un reliquaire d’or en forme de lettre. il donna la lettre A à l’abbaye de Conques. Plus tard, Louis le Débonnaire soumit le monastère à la règle de saint Benoît et l’enrichit de nombreuses donations.

On trouve trois versions principales du texte de cette chronique. La plus /90/ connue est celle qui fut transcrite, en 1667, par le célèbre collectionneur Doat, d’après « une copie trouvée aux archives de Conques (1) ». Une seconde version, plus ancienne d’un demi-siècle que celle de Doat, se trouve dans un pouillé du Musée de Rodez; une troisième, remontant à l’an 1520, dans le Pouillé dit de Conques et dans un manuscrit de la Bibliothèque Nationale (2); on n’y trouve que la partie narrative de la chronique. Cette dernière version, qui est une traduction française entremêlée de nombreuses citations du texte latin, fut adressée au roi par les moines de Conques et est tirée « mot à mot au long » de « plusieurs anciens registres dans les archifs de labbeïe ». Le cardinal Bourret a reproduit ces trois versions dans son Saint Martial(3). Les deux versions les moins anciennes présentent des amplifications et des hors-d’œuvre. Celle de 1520 est beaucoup plus sobre, plus simple, sans digressions ni transpositions; le récit est plus lié et plus suivi. Évidemment elle serre de très près l’original, puisqu’elle fait profession de reproduire « mot à mot » les documents eux-mêmes.

A quelle époque faut-il rapporter la rédaction primitive de notre chronique? La partie narrative s’arrête aux donations de Pépin d’Aquitaine, mort en 838. Le catalogue des abbés, dont il ne faut pas la séparer, nous offre une indication caractéristique: une différence tranchée après le xie siècle. Jusqu’à la fin de ce siècle, la mention de chaque abbé est accompagnée d’un résumé des actes les plus importants de son gouvernement; ces notices, malgré des transpositions, concordent pour le fond avec les pièces du Cartulaire. A dater du xiie siècle, la nomenclature des abbés devient sèche et dépourvue de faits. Il résulte de là que la seconde partie de ce catalogue a été rédigée longtemps après la première.

On peut en inférer que la Chronique remonte à la fin du xie siècle. Elle a été composée très probablement à l’occasion du grand procès de prééminence qui s’éleva entre les abbayes de Conques et de Figeac. Nous verrons que ce procès, porté devant le concile de Clermont, en 1095, fut terminé par une sentence du concile de Nîmes, en 1096. Chacune des deux abbayes s’efforçant de produire des titres plus respectables que sa rivale, celle de Figeac ne recula devant aucun moyen pour s’assurer le triomphe de sa cause: faux diplôme de Pépin le Bref, fausses bulles de plusieurs papes. En outre elle exhiba une chronique fabuleuse, fondée sur ces pièces fausses et pleine des récits les plus /91/ merveilleux. Les faits qu’elle raconte vont jusqu’à 1096, l’année même de la sentence définitive. De leur côté, les moines de Conques rédigèrent leur Chronique à la même époque, et très probablement pour répondre à celle de leurs rivaux. Ils se crurent obligés de renchérir sur l’antiquité des origines de Figeac. Il faut dire, à leur louange, que l’on n’a point à leur imputer les falsifications audacieuses dont leurs adversaires se rendirent coupables. Mais l’exagération dans les récits de leurs origines n’étant pas un crime, ils en usèrent sans scrupule.

Quel est le rédacteur présumé de cette chronique? Précisément à cette époque, un moine de Conques venait d’écrire la seconde partie du Livre des miracles de sainte Foy, de retoucher le texte de sa Passion dans son style et sa forme, et de rédiger très probablement le récit de la translation en prose, comme nous le montrerons plus loin (1). On est donc amené à se demander si ce moine lettré, chargé par l’abbé des rédactions de tout ce qui intéressait le monastère, n’aurait pas écrit aussi notre Chronique. Ce qui tendrait à le faire croire, c’est la conformité du style de cette dernière, dans son texte le plus ancien, avec les autres écrits du moine. « Le style de ce morceau, dit M. Desjardins, a les mêmes allures qu’un récit de la translation (2) », que nous savons être du xie siècle.

Quelle est; la valeur de cette Chronique? Nul, dans ces derniers temps, ne l’avait discutée, pas même dom Martène qui a reproduit une partie du document. Le Gallia Christiana se borne à dire qu’elle contient un grand nombre de choses non certaines. Les Bollandistes la citent avec des réserves. De Gaujal en reproduit la partie narrative, sans l’apprécier; il dédaigne de reproduire le catalogue des abbés, qu’il trouve rempli d’erreurs. M. Desjardins, le savant éditeur du Cartulaire, exprime un sentiment tout opposé à celui de de Gaujal. Il admet pleinement le catalogue des abbés; quam à la partie narrative des origines de l’abbaye, il la trouve invraisemblable et ne lui reconnaît aucune valeur.

Le cardinal Bourret est d’un avis contraire (3). Il discute longuement la partie narratiye de la Chronique, et conclut en lui attribuant une valeur traditionnelle sérieuse et en affirmant que l’histoire doit en tenir compte. Dans notre étude sommaire, nous ne pouvons suivre l’auteur à travers tous les développements où il entreprend de réfuter en détail les invraisemblances que l’on a opposées au récit. Si dans cette thèse il montre que la Chronique /92/ n’offre aucun élément en opposition directe avec les données de l’histoire générale, il ne démontre pas suffisamment la vraisemblance de la floraison merveilleuse d’une abbaye dont l’histoire ne fait aucune mention, du ive au viiie siècle. Puis, signalant dans le trésor de Conques les restes d’anciens reliquaires antérieurs au viiie siècle, il s’attache à démontrer que ces débris sont l’indice de l’existence, avant le viiie siècle siècle, d’un centre religieux à Conques. Mais ces fragments sont-ils des restes de reliquaires indigènes, ou sont-ils venus d’ailleurs, comme les gemmes antiques de la statue d’or de sainte Foy? Rien de plus incertain, pour ne pas dire davantage; et toute la force de la démonstration repose sur cette incertitude.

Avant de livrer nos conclusions, voici ce que l’on peut donner comme historique au sujet des origines du monastère. Nous le puisons dans deux chartes, l’une de Louis le Débonnaire, de l’an 819, l’autre de Pépin d’Aquitaine, de l’an 838.

« Un saint homme, que l’on nommait Dadon, favorisé des grâces divines, se rendit célèbre, de nos jours, par sa piété et ses vertus. Soupirant après une vie plus calme et souhaitant de contempler dans la retraite combien le Seigneur est doux, il trouva, dans le Rouergue, sur les bords du Dourdou, un lieu nommé Conques, qu’il jugea favorable à son dessein. Là s’étaient réfugiés auparavant quelques chrétiens fuyant les Sarrasins; ils y avaient élevé un petit oratoire. Les barbares ravagèrent ce pays presque tout entier et le laissèrent désert. Le saint homme se livra à un pénible travail des mains, et employa tous ses soins et tous ses efforts à défricher cette terre et à y disposer un séjour plus convenable pour la vie contemplative. Or, peu après, un homme plein de piété, nommé Médraldus, vint se retirer dans le même lieu, et vécut avec Dadon. L’éclat de leurs vertus brilla au delà de ce désert; la renommée de leur sainteté se répandit dans les pays voisins. Alors plusieurs autres, se sentant attirés à la même vie contemplative, résolurent de l’embrasser comme eux. Désireux d’imiter les exemples des deux solitaires, ils se soumirent à leur conduite. La troupe pieuse s’accrut peu à peu, et ils élevèrent dans ce lieu une église dédiée au Saint-Sauveur, Notre-Seigneur Jésus-Christ (1). » –« Le saint homme Dadon reçut du comte Gibert – Guibert, comte de Rouergue – donation du lieu qui s’appelle Conques et qui appartenait au fisc royal, pays désert et ravagé par les Sarrasins. Il y fonda et y construisit un monastère et d’autres édifices et y forma, sous la règle religieuse, une congrégation de moines (2). »

Le récit de la translation de sainte Foy, dont la version rythmée remonte /93/ au xe siècle, comme nous le verrons (1), s’exprime de la manière suivante: « Dans le lieu de Conques, une église avait été fondée primitivement. Les Sarrasins la détruisirent de fond en comble. Quelque temps après, un saint homme, nommé Dadon, y vécut en ermite. A sa prière, le roi Charles consentit à relever le monastère. » Le récit en prose de la translation, écrit au xie siècle, ajoute: « Les Sarrasins détruisirent le monastère, et avec lui périrent les chartes royales octroyées en sa faveur. Quelques années plus tard, sur l’ordre de l’empereur Charles, son fils Louis [le Débonnaire] le rétablit dès les fondements et renouvela ses privilèges par de nouveaux rescrits. »

On le voit, ces anciens récits passent absolument sous silence les antiquités reculées alléguées par la Chronique. Il reste cependant acquis que les Sarrasins avaient dévasté le pays de Conques. Or, dit le cardinal Bourret, qu’est-ce qui pouvait attirer ces hordes pillardes dans un tel pays, si ce n’est un établissement de quelque prospérité? On pourrait répondre que les Sarrasins étaient attirés à Conques par la nécessité de trouver un lieu propice pour s’y retrancher fortement, comme l’aigle établit son aire dans des rochers inaccessibles d’où il s’élance pour fondre à l’improviste sur la proie des régions plus fertiles. Telle était justement, nous le savons, la tactique des Sarrasins. Et alors même que l’observation du cardinal serait fondée, elle n’étendrait pas sa portée à une époque bien reculée.

Citons un texte du ixe siècle, tiré du récit d’Ermold le Noir, dont nous parlerons tout à l’heure: « Ce lieu de Conques, asile des bêtes sauvages, était resté inconnu à l’homme... C’est Louis [le Débonnaire] qui a fait ouvrir le chemin qui a rendu ce lieu accessible... Un certain religieux, nommé Datus [Dadon], est, dit-on, le premier qui vint l’habiter [au milieu du viiie siècle]. » Ce texte ne laisse guère de probabilités en faveur de l’existence d’un monastère de quelque importance à Conques, avant le milieu du viiie siècle.

Ajoutons que, dans les deux récits de la translation et dans les deux chartes dejà citées, il n’est fait aucune mention des établissements religieux qui auraient existé avant le milieu du viiie siècle; ce silence est significatif, car ces documents entreprennent de présenter un précis de l’histoire des premiers temps de l’abbaye. Pas un seul mot au sujet de si glorieux souvenirs! L’histoire, elle aussi, n’a pas une seule mention pour un monastère si florissant et dont nos rois, de Clovis à Pépin le Bref, se seraient occupé! Tout cela n’est pas pour raffermir les origines lointaines de la Chronique.

Après cet exposé sommaire de l’état de la question, nous croyons, avec /94/ le cardinal Bourret, que l’incertitude planera toujours sur des faits aussi reculés et si peu documentés (1); mais d’autre part il serait trop radical de rejeter en bloc la Chronique tout entière. La partie qui concerne les événements postérieurs à la première moitié du viiie siècle peut être retenue, du moins pour le fond. Quant à la partie antérieure, elle n’a pas de valeur historique. Tout au plus pourrait-on admettre que ces solitudes profondes ont été le séjour de quelques ermites; mais l’exagération a défiguré ce qu’il peut y avoir eu de réel.

L’histoire certaine de Conques ne commence donc qu’avec les invasions des Sarrasins. Or les annales de cette époque nous apprennent qu’un parti de ces barbares, détaché de l’armée vaincue de Zama et commandé par Ambiza, se rendit maître de la ville de Rodez, en l’an 725 (2). Il en fut chassé, la même année, par Eudes, duc d’Aquitaine (3). Dans sa fuite il se divisa en deux bandes, dit le Cartulaire des Cordeliers de Villefranche; l’une se dirigea sur Conques, et l’autre sur Saint-Antonin (4). Les traditions et les monuments locaux, à Conques, ont gardé le souvenir de l’occupation des Sarrasins. Sur les bords de l’Ouche, en face de Conques, on voit un lieu nommé encore Camp-maury, camp des Maures; il est mentionné dans un acte de la fin du xve siècle (5).

Voici à ce sujet une tradition immémoriale recueillie par l’historien Bosc. Les Sarrasins, après s’être rendus maîtres de Conques, voyant combien il leur serait avantageux de se retrancher dans ce pays de difficile accès, élevèrent, non loin de Conques et en amont, près des bords de l’Ouche, une forteresse sur un rocher aigu et inexpugnable, nommé Roqueprive, où; l’on ne pouvait aborder que par un pont-levis appuyé sur la dent d’un roc voisin. On voit encore les profondes entailles pratiquées dans le roc et des vestiges de constructions. Peut-être même y existait-il dejà quelque fortification; car, au pied du rocher, l’on a découvert des fragments de poteries gauloises. Les barbares avaient enlevé une jeune fille des environs et la forçaient de lés servir dans ce repaire. Celle-ci, entretenant des intelligences secrètes avec les habitants du voisinage, les avertit qu’ils pourraient facilement s’emparer du fort, à une certaine heure où ses maîtres avaient coutume de dormir. Elle convint avec eux de leur donner pour signal une étoffe blanche qu’elle ferait flotter à une fenêtre. Ils profitèrent de l’avis, approchèrent en silence de la forteresse dès qu’ils /95/ aperçurent le signal, surprirent les Sarrasins, incendièrent leur repaire et firent périr tous ces barbares dans les flammes (1).

Le récit plus détaillé de la fondation définitive du monastère de Conques nous a été transmis par un contemporain, qui vivait vers l’an 825, Ermold le Noir, Ermoldus Nigellus, dans un poème latin en l’honneur de Louis le Débonnaire (2). « Il est un lieu renommé dans les fastes de la religion; je vais en célébrer la gloire. Le roi Louis le Débonnaire, le premier, lui a donné le nom de Conques. Autrefois l’asile des bêtes fauves et des oiseaux mélodieux, ce lieu était resté inconnu à l’homme que rebutait son aspect sauvage. Aujourd’hui on y voit briller une troupe de pieux frères, adorateurs du Christ, dont la célébrité s’étendit bientôt au loin jusqu’aux cieux. Le monastère qui les renferme, le religieux monarque l’a construit de ses dons, en a posé les fondements, l’a comblé de biens et s’est fait un devoir de l’honorer spécialement. Il est situé dans une profonde vallée que baigne une rivière bienfaisante et que couvrent des vignes, des arbres fruitiers et tout ce qui sert à la nourriture de l’homme. C’est le roi Louis qui a fait tailler le roc, à force de travail et de bras, et ouvrir le chemin qui a rendu ce lieu accessible.

« Un religieux, nommé Datus [Dadon], est, dit-on, le premier qui vint l’habiter. Pendant qu’il vivait encore avec sa mère sous le toit de ses pères, jusqu’alors échappé à la rage des ennemis, voilà que tout à coup les Maures répandent un effroyable désordre et ravagent de fond en comble la contrée du Rouergue. Dès qu’ils se sont retirés, chacun des fugitifs court revoir sa maison et reprendre possession de ce qui lui a été laissé. Datus apprend que les dépouilles de sa maison sont la proie des barbares et que sa mère elle-même est leur captive. Aussitôt, plein de fureur, il équipe son coursier, saisit ses armes, réunit ses compagnons d’infortune, se met à leur tête et se jette à la poursuite des ravisseurs. Il trouve les Maures retranchés avec leur butin derrière des remparts inexpugnables où ceux-ci bravent l’attaque de Datus, sa vance et ses menaces. L’un d’eux l’interpelle du haut des murs et lui adresse d’une voix moqueuse ces cruelles paroles: « Sage Datus, dis-nous, je t’en conjure, quelle cause t’amène avec tes compagnons vers notre camp? Si tu veux nous donner sur le champ le beau coursier sur lequel tu chevauches couvert de ton armure, nous te rendrons en échange ta mère et les autres dépouilles qu’on t’a enlevées. Si tu refuses, nous ferons périr ta mère sous tes yeux.

/96/ « Fais donc périr ma mère; peu m’importe, s’écria le guerrier insensé de fureur, mon coursier ne sera jamais à toi, misérable; il n’est pas fait pour recevoir un frein de ta main. » Aussitôt le barbare fait monter la mère de Datus sur les remparts et la soumet à d’horribles tortures. Il lui coupe les seins, puis lui tranché la tête et jette au fils le cadavre mutilé et sanglant: Tiens, dit-il, voilà ta mère. »

« L’infortuné, partagé entre la fureur et la douleur, flotte incertain entre mille projets divers; il brûle de venger ce crime; mais il n’est pas en force. Triste et l’esprit égaré, il fuit loin de ce funeste lieu. Il renonce à tout afin de revêtir une armure plus sûre pour son salut, et fixe sa demeure dans cette solitude. D’autant plus dur pour lui-même qu’il s’était montré inhumainement insensible à la mort de sa mère, il embrasse le service du Christ. Longtemps, plein de mépris pour le monde, il se livra aux pratiques d’une rude pénitence. La renommée de sa sainteté parvint jusqu’au roi Louis. Ce prince fit venir l’ermite dans son palais. Là le prince et l’homme de Dieu, tous deux égaux en piété, passent leurs journées dans de pieux entretiens, se concertent ensemble et préparent la fondation du monastère de Conques. C’est ainsi que ce lieu, qui n’était naguère que le repaire des bêtes sauvages, est aujourd’hui un champ de moissons agréables à Dieu. »

L’époque de la fondation du monastère par Dadon peut être fixée entre 790 et 795. Louis le Débonnaire, en effet, était alors roi d’Aquitaine, du vivant même de Charlemagne, son père. Or il n’était âgé que de trois ans lorsqu’il reçut de son père, en 781, la couronne d’Aquitaine. Il n’a donc pu concourir à la fondation de Dadon avant l’âge de douze à dix-sept ans. D’autre part cet établissement ne peut être placé à une époque postérieure, car Dadon abandonna, en 801, d’après la Chronique, le gouvernement de l’abbaye dejà formée.

La solitude offrait à Dadon plus d’attraits que la vie commune. Il laissa à Madraldus, en 801, la direction de l’abbaye. « Favorisé des grâces divines, dit la Chronique, saint Dadon devint illustre par sa religion et sa sainteté. Recherchant le calme de la solitude, il fonda le lieu de Grandvabre (1), qui était propice à son dessein, et y releva un antique oratoire. » Il y mourut avant l’an 819 (2). « Son corps, dit la Chronique, repose dans l’église de Grandvabre. » Le Pouillé de Conques assure qu’il « est enseveli devant la porte de l’église de Notre-Dame », petite église située au-dessous de celle de la paroisse, et qui s’élève sur l’emplacement de l’oratoire que Dadon fit reconstruire.

Il semble que le fondateur de l’abbaye est représenté sur le tympan du /97/ portail de l’église de Conques. A la droite du souverain Juge, l’on voit la sainte Vierge, puis l’apôtre saint Pierre, les deux patrons primitifs de l’abbaye et, à la suite, un troisième personnage, vieillard à longue barbe, appuyé sur un bâton, comme un ermite. Ce serait Dadon. Ce qui le fait supposer c’est que, derrière lui, vient un abbé menant par la main un empereur, dans lequel on reconnaît Charlemagne à son sceptre, et, à la suite, des moines portant les châsses données par le prince (1).

Primitivement les moines de Conques avaient vécu « ainsi que Dieu les inspirait, selon diverses règles et institutions », dit le Pouillé de Conques; mais Louis le Débonnaire, qui aimait à visiter le monastère, aurait obligé les religieux, d’après le même Pouillé, à embrasser la règle de saint Benoît, vers l’an 820. Cependant une charte de l’an 801 (2) nous montre cette règle dejà établie à cette époque.

Dans l’état des charges des monastères de France, dressé en 817, Conques est désigné parmi ceux qui sont exemptés de l’impôt et du service militaire (3).

Le monastère prospéra lentement, durant le premier siècle qui suivit la fondation; ce fut comme l’enfance de l’abbaye. Vers l’an 880, il se produisit un événement qui changea sensiblement ses destinées: la translation à Conques du corps de sainte Foy. Les miracles opérés par la célèbre thaumaturge attirèrent à Conques les pèlerins et les donations. Cependant, durant un siècle encore, le mouvement des pèlerins et le nombre des donations n’eurent rien de bien extraordinaire. Tout à coup, vers 980, éclata un miracle inouï qui eut un retentissement prolongé dans la France et l’Europe entière: la guérison de l’aveugle Guibert, dont les yeux arrachés furent reformés à nouveau (4). L’historien des miracles nous apprend que les pèlerins accoururent de toutes les contrées, non seulement pour vénérer sainte Foy, mais encore pour visiter l’aveugle guéri.

Dès lors le mouvement se précipite, les prodiges les plus extraordinaires éclatent, comme une flamme longtemps contenue les donations affluent de tous côtés; les moines se multiplient, le monastère s’élargit et se reconstruit; une vaste basilique, monument admirable, s’élève dans ce lieu si sauvage. Tout se transforme sous la baguette magique de cette bienfaisante sainte. L’abbaye apparaît dans l’éclat de sa jeunesse et de sa force; le xie - xiie siècle semble avoir été l’ère de son apogée.

Parmi les personnages remarquables produits par le monastère, citons saint /98/ Georges, d’abord élève de l’école des moines, puis leur confrère et, plus tard, en 862, collaborateur d’Adalgise dans la fondation de l’abbaye de Vabres, enfin évêque de Lodève en 877 ou 880. On conserve encore à Conques des reliques de ce saint, contenues dans un reliquaire en forme de bras terminé par une main bénissante. Deux abbés de Conques, Etienne et Bégon, devinrent, au xe siècle, évêques de Clermont.

Au xie siècle, Didon d’Audouque (Andoca), de l’Albigeois, donna à sainte Foy de Conques son fils unique Pierre. Cet enfant fut élevé sur le siège de Pampelune, en Espagne, et exerça « une grande influence à la cour des rois de Navarre et d’Aragon. Il assista aux conciles qui se tinrent à cette époque, dans le midi de la France, notamment à Toulouse, où il périt dans une sédition, en 1114. C’était un prélat lettré (1) »; sa mémoire est en vénération.

Le monastère de Conques, à cette époque, était, comme tant d’autres, une école florissante, ouverte à quiconque était désireux de s’instruire (2). L’œuvre du moine de Conques, continuateur du Livre des miracles, nous offre le spécimen d’une culture plus raffinée que celle de son siècle; on trouve dans ses écrits des héllénismes qui sont en avance sur la Renaissance. Cette dernière particularité s’explique par les relations fréquentes de l’abbaye avec l’Orient. Nombreux étaient les moines de Conques qui entreprenaient le pèlerinage de la Terre Sainte (3). Sainte Foy opérait des miracles jusqu’en Syrie, et ses prodiges retentissaient jusqu’à la cour des empereurs de Constantinople (4). Elle avait même un oratoire sur les rives de l’Euphrate (5).

Mentionnons aussi en passant le goût des moines pour la poésie. Le grave Bernard d’Angers dut intercaler plusieurs fois des pièces de vers latins dans sa prose, à la prière instante, dit-il, des moines (6). Son continuateur, le moine anonyme, les semait à profusion avec les héllénismes. Mais c’est surtout dans les pièces liturgiques à l’honneur de leur illustre sainte que les moines ont exercé leur talent pour la poésie. Il y règne un parfum de naïve piété, de tendresse émue, un charme des plus touchants. Les pièces d’orfèvrerie du reliquaire, le tympan de l’église, les linteaux des portes, les sceaux de l’abbaye étaient décorés d’inscriptions en vers léonins de bonne facture.

Sainte Foy ne se contentait pas, à la façon d’une charmante muse, d’inspirer les poètes; elle suscitait aussi les artistes, car elle aimait les magnifi- /99/ cences du culte, nous l’avons vu. Quel poème que la basilique qui lui fut consacrée! Tous les arts y rivalisent à l’envi. Des moines assurément ont dirigé cette construction qui compte peu d’égales dans son genre. Le dernier chapitre du Livre des miracles nous montre le moine Saluste travaillant à la construction de l’église. Un autre nous apprend le nom d’un moine, Déodat, qui bâtissait des églises (1). Une charte (2) ajoute que ce moine était appelé dans le Bazadais pour y élever une église en l’honneur de sainte Foy.

Le trésor de Conques, tel qu’il nous a été conservé, fait l’admiration des archéologues par la perfection et l’originalité de ses pièces d’orfèvrerie. Le Livre des miracles nous autorise à penser que l’atelier de fabrication de ces pièces si élégantes se trouvait dans le monastère même (3). Les moines devaient en diriger les travaux, si même ils ne les exécutaient pas person nellement.

Nous ne savons si jamais sainte a témoigné autant de goût pour la magnificence et les arts. Quand elle apparaissait, c’était toujours dans une parure des plus élégantes et des plus riches, en vraie dame gallo-romaine. C’est elle qui quêtait pour la célèbre table d’or du grand autel. Elle donna l’impulsion à ce mouvement littéraire et artistique qui était en avance sur son siècle.

Les travaux manuels furent aussi l’une des principales occupations des moines, surtout dans les commencements. Les religieux défrichèrent ce pays /100/ sauvage, ces forêts incultes, et apprirent aux habitants de la contrée à conquérir, par de rudes labeurs, quelques récoltes disputées aux rochers et aux bois (1).

[Note a pag. 87]

(1) Pagus Ruthenicus, pays du Rouergue, chef-lieu Rodez, Ruthenae. Le Rouergue, qui était d’abord une partie de l’Aquitaine Ire, constitua plus tard l’extrémité orientale de la Guienne; c’est aujourd’hui le département de l’Ayeyron. Torna al testo ↑

[Note a pag. 88]

(1) Cf. Cartul. de Conques, nº 108. Torna al testo ↑

(2) D’après la Chronique de Conques, la vallée rocheuse aurait porté le nom de Conques dès le vie siècle. Mais le poème d’Ermold le Noir, dont nous parlerons plus loin, nous apprend que ce nom lui fut donné par Louis le Débonnaire lui-même, à la fin du viiie siècle. La Chronique et le récit en prose de la translation assurent que le motif de cette dénomination se tire de la conformation du lieu, ad instar conchae, en forme de conque. « Le monastère de Conques, dit le récit de la Translation, entouré de tous côtés par des montagnes abruptes, tire de sa position l’origine de son nom. » C’est dans le même sens que ce mot paraît avoir été employé par saint Colomban. Ce saint avait établi une colonie monastique à Brigantium, sur les bords du lac de Constance; mais quelques moines ayant été massacrés par des voleurs, Colomban rassemble ses frères pour émigrer plus loin et leur dit: « Nous avions trouvé une conque d’or; mais elle était pleine de serpents. » (Ozanam, La civilisat. chrét. chez les Francs, p. 271) – Les armes parlantes de la ville de Conques étaient: de gueules à un pairie d’argent accompagné de trois coquilles (conques) de même, deux en chef et une en pointe. Torna al testo ↑

(3) Cahors. Torna al testo ↑

(4) Voir plus bas, p. 44. Torna al testo ↑

[Note a pag. 89]

(1) Une tradition, recueillie par l’historien Bosc, aurait conservé le souvenir de ce grand massacre. On montre encore dans la vallée, sur les hords du Dourdou, à un kilomètre environ en amont, une petite prairie, connue sous le nom de Pré des moines, qui aurait été le théâtre de cet événement. Tout près de cette prairie, se trouve le roc dit du Portier, à pente abrupte de tous les côtés, où l’on a recueilli quantité de débris antiques. Torna al testo ↑

(2) Umbilicum et circumcisionem. Torna al testo ↑

(3) Circumcisionem. Torna al testo ↑

[Note a pag. 90]

(1) Bibl. Nation., fonds Doat, ms. fr. 143. – Elle a été reproduite dans sa première partie par de Gaujal (Etudes histor. sur le Rouerg., t. IV, p. 391); la seconde partie, la liste chronologique des abbés, a été publiée, en 1717, par dom Martène (Thésaurus anecdotorum, t. III). Torna al testo ↑

(2) Lat. 5456. Torna al testo ↑

(3) In-4º. 1895, Carrère, Rodez. Torna al testo ↑

[Note a pag. 91]

(1) Voir les Etudes critiques, p. 418. Torna al testo ↑

(2) Essai sur le cartul. de Conques, dans la Bibl. de l’Ecole des chartes, t. XXXIII, 1872, p. 2. Torna al testo ↑

(3) S. Martial, p. 236 et suiv. Torna al testo ↑

[Note a pag. 92]

(1) Cartul. de Conques, nº 580. Torna al testo ↑

(2) Id., nº 581. Torna al testo ↑

[Nota a pag. 93]

(1) V. les Etudes critiques, p. 417. Torna al testo ↑

[Note a pag. 94]

(1) La Chronique mérite d’être « gardée soigneusement jusqu’à de nouvelles découvertes. » S. Martial, p. 267. Torna al testo ↑

(2) Le Cointe, Annales ecclésiast., an. 725. – Cf. Bosc et de Gaujal. Torna al testo ↑

(3) Fleury, Hist. ecclésiast., liv. 42. Torna al testo ↑

(4) Mém. de la Soc. des Lett. de l’Aveyron, t. XIII, p. 43. Torna al testo ↑

(5) C. Couderc, Les privilèges municipaux de Conques. Torna al testo ↑

[Note a pag. 95]

(1) Bosc, Mém. sur l’hist. du Rouergue, 1879, p. 384. Torna al testo ↑

(2) Cette pièce, trouvée dans les archives de Vienne, en Autriche, fut publiée au siècle dernier par Muratori. Elle est reproduite par dom Bouquet et par Migne. Elle a été traduite par Guizot dans le tome IV de la Collecl. des Mém. relatifs à l’hist. de France. Torna al testo ↑

[Note a pag. 96]

(1) A 7 kilomètres de Conques, près du Confluent du Lot et du Dourdou. Torna al testo ↑

(2) Cartul. nº 530. Torna al testo ↑

[Note a pag. 97]

(1) Voir au chapitre suivant, p. 32. Torna al testo ↑

(2) Cartul., nº 1; cf. nº 580. Torna al testo ↑

(3) Mabillon, Annal. ord. S. Bened., , t. II, p. 438, – Cf. Cartul., p. VI. Torna al testo ↑

(4) Lib. mirac, l. I, c. i. Torna al testo ↑

[Note a pag. 98]

(1) Cartul., p. XXX. Torna al testo ↑

(2) Id. Torna al testo ↑

(3) Cartul., p. XXXI. – Lib. mirac. l. II, c. iii et IV. Torna al testo ↑

(4) Lib. mirac. p. 239. Torna al testo ↑

(5) Id.; Torna al testo ↑

(6) Lib. mirac. l. I, c. vi et VII. Torna al testo ↑

[Note a pag. 99]

(1) Liv. IV, c. xxi. Torna al testo ↑

(2) Cartul., nº 50. Torna al testo ↑

(3) Liv. I, c. xxv. Torna al testo ↑

[Note a pag. 100]

(1) Une tradition purement verbale assure que les moines de Conques desséchèrent la fertile plaine de Saint-Cyprien, qui n’était, paraît-il, qu’un lac à la saison des pluies, et un marécage empesté dans les autres temps. A cet effet, ils auraient tranché la chaussée naturelle formée par le détroit de Sagnes (Sagnes, marécage), dont le rocher exhaussait le lit du Dourdou. Le territoire de Sagnes avec les trois églises de Verneducium (Le Verdus, près Saint-Cyprien) fut donné aux moines en 883. (Cartul. nº 4.) Torna al testo ↑