Bouillet Servières
Sainte Foy
Vierge et Martyre

Deuxième partie
Conques

Chapitre II
L’église et le cloître

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I. Conques et l’école auvergnate

Quand l’abbé Odolric, qui gouvernait l’abbaye de Conques après 1030, et qui est cité pour la dernière fois dans une pièce datée de 1065, posa la première pierre de l’église actuelle, une école d’architecture romane était depuis peu constituée en Auvergne. De Roanne au Vigan, d’Ussel à Chamalières, dans cette vaste région où se dressent les montagnes d’Auvergne et où le Tarn, le Lot, la Dordogne, l’Allier, la Loire, l’Hérault prennent leur source, s’élevaient dejà ou surgissaient depuis quelques années un certain nombre d’églises dont les caractères communs « distinguent clairement l’école auvergnate de toutes les autres, et l’ont signalée une des premières à l’attention des archéologues (1). » Avant Notre-Dame du Port de Clermont, se construisaient les églises d’Issoire, de /126/ Saint-Nectaire, d’Orcival, d’Ebreuil, et même, en dehors de la région, de Saint-Etienne de Nevers.

M. Berthelé, l’infatigable archiviste de Montpellier et archéologue distingué, a cru pouvoir affirmer que les moines de l’abbaye bénédictine de la Chaise-Dieu ont été de fervents bâtisseurs, et qu’ils ont beaucoup contribué à la diffusion, même à de très grandes distances, des formes d’architecture et de sculpture familières au pays d’Auvergne. Ils n’auraient fait en cela que suivre l’exemple qui leur avait été donné par saint Robert, qui fonda vers 1045 la Chaise-Dieu, dont il fut le premier abbé, et qui répara ou reconstruisit une cinquantaine d’églises (1). Dans les trois provinces où M. Berthelé a spécialement étudié l’action et l’influence des moines de la Chaise-Dieu, en Poitou, en Saintonge et en Languedoc, il les a trouvés construisant ou reconstruisant les églises de leurs prieurés dans le style romano-auvergnat. Chacun de ces édifices rayonnait à son tour et fournissait un modèle pour la construction des églises paroissiales elles-mêmes. Malheureusement l’église de la Chaise-Dieu, qui dut servir de type à celles que bâtissaient les moines qui en sortaient, a été complètement reconstruite à une époque postérieure, et il ne reste rien qui puisse nous renseigner sur son style primitif. Des recherches récentes permettent cependant d’affirmer que la seconde cathédrale de Clermont, qui a précédé la cathédrale actuelle, avait été le prototype des églises de la région.

Terminée, sinon en 946, au moins avant 1031, puisque le roi Robert avait pu faire copier son chevet à Saint-Aignan d’Orléans, cette cathédrale était donc plus ancienne que l’église abbatiale de la Chaise-Dieu. Le roman auvergnat existait avant la fondation de la célèbre abbaye par saint Robert, et s’imposait à l’imitation des constructions par des progrès incontestés. Les moines de la Chaise-Dieu, s’ils n’en furent pas les inventeurs, en ont du moins été, comme le prouvent les beaux travaux de M. Berthelé, les apôtres zélés et les propagateurs infatigables.

Pas plus qu’aucun autre style, celui dont il s’agit n’a été inventé de toutes pièces en un seul jour; il s’est formé petit à petit, grâce à l’apport continu d’éléments architectoniques importés de toutes les directions et de toutes les régions, souvent plus éloignées qu’on n’a osé le penser jusqu’à ce jour. Commencé avant la fin du xe siècle, ce travail de perfectionnement s’était continué jusqu’au jour où se termina la cathédrale de Clermont. Alors le style était absolument formé; il fallait qu’il fût bien en possession de lui-même pour se faire connaître et accepter. Les moines de la Chaise- /127/ Dieu l’avaient compris; aussi, quand ils purent rayonner, emportèrent-ils avec eux les méthodes qu’ils avaient eues sous les yeux, qu’ils possédaient à fond et dont ils appréciaient tous les avantages, afin de les appliquer aux constructions nouvelles qu’ils élevaient, même en dehors de leur province (1).

Quoi qu’il en soit, le nouvel arbre, poussant des rameaux jusqu’à Figeac, Espalion et Millau, enserrait la vallée où s’élevait le monastère de Conques. Le modèle de l’église à construire en ce lieu était donc tout indiqué. L’architecte – peut-être ce Bernard dont le nom est modestement gravé dans un angle du transept – n’avait qu’à regarder ce qui se faisait autour de lui, et à s’inspirer de ce qu’il voyait. Il le fit, et joignant aux inspirations des autres ses propres inspirations, il construisit la magnifique église qui nous est restée.

L’école de l’Auvergne « peut passer pour la plus belle école romane: seule elle sut, dès le xie siècle, élever des églises entièrement voûtées et parfaitement solides; aussi le type trouvé, elle ne s’en écarte pas (2). » Le plan le plus généralement adopté est en forme de croix latine. La nef, voûtée en berceau continu, est flanquée de deux collatéraux qui se continuent autour de l’abside sous forme de déambulatoire sur lequel s’ouvrent des chapelles rayonnantes. Ces dernières, ainsi que l’abside, sont voûtées en quart de sphère ou cul de four, tandis que les parties circulaires ont des voûtes d’arête en blocage sans arêtiers. Dans les collatéraux, d’épais arcs doubleaux séparent les travées, voûtées aussi en voûtes d’arête. Au-dessus, court une tribune ou triforium qui déverse dans la nef, par des ouvertures ordinairement géminées, la lumière qui lui arrive par les fenêtres extérieures. Un demi-berceau continu couvre cette galerie et épaule les murs de la nef haute. Les piliers, monocylindriques ou dejà cruciformes, portent des chapiteaux d’une grande richesse et d’une infinie variété. Leur ornementation est inspirée ou par l’imitation large des chapiteaux antiques, ou par la reproduction des entrelacs communs dans l’art oriental, ou par la représentation de scènes historiques, allégoriques ou même fabuleuses. La base des colonnes est la base attique, plus ou moins modifiée selon le degré d’importance donné à ses divers éléments. Elle repose sur un socle dont les angles sont souvent amortis par des griffes.

A l’extérieur, des contreforts, ou carrés ou formés par des colonnes engagées, correspondent aux arcs doubleaux; les corniches et les entablements reposent sur des consoles ou corbeaux dans l’ornementation desquels l’imagi- /128/ nation des sculpteurs se donnait libre carrière. Néanmoins on trouve surtout dans la région qui nous occupe – et c’est là un des traits les plus caractéristiques de l’art auvergnat – des mordillons ou corbeaux qui rappellent par leur forme les copeaux qui tombent sous le rabot du menuisier, ce qui leur a fait donner le nom de mordillons à copeaux. Enfin, un clocher octogone, à deux étages, s’élève ordinairement sur un massif barlong à la croisée de la nef et du transept.

L’ornementation de l’extérieur « est obtenue, dans beaucoup de ces édifices de l’Auvergne, à peu de frais et simplement par le jeu des matériaux et par la diversité de leurs tons. C’est ainsi que nous voyons intervenir dans les tympans des arcatures, dans les frises, sous les corniches et entre les corbeaux, une mosaïque ornée de dessins et obtenue à l’aide de morceaux de pierre blanche, grise et jaune, dont l’effet est très puissant et contribue à donner de la grandeur et de la gaieté à l’extérieur de ces édifices; ils perdent ainsi l’aspect un peu rigide et sévère que leur donnent des ouvertures généralement rares et étroites, ainsi que le système général de construction sur lequel ils sont basés; d’autre part, l’usage de l’arcature, si bien compris pour élégir les murs tout en les décorant, apporte au jeu des façades un puissant élément dont l’architecte auvergnat a su tirer un parti remarquable (1). »

Quand nous aurons signalé encore l’apparition des portails à voussures avec tympans, et des colonnettes engagées dans les angles rentrants de l’ébrasement, nous aurons achevé de donner une idée des éléments qui constituent l’architecture romane de l’Auvergne. De leur réunion résulte la création d’édifices d’aspect robuste et monumental, dû bien moins à une ornementation sobre, qu’à l’heureuse harmonie des proportions.

L’architecte de l’église de Conques n’avait garde de dédaigner l’emploi de moyens si simples, alors que l’effet produit était si grand. Plus hardi cependant que ses devanciers, il eut l’idée de faire tourner les collatéraux et le triforium dans les bras du transept, de sorte que ce dernier avec ses bas-côtés et ses galeries, présentât la même ordonnance que la nef principale. Néanmoins il n’osa exécuter entièrement sa conception, et ce n’est que peu d’années après, que le construrtéur de la basilique de Saint-Sernin, à Toulouse, fit couronner par les collatéraux les extrémités elles-mêmes du transept. Il y a d’ailleurs entre les deux églises des ressemblances si frappantes de plan, d’exécution et de décoratiom sans compter les rapprochements de dates, qu’il est bien malaisé à un esprit attentif de n’y pas soupçonner une commune inspiration. Sainte-Foy de Conques, c’est l’architecture auvergnate en voie de perfectionnement; Saint- /129/ Sernin de Toulouse, c’est le perfectionnement complet. L’une et l’autre appartiennent à cette école languedocienne, dans laquelle s’est créée dans la suite une école restreinte que l’on peut appeler Toulousaine, « parce que Toulouse l’anime plus directement et en est plus exactement le centre géographique (1) ».

Le pape Urbain II, à son retour de Clermont, où il avait prêché la première croisade, consacra, le 24 mai 1096, le chœur de cette dernière église. Le fait est attesté par le pontife lui-même, dans une bulle-privilège de cette même année en faveur de l’abbaye de Saint-Sernin (2). Toutefois, l’église n’était pas terminée à cette date; cela résulte de l’examen de ses parties supérieures. Aucun document conservé ne parle du moment où elle fut commencée. Mais, comme il ne semble pas qu’il y ait eu interruption dans la construction jusqu’à la hauteur des galeries, où les ouvriers commencèrent comme une seconde campagne, le début des travaux ne doit pas être avancé plus haut que l’an 1060. D’ailleurs la légende du chanoine saint Raymond attribue à ce dernier la construction de la basilique, et les années de la pleine activité de ce saint homme vont environ de 1075 à 1110 (3). Or, « d’après le chronographe de l’abbaye rouergate, l’église de Conques était à peu près terminée au moment où l’on posait la première pierre de Saint-Sernin... Odolric [l’àbbé constructeur] est cité pour la dernière fois dans une pièce de 1065 (4). » Sainte-Foy de Conques serait donc antérieure à Saint-Sernin (5), au moins dans certaines de ses parties.

Ne savons-nous pas de plus, par le Cartulaire, que partout où s’établissaient les moines de Conques, ils construisaient des couvents et des églises? « Un document de 1076 environ nous a même conservé les noms de trois de ces moines arcbitectes: Amancius donne deux manses dans le Bazadais à condition que Deusdet, moine, ou Pierre, ou Odolric y construira une église en l’honneur de sainte Foy (6). » Peut-être n’est-il pas hors de propos d’ajouter que, toujours d’après le Cartulaire, l’abbaye de Conques envoya des constructeurs au delà de Toulouse, jusqu’en Espagne, que le plan de Saint-Sernin se représente presque identique dans le plan de la célèbre cathédrale de Saint-Jacques de Compostelle (7), dont la construction fut commencée en 1082, et que l’on retrouve dans les cathédrales de Lugo et d’Orenzo, ainsi que dans les /130/ ruines de Saint-Laurent in Carboeiro, les grands traits qui caractérisent l’architecture auvergnate du xie siècle (1). Ce fait n’a pas lieu de surprendre lorsqu’on sait combien était répandu le culte de sainte Foy, et combien étaient nombreuses, dans l’univers chrétien, les possessions de l’abbaye de Conques.

Nous savons aussi que, des quatre routes qui conduisaient nos pères à Saint-Jacques de Compostelle, et qui se réunissaient à Puente-la-Reina, à quelque distance de Pampelune, la seconde (2), partant du Puy, passait à Conques et à Moissac. Enfin, le Codex, écrit au xiie siècle à l’usage des pèlerins de Saint-Jacques, signale les reliques de Sainte-Foy de Conques parmi celles qu’il faut vénérer au passage (3); et parmi les chapelles de l’église de Compostelle, il s’en trouvait une sous le vocable de notre sainte (4).

[Note a pag. 125]

(1) Ant. Saint-Paul, Hist. monum. de la France, p. 116. Torna al testo ↑

[Note a pag. 126]

(1) Mabillon, Acta sanctorum O. S. B., saec. VI, pars II, p. 96. – Cf. J. Berthielé, Recherches pour servir à l’hist. des Arts en Poitou, p. 72. Torna al testo ↑

[Note a pag. 127]

(1) Sur les origines de l’Ecole romane d’Auvergne, on lira avec fruit la substantielle étude lue par M. H. du Ranquet en 1895 au congrès de la Société française d’archéologie, tenue à Clermont-Ferrand. Torna al testo ↑

(2) Viollet-le-Duc, Dict. d’archtect., tome V, p. 165. Torna al testo ↑

[Note a pag. 128]

(1) Encyclopédie de l’architecture et de la construction, tome II, p. 203. Torna al testo ↑

[Note a pag. 129]

(1) Encyclopédie de l’architecture et de la construction. Art.: École du Languedoc. Torna al testo ↑

(2) V. Cartulaire de Saint-Sernin, publié par M. l’abbé Douais, p. 476. Torna al testo ↑

(3) Cf. la communication faite par M. Auth. Saint-Paul au Congrès des sociétés savantes, tenu en 1899 à Toulouse (Séance du 6 avril, soir). Torna al testo ↑

(4) Cartul. de l’abb. de Conques. Introd., p. XXXIII. Torna al testo ↑

(5) Nous devons à l’obligeance de M. l’abbé C. Douais, alors professeur aux facultés libres de Toulouse, les renseignements relatifs à la date de construction de Saint-Sernin. C’est un devoir de juste gratitude de lui en laisser l’honneur. Torna al testo ↑

(6) Cartul. de l’abb. de Conques, p. XXXIV et nº 50. Torna al testo ↑

(7) V. Revue de l’art chrétien, 1892, p. 433. – Some account of Gothic architecture in Spain, by G. E. Street, p. 40-159. Torna al testo ↑

[Note a pag. 130]

(1) V. Lecciones de Arqueologia sagrada, par le R. M. D. Antonio Lopez Ferreïro. Torna al testo ↑

(2) V. Le Codex de saint Jacques de Compostelle, – Cf. Congrès archeol.de France, IVe session, 1898, p. 258. Torna al testo ↑

(3) Op. cit., cap. VIII. De corporibus sanctorum; quae in itinere sancti Jucobi requiescunt, quae peregrinis ejus sunt visitanda, p. 28. Torna al testo ↑

(4) Cf. Sainte-Foy de Conques, Saint-Sernin de Toulouse, Saint-Jacques de Compostelle, par l’abbé A. Bouillet (Extr. des Mém. de la Soc. des Antiquaires de France 1893, t. LIII). Torna al testo ↑