Bouillet Servières
Sainte Foy
Vierge et Martyre

Livre des Miracles de Sainte Foy
Livre Deuxième

/501/

Ici commence le livre deuxième des miracles de sainte Foy vierge et martyre.

Latino →I.

Second miracle opéré en faveur de Gerbert.

Gerbert, qui avait eu les yeux arrachés, fut guéri de la même manière que Guibert l’Illuminé; nous rappelons au souvenir du lecteur ce fait que nous avons raconté dans le livre précédent. Par une disposition attentive et merveilleuse de la divine Providence, il avait pu constater sur lui-même le miracle qu’il avait tant admiré dans un autre; en voyant en effet Guibert pour la première fois, il l’avait proclamé bienheureux – c’était son expression – pour avoir été l’objet d’un bienfait infiniment plus précieux que toutes les prospérités de ce monde; ce même bonheur, contre toute espérance, il l’avait obtenu lui aussi. Plus tard, de crainte que, trompé par une orgueilleuse présomption, il ne fût tenté de retourner à la dangereuse profession des armes à laquelle il avait renoncé, il perdit, par une disposition de la justice divine, la lumière de l’un de ses yeux précédemment guéris; en sorte cependant que cet œil conserva l’intégrité de sa forme et que l’œil droit ne fut nullement atteint. Nous avons dejà raconté cela et nous avons ajouté que désormais sa vie avait été édifiante et tranquille, sans aucune pensée de retour au monde. La relation exacte de ce miracle nous l’avions recueillie dans notre premier voyage et nous avions noté sommairement, avec les autres récits, tout ce que nous avions vu et entendu; à notre retour dans notre pays, nous avons rédigé cette relation dans une forme plus correcte et plus développée. Quelques années s’écoulèrent, comme je viens de le dire, durant lesquelles je ne suis pas retourné à Conques et je n’y ai adressé aucune missive. Or, dans cet intervalle, Gerbert fut l’objet d’un autre miracle qui ne cède pas au premier.

Un jour qu’il se promenait sur la place de l’église, tenant et agitant de la main, en se jouant, une peau d’agneau, il vit se précipiter furieux vers lui un habitant du bourg, nommé Bernard et surnommé Porcel. Ce dernier, qui avait perdu la /502/ veille un cuir tout semblable, se persuada par erreur que Gerbert le lui avait volé. Echauffé par la boisson, hors de lui, ce misérable sans autre examen accable Gerbert d’insultes, l’accuse d’avoir volé son bien et, sans la moindre preuve légale, tente de venger à l’instant ce prétendu crime. Gerbert, irrité d’une aussi injuste agression – car il y a peu d’hommes qui garderaient leur sang-froid si on les flétrissait même justement – répondit non moins vivement et ne laissa sans réplique aucune des insultes de son adversaire. Ils se donnaient tous deux en spectacle, échangeant dans cette violente altercation des invectives de toutes sortes; enfin ils en vinrent aux coups de poing. La lutte fut d’abord égale de part et d’autre; nul ne reculait, lorsque Bernard, poussé par une violente fureur, s’écarte un moment du lieu du combat pour chercher perfidement une arme. Dans une telle précipitation, comme il arrive ordinairement, il n’eut pas le choix; une broche de cuisine à rôtir lui étant tombée sous la main, il en porte à son adversaire un coup brutal dans l’œil demeuré sain et y enfonce entièrement la pointe de l’instrument. La prunelle est perforée et la violence du coup déchire en lambeaux le reste de l’œil. Enfin les voisins accourus mettent fin à la lutte.

Gerbert, les vêtements couverts de sang et les deux yeux aveuglés, s’empresse de se faire conduire à l’église; là il adresse à grands cris ses plaintes au ciel et invoque l’assistance de sainte Foy. Durant trois mois entiers, il veilla toutes les nuits devant le sanctuaire, lassant tout le monde de ses clameurs infatigables et se répandant en doux reproches contre sainte Foy:

« Sainte Foy, s’écriait-il, patronne de Conques, pourquoi ne protégiez-vous pas l’œil que vous avez autrefois rendu reformé? Pourquoi n’avez-vous pas pris la défense du malheureux que vos bienfaits avaient attaché à votre service? »

Il ne cessait d’exhaler tous les jours ces plaintes ou d’autres semblables, et il arriva ainsi jusqu’aux approches de la tête de saint Michel. Or, la nuit qui précède la veille de cette solennité, sainte Foy apparut en songe à Gerbert et lui dit:

« Demain, après vêpres, joignez-vous à la procession des: moines, devant l’autel de Saint-Michel: c’est là que Dieu vous rendra l’œil. »

Le lendemain, à l’heure indiquée, fidèle à l’avis qu’il avait reçu en songe, l’aveugle accompagna la procession jusqu’à la chapelle de Saint-Michel. Là, pendant le chant de l’antienne qui suit l’Evangile (1), le divin Ouvrier, qui ne connaît rien de difficile, daigna réparer le mal causé à son ouvrage. Ne pouvant tenir plus longtemps contre tant de larmes et de supplications, il reforma une troisième fois l’œil dejà créé à deux reprises. Il le reformera encore une quatrième fois, au jour de la résurrection générale, et cependant, dans cette régénération définitive, cet homme ne recevra pas un plus grand nombre d’yeux que les autres n’en ont reçu de la nature. Gerbert, tournant de tous côtés l’œil qui lui avait été rendu et constatant qu’il voyait clairement les objets qui l’entouraient, retint les cris de joie qu’un événement si heureux était sur le point de lui arracher, se précipita soudain d’une course rapide dans l’escalier de la terrasse qui, à l’entrée du monastère, s’élève au-dessus de la voûte de la chapelle de Saint-Michel, et se jeta, avant tout autre, sur les cordes des cloches. Les serviteurs chargés de la sonnerie le suivent en toute hâte et, sans hésiter sur la nature du prodige qui vient de s’accomplir, mettent en branle le carillon tout entier. Le chœur, de son côté entonne le Te /503/ Deum et chante les louanges de Dieu; les cris de joie, les acclamations éclatent de toutes parts; c’est une allégresse à laquelle nulle autre ici-bas ne se peut comparer.

L’heureux Gerbert, objet de tant de faveurs et de prodiges, mourut peu de temps après; il partage sans nul doute, dans l’éternelle patrie, la félicité sans bornes avec sa glorieuse bienfaitrice qui, sur terre, l’avait retenu près d’elle après avoir refait ses yeux.

Si par cette mort j’ai été privé de voir Gerbert dans mon second pèlerinage, j’ai eu du moins l’avantage, par ia grâce de Dieu, de revoir Guibert, le premier guéri, à qui le miracle dont il a été l’objet a valu le surnom d’Illuminé. Je le trouvai bien vieilli. Et lorsque je me disposai à m’en retourner, il versa d’abondantes larmes sur mon départ:

« Vous me quittez, mon seigneur et mon père, me dit-il; vous avez été mon bienfaiteur et mon conseiller. Je suis avancé en âge, accablé par la vieillesse, et je sais que je vous vois ici-bas pour la dernière fois. Que Dieu et sainte Foy vous récompensent d’être venu de si loin pour recueillir avec tant de soin les miracles de la sainte et les publier dans vos écrits. »

Je baisai alors jusqu’à trois et quatre fois ses yeux, objet d’un si grand miracle, je lui dis adieu et je m’éloignai. Je m’étais attaché à cet homme; mon cœur était aussi serré que celui du père qui quitte ses enfants bien-aimés ou son épouse chérie, pour entreprendre un voyage au delà des mers, dans l’incertitude de les revoir un jèur. Si jamais Dieu m’accorde la faveur de me ramener encore une fois à Conques et de retrouver Guibert vivant, je professe une telle admiration et une si ardente affection pour ce prodige, que j’en rendrai la mémoire impérissable par des écrits pompeux et que je le livrerai à l’admiration de tous les siècles. N’est-ce pas juste? Notre époque perverse a-t-elle jamais pu se glorifier d’avoir ouï parler d’un miracle aussi insigne? Mais il est temps de mettre fin à ces trop longs discours et de nous occuper des autres récits qui nous restent à raconter.

[Nota a pag. 502]

(1) Nous retrouverons plus loin, dans l’office de Bitry, le souvenir de cet usage de chanter une antienne après l’Evangile. Torna al testo ↑