Bouillet Servières
Sainte Foy
Vierge et Martyre

Livre des Miracles de Sainte Foy
Livre Deuxième

/503/ Latino →

II.

Comment Raymond fit naufrage, fut pris par des pirates et emmené dans plusieurs pays étrangers; comment il fut ensuite délivré par le secours de sainte Foy et recouvra ses biens qui lui avaient été enlevés.

Il convient maintenant de raconter ce qui arriva à Raymond, originaire du pays toulousain, seigneur des plus illustres par sa naissance et son opulence, possesseur dans ce même pays du château que l’on nomme vulgairement le Bousquet (1). Ayant entrepris le pèlerinage de Jérusalem, il traversa la plus grande partie de l’Italie et s’embarqua dans le port de Luna (2), célèbre chez les anciens, sur un vaisseau qui devait traverser la Méditerranée; il se proposait ainsi d’arriver par /504/ mer plus rapidement à la ville sainte. Déjà une grande partie de la traversée avait été favorisée par le calme de la mer, lorsque le vaisseau fut assailli par une tempête subite, fit naufrage et se brisa sur un écueil. Le navire fut mis en pièces, le pilote avec l’équipage tout entier fut englouti dans les flots. Seuls Raymond et le fidèle écuyer qui l’accompagnait échappèrent au naufrage. Ce dernier, soutenu par une épave, fut rejeté sur la côte d’Italie.

Persuadé que son maître avait péri dans les flots, il se rendit chez un homme à qui Raymond avait, suivant l’usage des pèlerins, confié une partie de son argent, reprit la somme et rapporta ce dépôt à l’épouse de son maître, en lui racontant ses malheurs et en lui faisant connaître la mort de Raymond. Celle-ci simule d’abord la douleur; mais bientôt, loin de s’abandonner à la désolation et aux pleurs, selon la pratique des épouses vertueuses, elle change de rôle, se pare avec élégance pour attirer les regards des hommes et, variant ses parures, elle suscite sans retenue les recherches de divers prétendants. Enfin elle s’attache à celui qui lui paraît le plus distingué, au gré de son caprice; elle lui donne le château; elle lui aurait même abandonné le reste de son bien et, aveuglée par sa passion insensée, elle aurait dépouillé de leur héritage paternel les filles qu’elle avait eues de Raymond; mais un vieil ami de ce dernier, nommé Hugues Excafridus, prit en mains leurs intérêts contre les entreprises de leur mère et réussit, par son autorité et son habileté, à les soustraire à l’humiliation de la privation de leur dot, en faisant saisir et en détenant pour elles la moitié des biens paternels, augmentés d’une somme d’argent, à la réserve du château. Il ne tarda pas à les marier; il donna les deux sœurs pour épouses à ses propres fils.

Revenons à Raymond. Il avait saisi une épave du navire, et fut entraîné, non vers les côtes d’Italie, mais vers celles d’Afrique. Il invoquait sans cesse l’intercession de sainte Foy et avait constamment son nom à la bouche. Trois jours dejà s’étaient ainsi écoulés, et il n’avait rencontré ni homme ni monstre; marin; mais il était tellement épuisé, brisé par la fureur de la mer, qu’il ne lui restait plus d’autre sentiment que l’instinct de la conservation, commun avec les bêtes. Tout à coup il tombe au milieu d’une flotte de galères montées par des pirates du pays de Turlande (1) et abondamment pourvues d’un grand appareil de filets de guerre, de traits, de flèches, de boucliers et d’autres armes. Ces barbares, qui couraient avec ardeur à la recherche d’une proie, avaient, ce jour-là même, consulté le sort et reçu pour réponse qu’ils en trouveraient une sans tarder. En effet ils font la rencontre du naufragé, le recueillent et l’assaillent de cris sauvages en lui demandant quelle est sa naissance et sa condition. S’ils ne s’occupèrent pas de son argent, c’est qu’ils virent bien qu’il avait tout perdu dans le naufrage. La violence des flots, comme je l’ai dit, lui avait presque fait perdre le sens; il avait presque oublié qui il était; il ne put donc répondre un seul mot; il n’avait d’ailleurs jamais appris leur langue et il ignorait leurs mœurs. Les pirates, ayant terminé leur course, retournèrent dans leur pays. Là ils interrogèrent de nouveau le captif; celui-ci, dejà remis par la nourriture et le repos, répondit qu’il était chrétien, mais il leur cacha la noblesse de sa naissance et de sa condition, et se fit passer pour agriculteur. On lui mit donc une bêche entre les mains et on lui ordonna de travailler. Ce labeur lui était inconnu et ses mains étaient trop délicates; aussi cet homme de condition libérale s’acquitta /505/ maladroitement de sa tâche, et les barbares le maltraitèrent inhumainement et l’accablèrent de coups.

Il fut alors forcé de se faire connaître et d’avouer qu’il n’avait jamais exercé d’autre profession que celle de l’art militaire. Aussitôt ils le mettent à l’épreuve et lui reconnaissent une très grande habileté dans le maniement des armes. Entre autres pratiques de cet art, il montra qu’il savait si adroitement s’abriter sous les armes et se couvrir du bouclier, qu’il se rendait comme invulnérable. Les barbares, à cette vue, le font entrer dans les rangs de leur armée et le conduisent dans un grand nombre d’expéditions. Il y eut bientôt acquis un tel renom qu’on l’honora d’un grade élevé. Mais, dans une bataille contre les Barbarins (1), ces derniers, restés vainqueurs, mirent à mort ou firent prisonniers leurs ennemis, et Raymond fut captif pour la seconde fois. Ses nouveaux maîtres, après l’avoir éprouvé, le traitèrent, eux aussi avec honneur et le conduisirent dans divers combats. A la fin, ils furent mis en déroute par les Sarrasins de Cordoue (2), dont Raymond devint le prisonnier. Ceux-ci éprouvèrent aussi sa valeur et son habileté en maintes occasions; ils se félicitèrent avec enthousiasme d’avoir à leur service un chevalier si vaillant, car avec lui toutes leurs expéditions étaient couronnées de succès. Mais parfois le succès inespéré dont on se vante avec forfanterie est suivi, comme d’un châtiment, par un revers imprévu. Dans un combat contre les Arabes, ils demeurèrent vainqueurs, mais ils perdirent ce fameux chevalier, qui tomba entre les mains de l’ennemi.

Enfin la guerre éclata entre les Arabes et Sanche, comte de Castille, prince très puissant, guerrier des plus habiles. Celui-ci, soutenu par un secours manifeste du Christ tout-puissant, infligea à ses ennemis une terrible défaite (3) et leur enleva non seulement Raymond mais encore une multitude de prisonniers chrétiens. Tous ces noms bizarres de peuples ne semblent plus être les noms primitifs; l’ignorance ou la négligence en ont fait oublier la plupart ou les ont transformés en appellations barbares. Sanche, ayant appris que Raymond était chrétien et ayant eu connaissance de la noblesse de son origine, fut saisi d’admiration au récit de ses aventures extraordinaires, le combla de présents et lui rendit la liberté ainsi qu’aux autres chrétiens. Avant le départ de Raymond, sainte Foy lui apparut en songe et lui dit:

« Je suis sainte Foy, que tu as invoquée avec tant de constance durant ton naufrage. Retourne avec sécurité dans ton pays, tu y recouvreras tes biens et ton rang. »

Le chevalier se lève et reprend le chemin de sa patrie. Près d’arriver au château, il apprend que son épouse a contracté un autre mariage. Il pensa qu’il n’était pas prudent de se présenter de suite et se cacha, pendant quelque temps, dans la chaumière d’un paysan voisin, afin d’observer et d’attendre les dispositions de la Providence. Il était méconnaissable, soit par le costume de pèlerin dont il était revêtu, soit par l’effet de l’âge. Trois lustres s’étaient écoulés depuis son exil (4); /506/ c’est pourquoi on avait perdu tout espoir au sujet de son retour. Or un jour, en prenant un bain, il fut servi par une femme avec qui il avait jadis entretenu des relations; celle-ci, le reconnaissant à quelque marque particulière qui n’était plus couverte par les vêtements, s’écria:

« N’êtes-vous pas le seigneur Raymond que l’on disait avoir péri depuis longtemps dans un naufrage en se rendant à Jérusalem? »

Il le nia d’abord.

« C’est vraiment vous-même, reprit-elle, et il vous est impossible de vous dissimuler devant moi qui vous ai si intimement connu. »

Aussitôt, dans le plus grand secret, elle porta cette malencontreuse nouvelle à la châtelaine. C’est ainsi qu’il fut trahi par l’effet d’une ancienne faute. La dame, consternée par la réapparition de son mari, ne songea qu’à faire périr Raymond en secret et au plus tôt, sans révéler son infamie. Tandis qu’elle cherche en son esprit le moyen d’exécuter son projet, il s’écoule quelque temps, faute d’une occasion favorable pour accomplir le crime; mais Raymond averti en songe se hâta de fuir le danger et de mettre sa vie en sûreté. Du reste il avait eu la pensée de prendre cette précaution, même auparavant; il ne s’était approché du château que sur l’ordre formel de la sainte. Il est à croire que la volonté divine avait tout conduit pour le convaincre de la perfidie de son épouse. Ayant appris que ses filles étaient mariées selon leur condition, il se réfugia auprès du père de leurs époux, lui raconta ses aventures et lui fit connaître le crime de son épouse. Hugues Excafridus, à l’aide de ses vassaux, de ses amis, de ses fils, de ses gendres, chassa du château l’usurpateur et y réintégra son vieil ami. L’on décida que Raymond devait reprendre son épouse: tels sont pour ce cas les décisions des anciens Pères; il n’y avait là rien de déshonorant. Le second mari, se voyant débouté par cette sentence, en reconnut la justice et la rectitude, et se montra disposé à abandonner ce qui appartenait à un autre. Mais Raymond refusa de reprendre son épouse, à cause de ses desseins homicides; cette intention criminelle lui avait été encore plus sensible que la violation du lien conjugal.

Pour compléter brièvement le récit qui précède, on a ajouté que les premiers pirates avaient donné à Raymond une potion composée avec des simples, à l’aide d’incantations magiques qui avaient pour effet, comme l’eau du Léthe, d’oblitérer à tel point la mémoire de ceux qui y goûtaient, que désormais ils ne se souvenaient plus ni de leur famille ni de leur patrie. Par un effet de la miséricorde divine, sainte Foy, dit-on, lui apparut, dissipa cette altération de la mémoire et lui rendit l’usage de son intelligence; mais après cela il garda encore une certaine lenteur de mémoire. Dieu le voulut ainsi, afin que cette trace de son ancien mal fût comme un témoin destiné à faire connaître à tous de quels maux le Seigneur avait délivré cet homme.

[Note a pag. 503]

(1) Le château du Bousquet existe encore dans la commune de Saint-Pierre de Lages, canton de Lanta, arrondissement de Villefranche, Haute-Garonne. – Une église du Bousquet est mentionnée par le Cartulaire de Saint-Sernin, dans les environs de Vacquiers et de Buzet, à six lieues au nord-est de Toulouse. (Douais, Cartul. de l’abbaye de Saint-Sernin de Toulouse, p. 2). Torna al testo ↑

(2) Port aujourd’hui détruit, à l’extrémité méridionale de la Ligurie, à l’embouchure de la Magra, près de la Spezzia. Torna al testo ↑

[Note a pag. 504]

(1) L’identité de ce pays n’a pu être précisée. D’après le contexte, il s’agit des Etats barbaresques de la côte septentrionale d’Afrique. Torna al testo ↑

[Note a pag. 505]

(1) C’étaient, selon toute apparence, les Berbères ou indigènes de l’Afrique septentrionale; d’où il suivrait que les Turlandais seraient les Arabes. Torna al testo ↑

(2) Prise en 711 par les Maures, la ville de Cordoue fut, après 756, la capitale du califat d’Occident. Torna al testo ↑

(3) Il s’agit de la balaille de Djebal-Quinto, que don Sanche de Castille et son allié musulman Soliman-ben-el-Hakem gagnèrent, en 1009 ou 1010, sur le roi de Cordoue, Mohammed-el-Mohdi. Les partisans de ce dernier se nommaient les Alabites, (Cf. Fauriel, Histoire de la poésie provençale, I, p. 446). Torna al testo ↑

(4) Trois lustres, c’est-à-dire quinze ans, avant la bataille livrée en 1009 donnent la date de 994 pour le naufrage de Raymond. Torna al testo ↑