Bouillet Servières
Sainte Foy
Vierge et Martyre

Livre des Miracles de Sainte Foy
Livre Quatrième

/565/ Latino →

VIII.

Comment Raymond fut délivré de ses entraves et de sa chaîne.

Voici un autre miracle presque semblable au précédent; il réclame d’être ajouté à notre recueil. Les circonstances en sont si merveilleuses que nous devons le proposer à l’admiration de tous les âges.

Un grand nombre d’entre vous ont entendu parler de Raymond, renommé par l’impiété de ses actes, la noblesse de sa naissance et le faste de son orgueil. Né au château de Montpezat (1), il était fils de Bernard, l’illustre seigneur de ce château.

Comme ce lieu était proche de la ville de Cahors, Raymond fut placé à l’école canonique pour y apprendre les lettres et pour être incorporé plus tard au chapitre des chanoines. Pendant ses études, il contracta le mal terrible et incurable de l’épilepsie, qui le saisissait à chaque nouvelle lune. Ses parents le prirent d’autant plus en aversion qu’ils ne pouvaient fonder aucune espérance de grandeur sur son intelligence ou ses aptitudes. Le jeune homme, entendant célébrer de tous côtés les miracles de sainte Foy, entreprit le pèlerinage de son tombeau et obtint de sa bienveillance la faveur de la guérison. Tous les ans, en reconnaissance d’un tel bienfait, il se rendait auprès des reliques de sa patronne. Ses parents et ses proches, qui convoitaient son patrimoine, lui témoignaient une haine abominable. Ils se saisirent enfin de lui et le livrèrent à un puissant seigneur, nommé Gosbert, envers lequel il s’était rendu coupable de nombreuses injures et qui était animé contre lui d’une haine irréconciliable (2). C’était au commencement du saint temps de Carême qui, par la frugalité de son observance, porte à la pénitence et efface les péchés. Le prisonnier, chargé d’énormes chaînes, enroulées autour de son corps, fut soumis, durant ce temps, à une pénitence bien plus dure que celle des ermites, mais forcée et partant moins salutaire. Une seule fois le jour, vers le soir, on lui donnait pour toute nourriture du pain moisi et aussi dur que la pierre; il avait de la peine à l’avaler en le trempant dans l’eau. Et comme on redoutait sa vigueur extraordinaire, on l’avait attaché, comme un lion de Gétulie, à des entraves et à une triple chaîne qui le serraient tellement qu’il ne pouvait faire un seul mouvement du pied ou de la main. Cette chaîne, formée d’anneaux d’une force redoutable, entourait et pressait cruellement, dans ses nombreux replis, les jambes, la poitrine et les bras, et son extrémité, se détachant du dos du captif, traversait le mur de la tour massive, dans /566/ toute son épaisseur, et venait se river au dehors, à de forts barreaux de fer dont elle ne pouvait être arrachée que par le long travail de la lime.

Pendant ce barbare traitement, le prisonnier ne cessait de se recommander à sainte Foy; il invoquait son assistance à tout moment. Après cinq semaines de telles tortures, brilla le jour où l’anniversaire du triomphe du Seigneur ramène, en l’univers entier, au milieu des palmes et des fleurs, la joie la plus vive dans tous les cœurs (1). Cette universelle allégresse, qui retentissait dans le monde entier, n’eut aucun écho dans le triste cachot du captif. Mais Dieu, dans sa miséricorde toujours attentive pour les cœurs désolés, jeta un regard sur le barbare traitement infligé par le cruel bourreau à son prisonnier, et se laissa toucher par les instances de sainte Foy. La nuit suivante, tandis que le prisonnier cherchait dans le sommeil l’oubli de ses maux, un jeune homme, tout resplendissant d’une vive clarté, lui apparut et lui dit:

« Raymond, veilles-tu ou dors-tu?

— Qui êtes-vous, seigneur? répondit-il dans son sommeil.

— Je suis, dit celui-ci, le martyr Etienne, lapidé par les Juifs et admis au sein des chœurs célestes; j’ai été mandé vers toi pour te conduire promptement auprès de sainte Foy. »

Raymond ayant demandé où se trouvait cette glorieuse vierge:

« Lève-toi, dit l’apparition, car ceci n’est pas un vain songe, suis-moi sur le champ, et tu verras celle que je t’ai nommée. »

Le prisonnier, docile à l’injonction, suivit son guide mystérieux, et celui-ci, l’ayant transporté au-dessous de Conques, sur le pont du Dourdou, lui dit:

« Mon fils, dirigé tes regards sur le sommet de cette montagne couronnée d’une nuée et considère la clarté de la gloire de Dieu qui y resplendit. Au milieu de cette éclatante lumière, vois briller la glorieuse Foy, vierge et martyre, entourée d’une multitude d’anges, et sache quel honneur est dû à ses mérites. C’est à elle que l’on peut appliquer véritablement ce texte du Cantique des cantiques: « Elle est belle entre toutes les filles de Jérusalem (2) ». Elle est remplie de charité et d’amour; les reines, en la voyant, l’ont célébrée dans le séjour des élus. Les habitants de la cité éternelle, remplis d’admiration pour l’éclat merveilleux de sa sainteté et la contemplant quand elle montait vers les cieux, couronnée du laurier de la victoire, ne purent que s’écrier: « Quelle est celle-ci qui s’élève brillante comme l’aurore, belle comme la lune, radieuse comme le soleil, redoutable comme une armée rangée en bataille? (3) » Elle est vraiment élue, vraiment sainte, vraiment placée à la tête des vierges à la suite de la Mère de Dieu, dont l’élévation ne peut connaître de rivale ».

Après avoir écouté avec ravissement ce céleste panégyrique, Raymond, élevant ses regards, contempla avec une joie inexprimable la vision qui lui était montrée. Il vit un globe de feu brillant d’un éclat extraordinaire; au milieu, la vierge rayonnante de beauté disait aux anges qui l’entouraient:

« Le lieu où nous sommes a la gloire de posséder mes ossements; je vous prie de le sanctifier par votre bénédiction. »

Les anges, se rendant avec joie aux désirs de la vierge, élevèrent leurs mains éclatantes de lumière et tracèrent le signe adorable de la croix, et ce lieu, ainsi /567/ béni et sanctifié, reçut une abondance merveilleuse de sainteté et de grâce. Pendant que s’accomplissaient ces événements merveilleux et divins, une vapeur épaisse s’éleva tout à coup de la rivière, s’abattit sur le pont, enveloppa Raymond d’un nuage humide et fit découler une pluie abondante sur ses vêtements.

Frappé par cette vision, le prisonnier revient à lui et, portant les mains sur ses vêtements, les trouve, conformément à sa vision, ruisselants de pluie. Il étend les mains devant lui; il se trouve délivré de toutes les chaînes qui étaient naguère enroulées autour de son corps. Il se dirige vers la porte, toujours fermée au moyen de verrous massifs et de lourdes serrures, et la trouve toute ouverte. Comprenant alors la réalité de la précédente vision, il n’hésite plus et ne songe qu’à s’évader, et, redoublant de confiance et de courage, il traverse en courant la salle des geôliers, se précipite dans; les escaliers, passe à travers les gardes endormis et arrive jusqu’aux appartements supérieurs. Là il s’arrête en suspens pour aviser à ce qu’il doit faire. Les chaînes étant d’un poids énorme, il ne peut songer à les charger pour les apporter à la basilique de la sainte. Il avise alors une tablette de jeu d’échecs, qui était accrochée au mur; il s’en saisit et l’emporte en témoignage de son évasion. Puis il s’élance, du haut du mur qui était élevé; mais il ne se fait aucun mal et prend une fuite rapide.

Il était nu-pieds; aussi il ne tarda pas à faire une chute sur le chemin pierreux. Quand il se releva, il se trouva devant une femme qui tenait des chaussures à la main.

« Etes-vous, lui dit-elle, ce Raymond que sainte Foy vient de délivrer de ses fers? »

Sur sa réponse affirmative, elle posa les chaussures à terre devant lui: « Chaussez-les, dit-elle, et hâtez-vous de vous éloigner d’ici, tandis que le moment est propice. »

Ce secours si opportun, s’imposant à son attention, lui fit comprendre que celle qu’il avait devant lui n’était autre que sainte Foy. Mais à peine avait-il formé cette pensée, que l’apparition s’était évanouie. Ainsi réconforté par les encouragements d’une telle bienfaitrice, il reprend et accélère sa course; les hommes lancés à sa poursuite ne peuvent atteindre celui que sainte Foy protège si bien. Courant à travers ses ennemis, sans être aperçu par eux, il arrive enfin dans la ville de Cahors. Là il s’empresse de rendre ses actions de grâces au martyr saint Etienne, qui avait été le précurseur de sa délivrance, et, épuisé par les privations et par la course qu’il vient de faire, il se contente d’envoyer au plus tôt en reconnaissance de sa délivrance, un cierge à sainte Foy. Or, dans la nuit où nous célébrons la mémoire de la trahison dont le Sauveur fut victime pour notre rédemption et pour la réprobation des Juifs, il se trouvait dans la sacristie de Saint-Etienne (1), pour préparer le chant d’une leçon dont on l’avait chargé pour l’office du matin. Surpris par le sommeil, il s’y endormit. Sainte Foy lui apparut dans la vision indécise du songe, comme le soleil qui perce la nuée du matin; elle lui dit d’un ton de reproche:

« Est-ce ainsi, ô le plus insensé des hommes, que tu te laisses dominer par la torpeur et que tu négliges de te rendre auprès de mes reliques et d’y offrir, à l’occasion de ces saints jours de Pâques, les actions de grâces que tu me dois? /568/ Que tardes-tu? Secoue cette torpeur, emporte la tablette de jeu qui sera le monument de ta délivrance, entreprends à pied le pèlerinage de Conques et va promptement y célébrer les fêtes de Pâques. »

Ému par cette vision, Raymond se réveille et va trouver Gérald, qui préludait aux fonctions épiscopales du siège de Périgueux et qui se rendait à Toulouse, ainsi que Bernard, évêque de Cahors (1), et leur communique avec terreur l’ordre qu’il vient de recevoir en songe. Les prélats, ayant ouï ce récit, lui ordonnèrent d’obéir aux injonctions reçues et de n’y mettre aucun retard, sous quelque prétexte que ce fût. Sans plus tarder et sans prendre plus d’un compagnon, Raymond se met en route, conformément au commandement de la sainte. Dès qu’il fut arrivé au terme de son pèlerinage, chargé de la tablette de jeu, il s’empressa de se prosterner et d’épancher son cœur dans la prière. Puis, ayant tracé le signe de la croix sur son front et sur son cœur, il fit publiquement le récit détaillé des merveilles que sainte Foy venait d’opérer en sa faveur en le délivrant de la cruelle pression de ses énormes chaînes. Les assistants l’écoutaicnt dans un profond silence; l’assemblée était nombreuse et composée de gens de tout sexe. Or, parmi les auditeurs, se trouvait par hasard le fils même de Gosbert, venu lui aussi avec une escorte, pour faire ses dévotions. Il fut saisi d’une indicible stupeur et se demandait avec le plus vif étonnement comment le captif avait pu se délivrer de telles chaînes. Le saisissement de Godefroi redoubla encore, à la vue de la tablette qui lui appartenait à lui-même et que Raymond, après l’avoir enlevée et apportée sur ses propres épaules, avait déposée en ex-voto aux pieds de la libératrice. Tous alors reconnaissant la merveille de l’intervention divine, font retentir la basilique de leurs acclamations en l’honneur de la puissance accordée à sainte Foy par le Seigneur qui glorifie ses mérites par toutes sorte de prodiges.

[Note a pag. 565]

(1) Montpezat, Mons Pensatus, chef-lieu de canton de l’arrondissement de Montauban, Tarn-et-Garonne. (Cf. Cartul. nº 535.) Torna al testo ↑

(2) Gausbert I de Gourdon de Castelnau était en guerre avec son voisin Bernard, seigneur de Montpezat. Lorsque Raymond, fils de ce dernier, eut été guéri par sainte Foy, son père et ses frères, désireux de se débarrasser de lui, le livrèrent en otage à Gausbert, en garantie d’un arrangement qu’ils lui avaient proposé. Gausbert jeta le jeune homme en prison dans le château de Castelnau-de-Montratier, voisin de celui de Montpezat, à quelque distance de Cahors (Cf. Perlé, Histoire du Quercy, I, p. 400). Torna al testo ↑

[Note a pag. 566]

(1) Le dimanche des Rameaux. Torna al testo ↑

(2) vi, 8. Torna al testo ↑

(3) Cant. vi, 3, 9. Torna al testo ↑

[Nota a pag. 567]

(1) Il s’agit de la sacristie de la cathédrale de Cahors; cette église, consacrée en 1119, mais fortement remaniée au xiiie siècle, était dédiée au premier martyr saint Etienne. Torna al testo ↑

[Note a pag. 568]

(1) Bernard II, évêque de Cahors vers 997, avait un successeur en 1028 (Cf. liv. I, ch. XVI). Gérald de Gourdon, qui ne monta sur le siège de Périgueux qu’en 1037, ne put donc se trouver cette année-là à Cahors avec l’évêque Bernard, qui avait un successeur. Les mots de notre récit: qui préludait aux fonctions épiscopales, pourraient laisser supposer que Gérald était coadjuteur de l’évêque de Périgueux, dix années avant de devenir titulaire de son siège. S’il en était ainsi, la concordance serait établie. (Cf. Gall. christ. II, 1459.) Torna al testo ↑